Rigg lisait, l’esprit à des lieues d’Umbo, lorsque Saute-Nuages surgit à l’improviste.
« Je ne sais pas trop quoi en penser, annonça-t-elle d’un air préoccupé, mais un problème vient de nous être signalé. Quelqu’un a activé la pierre de commande et pris le contrôle du vaisseau.
— Quelqu’un ?
— Umbo, désigna nommément Saute-Nuages.
— Merci de m’avoir prévenu.
— Que comptez-vous faire ?
— Accorder à cette affaire quelques minutes de réflexion, sourit Rigg.
— J’ai convoqué l’aéronef. Il n’attend plus que vous.
— Excellente initiative, observa Rigg. Mais rien ne sert de se précipiter. Merci encore et… que cette petite affaire reste entre nous.
— Je crains que cet épisode ne dépasse la simple petite affaire, grinça Saute-Nuages.
— Excusez ma tournure. J’aurais dû dire : “Que cette information reste entre nous.” »
Rigg se replongea dans son livre. Saute-Nuages s’attarda un moment près de lui, le souffle court, saccadé, puis sortit de la pièce en coup de vent.
Une telle agitation n’était pas coutumière chez les Enfants d’Odin, d’ordinaire si calmes et pondérés. Umbo les avait chamboulés. Ce vent de panique ne pouvait provenir de la prétendue mutinerie invoquée à demi-mot par Saute-Nuages – pour en persuader Rigg plus qu’autre chose. Non, pour les mettre dans un tel état, Umbo avait dû faire très fort au vaisseau.
La situation inquiétait Rigg autant qu’elle l’amusait. Umbo s’était rendu seul au vaisseau et les Enfants d’Odin n’aimaient pas le savoir là-bas, à faire dieu savait quoi. Rien de grave, sans doute… Mais, par précaution, Rigg préférait s’en assurer par lui-même, avant que Père-Souris et Saute-Nuages ne créent une scission dans le groupe.
Il faut dire que la lézarde apparue entre Rigg et Umbo depuis quelques semaines déjà ne demandait qu’à s’élargir.
Mais peut-être la réaction des Enfants d’Odin dépassait-elle la simple entreprise de déstabilisation. Peut-être agissaient-ils dans la précipitation, paniqués par la présence d’Umbo dans le vaisseau.
Rigg s’apprêtait à rejoindre l’aéronef quand une pensée le coupa net dans son élan : Ils n’attendent que cela.
Jugeant plus sage de rassembler ses troupes au préalable, il se mit en quête de ses compagnons. Il trouva Miche et Olivenko en pleine passe d’armes dans l’une des salles de la bibliothèque.
« Tu savais qu’on pouvait moduler la dureté de ces hologrammes ? lui lança Olivenko sans préambule. Ils pèsent aussi lourd que de vraies lames d’acier et chantent tout aussi joliment, mais sans entailler la chair. »
C’est alors que Rigg comprit : les épées qu’ils tenaient à la main n’en étaient pas. Il s’agissait de simples projections holographiques en trois dimensions… mais solidifiées. L’information méritait une place au chaud dans un coin de sa tête – comme potentielle explication de la capacité des Enfants d’Odin à téléporter des objets non seulement dans le temps, mais également dans l’espace. S’agissait-il de projections partielles d’épées concrètes stockées ailleurs ? Leur solidification impliquait-elle de « pomper » peu à peu la matière de l’originale ?
La logique voulait que oui. D’une simple image immatérielle à ses débuts, Umbo avait bien fini par projeter son corps entier en le soustrayant au présent.
Il se pencherait sur la question plus tard.
« L’un de vous serait-il tenté par un tour au vaisseau ? lança Rigg aux bretteurs. Saute-Nuages s’impatiente, elle veut que j’empêche Umbo de faire je ne sais pas trop quoi. »
Miche et Olivenko le dévisagèrent d’un air suspicieux.
« Depuis quand te plies-tu à leurs ordres ? s’étonna le garde.
— Leur empressement à me voir intervenir m’intrigue… Je suis curieux de savoir ce qu’Umbo fabrique. Il m’aurait retiré le commandement du vaisseau de l’entremur, d’après eux. S’ils disent vrai, j’aimerais savoir comment il s’y est pris et pourquoi il a fait ça. Et s’ils mentent, autant tirer les choses au clair tout de suite.
— Et tu as besoin de nous pour… ?
— Je viens », trancha Miche.
