22 LES COLLINES MOUVANTES

Il sembla à Guillemot qu’une seconde seulement s’était écoulée. Le temps de fermer les yeux et de les ouvrir, l’endroit où ils se trouvaient un instant auparavant avait laissé la place à d’étranges collines couvertes d’herbe, qui se succédaient jusqu’à l’infini en faisant le dos rond dans l’obscurité. La nuit était tombée, et un mince croissant de lune brillait au milieu des étoiles. Derrière lui, une porte unique dressait sa silhouette dans le creux d’un petit vallon, une porte semblable à celle qu’ils avaient devant eux, à Ys. Il n’y avait rien d’autre tout autour. Rien, ni personne. Personne…

Guillemot sentit une terreur profonde l’envahir. Les autres ! Où étaient les autres ?

Il courut comme un fou à droite et à gauche, grimpa plusieurs collines, explora plusieurs vallons, criant à en perdre la voix. A bout de souffle, il se laissa tomber dans l’herbe et éclata en sanglots. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Où pouvaient être Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie ? Ce n’était pas possible, ils se tenaient tous par la main, quelques minutes auparavant ! Les larmes ne cessaient de couler sur ses joues. Qu’avait-il fait de tous les bons conseils de son Maître ? « Prudence et humilité, les maîtres mots du Sorcier… » Avait-il été prudent ? Non. Et humble ? Encore moins… Il avait péché par excès d’orgueil. Lui, le surdoué de la sorcellerie, à qui rien ni personne ne résistait, avait cru que la Porte lui obéirait ! Qu’avait-il fait, bon sang, qu’avait-il fait ?

Il se calma peu à peu et, en même temps qu’il séchait ses larmes, il se mit à réfléchir. Qu’est-ce qui avait bien pu ne pas fonctionner, dans le Galdr invoqué ? Il avait ouvert la Porte, il s’était retrouvé dans le Monde Incertain, mais seul. Tout seul… Guillemot se pétrifia. Tout à coup, il comprit. Comment avait-il pu oublier d’inclure dans son incantation Wunjo, l’Étendard, dont la fonction principale était de relier les individus tournés vers un même but ? Il n’aurait pas dû arriver à RE mais à WRE ! Mentalement, il se récita le Galdr tel qu’il aurait fallu le construire : Par le pouvoir de la Généreuse et de la Voie, de Nerthus, d’Ullr et de la Double Branche, Wunjo dessus, Raidhu dessous et Eihwaz devant, emmenez-nous ! WRE !

Il se maudit de son oubli, mais en même temps ressentit un grand soulagement. Le Graphème qu’il n’avait pas formulé permettait simplement de maintenir des individus regroupés… Ses amis n’étaient pas restés prisonniers du tourbillon, quelque part entre les deux Mondes ! Comme lui, ils avaient certainement abordé, chacun de leur côté, le Monde Incertain. Mais où ? H sortit la carte de sa sacoche et l’étudia tant bien que mal sous la faible lumière de la lune. Il n’avait pas emprunté la Porte officielle ; cette dernière se trouvait sur une île et – il promena son regard alentour -l’endroit où il se tenait n’avait rien d’une île. Tout indiquait qu’il devait être ici sur la carte, quelque part dans les Collines Mouvantes. Le mieux à faire, à l’approche du jour, pourrait bien être de rejoindre la ville la plus proche, à savoir… oui, Ferghânâ, qui devait être à un ou deux jours de marche.

Guillemot soupira et s’allongea dans l’herbe, enroulé dans son confortable manteau de Petit Homme de Virdu. Quelle heureuse idée il avait eue de répartir son matériel et de partager avec ses amis ses connaissances du Monde Incertain ! Un secret espoir commençait à s’emparer de lui. Ils avaient tous une carte, et chacun avait vu le bijou que Thomas lui avait confié. En toute logique, Gontrand, Romaric et les deux sœurs devraient suivre cet indice ! C’est en tout cas ce qu’il allait faire, lui. Et puis, au pire, dans une semaine, Maître Qadehar se lancerait à leur recherche !

Rasséréné par cette idée, l’Apprenti laissa son regard errer librement dans le ciel. Il eut un mouvement de surprise : il reconnaissait les étoiles, mais elles n’étaient pas du tout placées normalement. C’était très étrange. Il y avait pourtant les mêmes constellations qu’à Ys ; cependant, elles prenaient des formes inhabituelles… Il se promit de noter toutes ces observations dans son carnet, à son réveil, et, épuisé par les événements de la journée, il laissa le sommeil l’envahir.

Guillemot se mit en route le lendemain, après une mauvaise nuit peuplée de rêves agités dans lesquels Ambre l’appelait au secours, avant de disparaître sans qu’il puisse faire un geste. Ces cauchemars, qui le tourmentaient depuis son réveil, trahissaient l’état d’esprit dans lequel il se trouvait plongé : au-delà des scénarios inventés pour se rassurer, il savait que la situation n’était pas brillante, pour ne pas dire catastrophique, et que ses amis couraient peut-être un réel danger, quelque part dans le terrible Monde Incertain.

Un animal qui ressemblait à un lièvre détala à son approche. Sa fuite, bondissante et désordonnée, avait un côté grotesque qui amena un sourire sur le visage du garçon. Celui-ci se rendit compte tout à coup qu’il avait faim, et le soleil qui indiquait maintenant midi lui en donna la raison. Il sortit un morceau de pain de son sac à dos et mordit dedans. Sans qu’il puisse dire pourquoi, un poids avait quitté sa poitrine. Il respirait beaucoup mieux. La piste du bijou lui réapparut comme une évidence, et le choix de Ferghânâ pour commencer ses recherches comme le seul sensé ! Il repartit presque joyeusement, le cœur réchauffé par l’espoir de retrouver rapidement ses compagnons.

Guillemot marchait depuis deux jours à travers l’incroyable succession de collines. Il avait finalement compris pourquoi elles portaient sur la carte le qualificatif de Mouvantes : le vent qui ébouriffait ses cheveux châtains jouait aussi avec l’herbe qui couvrait les collines, et on aurait dit qu’elles se déplaçaient à la façon des vagues. Le soleil s’avérait moins brûlant qu’il ne l’avait craint et les nuits étaient plus fraîches que froides. Ses provisions n’en avaient pas moins fondu rapidement, et il savait que s’il n’arrivait pas bientôt en vue de la cité de Ferghânâ, sa situation n’allait pas tarder à devenir périlleuse.

Cependant, Guillemot n’avait pas vraiment d’inquiétude. D’après les relevés fréquents qu’il effectuait sur la carte, où figuraient les coordonnées telluriques, aérologiques et astronomiques de Ferghânâ, il n’en était plus très éloigné. A chaque instant, il remerciait son Maître de l’avoir obligé à se plonger dans ces sciences rébarbatives ! Grâce à elles, grâce à l’expérience acquise à Troïl et à la connaissance des courants variés du Monde Incertain, dont il avait soigneusement relevé la position lors de son séjour à Gifdu, il savait précisément où il se trouvait. La brise qui soufflait, les ondes qu’il ressentait sous ses pieds, le soleil et les étoiles le guidaient plus sûrement qu’une carte routière.

En effet, un peu plus tard, au sommet d’une colline plus haute que les autres, il découvrit les remparts de Ferghânâ.

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