20 LA PORTE DU DEUXIÈME MONDE
Les Portes des Deux Mondes ressemblaient vraiment à des portes ! Très hautes et larges, en bois de chêne sur lequel étaient gravées des centaines de Graphèmes, rien ne les différenciait de celle que Guillemot avait franchie pour pénétrer à l’intérieur du monastère de Gifdu, si ce n’est qu’elles étaient si anciennes que personne ne savait quand elles avaient été construites, et qu’elles ne s’ouvraient sur aucun bâtiment.
En effet, d’un côté comme de l’autre, il n’y avait rien. Les Portes étaient plantées là, toutes seules, sur une colline pelée au pied de laquelle se dressait un campement de la Confrérie des Chevaliers du Vent. D’ordinaire, deux gardes seulement étaient affectés à la surveillance du lieu. Mais, avec les récentes incursions de l’Ombre au Pays d’Ys, ils étaient à présent dix Chevaliers à jouer les sentinelles vigilantes !
C’est ce que la bande constata en arrivant en vue de la colline.
– Les ennuis commencent ! s’exclama d’une voix étouffée Gontrand, caché en compagnie de ses amis derrière un gros rocher. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Guillemot ?
– Ce qui était prévu, répondit tranquillement celui-ci. Il suffit d’attendre qu’ils soient tous regroupés.
– Tu vas les tuer ? demanda Coralie avec inquiétude.
– Oui, c’est ça, ironisa Romaric, il va pousser un grand cri, se jeter sur eux et les abattre un par un avec ses petites mains !
– Remarque, poursuivit Gontrand sur le même ton, avec l’effet de surprise…
– Ce n’est pas gentil de vous moquer de moi, se vexa Coralie.
– Tu n’as qu’à arrêter de dire n’importe quoi, lui lança sèchement sa sœur.
– Du calme, dit Guillemot, vous faites trop de bruit. Non, bien sûr que je ne vais pas les tuer. Je vais juste leur lancer un sort.
Son intervention ramena le silence et tous attendirent sans bouger.
Romaric se demanda avec curiosité ce que son cousin allait faire.
– Dis, Guillemot, questionna Romaric, une fois que l’on sera là où l’on sera, je veux dire dans le Monde Incertain : qu’est-ce qui se passera ?
– On accomplira notre mission, tout simplement.
– Notre mission ? Quelle mission ? fit Coralie en fronçant les sourcils.
– Eh bien arracher Agathe aux griffes de l’Ombre, mettre une fessée aux vilains Gommons qui l’ont enlevée et arracher les poils de nez des méchants Orks qui nous ont attaqués, lui envoya Ambre en haussant les épaules.
– Tu n’es pas drôle, lui répondit Coralie, les lèvres pincées. Je voulais juste savoir quel allait être le programme.
– Le programme, lança Guillemot en fouillant dans le sac à dos qu’il transportait mystérieusement depuis Gifdu, sera d’abord de se déguiser. Sinon, on ne fera pas cinquante mètres sans avoir des ennuis
Le garçon jeta sur le sol un paquet de vêtements enfermés dans le plastique végétal que l’on utilisait à Ys et déchira l’emballage.
– Ce sont des manteaux d’excellente qualité, et qui valent cher là où nous allons aller, expliqua l’Apprenti à ses amis qui le regardaient en ouvrant des yeux ronds. Ils sont portés par les Petits Hommes de Virdu, qui sont les banquiers du Monde Incertain. Leur ville, Virdu, se trouve tout près de montagnes riches en pierres précieuses. Ils ont ouvert des mines, il y a très longtemps. Ces pierres servent de monnaie là-bas. Attendez, vous comprendrez mieux.
Guillemot fouilla dans sa sacoche d’Apprenti Sorcier, en tira une bourse de cuir, et une carte qu’ü mit sous les yeux des quatre autres.
– Et voilà, annonça-t-il fièrement avant de promener son doigt sur le papier : une carte du Monde Incertain ! Ça m’a pris un après-midi pour la recopier sans qu’on me voie, à Gifdu ! Voilà Virdu. Nous, on devrait arriver ici, sur une des Iles du Milieu, où il est écrit « Porte du Monde ». Pour le reste, j’en sais à peu près autant que vous.
Puis il ouvrit la bourse de cuir, dans laquelle scintillaient une trentaine de pierres précieuses.
– Voilà notre argent de poche pour le voyage, généreusement accordé par la Guilde ! Nous ne sommes pas si riches, c’est pour ça que j’ai pris tous ces manteaux : pour les vendre, en cas de besoin.
– On t’a vraiment donné ces pierres précieuses ? s’étonna Gontrand en jouant avec un diamant.
– Heu, pas vraiment, grimaça Guillemot. Disons qu’il s’agit plutôt d’un emprunt. On va se les partager, ce sera plus sûr.
L’Apprenti Sorcier procéda à la distribution.
Ils portèrent ensuite leur attention sur les six vêtements posés sur le sol.
– Pourquoi se déguiser en Petits Bonshommes du Virdu ? demanda Coralie dubitative en contemplant le manteau gris, long et souple.
