27 TOURS DE MAGIE

Guillemot parvint au pied des murailles de la ville que le soleil couchant baignait d’une intense lumière ocre. Ferghânâ était située à proximité de la Mer des Grands Vents et du Désert Vorace. Elle était, pour les populations qui y vivaient, le principal débouché commercial. Ancienne étape sur la route du Bois qui drainait, à une époque plus faste, les richesses naturelles de l’Irtych Violet vers les cités du Sud fortunées, la ville devait aujourd’hui son opulence à ses marchés, attirant les gens de tout le Monde Incertain, aux taxes auxquelles elle soumettait ceux qui venaient pour affaires.

L’Apprenti Sorcier se présenta, dissimulé dans son manteau de Petit Homme de Virdu, devant l’une des portes monumentales de la cité fortifiée. Pour pouvoir entrer, il dut acquitter un droit de passage – une émeraude et deux saphirs – à un garde monstrueux, croisement à n’en pas douter d’un Ork et d’un humain.

Guillemot déambula un long moment dans les rues sinueuses d’où montaient des odeurs fortes de ragoût, de lessive et d’urine. Il s’émerveilla de l’abondance des marchandises chatoyantes étalées devant les échoppes, du spectacle des jongleurs et des cracheurs de feu qui animaient la moindre ruelle. S’enfonçant davantage dans la ville, caché sous son manteau gris, il croisa quelques Orks et autres créatures étranges ; cependant, l’essentiel de la population était d’origine humaine.

Ses pas le conduisirent jusqu’à une vaste place, pleine de monde et bruyante. Il dépensa une petite pierre précieuse pour manger sur la table crasseuse d’une échoppe de fortune. Elle avait été installée sous une tente montée à la hâte entre un montreur d’ours et un bonimenteur vantant les mérites d’un onguent miracle. Il mordit dans une énorme cuisse de Batachul – sorte de gros faisan des Collines Mouvantes – farcie aux Kutsis – morilles poivrées des montagnes de Virdu. Il trouva la farce terriblement épicée et, pour en apaiser la brûlure, but plusieurs gorgées de Sharap, un vin doux des Iles du Milieu. Mais rapidement, le vin faisant son effet, il sentit la tête lui tourner. Il décida sagement d’achever son repas avec une Palaur, une pomme rouge et sucrée provenant des régions de l’Est Incertain.

Enfin repu, il se leva et poursuivit son exploration.

Un peu plus loin, un groupe d’enfants se pressait devant le chariot d’un homme habillé de façon extravagante : il portait une longue robe bleue couverte d’étoiles et, sur la tête, un grand chapeau pointu.

–… Et maintenant, moi, Gordogh le Magnifique, le plus grand magicien que le Monde Incertain ait jamais connu, je vais faire disparaître cette balle !

L’homme secoua sa main à une vitesse surprenante et la balle qu’il tenait disparut. Les enfants poussèrent des « Ohhhhh ! » de stupéfaction. « Un prestidigitateur ! » se dit Guillemot amusé. L’homme était habile. Il fit disparaître plusieurs objets, qui réapparurent dans le dos ou derrière l’oreille de spectateurs incrédules. Puis il annonça, en levant haut ses bras pour réclamer le silence :

– A présent, le Grand Magicien Gordogh va faire disparaître l’un d’entre vous…

Il chercha des yeux sa victime parmi les enfants qui détournaient le regard et tâchaient de se faire le plus petit possible. Il s’arrêta sur Guillemot.

– Toi, le Petit Homme de Virdu ! Viens, rejoins-moi sur le chariot !

Poussé par les autres, trop soulagés de s’en tirer pour laisser filer la proie du magicien, Guillemot se retrouva propulsé devant Gordogh. Celui-ci le força à reculer d’un pas vers la gauche. Puis, l’air satisfait, il s’adressa au public :

– Par le pouvoir du Crâne ancestral, je détiens la Force toute-puissante ! J’ai le pouvoir de te faire disparaître ! Disparais !..

En agitant son manteau de manière à le dissimuler des autres, il passa devant Guillemot et appuya en même temps du pied sur un bouton. Guillemot entendit : « clic », puis la trappe sur laquelle il se trouvait s’ouvrit et il tomba sous le chariot bâché. Il sentit que deux hommes l’empoignaient.

– Allez, le Petit Homme, donne-nous tes pierres précieuses et ton manteau, ou dis adieu à la vie !