Le tavernier lâcha son épée, qui s’évanouit dans les airs comme par magie – escamotée par les souris ou par quelque mécanisme automatique, Rigg n’aurait su le dire.
À sa grande surprise, Miche se pencha vers le sol pour recueillir au creux de la paume deux des pensionnaires à poils de la bibliothèque, qu’il percha avec délicatesse sur son épaule.
Rigg s’apprêtait à lui demander s’il prenait de la lecture pour la route quand il comprit, à l’expression de son ami, que l’heure n’était pas aux plaisanteries. Je te préviens : pas de question, lui lançaient les yeux du tavernier.
Ou plus simplement : Pas un mot.
« Je vous suis, lança Olivenko.
— Param va se retrouver seule, s’inquiéta Rigg.
— Elle n’a pas besoin de nous, le rassura Olivenko.
— Pour l’instant. Mais tu as raison, inutile de lui demander. Elle ne nous accompagne jamais, de toute façon. »
Il y avait encore peu, sa sœur aurait accouru à la seule mention d’Olivenko. Mais ces derniers mois d’études forcées dans l’entremur d’Odin semblaient les avoir fatigués les uns des autres, et les amours naissantes – le béguin d’Umbo pour Param, la fascination de la princesse pour Olivenko – étaient soit mort-nées, soit entrées en hibernation.
L’espoir dépérit à vue d’œil par ici, songea Rigg. Dans l’ombre délétère des Livres du Futur, la mort est omniprésente.
Rigg appliqua à la lettre la consigne de Miche durant tout le voyage. Il ne parla de rien. Ou de presque rien, seulement de guerre totale, son dernier sujet de prédilection. « Les Terriens réfléchissent constamment à de nouveaux moyens de limiter les dégâts occasionnés lors des conflits armés. En signant des pactes qui condamnent les crimes de guerre, l’épandage de gaz chimique par exemple. Les accords formels volent en éclats à la première transgression, bien évidemment, mais il est surprenant d’observer comme certains tiennent par le simple équilibre des intérêts personnels. Des destructions garanties par accord mutuel. Mais au bout du compte, les belligérants reviennent toujours à la guerre totale, car toute autre politique tourne la guerre en jeu et comme tout jeu, celui-ci ne dure que tant que les adversaires en respectent les règles.
— La guerre ne s’embarrasse pas de règles, commenta Olivenko.
— Le vainqueur ne s’embarrasse pas de règles, nuança Miche. Les joueurs que la victoire n’intéresse pas ne voient aucun inconvénient à les appliquer tant que le jeu les amuse.
— Pourquoi mener une guerre si ce n’est pas pour la gagner ?
— Pour justifier l’existence des forces armées et faire levier sur le gouvernement, auréolé du sacro-saint prestige militaire, exposa Miche. La victoire, c’est la cerise sur le gâteau. Toute l’astuce consiste à jouer à la guéguerre avec juste ce qu’il faut d’enthousiasme pour faire gonfler le budget de la défense. De nombreuses nations se sont rendues expertes en guerres d’usure, sans que l’opinion ne s’alerte que personne ne gagne, ou qu’on n’envoie au casse-pipe qu’une poignée de soldats.
— Je ne te savais pas si philosophe, nota Rigg.
— Danser avec la mort et détenir entre les mains le pouvoir de la donner rendrait philosophe n’importe quel soldat. »
L’aéronef atterrit sur le même plateau qu’Umbo quelques heures plus tôt. Rigg le confirma à sa trace.
« C’est là qu’on regrette l’absence de Param, déplora Miche. Avec elle, on aurait pu faire un saut dans le passé en toute discrétion, histoire de voir ce qui s’est réellement passé. »
Rigg descendit de l’appareil pour analyser le parcours d’Umbo en détail.
« On dirait qu’il parle avec quelqu’un ici, sa trace piétine sur place. Odsac a dû venir à sa rencontre… je ne vois que lui pour ne laisser aucune trace.
— Si on tente un retour en arrière, tu penses pouvoir être précis à combien de minutes ou d’heures près ? s’enquit Miche.
— Umbo est passé là dans la journée. Son empreinte est encore claire, bien vive, indiqua Rigg. Je peux être aussi précis que tu le souhaites. Tu as une idée en tête ?
— Possible. Mais d’abord, j’ai besoin de savoir combien d’Enfants d’Odin sont venus ici dernièrement.
— Tu penses à quoi ? le questionna Olivenko.
— Je ne peux pas te le dire maintenant.
