15 L’ATTAQUE
– Qu’est-ce qu’on fait cet après-midi ? demanda Coralie à la cantonade.
Le temps était maussade et tous accusaient la fatigue des nuits trop courtes et des jours où ils se dépensaient sans compter. Vautrés sur le tapis de la chambre de Guillemot, ils avaient déjà laissé passer la matinée sans rien faire, et il aurait pu en être de même pour le reste de la journée s’ils n’avaient pas réagi.
– C’est vrai, quoi, continua-t-elle, pour une fois que l’on a Guillemot avec nous !
Qadehar, appelé d’urgence dans un monastère de la Guilde, avait dû s’absenter, et son élève profitait d’un après-midi de liberté imprévu.
– Et si on allait au cinéma ? proposa Gontrand.
– Bonne idée ! applaudit Ambre. Il passe quoi à Troïl, cette semaine ?
– Je crois que c’est un vieux film sur des machines qui remontent le temps, répondit Coralie.
– Bon, reprit la jeune fille, qui est pour ?
Les mains se levèrent l’une après l’autre, sans grand enthousiasme.
Mais comme ils ne savaient pas quoi faire et qu’ils
étaient bien partis pour perdre complètement leur temps, mieux valait sauter sur la première bonne idée !
– A quoi tu la veux ta glace, Ambre ? demanda Gontrand.
– Vanille, s’il te plaît !
– Et toi, Guillemot ? continua-t-il en tendant sa glace à Ambre.
– Même chose, merci !
– Tiens, tu vois, on a les mêmes goûts, Guillemot ! s’exclama la jeune fille, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. C’est un signe !
Les yeux verts du garçon lui lancèrent des éclairs, tandis que Gontrand et Romaric riaient sous cape. Guillemot avait pourtant cru, depuis leur nuit sur la lande, à une sorte de trêve entre Ambre et lui ! En effet, depuis quelques jours elle ne le provoquait plus à tout bout de champ, et c’était fort agréable… La paix semblait bel et bien terminée, et Guillemot soupira. Les filles n’avaient-elles donc rien de mieux à faire dans leur vie que de s’acharner sur les garçons ? D’énervement, il remua sur son siège.
– Chut ! fit quelqu’un dans la salle, ça commence !
La lumière s’éteignit. Le regard mauvais d’Agathe et le sourire moqueur d’Ambre vinrent hanter un moment les pensées de Guillemot. Puis il s’efforça de les chasser de son esprit pour profiter du film. Il était en train d’y parvenir, quand il sentit une main qui cherchait discrètement à prendre la sienne. Son cœur fit une embardée. C’était Ambre, à côté de lui. Pourquoi voulait-elle lui prendre la main ? Personne ne pouvait les voir : ce n’était donc pas pour l’embarrasser vis-à-vis des autres. Il y avait autre chose ! Est-ce que… est-ce que par hasard ? Est-ce qu’elle éprouverait vraiment des sentiments pour lui ? Son cœur s’accéléra. Que fallait-il faire ? Comme s’il ne remarquait rien ? Lui souffler d’arrêter ? Il essaya de retrouver son calme. Un futur Sorcier, lui ! Incapable de maîtriser une situation aussi gênante ! Il ne pouvait s’empêcher de rougir. Il aurait voulu bafouiller quelque chose. Mais elle se moquerait de lui. Que faire, que faire ? Heureusement, Ambre, lasse de le solliciter, avait reposé sa main sur son accoudoir. Guillemot poussa un soupir de soulagement.
– Tu crois que c’est possible de voyager dans le temps, comme dans le film ? demanda Romaric à son cousin.
La séance terminée, ils avaient décidé de rentrer à la maison en faisant un détour par la forêt, pour profiter du soleil enfin revenu qui offrait une jolie lumière en passant à travers les feuillages.
– Oui, ce doit être possible, répondit Guillemot. Je ne sais pas comment, mais en tout cas, pas avec une machine !
– C’est dingue de penser que dans le Monde Certain ils ne connaissent pas la magie ! s’exclama Romaric.
– Il y a des choses plus dingues encore, répondit Gontrand. Tiens, par exemple : ils n’ont pas de Chevaliers !
– Tu ne peux pas être sérieux cinq minutes, Gontrand ! le gronda Romaric dont la blondeur était accentuée par les rayons du soleil. Je ne sais pas si tu regardes souvent les infos, à la télé, mais ils sont en train de foutre leur monde en l’air.
