Chapitre 8 Compagnons

Rigg fut surpris de voir à quelle vitesse l’émotion retomba. Le visage ému de Knosso le touchait, certes, et il avait longtemps espéré l’affection d’un père – mais pas de ce père-là. Celui qui avait joué ce rôle des années durant ne lui avait, pour toute tendresse, témoigné que l’exigence sans bornes d’un homme à l’intelligence suprême. Celle d’un éternel insatisfait, d’un sage parmi les sages doublé d’un puits de science. Rigg avait bénéficié de l’attention exclusive de cet homme, avait vécu en dialogue constant avec lui pendant parfois des mois d’affilée.

Knosso partageait avec Rigg un visage, mais quoi d’autre ? Quelle place occupait-il dans la vie du jeune homme ? Sa présence ici et maintenant éclaircirait certains des doutes apparus à Aressa Sessamo. Ils avaient tant à se raconter. Mais pour Rigg, Knosso en serait réduit à cela. Une ressource, une mine d’informations. Knosso ne connaîtrait jamais Rigg enfant. Son fils pouvait remonter le temps, mais pas les ans. Il avait désormais passé l’âge où l’on aspire à l’amour paternel promis par ces bras grands ouverts.

Knosso desserra son étreinte et recula pour admirer son fils. Rigg se crispa, craignant que la déception se lise sur son visage.

« Et voici votre ancien disciple, Olivenko », débita-t-il pour détourner de lui l’attention.

Le garde avança, presque timide, lui dont le pas était habituellement si fier.

« Monsieur, articula-t-il à mi-voix.

— Olivenko ! aboya Knosso en lui secouant l’avant-bras avant de lui pétrir les épaules à deux mains. Mon compagnon d’étude, mon bibliothécaire attitré, mes oreilles attentives ! Alors, à quel sujet de recherches t’es-tu attaqué, cette fois ?

— À aucun, confia Olivenko. La bibliothèque m’a jugé un peu trop proche d’un certain souverain en exil.

— Ainsi j’ai fini par ruiner ta carrière, se désola le roi. Et sans rien faire d’autre que rester moi-même.

— Je me suis engagé dans une autre voie, le rassura Olivenko. La garde civile n’a pas vu d’un trop mauvais œil qu’une jeune recrue affectionne les travées des bibliothèques et les conversations feutrées de la haute société.

— Nous avons beaucoup de retard à rattraper, mon ami – cela ne te dérange pas que je t’appelle “mon ami”, au moins ? Quel gaillard tu es devenu ! Te rappelles-tu toutes ces questions que je me posais autrefois ? Eh bien, j’ai trouvé les réponses ! Et bien d’autres encore ! Et comme tu peux le voir, j’ai refait ma vie sous l’eau. Me voilà devenu résident subaquatique d’un monde bien plus vaste et accueillant que tout ce que nos pauvres compatriotes de l’entremur de Ram ont jamais rêvé de bâtir sur terre. »

Puis Knosso passa son assemblée de « courtisans » en revue – comme tout souverain qui se respecte.

« Umbo, je présume, reprit-il. Notre Garde-Terres m’a informé que tu étais le meilleur ami de mon fils, et un voyageur du temps, toi aussi. »

Garde-Terres, songea Rigg. Le nom donné par les Larmuriens à leur sacrifiable, apparemment. Larsac, dans la langue d’Odin.

Umbo se lança dans une révérence maladroite, qui amusa beaucoup Knosso.

« Je ne suis pas roi ici, mon garçon ! Et dans ce monde, il n’y a pas de révérence qui tienne ! Ici, on nage sous celui que l’on honore, sur le dos. Mais nous n’avons ni rois ni reines. J’ai mis du temps à leur faire saisir cette notion d’ailleurs. Croyez-le ou non, mais je connaissais leur langue à mon réveil, sans jamais l’avoir apprise ! Alors qu’eux ne connaissent toujours pas un traître mot de la nôtre.

— Le Mur, Père, intervint Param. Il nous offre le Langage.