— D’abord tes souris, maintenant ces mystères… qu’est-ce que tu mijotes ? » s’impatienta le garde.
Miche le gratifia d’un grand éclat de rire tout en désignant de la main les fourrés et les pelouses alentour.
« Des souris, il y en a partout ici ! »
Miche disait vrai. Mais dans ce cas, pourquoi diable en ramener deux de plus ? Pour s’en servir d’otages ? Ridicule. Elles gambadaient sur les épaules du géant, libres de se sauver à tout moment.
Rigg repartit en tête. La trace d’Umbo suivait l’itinéraire le plus évident : droit devant jusqu’au fond d’un tunnel à l’impeccable finition métallique. Ce n’est qu’en arrivant à sa bouche terminale, au seuil d’un pont lancé entre le sol de pierre et le vaisseau, que Rigg décela une chose étrange.
« Une fois sur le pont, Umbo a fait machine arrière dans le temps, annonça-t-il tout en s’avançant le long de l’étroit ouvrage. Sa trace dévie ensuite vers le vide, puis remonte subitement dans le passé en reculant de quelques pas. Elle fait ensuite un deuxième bond, jusqu’ici, puis fourche bizarrement à cet endroit… en deux traces différentes… comme si une des deux n’appartenait pas à Umbo…
— Essaie de tirer les choses au clair sans retourner dans le passé, conseilla Miche.
— Pourquoi ? Tu crois que le sacrifiable a tenté quelque chose ? le questionna Olivenko.
— Je ne crois pas, j’en suis sûr. »
Le tavernier s’était avancé au bord du pont. Il pointait le fond du gouffre du doigt.
Le cadavre désarticulé d’Umbo gisait face contre pierre, au pied du vaisseau. La trace du jeune homme avait beau filer, nette et fraîche, à l’intérieur du vaisseau, cette vision glaça Rigg d’effroi.
À quelques mètres à peine, mais seulement visible depuis l’autre côté du pont, reposait un second corps sans vie.
« Par l’œil gauche de Silbom… souffla Rigg. Deux copies d’Umbo. Mais il est encore en vie, Miche. Sa trace active, la vraie, je la vois. Elle mène au vaisseau.
— Je me suis toujours interrogé sur ce qu’il advenait de toi ou d’Umbo lors de vos passages dans le passé, souleva Miche. Lorsque le cours des choses change. Est-ce que l’ancienne trace persiste ? »
Rigg rougit, un peu honteux.
« Je n’ai jamais pris la peine de vérifier.
— Tu choisis une trace, tu t’ancres dessus et les effets de ta présence dans le passé se répercutent dans le présent, réfléchit Miche à haute voix. Mais lorsque tu te préviens…
— Ta trace emprunte un autre chemin, compléta Olivenko. Elle devient la “vraie” trace. Mais l’ancienne…
— Un retour en chair et en os dans le passé et un simple avertissement sont deux choses différentes, les coupa Rigg. Umbo n’a pas fait que surgir comme une vision fugace sur le pont, il s’est téléporté dans le temps et l’espace. Mais ce saut a infléchi la destinée de son double – on le voit clairement apparaître devant le Umbo de départ, ici. Et là, même chose. D’où les traces qui partent en fourche. Les anciennes copies ont suivi leur propre chemin.
— En restant dans le présent, conclut Miche.
— Umbo s’est démultiplié, murmura Olivenko.
— En trois exemplaires, mais il aurait pu le faire à l’infini, nota Rigg.
— Ces deux-là n’ont pas été les plus chanceux », pointa Olivenko.
Le fait qu’une version d’Umbo s’en soit sortie n’enlevait rien à la terreur et à la douleur que les deux autres avaient dû endurer. Rigg se prépara machinalement à un saut, sinon pour voler à leur aide, du moins pour mieux comprendre.
« Ne fais pas ça, l’arrêta Miche.
— Mais je dois…
— Umbo est en vie, l’interrompit Miche. Il n’y a plus rien à faire ici. »
Rigg prit conscience de son erreur.
« Ma subite apparition au milieu de tout le monde pourrait faire empirer les choses.
