31 LE DÉSERT VORACE

On avait bougé à la fenêtre. Cela faisait plus de deux heures que Guillemot attendait tapi dans l’obscurité, et il commençait à se demander si le garçon ne s’était pas moqué de lui, dans la boutique du bijoutier. Mais une main s’agita dans sa direction depuis le soupirail garni de barreaux. Il s’en approcha silencieusement. Derrière, il aperçut le visage de Kyle.

– Je ne sais pas qui tu es. Mais je connais le médaillon que tu as montré à ce bijoutier qui est devenu mon maître Si tu m’aides à m’échapper, je te dirai tout ce que je sais.

– Je suis un Petit Homme de Virdu, répondit Guillemot après une hésitation. Et comment savoir si tu tiendras parole ? Une fois délivré, tu pourrais déguerpir !

– Si tu es de Virdu, alors moi je suis un Ork ! Quant à ma parole, tu l’as, je te le jure. Alors ?

– Alors d’accord, se décida Guillemot après s’être dit qu’il n’avait rien à perdre. Mais comment t’aider à sortir ?

– C’est facile. Un des barreaux est rongé par la rouille. Tout seul, je n’arrive pas à le casser. Mais si on s’y met à deux…

Guillemot empoigna le barreau ; Kyle fit de même de

son côté. Ils tirèrent et poussèrent vigoureusement jusqu’à ce que la barre de fer cède brusquement. Puis il aida le jeune esclave, dont les chevilles étaient restées entravées, à se hisser dehors.

– Merci, qui que tu sois ! Maintenant, ne perdons pas de temps. Il faut quitter cette ville. Et vite !

– Pour aller où ?

– Dans le Désert Vorace.

– Le désert ? s’étonna Guillemot.

– A moins que tu ne préfères être pendu, c’est le sort qui attend ceux qui aident un esclave à s’enfuir, à Ferghânâ.

– Bon, ne perdons pas de temps ! concéda Guillemot. Voyons les bons côtés de la chose : je n’ai pas eu le temps de peaufiner mon bronzage, cet été.

Pour l’aider à marcher, il passa un des bras de Kyle autour de son cou.

Puis ils se pressèrent en direction d’une brèche dans les remparts, que connaissait son nouvel ami et que les voleurs empruntaient pour entrer et sortir de la riche cité sans se faire remarquer.

Ils s’échappèrent aisément de la ville. La lune ne luisait plus que faiblement, et disparaîtrait la nuit prochaine. Ferghânâ dormait du sommeil un peu lourd qu’ont parfois les gens trop satisfaits d’eux-mêmes. L’ouverture dans la muraille, discrète, n’avait sans doute jamais été repérée par les gardes et n’était pas surveillée. Ils s’enfoncèrent plein sud dans le désert. Leur progression était rendue malaisée par les chaînes que Kyle traînait aux pieds et que leurs efforts conjugués n’avaient pas réussi à briser. Ils marchèrent aussi vite qu’ils le purent jusqu’à l’aube, pour mettre le plus de distance possible entre eux et la cité des marchands.

– Ouf ! souffla Kyle qui venait de s’affaler sur le sable à côté de Guillemot. Bon, alors, dis-moi maintenant qui tu es en réalité.

– Je te l’ai dit, un Petit Homme de Virdu, répondit Guillemot en reprenant son souffle.

– C’est ça, ironisa Kyle. Je te signale quand même, pour ta gouverne, que les gens de Virdu ont la voix grave, préféreraient mourir plutôt que courir, et parlent le ska bien mieux que toi.

– Restons-en à notre accord, le coupa Guillemot d’un ton sec. Je t’ai aidé, alors à ton tour : qu’as-tu à me dire au sujet de ce bijou ?

Kyle posa longuement son regard sur l’Apprenti Sorcier dissimulé sous son manteau, eut une moue de dédain et s’enferma dans le silence.

– Bon, d’accord, soupira Guillemot qui sentait bien qu’il n’obtiendrait rien de cette façon. Jouons franc jeu.

Il ôta l’épaisse capuche du manteau de Virdu et dévoila son visage. Kyle resta stupéfait.

– Mais tu es… un gosse !

– Comme toi, rétorqua Guillemot amusé par la surprise de Kyle.

– Je voulais dire… Enfin, tu… Mais comment ?

– Tu ne poses pas la bonne question, corrigea son compagnon de fuite. Ce n’est pas comment qui est important, mais d’où, et pourquoi. Tu veux savoir ?