— J’en suis venu à cette conclusion, mon enfant. Mais je n’ai pas encore élucidé le pourquoi du comment. Ce géant qui dépasse de la foule… Miche, c’est cela ? Tavernier, champion de son bataillon et protecteur de ma progéniture. Monarque, je vous adouberais pour services rendus à la famille royale. Mais en l’occurrence, je ne peux qu’admirer le sort horrible que ce vieux Vadesh vous a réservé avec son ignoble créature.

— Vous connaissez Vadesh ? s’étonna Rigg.

— J’en ai juste entendu parler, précisa Knosso. Mais sa seule visite de ce côté-ci du Mur remonte à dix millénaires. D’autres vous la conteront mieux que moi. Il est temps de me faire mousser un peu. Olivenko, ma traversée, qu’en dis-tu ? Plutôt réussie, non ?

— De notre point de vue, elle vous a coûté la vie. Dans l’entremur, tout le monde vous a cru noyé par des créatures marines sans visages.

— Sans visages », répéta Knosso.

Il s’approcha des Larmuriens regroupés autour des trois femmes de la rivière et les héla dans leur propre langue – que Rigg comprenait désormais sans difficulté.

« Montrez-lui comment vous êtes “sans visage” ! »

Dans chaque dos de Larmurien, sur chaque épaule, les capes se mirent immédiatement en mouvement. Elles se fripèrent d’abord comme des cols roulés à leurs cous puis se déployèrent en cagoules jusqu’au sommet de leurs crânes avant de retomber devant leurs yeux, comme des capuches de prisonniers. Sans transition, les pans tombants claquèrent contre leurs figures, se plaquant à tous les os faciaux : menton, pommettes, arcades sourcilières, nez, front. Tous les traits disparurent, hormis un imperceptible bombé au milieu des visages et deux légères dépressions symétriques, de chaque côté.

Dans la seconde qui suivit, deux gros yeux ronds sortirent aux tempes de chaque Larmurien et à la place de leurs oreilles s’ouvrirent des cavités branchiales. Leurs bouches se percèrent d’un trou denté béant cerclé de lèvres se plissant et se déplissant en cadence comme celles de petits poissons, loin de la grande estafilade caractéristique des gueules de requins.

« Là, ce sont les créatures que j’ai vues ! s’exclama Olivenko, en riant presque de sa méprise. Pas très monstrueux, finalement.

— Euh, si, quand même », murmura Param.

L’exhibition dura une dizaine de secondes, puis les gros yeux, les branchies et les bouches charnues disparurent sous la peau, les capes se détachèrent et se rétractèrent lentement par-dessus les têtes pour se ranger dans les dos.

Rigg était à la fois fasciné et horrifié. Quelle spectaculaire adaptation au milieu marin ! Mais quelle inhumanité.

« Cette créature a dû évoluer pour réaliser l’osmose parfaite avec une espèce radicalement différente mais néanmoins native du Jardin, réfléchit Rigg à haute voix. Et elle a réussi cet exploit avec les animaux terrestres dont elle a dû se contenter. Les colons n’étaient que les suivants sur la liste.

— Les premiers cobayes humains ont dû trembler un peu… supposa Miche.

— Et si nous vous contions plutôt cette histoire ? proposa Knosso. Je pourrais vous la narrer en personne, mais honneur à celles dont les ancêtres furent directement concernés. Mère Mock, mes tantes, c’est à vous. »

Il s’adressait maintenant à la femme qui avait salué Rigg en premier sur le rivage.

« Nous vous la conterons, promis, dit Mère Mock. Mais il y a foule ce soir, comment nourrir tout ce monde ? Et nous manquons d’eau douce pour nos invités, sans capes à leur offrir. L’eau de la rivière est chargée du limon charrié en amont et de sel ramené par la mer, ici. Elle est imbuvable.

— Je me prénomme tante Esh, se présenta l’une des femmes, et voici tante Zef, notre conteuse.

— Je conterai notre légende à qui voudra l’entendre, accepta tante Zef. Prenez place dans le sable, mes alevins, ou vous y échouerez de fatigue avant la fin de l’histoire ! »

Rigg imita les Larmuriens qui commençaient à s’asseoir. Knosso prit place à côté de son fils et installa Param contre lui, de l’autre côté. La princesse se blottit contre son père. Elle paraissait soudain bien jeune et vulnérable, nota Rigg. Jamais depuis la tentative d’assassinat de sa mère ne l’avait-il vue se laisser aller ainsi, comme une vraie petite fille. À Aressa Sessamo, Param jouait les grandes, les demoiselles coriaces, fortes, indépendantes. Son visage s’était apaisé, comme si toute la peur et l’anxiété accumulées pendant l’année écoulée avaient été évacuées au contact de son père.

