10 LE SECRET DE LA NUIT
Guillemot, mon jeune élève, commença Qadehar, le premier effort à faire pour accéder à la compréhension magique du monde) c’est de le regarder différemment. Vois cette pierre continua-t-il en désignant un rocher, sens ce vent, dit-il en gonflant ses poumons, écoute ce chant d’oiseau : rien de commun entre eux, à première vue. Eh bien pourtant, quelque chose les relie tous les trois !
Quelque chose, Maître ? questionna Guillemot bien décida à tout comprendre du secret de la sorcellerie que Qadehar était en train de lui révéler.
Qui, Guillemot, un lien invisible, qui unit tout ce qui existe c’est-à-dire les cinq éléments ! Tu connais les cinq éléments, j’espère ?
“C’est que… hésita Guillemot, je croyais qu’il y en avait quatre : l’eau, la terre, le feu et l’air.
~Tu oublies la chair ! fit Qadehar d’un air malicieux.
“La chair… Vous voulez dire la viande ?
– Je veux dire les hommes, les plantes, les animaux… Tout ce qui respire, mon garçon ! Tu as compris ? Je continue
“Qui, oui, Maître. Continuez !
“Eh bien, ces cinq éléments sont rattachés par un lien
invisible et impalpable, que les anciens ont appelé le Wyrd. Rappelle-toi : le Wyrd ! Comme une toile d’araignée gigantesque, dont les fils seraient rattachés à chaque chose. Que dis-tu de cela ?
– Mouais, fit Guillemot en réfléchissant. Ça voudrait dire par exemple que si je bouge, toute la toile bouge et donc que tout le monde sent que je bouge… Impossible.
– Non, Guillemot, répondit Qadehar visiblement ravi par la réponse de son élève, pas impossible : simplement, la toile est si vaste que lorsque tu bouges, rien ni personne ne le ressent directement, sauf ce qui est vraiment proche de toi. Les mathématiciens du Monde Certain ont eu l’intuition du Wyrd et ont construit dessus la théorie du chaos. Tu en as entendu parler ?
– Heu… hésita le garçon, oui, je crois. Ce n’est pas l’histoire du battement d’ailes d’un papillon qui fait naître une tempête à l’autre bout de la planète ?
– C’est cela, Guillemot ! Cette théorie dit, en simplifiant, qu’un seul petit acte de rien du tout peut avoir des répercussions sur l’intégralité du reste. Maintenant, continua le Sorcier, imagine que l’on soit capable de contrôler ces répercussions ! Que l’on soit capable d’accomplir un acte en sachant ce qu’il va provoquer à un endroit précis de la toile !
– Cela voudrait dire, avança prudemment le garçon, que l’on aurait le pouvoir d’influer sur des choses par l’intermédiaire d’autres choses qui n’ont à première vue rien à voir avec elles… Mais comment, Maître ?
Qadehar sourit de la soudaine exaltation du garçon qui commençait à découvrir toute l’ampleur du secret de la Guilde.
– Grâce à des clés, Guillemot. Des clés permettant d’accéder au Wyrd, d’atteindre la structure la plus intime de ce qui existe !
– Des clés ? Comme les clés qui ouvrent les portes ? avança timidement l’Apprenti.
– Exactement, mon garçon ! Sauf que ces clés ne sont pas des objets, mais des signes.
Le Sorcier étira son grand corps et soupira d’aise, profitant des derniers rayons du soleil. Son regard se perdit un moment en direction de l’horizon. Guillemot agrippa la manche du manteau sombre, et supplia :
– Maître Qadehar, s’il vous plaît…
Qadehar eut un rire affectueux.
– Prendrais-tu goût aux secrets de la sorcellerie, Guillemot ?
– Vous parliez de signes, Maître, implora le garçon, de signes qui permettent d’ouvrir des portes !
– Oui, continua le Sorcier avec amusement car il voyait Guillemot noter soigneusement ce qu’il disait dans son carnet tout neuf. Pense à une sorte d’alphabet, dont chacune des lettres posséderait une signification et un pouvoir particulier. Maintenant, imagine ces lettres reliées les unes aux autres dans des mots, puis les mots aux mots dans des phrases ! Te voilà en possession du flux d’énergie nécessaire pour visualiser, pénétrer et modifier le Wyrd ! Tel est le secret, Guillemot, le secret de la pratique magique : établir et contrôler un lien entre des choses très différentes !
– Génial ! s’exclama Guillemot. Ça veut dire qu’avec ces signes, on peut contrôler l’univers !
– Doucement, doucement, réagit Qadehar devant l’enthousiasme de son Apprenti. Ce n’est pas si simple ! D’abord, la sorcellerie n’est pas une science exacte, mais le résultat de tâtonnements et d’expériences sans cesse renouvelés. Ensuite, le Wyrd possède ses propres lois qu’il ne faut pas transgresser, faute de quoi absolument tout s’effondrerait. Enfin, ces signes, que nous autres Sorciers appelons Graphèmes, sont des énergies neutres dont l’impact dépend uniquement de celui qui les utilise… Qu’en penses-tu, Guillemot ?
