23 LA MER DES BRÛLURES

Coralie ouvrit enfin les yeux qu’elle avait fermés au moment du passage de la Porte et les laissa s’habituer à l’obscurité.

Elle était couchée au milieu d’un bric-à-brac invraisemblable, amoncellement d’étoffes, de vaisselles précieuses, de coffres et de meubles sculptés empilés les uns sur les autres. Elle promena son regard au-dessus d’elle ; le toit ainsi que les parois étaient en toile épaisse, et des fentes sur les côtés laissaient passer la lueur de la lune. Coralie imagina qu’elle se trouvait sous une grande tente. Elle s’assit sur le sol de planches et tourna la tête. Derrière elle, une Porte renversée était coincée entre une table basse et une malle éventrée de laquelle s’échappaient des écharpes de soie qui semblaient abîmées par un long séjour dans l’eau.

La jeune fille se releva et s’inquiéta de ne pas voir bouger les autres. Elle remarqua, sur le coin d’un meuble proche de l’entrée, une lampe à huile dont le bec en cuivre luisait dans la pénombre. Elle en alluma la mèche à l’aide d’un vieux briquet, déposé juste à côté, signe que l’on venait ici de temps en temps. Puis elle entreprit de fouiller la tente.


– Hé, les copains ! C’est pas drôle de jouer à me faire peur ! Allez, sortez de là… Ohhh !

En soulevant une tenture tramant par terre, elle découvrit une cassette métallique piquée de rouille, et remplie de bijoux.

« Il faut être fou, pensa-t-elle, pour laisser tramer des bijoux dans un endroit ouvert à tous les vents. Ils sont tous magnifiques ! »

Elle en choisit quelques-uns et chercha un miroir, qu’elle trouva sur un meuble déformé par l’humidité. Elle accrocha deux pierres bleues à ses oreilles, un collier d’or à son cou et un bracelet d’argent au poignet.

– J’ai une tête à faire peur, murmura-t-elle.

Elle sortit une brosse qu’elle avait pris soin d’emporter dans son petit sac et se recoiffa soigneusement. Puis elle se mit en quête des autres.

Après avoir fouillé la tente sans résultat, elle se dit qu’ils étaient peut-être déjà sortis. Sans l’attendre ! Elle pinça les lèvres. Ce ne serait pas la première fois… Elle jeta un regard sur son manteau de Petit Bonhomme du Virdu et haussa les épaules. Décidément, ce n’était pas possible d’enfiler une chose aussi affreuse ! De toute façon, dehors, il faisait nuit. Elle écarta les battants de toile.

– Ouahhhh ! Ça alors !

Coralie eut du mal à en croire ses yeux. Elle était en mer ! Enfin, c’était bien la mer qui scintillait tout autour d’elle sous la lumière du croissant de lune ! Elle se trouvait sur une large plate-forme, comme un gros radeau. De toutes parts, d’autres radeaux flottaient, reliés entre eux par des passerelles de bois ; de petites vagues faisaient entendre des clapotis lorsqu’elles venaient frapper les rondins.

– Ambre ! Guillemot ! Gontrand ! Romaric !


Sans quitter l’entrée de la tente, elle appela ses amis en chuchotant du plus fort qu’elle put. Elle ne reçut aucune réponse… Elle retourna s’allonger à l’endroit où elle avait ouvert les yeux, non sans avoir pris au passage d’épais tissus pour se confectionner un matelas et une couverture confortables.

Pourquoi était-elle seule, ici ? Coralie n’était pas rassurée. Guillemot avait montré une île sur sa carte en disant -elle se rappelait encore son ton plein de certitude – : « On arrivera dans le Monde Incertain ici… » Ici, tu parles ! Un radeau avait beau être aussi entouré d’eau, ce n’était quand même pas une île ! Elle était sûre, pourtant, que ça ne marcherait pas ! Est-ce qu’elle ne l’avait pas dit aux autres ? Ils avaient beau se moquer d’elle à chaque fois qu’elle s’inquiétait, eh bien, où qu’ils soient tous en ce moment, ils devaient se mordre les doigts de ne pas l’avoir écoutée, cette fois-là. Elle devait sûrement avoir à faire quelque chose de plus intelligent que s’énerver. Elle verrait demain… Il s’était déjà passé suffisamment d’événements extraordinaires !

