33 DES BRIGANDS MALCHANCEUX

– Ce passage est sinistre.

– Je suis bien d’accord avec toi, musicien.

Le géant au crâne tatoué inspecta les alentours de son regard gns. Les gorges dans lesquelles ils venaient de s’engager ne lui disaient rien qui vaille. Si lui-même avait dû tendre une embuscade à des voyageurs, pour les détrousser ou les assassiner, c’est sans hésiter l’endroit qu’il aurait choisi !

– Tu crois que nous courons un danger ? lui demanda Gontrand en pinçant nerveusement les cordes de sa cithare.

– Ça, petit, c’est mon problème ! Notre accord est clair. toi tu égayés nos veillées avec tes chansons, moi je m’occupe des périls sur notre route.

L’homme des steppes laissa échapper un petit rire. Gontrand passa sa main dans ses cheveux.

Il est vrai que depuis qu’ils avaient quitté la caravane des marchands de Ferghânâ, personne ne leur avait jamais cherché querelle. Il faut dire qu’à la vue de Tofann, on n’avait qu’une envie : ne pas devenir son ennemi’

Un long sifflement retentit dans les gorges. Il n’avait pas fini de résonner que le géant avait disparu comme par enchantement. De sorte que Gontrand fut seul à faire face aux hommes surgis de derrière les rochers. Ceux-ci se regardèrent, inquiets.

– Ils ne devaient pas être deux ? Hé, l’archer !

– J’ai bien vu deux voyageurs à l’entrée des gorges, se défendit le jeune brigand.

– Si tu en as vu deux, continua un manchot qui brandissait une hache au bout de son bras valide, où est passé le deuxième ?

– Il est ici, messieurs !

Comme venant de nulle part, Tofann avait bondi. Il empoigna le crâne du manchot et le fracassa contre la plaque d’acier qu’il portait sur sa tunique de cuir, à l’emplacement du cœur. Rapide comme l’éclair, il sortit ensuite un couteau plat de sa botte, et l’envoya se planter dans la gorge d’un grand échalas qui bascula en arrière sous le choc, brisant dans sa chute son bouclier contre une pierre.

Les autres en restèrent figés de stupeur.

– Passons aux choses sérieuses, maintenant, si vous le voulez bien !

Le géant avait tiré une épée impressionnante du fourreau de métal et de cuir qu’il portait dans le dos. D’un mouvement circulaire de l’arme gigantesque faillit décapiter l’archer, qui eut la bonne idée de se baisser au dernier moment. Un autre coup de haut en bas fendit presque en deux l’homme à la fourrure d’ours, moins rapide, qui grogna de douleur avant de s’effondrer sur le sol. L’archer, délaissant son arc peu approprié à un corps à corps, avait dégainé un poignard et faisait bravement face à Tofann. Celui-ci se déplaçait avec agilité. Ses gestes étaient précis, et fulgurants. L’archer avait beaucoup de mal à éviter les coups de son redoutable adversaire. Il tenta quelques bottes, que Tofann déjoua facilement. Finalement, le géant blessa le jeune homme à la main, l’obligeant à lâcher son couteau, puis à la cuisse, lui faisant mordre la poussière. L’archer au sol jeta un regard farouche à Tofann qui, couvert de sang, le toisait de haut, l’arme posée avec nonchalance sur l’épaule. Le contraste entre les deux, accentué par la maigreur extrême de l’un et la formidable musculature de l’autre, était saisissant.

– N’aie crainte, petit. Ce n’est pas dans mes habitudes de frapper un homme à terre. Surtout quand celui-ci s’est bien battu ! Tu as la vie sauve.

Dès le début de l’engagement, Gontrand avait trouvé refuge derrière un rocher et, stupéfait, suivait le déroulement de la bataille. Le jeune archer hors de combat, il ne restait plus désormais en face du guerrier que le nain difforme, qui le regardait avec une indescriptible expression de terreur.