– En Petits Hommes de Virdu, corrigea Guillemot. Pourquoi ? D’abord, parce que les gens du Monde Incertain les craignent et les méprisent, et donc les laissent tranquilles ; cela fera bien notre affaire ! Ensuite, parce qu’ils sont de petite taille, ce qui nous correspond. Enfin, parce que c’est le seul costume du Monde Incertain que j’ai trouvé dans les entrepôts de Gifdu… Tenez, prenez chacun un manteau.
– Et quelle langue on sera censés parler ? demanda Ambre en mettant le sien.
– Le ska, bien sûr, comme tout le monde là-bas. J’espère que vous n’avez pas séché les cours de ska.
– Non, ça devrait aller, le rassura Ambre que les arguments de Guillemot semblaient avoir convaincue. Dis donc, tu en sais des choses sur le Monde Incertain !
– J’ai eu le temps, à Gifdu, de lire presque tous les bouquins qui en parlent !
– Bon, et dans l’immédiat, quelles sont les réjouissances ? lança à la cantonade Romaric énervé de rester sans rien faire.
– On pourrait peut-être manger un peu, proposa Coralie.
– Bonne idée, sœurette, approuva Ambre. Mais il faudra se rationner : on avait prévu des provisions seulement pour Guillemot, et on est cinq.
– On va se répartir la nourriture, annonça L’Apprenti en rangeant dans son sac à dos le manteau en trop. Ensuite, je vous conseille de tous recopier ma carte du Monde Incertain, au cas où je la perdrais ! De toute façon, on a le temps : il faut attendre le soir, pour les Chevaliers.
Ils grignotèrent plus qu’ils ne mangèrent, blottis dans leurs confortables manteaux de Petits Hommes de Virdu.
Guillemot mâchonnait en regardant le ciel. Il songeait à l’aventure dans laquelle il s’engageait, et dans laquelle il entraînait ses amis. Quelle inconscience ! Ou plutôt non : quelle audace ! Il ne se reconnaissait plus. Qu’avait-il aujourd’hui de commun avec le Guillemot d’avant ? Il se sentait fort. Très fort. Une pensée se glissa dans son esprit : et si les Graphèmes, qu’il appelait régulièrement en lui, le transformaient peu à peu, sans qu’il s’en rende compte ?
Un mouvement à ses côtés le détourna de ses réflexions.
– Mon cher cousin, chuchota Romaric à son oreille, maintenant, avoue-moi tout.
– T’avouer tout ? répondit sur le même ton de confidence un Guillemot interdit. Mais t’avouer quoi ?
– Eh bien, je ne sais pas, que tu es en réalité en mission secrète pour la Guilde, pour le Prévost, pour qui tu voudras ! Mais avoue-moi que tu sais quelque chose que nous ne savons pas !
– Franchement, Romaric, je ne comprends pas. Je ne suis en mission pour personne ! Ni pour la Guilde ni pour le Prévost ! Je vous ai dit la stricte vérité, tout à l’heure : c’est mon idée, à moi et à moi seul, de partir dans le Monde Incertain
– Mon cousin est en plein délire ! gémit Romaric qui réalisait qu’il n’avait jamais été question d’un jeu. Mais alors, si tu dis vrai, on est foutus !
– Qu’est-ce qui t’arrive ? s’étonna Gontrand qui s’était approché à son tour, suivi des deux filles. Fais moins de bruit, ou bien les Chevaliers vont nous repérer !
– On est des morts en sursis ! annonça Romaric. Vous ne vous rendez pas compte ? Youhou ! Atterrissez ! On est cinq morveux, conduits par un gringalet qui joue les Sorciers, et qui veut nous entraîner dans le pire des mondes possibles…
– Monsieur le farouche Chevalier, continua Ambre avec un regard féroce, va-t-il se mettre à pleurer comme une fille ?
– Arrêtez, arrêtez, s’il vous plaît ! implora Guillemot. Que les choses soient claires, une bonne fois pour toutes : je ne vous force pas à m’accompagner ! Il est encore temps pour vous de renoncer. Mais moi, j’ai commencé et j’irai jusqu’au bout !
– Bravo ! approuva Ambre en tapant sur l’épaule de Guillemot à la façon d’Urien de Troïl. Ça, c’est parler en homme !
– Ma sœur, un peu de retenue, renchérit Coralie, c’est un puissant Sorcier que tu es en train de frapper en ce moment.
– Bon, ils sont tous fous, constata Romaric.
– Cela dit, Guillemot, lança Gontrand, il faut bien avouer qu’on part un peu au hasard.
– Attendez, intervint Coralie. On n’est pas encore partis ! Il faut d’abord que Guillemot arrive à ouvrir la Porte
– Pas de problème, répondit celui-ci, en se frottant l’épaule. Je suis sûr de ma formule.
– Tu l’as déjà essayée ? s’inquiéta Coralie.
– Non, mais tout est très clair dans mon esprit.
– Dans son esprit… Alors tout va bien, on est sauvés, soupira Romaric avec un tel dépit qu’ils ne purent s’empêcher de rire.
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