– Papa dit toujours, glissa Ambre qui, à l’instar de Guillemot, faisait comme si rien ne s’était passé au cinéma, que le principal mérite d’Ys, c’est d’avoir choisi ce qu’il y a de meilleur dans le Monde Certain.
– Ouais, en tout cas, je ne leur envie pas leur air pollué et leur eau qui pue la Javel, continua Romaric. Mais j’avoue que j’aimerais bien monter dans une voiture ! Une Porsche ou une Ferrari !
– Et moi monter les marches du festival de Cannes ! ajouta Coralie en battant des paupières.
– Ça n’a rien à voir ! se fâcha Romaric.
– Et alors ? se vexa la fille.
– Chut ! interrompit soudain Guillemot. Vous n’avez pas entendu un bruit bizarre ?
Ils se figèrent. Ils étaient en pleine forêt, et autour d’eux la nature bruissait de ses bruits familiers : trilles d’oiseaux, souffle de vent agitant les feuilles, insectes vrombissant.
– Non, je n’ai rien entendu, répondit Romaric.
– C’est curieux, marmonna Guillemot. Il m’a pourtant semblé… Il y a un truc pas normal !
Il quitta le chemin et s’avança de quelques pas. Il scruta la futaie. Il était sûr d’avoir entendu un grognement, un grognement étouffé, sourd comme celui d’un ours. Pourtant, il n’y avait rien. Pas de bête en vue, même pas de buisson dans lequel elle aurait pu se dissimuler. Rien d’autre que des arbres, trop fins pour que l’on puisse se cacher derrière.
– Tu vois quelque chose, Guillemot ? chuchota Gontrand.
– Non, je…
Dans un tourbillon de feuilles, une créature colossale surgit de terre et se dressa devant Guillemot, provoquant un hurlement général de surprise et d’effroi.
C’était un Ork ! Un de ces horribles monstres du Monde Incertain dont l’Ombre se servait fréquemment dans ses armées.
Cousins des Gommons, les Orks en possédaient la stature, la puissance et la cruauté ; ils s’en différenciaient par une adaptation, non pas au milieu de la mer, mais à celui de la terre. Leurs cheveux, gris et raides, étaient maintenus serrés sur la nuque par une bande d’étoffe huileuse ; au milieu d’un visage rude et couvert de rides qui évoquait celui d’un lézard, luisaient deux petits yeux vifs de prédateur ; leur peau, épaisse et craquelée sous de grossiers vêtements de toile et de cuir, ressemblait à celle de l’éléphant ; et on devinait, à voir leurs membres anormalement longs, une exceptionnelle aptitude à la course.
L’Ork les avait attendus, embusqué à proximité du chemin dans un trou creusé à même le sol, recouvert de branchages. A présent, immobile, il tenait une massue et promenait son regard cruel sur les membres du groupe, plongé dans la stupeur.
– Siffle, siffle bon sang ! hurla tout à coup Romaric à l’intention de Gontrand qui avait fébrilement sorti le sifflet d’appel de sa poche et s’époumonait dedans.
– Mais je siffle, je siffle !
Qadehar n’apparaissait pas. Un vent de panique s’empara du groupe, qui s’apprêta à prendre la fuite. C’est alors qu’un deuxième Ork se laissa tomber avec souplesse des branches d’un arbre où il se tenait caché, et coupa leur retraite.
Comme s’il n’avait attendu que l’intervention de son compère, l’Ork surgi de terre brandit son arme et, en grognant, s’élança sur Guillemot.
Il lui avait bien semblé, aussi, avoir entendu un grognement ! Guillemot prit ses jambes à son cou et louvoya au milieu des troncs d’arbres, espérant ainsi échapper à la créature du Monde Incertain. Il fallait aussi qu’il réfléchisse vite. Le deuxième Ork pourchassait ses amis en faisant tournoyer sa massue. Ils ne tiendraient pas longtemps face à de tels adversaires ! Son Maître, pour une raison ou pour une autre, ne se montrait pas. Et, cette fois encore, bien qu’il y ait un réel danger, Thursaz n’agissait pas de lui-même, spontanément, comme il l’avait fait contre le Gommon sur la plage.
Guillemot se baissa instinctivement et échappa de justesse à l’énorme main griffue qui tentait de l’attraper par les cheveux. Il essaya de courir encore plus vite.
– Ambre ! hurla Coralie. Ambre !