Coralie s’enroula dans la couverture improvisée et chercha le sommeil. Mais le roulis léger la dérangeait, et le bruit de l’eau contre le radeau la fit sursauter à plusieurs reprises. Elle comprit qu’elle aurait du mal à s’endormir. Elle se mit à penser à sa mère, dans leur village de Krakal, à son père, et à Ambre. Où pouvait-elle être en ce moment ? Elle aurait donné cher, ce soir, pour entendre ses remontrances ! Des larmes coulèrent sur son visage.

Les clapotis finirent par la bercer, et le sommeil emporta Coralie tard dans la nuit.

– Regarde, papa, je t’avais bien dit que j’avais vu de la

lumière, et que j’avais entendu du bruit dans la tente aux objets, cette nuit !

Coralie ouvrit les yeux. Elle était blottie à la même place mais, au-dehors, le soleil avait remplacé les étoiles. Quelqu’un venait de parler. Ce n’était pas un rêve…

– Qu’est-ce que tu fais là ?

Coralie se redressa sur son matelas. Elle découvrit devant elle une fillette et un homme qui la dévisageaient.

– Je répète ma question : qu’est-ce que tu fais là ? Est-ce que tu comprends le ska ?

L’homme ne s’adressait pas à elle méchamment ; il semblait simplement intrigué. Coralie l’observa un instant avant de répondre. Il n’était pas très grand, vêtu seulement d’un short ample. Sa peau était tannée par le soleil et crevassée par le sel. Ce qui étonna la jeune fille d’Ys, c’étaient ses cheveux, presque blancs, et ses yeux vitreux. La fillette lui ressemblait étrangement.

– Oui, monsieur, je comprends le ska. Mais pour vous expliquer ce que je fais là…

La fillette, aux longs cheveux blancs, vêtue d’une tunique légère qui laissait apparaître l’équivalent d’un maillot de bain, agrippa son père par le bras.

– Laisse-la, papa, c’est sûrement une Pachahn. Oh ! s’il te plaît, est-ce que je peux la garder avec moi ?

L’homme sourit avec tendresse en regardant sa fille.

– D’accord, Matsi. Mais jusqu’à la prochaine côte : tu connais la règle !

L’homme à la peau brûlée par le sel quitta la tente. Sa fille, qui devait avoir une dizaine d’années, s’approcha gaiement de Coralie.

– Je m’appelle Matsi !

– Et moi Coralie… Matsi, ton père n’est pas en colère contre moi ?

– Non, répondit la petite fille avec un grand sourire. Il arrive souvent que des Pachahns montent dans nos radeaux pour se cacher, lorsqu’on s’approche des côtes. Mais on les retrouve toujours !

– Des Pachahns… C’est quoi ?

– Des passagers clandestins, bien sûr ! Allez, viens jouer dehors ! Lorsqu’on abordera une côte, tu seras reconduite à terre et moi je me retrouverai toute seule.

Elle prit Coralie par la main et l’entraîna hors de la tente.

– Pourquoi tes yeux sont si clairs ? On dirait qu’il y a une peau transparente, dessus.

Fatiguées de s’être poursuivies en riant et en s’éclaboussant dans l’eau, Coralie et Matsi s’étaient assises sur le bord du radeau, et discutaient en se séchant au soleil.

– C’est pour voir sous l’eau. Papa m’a expliqué que tous les enfants du Peuple de la Mer naissent comme ça.

– Vous êtes nombreux ? demanda encore Coralie qui avait exploré avec fascination les pontons des dix-huit radeaux de la Sixième Tribu du Peuple de la Mer, à laquelle appartenaient Matsi et son père.

– Il y a trente tribus en tout, déclara la fillette avec fierté. Certaines possèdent quarante radeaux. Du temps de mon grand-père, la nôtre en avait vingt-sept ! C’est mieux d’avoir beaucoup de radeaux. C’est plus stable sur la mer. Il y a plus d’endroits où jouer, aussi.

– Vous n’allez jamais à terre ? s’étonna Coralie. Vous passez toute votre vie sur vos radeaux ?

– Qu’est-ce qu’on irait faire à terre ? répondit Matsi. On s’approche des côtes, c’est tout. Parfois, on détache un radeau et on l’envoie sur une plage, pour échanger nos poissons contre d’autres choses. La terre, c’est dangereux.


On est en sécurité, ici ! Ce qu’il y a… c’est que je suis toute seule.

– Tu n’as pas d’amis ? Il y a d’autres enfants, pourtant, sur les radeaux.

– C’est vrai, répondit avec gravité la fillette. Mais mon père est le gardien des objets, et les autres ne veulent pas jouer avec moi.

– Ils ne veulent pas jouer avec toi parce que ton père est un homme important ? s’étonna Coralie.