« Nous avons gagné ces rivages hommes et femmes, démarra tante Zef, soufflés comme la poussière à travers l’espace jusqu’ici, déposés par une accalmie passagère tel le limon au fond des mers. En ces jours, nous ignorions tout de nos Compagnons-d’Écume. Nous les prenions pour des méduses ramenées de Terre, dérivant dans les eaux, prêtes à frapper de leurs dards. Mais nous nous méprenions : de dard ces êtres n’avaient pas et ils ne venaient pas de la Terre. Ils attendaient patiemment les animaux assoiffés à la surface des rivières pour s’accrocher à leurs museaux, et faire de leurs hôtes des créatures marines. Les Compagnons vivaient de leur sang et enfantaient dans leur peau ; ils les emplissaient d’un amour pour les flots tel qu’aucune des créatures éprises ne s’éloigna plus jamais de Grand-Mer. »

Grand-Mer, quel adorable nom, songea Rigg.

« Entre eux et nous, l’entente ne fut pas toujours cordiale. Lorsque les Compagnons ont commencé à s’accrocher aux visages de nos ancêtres, nous avons paniqué, avons cherché à les arracher. À tort, car les Compagnons font corps avec nous au premier contact et la séparation peut être douloureuse. Alors, pendant longtemps, les humains s’en sont méfiés. Ils ont essayé de les empoisonner, les ont chassés.

» Puis vint le temps du grand festin, de bêtes terrestres et marines embrochées sur des brasiers géants, et Vadesh traversa pour la première fois le Mur du sud jusqu’à nous. Il plaida des jours durant la cause des Compagnons auprès du Garde-Terres. “Les vôtres sont trop évolués pour mes besoins, disait Vadesh. Mais pour vous, entourés de mers comme vous l’êtes, ils sont une bénédiction. Pourquoi ne pas diviser tes gens en deux : ceux qui les prendront pour compagnons et les autres ? C’est ce que j’ai fait, moi.”

» Ce à quoi le Garde-Terres répondit : “Je n’interdis rien à personne. Je n’ai ni l’envie ni le pouvoir de les forcer ou de les commander. Si telle est leur volonté, qu’ils portent les Compagnons et découvrent en hommes et en femmes libres la nouvelle vie qui s’ouvre à eux.”

» Deux seulement choisirent la symbiose – ils devinrent des monstres pour la communauté, qui décida de les fuir. Seuls, apeurés, ils se tournèrent l’un vers l’autre et vers la vie des profondeurs où, bientôt, ils s’accouplèrent. “Ne retournez pas à terre, leur conseillèrent les Compagnons. Donnez naissance ici, où votre enfant aura un Compagnon pour la vie.”

» L’enfant naquit et les humains découvrirent que la mer pouvait porter leur descendance, et le Compagnon de l’enfant se détacha de son parent et lui offrit sa première respiration, à l’embouchure de la rivière. L’enfant nagea dès la naissance et respirait sous l’eau comme un poisson. Il grandit et ses parents l’amenèrent pour la première fois sur la Terre de l’air, des chants et des hommes debout, et il apprit à marcher, car nous apprenons à marcher à tous nos enfants.

» Mais grâce à son Compagnon, il tint sur ses jambes au premier essai, marcha dans l’heure, maîtrisa le flot de paroles qui s’échappait, ininterrompu, de ses lèvres. Sous l’eau, nous parlons dans le tambour de la chair-sur-la-bouche, et c’est à travers ce baiser de mots que nous nous comprenons. Mais ici, sur terre, un seul peut s’adresser à tous, comme je le fais maintenant. »

Un murmure d’assentiment s’éleva de la plage.

« Cinq années plus tard, un autre couple franchit les brisants et s’attacha à ses Compagnons, puis trois années passèrent, puis une autre, et encore une, et bientôt dix couples s’ébattaient heureux sous les mers.