Comme Guillemot, Coralie essayait vainement de distancer l’Ork qui s’était lancé à sa poursuite lorsqu’ils s’étaient tous éparpillés. Malgré sa grande taille, il se déplaçait agilement et les branches que la jeune fille lâchait sur lui en traversant les taillis ne parvenaient pas à le ralentir. Lorsqu’elle s’en aperçut, Ambre se porta au secours de sa sœur.
– Ça suffit, pourriture ! cria-t-elle en lançant sur l’Ork une poignée de terre qui l’aveugla un bref instant, suffisant toutefois pour que Coralie parvienne à prendre de la distance.
Le monstre hurla de rage et reporta son attention sur la fille intrépide. Romaric et Gontrand tentèrent à leur tour d’attirer l’Ork sur eux en l’invectivant et en lui jetant des morceaux de bois. Peine perdue : la créature furieuse s’acharnait sur Ambre, qui, de plus en plus essoufflée, mettait toute son énergie et son habileté à éviter les coups de massue qui pleuvaient autour d’elle…
Guillemot blêmit. Il fallait qu’il lui vienne en aide ! Il était le seul à pouvoir le faire contre ces monstres ! Heureusement, l’Ork qui le poursuivait, peut-être plus vieux que l’autre, se fatiguait, et l’Apprenti parvint à reprendre l’initiative. Il changea de direction pour se rapprocher de ses amis. En même temps, il s’efforça de se concentrer, et fit défiler les Graphèmes dans son esprit. Lorsqu’il en arriva à Ingwaz, le vingt-deuxième, celui-ci enfla légèrement. D’instinct, l’Apprenti Sorcier l’appela. Au même moment, il parvint à rejoindre Ambre, et les deux Orks se retrouvèrent à la même hauteur. Les monstres échangèrent un regard et stoppèrent leur course. Romaric, Gontrand, Coralie, Ambre et Guillemot firent de même et, haletants, essayèrent de reprendre leur souffle. Le temps resta un instant suspendu.
Puis, rugissant et brandissant de plus belle leur arme au-dessus de leur tête, les deux Orks attaquèrent ensemble la bande qui s’éparpilla de nouveau en hurlant.
Cette fois, Guillemot ne bougea pas. Il ferma les yeux. Il fallait qu’il se concentre, qu’il fasse le vide, qu’il oublie ces monstres de près de deux mètres de haut, aux dents pointues et aux armes menaçantes ! Ingwaz brilla dans la nuit de ses paupières fermées. Il adopta la Stadha, la posture du Graphème, ouvrit les yeux et cria, alors que les Orks arrivaient sur lui :
– INGWAAAAZ !
Le premier Ork s’arrêta net, comme s’il s’était pris les pieds dans un piège aux mâchoires redoutables. Brusquement prisonnier du sol, il eut beau rugir et s’agiter en tous sens, il lui était désormais impossible d’avancer ! Mais son comparse, lui, continuait de courir vers le garçon.
Guillemot s’affola. Le Graphème de Fixation n’avait fonctionné qu’à moitié ! Il était trop tard pour en évoquer un autre ; de toute façon, il savait qu’il n’aurait pas l’énergie nécessaire. La seule issue était de prendre la fuite ! C’est ce qu’il s’apprêtait à faire, quand une forme jaillit des arbres les plus proches et percuta l’Ork, au moment où celui-ci allait se jeter sur Guillemot.
– Thomas !
C’était bien Thomas qui était miraculeusement intervenu, et qui luttait de toutes ses forces contre le monstre ! Retrouvant ses esprits, Guillemot se saisit d’une branche et frappa l’Ork à plusieurs reprises, à chaque fois qu’il le pouvait sans blesser Thomas. Romaric, Ambre et
Gontrand accoururent pour l’aider. Cependant, l’affrontement était inégal et déjà Thomas perdait du sang et faiblissait, mordu au bras. L’Ork se relevait, furieux, grognant, soulevant son jeune adversaire qu’il avait pris à la gorge, quand Qadehar surgit essoufflé par le chemin qu’il avait parcouru pour venir.
Lorsqu’il l’aperçut, le monstre resta interdit, poussa un cri de terreur, lâcha Thomas et tenta de fuir. Le Sorcier lança aussitôt sur lui le pouvoir d’Ingwaz, et l’Ork termina sa course, aux côtés de son compère, à griffer le sol d’impuissance.
Qadehar s’approcha de Thomas, qui gisait à terre, inanimé.