Tofann s’avança sur lui. Le gnome jeta son fléau d’armes et s’enfuit en hurlant. Tofann s’élança à sa poursuite, suivi par Gontrand qui, pour rien au monde, ne serait resté seul avec l’archer au milieu des cadavres.

Tout haletant, le garçon pénétra dans une caverne éclairée par des torches. Tofann avait coincé le fuyard et s’était contenté de lui briser le crâne d’un coup de poing. Il achevait de régler son compte à un homme qui hurlait de rage dans un lit.

– Gontrand ! Ça alors, Gontrand !

Comme électrifié, le joueur de cithare se tourna vers le fond de la grotte. Ligotés contre des coffres, Romaric et Coralie le regardaient comme s’ils avaient vu un fantôme.

– Voilà, c’est ici que l’on se quitte, annonça Tofann aux trois jeunes gens.

Le géant avait tenu à les accompagner jusqu’à la sortie des gorges. Des charognards décrivaient déjà des cercles gourmands au-dessus de l’endroit où avait eu lieu la bataille.

L’archer, qui n’avait été en fin de compte que légèrement blessé, s’était volatilisé.

– Tu es sûr de ne pas vouloir changer d’avis ? essaya de le convaincre encore une fois Gontrand qui se désolait du départ de son ami.

Tofann rit en désignant l’énorme sac qu’il portait en bandoulière.

– Pourquoi irais-je me battre pour quelqu’un, maintenant que me voilà suffisamment riche pour le faire par plaisir ?

Les coffres, ouverts dans la caverne après que Tofann et Gontrand eurent délivré leurs deux amis prisonniers, contenaient un véritable trésor en pierres précieuses et en bijoux. Gontrand, Romaric et Coralie avaient refusé de piocher dans ce qui avait coûté la vie à tant de gens, mais Tofann s’était abondamment servi, puis avait refermé l’entrée de la grotte avec de gros rochers.

– Vous n’avez qu’à suivre la route. Elle conduit droit à Yâdigâr.

– Et si l’on tombe de nouveau sur des brigands, hein ? rétorqua Gontrand.

– C’est votre problème, maintenant, répondit le géant en adoucissant sa voix. Vous n’aurez pas toute votre vie une nounou avec vous !

Coralie comprit devant l’air désespéré de Gontrand qu’il fallait couper court aux adieux. Elle s’avança, se hissa sur la pointe des pieds et embrassa le colosse sur la joue.

– Merci encore de nous avoir sauvés.

Elle repensa à l’intense soulagement qu’elle avait éprouvé lorsqu’il avait assommé le gnome baveux.

Romaric tendit la main à Tofann avec un regard plein de respect et d’admiration à la fois, mais il étouffa une grimace lorsqu’il la lui serra. Tofann était le guerrier absolu, le combattant suprême. Il ne rêvait plus que de lui ressembler un jour ! En moins sauvage peut-être, en plus… chevaleresque !

Enfin, le géant bardé de cicatrices serra Gontrand contre lui dans une affectueuse accolade. Le garçon eut un mal fou à se retenir de pleurer. Il s’était terriblement attaché à cet homme toujours tranquille et de bonne humeur, si fort et si sensible.

Malgré tout son courage, Gontrand sentait bien qu’il n’avait pas envie de voir s’en aller ce personnage rassurant.

Tofann s’arracha doucement à l’étreinte du garçon et s’éloigna, en les saluant longuement.

– Passez me voir chez moi, dans les steppes, si vous vous égarez du côté du Nord Incertain !

Il disparut bientôt dans les gorges. Les trois amis se regardèrent.

– Bon, ben… L’aventure continue, non ? lâcha timidement Gontrand.

– Tu parles qu’elle continue ! confirma Romaric en envoyant une grande claque dans le dos de son ami.

– En route, compagnons ! lança théâtralement Coralie, heureuse de voir que, malgré les épreuves, le courage ne les avait pas abandonnés.

Bras dessus bras dessous, ils prirent la direction de Yâdigâr.

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