» Puis frappa le vermou. La chair se décomposa sur les corps, se détacha par lambeaux, ne laissant qu’os, douleur et mort. Lesquels survécurent quand le ver les rongeait déjà de l’intérieur ? Ceux et celles qui rejoignirent la mer – là, le vermou périt, et les Compagnons soignèrent les chairs meurtries.

» Tous ceux suffisamment vaillants pour pouvoir marcher, ramper ou être portés gagnèrent les flots et vint le temps de la guérison. La vie en symbiose était si belle que plus jamais le vermou ne fut appelé fléau. Il nous avait poussés vers les eaux, il était notre ami. Les Compagnons nous avaient sauvés des tragédies vécues dans les autres entremurs. »

Rigg n’avait jamais entendu parler de ce vermou, et pourtant la conteuse en parlait comme d’un mal connu ailleurs. Comment tante Zef en avait-elle eu vent sans l’aide des sacrifiables ? Disait-elle vrai – ce fléau pouvait-il s’étendre au-delà des Murs ? Ou s’agissait-il d’un énième mensonge des sacrifiables ? Pourquoi les habitants de l’entremur de Ram n’en gardaient-ils nul souvenir ?

Les légendes de la Mort Blanche et de la Mort Ambulante lui revinrent soudain en mémoire. Il s’agissait plus de paraboles et de fables que de récits vécus… mais étaient-elles en rapport avec ce à quoi tante Zef faisait allusion ? Dans un tel cas, ce fléau avait frappé bien plus tôt dans l’histoire que Rigg ne le pensait. Il se demanda si Param avait lu des choses à ce sujet dans les chroniques des entremurs. Mais elle était trop loin pour pouvoir l’interroger discrètement. Et puis, il ne voulait pas déranger la conteuse.

« Sous l’eau se succédèrent les générations, insouciantes du temps qui passe dans la mer éternelle. Nous combattions de féroces monstres marins, en ce temps-là, certains venus de Terre, d’autres natifs de ce monde, sortis de leur long sommeil post-apocalyptique. Nous avons essayé de franchir le Mur à la nage, et échoué. Nous nous sommes dispersés le long des côtes et installés dans les profondeurs des océans et loin en amont de fleuves profonds. Toujours nous revenions sur terre, célébrer la vie par des danses et des chansons.

» À l’occasion de l’une de ces célébrations, le Garde-Terres vint à notre rencontre. Il était à nouveau accompagné de Vadesh. L’homme d’outre-Mur nous relata le rejet par ses gens du Compagnon créé pour eux – qui les avait pourtant, lui aussi, sauvés du vermou. Les sans-compagnons avaient exterminé les hybrides, hommes et femmes, jusqu’au dernier. Il ne restait plus personne dans son monde.

» “Joignez-vous à mon compagnon de terre !” nous invita-t-il. Mais à la question “Qu’a votre Compagnon de si extraordinaire ?”, il répondit par une liste de choses inutiles en omettant le nécessaire : ses créatures étaient de piètres nageuses et ne pouvaient pas respirer sous l’eau.

» “Alors vous n’aurez aucun de nous !” décréta notre mère à tous et nos aïeux s’encapèrent avant de regagner les flots, laissant Vadesh seul sur le rivage, dépité et la risée du Garde-Terres. “Je t’avais prévenu. Ils sont satisfaits de ce qu’ils ont, pourquoi y perdre au change ?” “Ils y auraient gagné beaucoup”, s’était alors défendu Vadesh avant de s’en retourner d’où il venait. Plus jamais on ne le revit sur nos rivages. »

Ainsi se terminait le récit de tante Zef.

« C’est tout ? s’enquit Rigg à voix basse. Un peu courte, l’histoire.

— Parce que ce n’en était pas une, affirma Knosso. Quand les tantes en inventent une, je peux vous assurer que la chute est soignée, à vous laisser béat ou hilare ! Mais tante Zef ne faisait que répondre à votre question. Personne n’a écrit ce qu’elle vient de vous conter. Elle l’a improvisé pour vous.

— C’était presque poétique, murmura Param.