Guillemot se débattit un peu, mais en vain. Il appela les Graphèmes à la rescousse. Ceux-ci mirent du temps à apparaître, et lorsque l’Apprenti sollicita Thursaz, la Montagne, c’est Isaz, la Brillante, qui vint à sa place. Tous les signes tremblotaient et Guillemot avait du mal à les reconnaître. Cependant, il n’avait pas le temps de réfléchir à ce mystère ; et bien qu’il eût préféré l’appui du Graphème de la Défense, il murmura, juste avant d’être assommé par ses agresseurs, le nom du Graphème de l’immobilité et de la Maîtrise de soi :

– Isaaaaz…

H sentit la pression des mains sur son corps céder tout à coup. Il se dégagea du manteau de Virdu dans lequel il était emprisonné… Les deux comparses du faux magicien étaient à terre, raides comme des statues et complètement gelés ! Il frissonna. Au-dessus, Gordogh amusait toujours le public avec ses tours de passe-passe, sans doute pour laisser à ses complices le temps d’accomplir leur besogne. Guillemot rampa jusqu’à l’arrière du chariot et s’enfuit en courant dans les ruelles de Ferghânâ.

Il se passait quelque chose avec sa magie ! Pour le Passage, d’accord, il pouvait l’expliquer : il avait oublié un Graphème dans son Galdr. C’était idiot, ça n’aurait jamais dû se produire et, à cause de cette erreur, ses amis et lui étaient dans une fâcheuse situation ; mais il savait pourquoi c’était arrivé ! Il avait une explication ! Alors qu’il n’en avait aucune pour les Graphèmes qu’il avait appelés et qui étaient venus à reculons ; cela arrivait parfois, par fatigue ou par manque de concentration. Mais il n’avait pas réussi à leur donner une stabilité, alors qu’il y était toujours parvenu jusqu’à présent ! Et pourquoi avait-il eu du mal à les reconnaître ? Ils étaient tout déformés ! Bon, ensuite il avait appelé Thursaz ; celui-ci avait refusé de venir et Isaz s’était présenté à sa place. Pourquoi ? D’accord, ce n’était pas la première fois que les Graphèmes agissaient indépendamment de lui. Mais là, comment ces types s’étaient-ils retrouvés congelés ? Isaz aurait dû œuvrer sur lui, pas sur eux ! Par quel mystère ? Oh… Il se rappelait, tout à coup ! Maître Qadehar l’avait prévenu que les Graphèmes ne se comportaient pas dans le Monde Incertain comme au Pays d’Ys ! Oui, mais alors, comment allait-il les contrôler ici ?

Guillemot réfléchit encore un long moment à sa mésaventure et se promit, devant l’absence de réponse claire, d’éviter d’utiliser la magie dans le Monde Incertain.

Puis il se concentra sur les enseignes des échoppes donnant sur la rue.

Il ne tarda pas à trouver ce qu’il cherchait : dans une ruelle, à l’écart, la boutique d’un orfèvre restée ouverte, dont la lumière provenant d’une lampe à huile éclairait faiblement les pavés. Il poussa la porte.

Au fond de la boutique, un homme était assis à une table, ses lunettes sur le nez, devant un tas de montres démontées. C’était presque un vieillard. Assis à ses pieds, à même le sol, un jeune garçon lui passait les outils dont il avait besoin.

– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il d’un ton rude.

– Je veux connaître l’origine de ce bijou, répondit Guillemot, dans la même langue ska que le vieil homme avait utilisée, et en lui tendant l’objet en argent que Thomas lui avait confié au moment de franchir la Porte.

Le bijoutier saisit le médaillon, le tourna et le retourna entre ses doigts.

– Jamais vu. Maintenant, va-t’en. Je vais fermer.

Puis, se tournant vers le jeune garçon :

– Kyle, raccompagne le Petit Homme à la porte et mets deux tours de verrou.

Le garçon se leva. Il devait avoir le même âge que Guillemot. Mince, vigoureux, son regard bleu tranchait avec ses cheveux foncés et sa peau hâlée par le soleil. Ses pieds nus étaient entravés par une lourde chaîne qui rendait sa démarche malaisée et pesante. Il reconduisit Guillemot à la porte, comme le bijoutier le lui avait demandé. Mais au moment où celui-ci sortait, il lui souffla :

– Dans une heure. Au soupirail, de l’autre côté de la rue. Je peux t’aider.

Puis la porte se referma et Guillemot entendit le bruit d’un verrou. La lumière s’éteignit presque aussitôt, le plongeant dans l’obscurité.

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