– Heu… qu’il faut faire attention ? Ne pas faire n’importe quoi ?
– Bravo, petit ! répondit Qadehar en tapotant l’épaule du garçon d’un air satisfait. En attendant d’avoir atteint l’âge où la sagesse s’impose à l’homme, prudence et humilité doivent être les maîtres mots du Sorcier !
– Dites-m’en plus sur les sign… sur les Graphèmes Maître !
– Guillemot, je vais d’abord t’en dire plus sur ce que seront tes prochaines années d’étude de la sorcellerie. Et si tu n’es pas découragé, je te parlerai encore des Graphèmes !
– D’accord ! accepta Guillemot ravi.
– Il te faudra beaucoup travailler des matières qui te sembleront éloignées de la magie proprement dite, comme la géologie, la géographie ou l’histoire. Apprendre les cartes des vents, des courants terrestres et marins ; la composition des roches et des métaux, le comportement des animaux, les propriétés des plantes, la psychologie des hommes, bref, tout ce qui concerne les cinq éléments ! Car comprendre le monde est indispensable à qui veut agir sur le Wyrd.
Guillemot soupira. La magie semblait tout à coup beaucoup moins drôle que ce qu’il venait de s’imaginer ! Il hocha malgré tout la tête. Qadehar continua :
– Tu fortifieras et assoupliras ton corps avec des exercices : faire de la magie réclame puissance et endurance ! Tu travailleras ton souffle : le souffle est le moteur principal de la pratique magique. Ne néglige jamais ton corps, Guillemot : il est ton unique source d’énergie
– La force d’un Sorcier, Maître, s’inquiéta Guillemot, dépend de celle de son corps ?
– Oui et non, mon garçon. La force d’un Sorcier réside avant tout dans la façon dont il maîtrise son art. Mais également dans sa capacité à se servir des énergies élémentaires : et canaliser un flux tellurique demande d’être solide, crois-moi ! Enfin, certains Sorciers possèdent à un plus haut degré que d’autres la force intérieure particulière que nous appelons Ônd et qui donne sa puissance à notre magie. On naît avec un Ond puissant, comme certains avec la capacité de courir vite ou celle de savoir dessiner !
– Ce… Ônd, Maître, se hasarda Guillemot. Est-ce qu’il a un rapport avec l’effet Tarquin ?
– C’est bien possible, reconnut Qadehar. Je vois que tu comprends vite. Je continue ?
Guillemot acquiesça vigoureusement. Le Sorcier reprit :
– En même temps que tu entraîneras ta mémoire et ton corps, tu travailleras sur les Graphèmes. Il s’agira d’abord de bien les connaître : leur nom, leur forme, leur ordre dans l’alphabet et leurs pouvoirs. Ensuite, il faudra te les approprier, les redécouvrir toi-même par la méditation, créer avec eux une intimité dans ton cœur et dans ton esprit. Une fois les Graphèmes acquis, tu apprendras avec mon aide à t’en servir : les écrire ou les graver, les chanter, les appeler en toi et les reproduire. Grâce à eux, tu pourras te défendre contre toutes les agressions et te rendre maître de n’importe quel adversaire, ou bien devenir clairvoyant, et même interroger l’avenir ! Qu’en dis-tu ?
Guillemot resta un moment silencieux. Ce qu’il en disait, c’était que de toute façon il n’avait pas le choix ! Et qu’une partie du programme lui paraissait beaucoup moins passionnante que l’autre… Il se força néanmoins à adopter un ton joyeux, en pensant aux mystérieux Graphèmes qui le fascinaient.
– Génial, Maître !
– Bien, bien mon garçon. A présent, que veux-tu savoir ?
– Ces Graphèmes… Qui les a inventés ?
– On ne sait pas qui les a inventés, Guillemot. Pas plus que l’on ne sait qui a écrit Le Livre des Etoiles, ni même depuis combien de temps il est en notre possession… C’est bien Le Livre des Étoiles qui nous a révélé les Graphèmes mais ils sont sous les yeux des hommes depuis toujours.
– Où ça, Maître, où ça ? demanda Guillemot en regardant partout autour de lui.
– Mais… là, mon garçon, fit doucement le Sorcier en désignant les étoiles qui s’installaient dans le ciel au fur et à mesure que s’accentuait le crépuscule. Dans le secret de la nuit.
– Vous voulez dire que…
– Je veux simplement dire que les Graphèmes nous viennent des étoiles, plus précisément de certaines constellations dont ils reproduisent la forme. C’est pour cela que nous avons appelé notre précieux grimoire Le Livre des Étoiles : à cause du ciel nocturne et de l’alphabet que les astres, reflétant le Wyrd, y dessinent en pointillé lumineux !
Guillemot exultait. Le regard perdu dans le ciel, il lui semblait enfin avoir trouvé sa place dans ce monde : là-haut, dans l’intimité des étoiles !