— Les Larmuriens s’expriment ainsi. Quel intérêt à revenir sur terre si la langue n’en vaut pas la peine ? C’est pourquoi leurs paroles sont si belles, si distinctes. Elles sont leur bibliothèque, leur orchestre, leurs danses. Maintenant, ouvrez grand vos yeux et vos oreilles, car voici venir la réponse chantée et dansée du récit de tante Zef. »

Au plus grand étonnement de Rigg, l’auditoire se mit à entonner une sublime mélodie, reprenant mot pour mot en chanson les paroles de la conteuse. Le chant terminé, ils le reprirent en chœur, a cappella, sans paroles cette fois. Mais tel était le pouvoir de leurs chants que chaque vocalise valait à elle seule dix mots. À leurs polyphonies se mêlèrent bientôt les danses, dont les mouvements narrèrent tour à tour les chairs putréfiées par le vermou, les naissances et explorations sous-marines, les combats menés par les hommes face aux puissances bestiales des profondeurs, la visite de Vadsac en comique suppliant – les pantomimes arborant alors de faux crochefaces comme s’il s’agissait de masques de bouse nocive. Ce qui valut à Miche, plutôt discret jusque-là, un sacré fou rire.

Le sacrifiable tourné en ridicule quitta enfin la scène. L’auditoire mima une dernière nage puis salua le conte, la conteuse, les chanteurs et les danseurs.

« Cette chanson fait désormais partie de leur vie, au moins pour cette génération, indiqua Knosso. Et s’ils l’oublient, tante Zef la contera autrement, et ils y associeront d’autres chants. Rien ne se perd. C’est leur bibliothèque, vous dis-je. La poésie de leur vie sur terre.

— Je comprends mieux votre amour pour ces gens, affirma Olivenko. Si seulement tu avais pu nous faire parvenir un message.

— Mais je vous en ai envoyé un. J’ai demandé au Garde-Terres d’informer le Jardinier de ma présence ici, en lieu sûr. Et de ma décision d’y rester, bien entendu. J’avais sauvé ma vie in extremis, ce n’était pas pour revenir la perdre en me jetant dans la gueule du loup.

— Qui voulait votre mort ? s’enquit Olivenko.

— Ma femme ! s’exclama Knosso. Hagia m’avait avoué elle-même que si ma tentative de traversée échouait, c’était le poison ou le poignard qui m’attendaient à mon retour. J’ai trouvé cela plutôt… prévenant de sa part. Ne trouvez-vous ?

— Prévenant ! manqua de s’étouffer Param. Elle a aussi essayé de me tuer !

— Elle a eu tort, jugea Knosso.

— Tort ? C’est tout ?

— Les Rois et Reines-en-la-Tente assassinent leurs semblables depuis des générations. Enfants, parents, frères, sœurs… Le meurtre est inscrit dans les gènes de la royauté sessamide. On ne t’a pas appris cela ?

— Personne ne m’a jamais rien appris, rumina Param.

— On nous a enseigné l’Histoire du Peuple, signala Rigg.

— Mais nous pensions ces mensonges inventés par le Conseil révolutionnaire du Peuple pour discréditer la famille royale, ajouta Umbo.

— Difficile d’inventer pires atrocités que celles commises par les Sessamides, nota Knosso. Mais peu importe. Elle a raté son coup et vous voici face à moi, et en pleine santé. Jamais je n’aurais pensé connaître un jour si heureux de toute ma vie !

— Vous avez abandonné votre fille alors que vous la saviez en danger, souleva Rigg.

— On m’a interdit de la voir pendant des années, se défendit Knosso. Et comment aurais-je pu savoir quel danger elle courait ? L’infanticide est une coutume que toutes les têtes couronnées ne partagent pas, sinon la race des monarques serait éteinte depuis longtemps. Il se pratique généralement à l’occasion d’un remariage, pour s’assurer que seul l’enfant né de la nouvelle union accède au trône. J’étais loin de me douter que votre mère se remarierait après mon départ. Quelle erreur ! Je pensais que le pouvoir échoirait à Haddamander Citoyen au décès de votre mère, mais pas un seul instant je n’ai imaginé leur union envisageable ! Jusqu’à ce que le Garde-Terres me rapporte ce ragot appartenant à mon passé…

— Il n’aurait jamais pu la protéger, même en restant, le défendit Olivenko. Il ne pouvait déjà pas se protéger lui-même.