— On ne sait pas ce qui s’est passé exactement. Ni ce qu’on risque de défaire en débarquant de nulle part. Allons trouver Umbo avant de tout gâcher. »
Miche était de bon conseil. Bien que dépourvu des mêmes pouvoirs que les disciples de Ram, il n’en saisissait pas moins toutes les subtilités des voyages temporels et savait quand leur usage s’imposait ou non. Ses échecs à répétition à la banque d’Aressa Sessamo avec Umbo lui avaient en outre enseigné une chose : on ne jouait pas impunément avec le temps. Les événements pouvaient prendre un tour inattendu et vous le faire payer cher. Et encore, cette leçon, Miche l’avait apprise à ses dépens alors qu’Umbo n’envoyait dans le passé que son image…
« Ils respirent peut-être encore… espéra Olivenko à haute voix.
— Ils sont morts, lui certifia Rigg.
— Comment peux-tu voir cela d’ici ?
— Leurs traces s’arrêtent net sur le pont, expliqua Rigg. Le sacrifiable a jeté leurs cadavres d’ici.
— Pas très malin de sa part, estima Miche.
— Tuer une ancienne copie de voyageur du temps, est-ce considéré comme un meurtre ? s’interrogea Olivenko.
— Tu tiens vraiment à en débattre maintenant ? grogna le tavernier.
— Je croyais que les soldats adoraient philosopher.
— Ce n’est ni le moment ni l’endroit. »
La trogne fumasse de Miche redonna le sourire à Olivenko.
Rigg s’engagea dans le vaisseau.
La trace d’Umbo tirait au plus court jusqu’à la salle des commandes. Le lecteur de pierres était ouvert. Si Saute-Nuages avait dit vrai, c’était ici qu’Umbo avait tenté de destituer Rigg de son commandement.
La trace longeait les murs de la pièce, s’attardait un instant sur le siège du pilote puis ressortait par la porte d’entrée. Ils la suivirent.
Umbo semblait avoir passé en revue tous les organes vitaux de l’appareil. Inspection de routine ? Simple tournée des appareillages ? Ou était-il allé jusqu’à trafiquer les machines ? Impossible de le dire sans remonter de quelques heures en arrière.
En arrivant dans l’unité de stockage – la pièce où les colons avaient reposé en stase durant le voyage interstellaire – ils aperçurent Odsac qui s’éloignait le long d’un corridor.
« Je sais que vous êtes là, lança le sacrifiable dans son dos. Je vous ai sentis arriver. Umbo en a été informé immédiatement. »
Le sacrifiable portait un plateau chargé de choses et d’autres à la main. Il poursuivit sa route en tournant où avait tourné la trace d’Umbo.
Les trois visiteurs le suivirent jusqu’à une pièce que Rigg reconnut d’emblée comme étant la chambre de réveil et de soins. Umbo ne prit pas la peine de les saluer. Le sacrifiable déposa le plateau, qui déplia automatiquement quatre pieds pour se transformer en une petite table. Le déjeuner était servi.
« Je vous ai manqué ? s’enquit Umbo tout en enfournant une première fourchetée.
— Saute-Nuages s’inquiétait de ta prise de contrôle du vaisseau, l’informa Rigg. Bon appétit. C’est bon ?
— Donc vous avez accouru à sa demande pour me remettre à ma place, mâchonna Umbo en ignorant la question.
— Nous sommes venus vérifier la véracité de ses propos, rectifia sèchement Rigg, passablement agacé qu’Umbo en déduise qu’ils avaient cru l’Enfant d’Odin sur parole.
— Elle a dit vrai, confirma Umbo. Les pierres incrustées dans le manche de la dague fonctionnent aussi bien que les autres. Je suis le nouveau chef à bord. »
Ses mots restèrent un instant en suspens dans l’air.
« Intéressant, finit par réagir Rigg. Quel est le but ?
— Continuer à faire ce que je fais depuis le début, rétorqua Umbo. Étudier le vaisseau. Voir si ça nous mène quelque part.
— Et dans cette pièce ? questionna Rigg. Tu comptes essayer de ressusciter tes deux cadavres ? »
Umbo se leva d’un bond en envoyant valser son plateau-repas, que le sacrifiable cueillit au vol sans rien renverser. Quels réflexes ! songea Rigg, admiratif.
« Tu es allé m’espionner dans le passé ! explosa Umbo.
— Je n’en ai pas eu besoin ! riposta Rigg. Il m’a suffi de suivre tes cadavres à la trace !
— Et alors, ils ont eu mal ? Tu as apprécié le spectacle ?
— Du calme, s’interposa Olivenko. On dirait deux…
— Gamins ? s’esclaffa Miche. Mais ce sont deux gamins, Olivenko. Même si, dans le cas présent, la palme revient quand même à Umbo. »
Le jeune cordonnier lui lança un regard noir.