Kyle opina vigoureusement, les yeux toujours écarquillés. Guillemot continua :

– Je ne suis pas de ce Monde. Je viens d’un autre Monde, qu’on appelle le Pays d’Ys. Oui, je suis un gosse, enfin, jusqu’à un certain point. Et je suis là… parce que je suis un peu fou ! En tout cas, ça m’aiderait vraiment que tu me dises ce que tu sais à propos du médaillon que j’ai montré au bijoutier. J’ai des amis perdus que je cherche à retrouver. Et peut-être que ce bijou…

Un silence se fit. L’esclave évadé regarda le garçon d’Ys, puis se décida :

– Je m’appelle Kyle, comme tu le sais. Il y a un an environ, des brigands ont attaqué mon peuple, qui vit dans le désert. Ils m’ont capturé et, à Ferghânâ, ils m’ont vendu au vieil homme que tu as vu, dans la boutique.

– Ça, c’est dur ! compatit Guillemot.

– Oh ! il ne m’a jamais fait de mal. Il n’était pas vraiment méchant. Ç’aurait pu être pire…

– Et… le bijou ? coupa Guillemot qui voulait éviter les digressions.

– J’allais y venir : ce médaillon est celui des hommes de main du Commandant Thunku, le maître de Yâdigâr. Je le connais, car ma tribu se déplace souvent et passe parfois à proximité de cette ville.

– Tu peux m’en dire plus sur ce Thunku ? demanda l’Apprenti.

– C’est un homme brutal et redouté, qui vit de brigandages sur le dos de toute la région. Il est à la tête d’une véritable armée, composée d’hommes mais aussi d’Orks et d’autres monstres du même acabit. Il a beaucoup d’amis puissants. Comme le Seigneur Sha, par exemple.

Guillemot tressaillit. Il avait déjà entendu ce nom ! Ou plutôt, il l’avait lu, quelque part. A Gifdu peut-être, oui, c’était cela, à Gifdu, dans un livre traitant du Monde Incertain ! Mais en quels termes ? Guillemot ne s’en souvenait plus.

– Quoi d’autre ? le pressa-t-il.

– Eh bien, à ma connaissance, Thunku n’a jamais fait la guerre à mon peuple. Nous sommes liés, avec Yâdigâr, par un très ancien traité de paix : le désert aux Hommes des Sables, la Route de Pierre à la cité !

Guillemot réfléchit un moment sur les propos de Kyle. Il tira la carte du Monde Incertain de son sac. Ferghânâ était ici, la Route de Pierre et Yâdigâr ici ; eux étaient par là. Dans le désert. Il soupira.

Tant de temps déjà s’était écoulé depuis qu’ils avaient franchi la Porte ! Ses amis rencontraient-ils autant de difficultés que lui ? Et surtout, seraient-ils à Yâdigâr, comme il l’espérait depuis le début ? Étaient-ils seulement encore vivants ?

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Kyle, qui, curieux, s’était approché.

– C’est une carte de ton Monde. Tu vois, nous sommes à peu près ici.

Kyle semblait fasciné.

– C’est la première fois que tu en vois une ?

– Oui… Et ces signes, là et là, c’est quoi ?

Guillemot le regarda.

– Ce sont des lettres et des mots. Tu ne sais pas lire ?

– Non.

– Il n’y a pas d’école ici ? continua l’Apprenti.

– Il y en a, mais elles sont rares, et réservées à quelques-uns.

– Tu ne connais pas ta chance… Allez, on repart, annonça Guillemot en rangeant la carte. Ah ! au fait, ajouta-t-il en tendant la main à Kyle, je m’appelle Guillemot.

Ils reprirent leur marche épuisante. Quelques heures plus tard, l’aube s’annonça. Kyle commença à s’agiter.

– Il faut trouver une Bokht, vite, avant que le soleil se lève.

– Une Bokht ? s’étonna Guillemot que les mouvements de panique de son compagnon commençaient à inquiéter.

– Oui, une plaque de roche… Il faut à tout prix en trouver une rapidement, sinon le Désert Vorace nous avalera.

Guillemot remit à plus tard ses questions et aida Kyle dans sa recherche fébrile. Heureusement, celui-ci s’écria bientôt joyeusement :

– Là-bas, j’en vois une !

Ils se précipitèrent en direction d’une pierre grande comme une barque et s’installèrent dessus. Quelques instants plus tard, le soleil fit son apparition. Le sable se mit alors à bruire et à frémir autour d’eux. Sous la large pierre, ils sentirent le désert se creuser. Puis tout redevint stable. En apparence… Guillemot leva sur son ami un regard interrogateur.

– Le Désert Vorace est vivant, expliqua Kyle à un Guillemot abasourdi. Le jour, il avale tout ce qui n’est pas en pierre : êtres vivants, métal, bois ! Mais la nuit, il dort : on peut le traverser sans crainte…

– Et il y a des hommes qui vivent dans cet enfer ?

– Oui, les Hommes des Sables. Simple question d’adaptation.

Ils cessèrent de parler pour économiser leur salive ; ils étaient partis sans eau.

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