— J’en suis consciente, concéda Param avant de se tourner vers son frère. Mais je suis flattée que tu prennes ma défense. »

Cette façon de penser me dégoûte, songea Rigg. Lorsque j’ai sauvé Param, je ne la savais pas aussi arrogante et imbue d’elle-même que sa mère. Mais Knosso ne vaut pas mieux ! Un homme bon, un chercheur émérite, mais incapable de voir au-delà de ses propres besoins et désirs. Je comprends mieux le comportement de Param depuis notre départ d’Aressa Sessamo. Les chiens ne font pas de chats.

« Merci de m’avoir remis entre les mains du Jardinier, Père, déclara-t-il. Merci d’avoir permis mon éducation hors de la cour.

— C’était le seul moyen de garder un pisteur en vie, expliqua Knosso. Si la rumeur de ton pouvoir avait gagné les salons du palais, les partisans du régime matriarcal t’auraient fait assassiner, de peur que tu en uses pour manipuler les reines et restaurer une monarchie masculine.

— Vous saviez que j’étais pisteur ? s’étonna Rigg.

— Tu ne tenais pas encore sur tes jambes que tu suivais déjà les traces.

— Mais comment l’avez-vous su ?

— Je suis moi-même un pisteur, l’affranchit Knosso. D’un autre genre, d’après ce que m’a dit le Garde-Terres. Il te prétend capable de percevoir les traces du siècle dernier ?

— Des dix derniers millénaires », rectifia Umbo.

Le visage de Knosso s’illumina.

« Je savais bien que mon fils deviendrait quelqu’un d’exceptionnel !

— Et vous, en quoi votre pouvoir est-il différent ?

— Au-delà de dix ans, les traces m’apparaissent terriblement floues, illisibles. Les plus faciles à pister pour moi remontent à un mois tout au plus. Mais cela m’a permis plus d’une fois d’échapper aux importuns – ne trouves-tu pas merveilleux de pouvoir sentir les traces aussi aisément devant que derrière toi ? s’enthousiasma Knosso en prenant son fils par les épaules. Il se fait tard. Nous sommes restés longtemps hors de l’eau. Mère Mock et les tantes, encore plus que moi. Nos branchies sont sèches, il est temps pour nous de retourner à l’eau. Passez la nuit sur le rivage, et nous reprendrons cette conversation demain. D’accord ?

— Excellente idée, se réjouit Param.

— Nous avons encore tant de choses à nous dire, ajouta Olivenko.

— Si on m’avait dit que je rencontrerais un jour un roi… observa Umbo.

— Techniquement, je ne suis pas le premier, indiqua Knosso en désignant Rigg du regard. Même si je n’ai pas encore passé l’arme à gauche, je n’en voudrais à personne de me considérer comme déchu de mon droit à la Tente de lumière. Donc, si tu jures fidélité aux rois, Rigg est ton souverain. Sinon, Param est ta souveraine. Et si tu es républicain, alors ni l’un ni l’autre !

— J’ajouterai, intervint Miche, que ces règles ne s’appliquent que dans l’entremur de Ram et ne nous concerneront que le jour où nous y retournerons, le cas échéant.

— Voilà un républicain né, nota Knosso. Mais je me rappelle vous avoir croisé dans les rangs de mes troupes, sauf erreur.

— Tout à fait, confirma Miche. Nous avons célébré une victoire ensemble, Monsieur. Quelle mémoire.

— Remerciez mon compagnon. Seul, je ne m’en serais pas souvenu, mais il vous a reconnu au premier coup d’œil malgré votre crocheface, et m’a fait revivre les moments passés en votre compagnie. »

Miche inclina la tête en signe de révérence.

« Je suis républicain, affirma Miche, mais ne porte dans mon cœur aucune inimitié envers la maison royale.