« Content de savoir ce qu’un vulgaire crocheface pense de moi ! »
Miche le gifla.
Umbo vacilla sous le choc, palpa sa joue rougie par l’impact et se mit à sangloter.
« Pourquoi moi ? dit-il d’une voix étranglée. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Tu as menti et déclenché cette dispute, répliqua Miche.
— Je n’ai pas menti ! protesta Umbo.
— Tu n’aurais pas dû le frapper, plaida Rigg. Et je n’aurais pas dû m’emporter non plus.
— Ce n’est pas à cause de lui, mais de vous deux, que je suis en colère, tonna Miche. Ces enfantillages ont assez duré. Ne comprenez-vous pas que vos vies sont en jeu, ici et maintenant ? Pas plus tard, pas peut-être. Pas à cause d’un soi-disant avertissement sur la fin du monde. Umbo s’est fait briser la nuque deux fois aujourd’hui. Quand allez-vous enfin vous serrer la main ? Au moins en camarades, puisque vous êtes incapables de le faire en amis.
— Je n’ai pas d’amis, ronchonna Umbo. Je pensais en avoir, mais…
— Tu as gâché notre amitié il y a des mois en insinuant que le crocheface parlait à ma place, le coupa Miche. Et ta stupide rébellion quand Rigg essayait de nous sauver la vie t’a coûté la sienne. Quand on ne sait pas faire dix mètres dans les bois sans se perdre, on la boucle.
— C’est donc ma faute maintenant !
— Oui, insista Miche. Et ne fais pas l’étonné. Lorsque Rigg est entré dans cette pièce, tu as fait mine de ne pas connaître les raisons de sa venue. Tu as très bien compris ce qu’il voulait dire mais tu as préféré jouer les victimes. Et tu as menti.
— Je n’ai pas menti !
— Si, en prétendant être le nouveau chef à bord, alors que ton commandement se limite à ce vaisseau-ci, et en tant que second de Rigg. »
Umbo se tut et regarda Miche droit dans les yeux.
« Comment l’as-tu su ? »
Miche sourit.
« Content de voir que tu entends ce qu’on te dit, au moins. »
Umbo se tourna vers Rigg.
« Le vaisseau refusait de te relever de ton commandement. Mais Odsac m’avait déjà zigouillé deux fois. Il fallait que je l’arrête. C’est le seul moyen que j’ai trouvé. Mais cela ne veut pas dire que je t’accepte comme supérieur. Je ne serai jamais à tes ordres ! »
Que répondre à cela ? Le dégoût dans l’expression et le ton d’Umbo laissait Rigg sans voix, incapable de comprendre ou même de réagir.
« Le vaisseau n’a daigné m’obéir qu’en apprenant que tu m’avais remis ce couteau, reprit Umbo d’un ton amer. Je n’existe que parce que tu l’as bien voulu. »
En guise de réponse, Rigg exhiba la bourse de pierres.
« Tiens, prends-la, répliqua-t-il en la tendant à Umbo. Que le vaisseau et cet assassin de sacrifiable nous en soient tous témoins. Je remets ces pierres entre les mains d’Umbo.
— Je n’en veux pas ! cria Umbo. Je ne veux rien de toi ! Je n’ai utilisé ce couteau que pour rester en vie, je… »
Umbo tenait la dague non pas à plat sur la paume, comme une offrande, mais dans son poing serré, menaçant. La main de Miche partit comme l’éclair – aussi vive que celle du sacrifiable pour rattraper le plateau. Umbo s’écroula au sol en se tenant le poignet, le visage grimaçant.
« Rigg, attrape ! hurla Miche en lui lançant la dague. Réaffirme ton commandement tout de suite ! »
Le tavernier fixait le sacrifiable. Rigg saisit la lame au vol et, sans chercher à en savoir plus, déclama « Je me rétracte. Je reste commandant de ce vaisseau et des autres, de ce sacrifiable et des autres. »
Ce n’est qu’alors qu’il se tourna vers Odsac. La machine était figée debout, raide comme un majordome, le plateau toujours à la main.
« Il allait se jeter sur toi, lui apprit Olivenko. Il était moins une.
— Umbo ne m’aurait jamais poignardé, dit Rigg en se tournant vers Miche. Tu n’avais pas à faire ça.
— Personne ne sait ce qu’Umbo aurait fait, pas même lui. »
Olivenko se tourna vers le tavernier.