Matsi éclata de rire et battit des pieds dans l’eau.

– Un homme important, mon père ? Mais non, au contraire : c’est le moins important de tous ! Pachéiak, qui conduit nos radeaux de côte en côte avec les courants, est un homme important. Haléiak, qui pêche les plus gros poissons de la tribu, est un homme important. Ousnak, qui nage vite et très loin, est un homme important. Mais mon père, Wal, garde seulement les objets que la mer nous envoie ou qu’Ousnak rapporte du fond. Pourquoi veux-tu qu’il soit important ? Il garde des choses qui ne servent à rien.

Coralie resta interdite. Les objets, inutiles ? Mais comment pouvait-on… ? Elle réfléchit aux arguments qu’elle allait déployer pour convaincre Matsi de leur importance, mais curieusement, n’en trouva aucun. Évidemment, il était difficile, dans cet environnement où tout le monde était presque nu, de vanter les robes et les bijoux ! Finalement, elle demanda :

– Pourquoi les gardez-vous, alors, s’ils sont inutiles ?

– Parce qu’on les a toujours gardés. De même qu’il y a toujours eu un guide pour nos radeaux, il y a toujours eu un gardien des objets, c’est tout.

– Et ça t’embête que ton père soit ce gardien ?

– Ce qui m’embête, c’est que les autres ne veulent pas jouer avec moi… Regarde, là-bas ! Des Brûleuses !

Matsi tendait le bras en direction d’une gigantesque tache sombre qui ondulait à la surface au rythme de la mer.

– Est-ce que c’est dangereux ? s’inquiéta Coralie.

– Non, tant que tu restes sur les radeaux et que tu ne vas pas dans l’eau.

Les radeaux se retrouvèrent bientôt en plein milieu de la tache inquiétante. Personne de la tribu ne semblait s’en émouvoir, mais chacun prenait garde de ne pas s’approcher trop près du bord.

– On dirait… des méduses ! s’exclama Coralie qui observait avec dégoût la masse compacte et gélatineuse. Quelle horreur ! Je déteste les méduses !

Elle sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. C’était plus fort qu’elle : elle avait une aversion pour tout ce qui ressemblait à de la gelée ! Lorsqu’elle était petite, pour l’embêter, Ambre s’amusait à la poursuivre avec un pot de gelée de groseille ; Coralie poussait alors des hurlements jusqu’à ce que sa mère vienne à son secours. Impossible de dire d’où lui venait cette répugnance. Mais elle était tenace, et ne l’avait jamais quittée.

– Ce sont des Brûleuses, corrigea Matsi. Séparément, elles ne sont pas dangereuses, mais ensemble elles peuvent tuer des baleines ! Autrefois, on se débarrassait des Pachahns en les jetant aux Brûleuses, ajouta-t-elle en riant. Aujourd’hui, c’est moins drôle : on se contente de les débarquer quand on a du troc à faire sur la côte !

– Brrrr ! trembla Coralie. Ça doit être atroce de tomber là-dedans !

– Tu mourrais en quelques minutes, annonça tranquillement la fillette. Ta seule chance serait de réussir à plonger et de leur échapper en nageant sous l’eau.

– Et ça marche ?

– Oui. Je l’ai fait une fois.

Coralie lui lança un regard admiratif.

– C’est plus facile que d’échapper à un Gommon, en tout cas, précisa Matsi.

Coralie ne put s’empêcher d’en douter, et se demanda si elle ne préférerait pas avoir affaire à ces monstres plutôt qu’à ces répugnantes bêtes gélatineuses !

– Les Gommons viennent jusqu’ici ? demanda-t-elle.

– Non. Quand ils nous attaquent, c’est près des côtes, ou alors sur les plages.

– Ça, je le sais… marmonna Coralie dont le visage s’assombrit.

Le récit de la capture du Gommon et de l’enlèvement d’Agathe, événements qui étaient à l’origine de toute l’aventure, lui revint en mémoire, et chassa les méduses de son esprit. Le souvenir de sa sœur et de ses amis surgit à son tour, et un sentiment de tristesse la submergea. Mais à quoi bon se laisser aller au chagrin ? Tant qu’elle n’était pas à terre, elle ne pouvait rien faire.

– Qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta Matsi en apercevant des larmes dans les yeux de sa nouvelle amie.

– Rien, rien, se reprit Coralie en secouant la tête. Allons plutôt voir ton père : il nous fait signe.

L’odeur de poisson grillé qui flottait dans les airs depuis quelque temps s’était faite plus insistante et le père de Matsi les appelait pour manger.

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