— Heureux de vous l’entendre dire, se réjouit Knosso. Et maintenant, que la nuit vous soit douce. Dormez en paix dans l’air rude de la terre. La paisible berceuse des fonds obscurs m’attend. »

Les Larmuriens se levèrent et s’éparpillèrent sur la plage tandis que leurs capes se dressaient au-dessus de leurs têtes puis les recouvraient, que leurs branchies émergeaient et que, l’un après l’après l’autre, ils sautaient, plongeaient ou s’engouffraient dans les flots, laissant les natifs de l’entremur de Ram seuls sur le rivage, tous plus émerveillés les uns que les autres.

Tous sauf Rigg, qu’habitait un sentiment bien différent. Un fléau avait dévasté les colonies au commencement de la vie humaine sur le Jardin. Les sacrifiables semblaient s’être communiqué beaucoup d’informations, bien plus que les Enfants d’Odin n’avaient admis savoir. Les souris étaient-elles au courant de tout cela ?

Rigg scanna les environs ; aucune souris n’était venue fouiner dans les parages aujourd’hui. Parfait. Je sais au moins une chose qu’elles ignorent. Ou, du moins, une chose qu’elles souhaitaient me cacher. Dans un cas comme dans l’autre, la balle est dans mon camp. Car je connais désormais leurs projets, que je dois à tout prix contrecarrer. Et je sais également que cela sera impossible d’ici, de cet entremur, surtout si des gens m’entourent. Je dois agir seul et vite, avant que mes intentions ne s’ébruitent.

« Peux-tu me prêter la dague, Umbo ? s’enquit-il.

— Bien sûr. Tiens, répondit Umbo en lui tendant l’arme.

— Merci. Je te la rends dès que possible. »

Rigg s’éloigna en direction de l’aéronef.

« Tu vas où ? le questionna Umbo, qui lui avait emboîté le pas.

— Dans l’entremur de Vadesh.

— Tu retournes chez ce menteur ? Chez ce serpent ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je dois lui demander quelque chose, répliqua Rigg.

— Quelque chose du genre… ?

— Du genre crocheface, répliqua Rigg. Et je dois savoir quand et dans quel entremur Ram Odin est mort.

— Tu vas rencontrer Ram ?

— Non, démentit Rigg. Je risquerais de tout chambouler, notre vie, le monde entier.

— Rien ne peut changer ce que nous sommes. On en a discuté des centaines de fois.

— Je pars vers le futur, poursuivit Rigg.

— Mais c’est impossible ! Seule Param sait faire cela.

— Non, nous aussi, contesta Rigg. On avance tous vers le futur, mais une minute après l’autre.

— Oui, d’accord, vu comme ça… Mais que comptes-tu faire ? Juste passer du temps… loin de nous ? Emmène-moi avec toi ! Je te tiendrai compagnie.

— Les événements qui m’attendent, Umbo, je te souhaite de ne jamais les vivre.

— Pourquoi, s’ils sont nécessaires ? Tu doutes de moi, Rigg ? Ma jalousie mal placée, c’est de l’histoire ancienne. Elle m’a assez pourri la vie. Je suis ton ami, Rigg. De ceux qui restent fidèles jusqu’au bout.

— Je reviens bientôt, Umbo. Dès que j’aurai fait ce que j’ai à faire, promis. »

Ils avaient atteint l’aéronef. Rigg serra solennellement la main d’Umbo – pour la première fois de leur vie, de mémoire de jeune cordonnier.

« Tu es le voyageur du temps le plus puissant de notre entremur, lui rappela Rigg. Apprends tout ce que tu peux de Knosso. Il est sage, intelligent, et c’est un pisteur lui aussi. Ne l’oublie pas, si tu dois un jour retourner dans le passé.

— Il te ressemble, Rigg, mais je ne le connais pas.

— Alors apprends à le connaître. Et n’en veux pas trop à Param. Elle est ce que l’on a fait d’elle, mais elle se soigne.

— Je ne lui en veux pas, elle ne me revient pas, c’est tout…

— Je sais. Et c’est bien dommage, étant donné que tu es fou amoureux d’elle et que vous feriez de très jolis jeunes mariés, tous les deux. »

Sur ces mots, Rigg tourna le dos à un Umbo décomposé et monta dans l’aéronef, qui décolla à son commandement vers l’entremur de Vadesh.

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