« Tu n’as pas répondu à Umbo. Comment as-tu su pour cette histoire de commandement ?
— J’y répondrai quand Rigg aura ordonné aux vaisseaux de crypter toutes les conversations susceptibles d’être interceptées et enregistrées par les Enfants d’Odin.
— Cet ordre a déjà été donné, sourcilla Olivenko.
— Non, le contredit Miche. Je veux m’assurer que rien ne soit consigné dans leurs mémoires.
— À l’ensemble des vaisseaux et des sacrifiables, à partir de maintenant, et jusqu’à contrordre, tout ce qui se dira entre moi, Umbo, Miche et Olivenko restera secret, ordonna Rigg. Rien ne sera ni consigné dans vos mémoires ni transmis de quelque manière susceptible d’être interceptée par les Enfants d’Odin… »
La voix du vaisseau l’interrompit.
« Les Enfants d’Odin interceptent déjà tout ce qui se dit sur tous les canaux de communication.
— Tous, vraiment ? douta Miche. Ou tous ceux habituellement utilisés ? »
Le vaisseau refusa de répondre.
« Répondez, ordonna Rigg. Considérez les questions de Miche comme les miennes.
— Tous, précisa la voix. En revanche, je ne peux affirmer avec certitude s’ils écoutent ou non.
— Moi, je le peux, affirma le tavernier. Les Enfants d’Odin n’affectent plus personne à l’écoute des conversations depuis des années. Et leurs systèmes de transmission ont été détruits pour ne pas attirer les soupçons des Éclaireurs.
— Si je comprends bien, on ne craint pas d’être entendus ? conclut Umbo.
— Si… par leurs souris, prit conscience Rigg au même moment.
— Alors pourquoi en avoir amené deux ? s’étonna Olivenko.
— Miche communique avec elle, l’affranchit Rigg. Pas toi ?
— Disons plutôt qu’elles communiquent avec moi, rectifia le principal intéressé.
— Comment ? » s’intéressa Umbo, soudain piqué de curiosité.
Le jeune cordonnier avait séché ses larmes et ravalé sa rancœur, pour leur plus grand plaisir à tous.
« En parlant », expliqua sobrement Miche.
L’une des deux souris pivota alors sur l’épaule du tavernier pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.
« Des hautes fréquences, devina Rigg. Imperceptibles par les humains. À moins de disposer d’un récepteur… ou d’un crocheface.
— J’entends des voix depuis qu’on est arrivés, développa Miche. Au début, je ne comprenais pas d’où venaient ces commentaires incessants sur chacun de nos faits et gestes, dans une langue inconnue. Puis Père-Souris nous a présenté ses souris, et j’ai compris. Je les ai surprises en train de communiquer entre elles et de passer leurs ordres aux mécanismes dérobés dans les murs. Les Enfants d’Odin pensaient que leurs souris ne parlaient pas notre langue, mais elles nous comprennent depuis le début.
— Ce qui explique ta petite balade en solitaire dans la prairie, observa Umbo.
— Le crocheface a développé une seconde paire de cordes vocales dans mon larynx, à ma demande, poursuivit Miche. Je suis aujourd’hui capable de reproduire leurs sons. Vous seriez surpris d’entendre comme leur langue est claire et douce à l’oreille. Et comme ces petites bêtes parlent vite. De vraies mitraillettes.
— Comment être sûrs qu’elles n’ont rien dévoilé aux Enfants d’Odin ? souleva Olivenko.
— Elles ne leur doivent plus rien depuis longtemps. Père-Souris les a croisées avec des gènes altérés de colons il y a des siècles de cela. Mais depuis, ce sont elles qui gèrent leur propre évolution, leur propre génome. En forçant le trait, je dirais qu’elles représentent la race humaine de l’entremur. Comparés à elles, les yahous sont de vrais sauvages.
— Je l’ignorais, se manifesta subitement Odsac.
— Vous n’avez rien entendu, d’ailleurs, intervint Rigg. Expurgez cette information des mémoires de tous les sacrifiables et de tous les vaisseaux. Qu’elle ne s’ébruite pas.
— Aucune crainte, le rassura Miche. Les souris ont intégré des routines de suppression dans le code des ordinateurs de bord, qui formate tout ce qui les concerne dans les trente minutes suivant un enregistrement. Ce stockage volatil leur permet de tenir des conversations cohérentes avec les sacrifiables, tout en s’assurant de leur amnésie ultérieure. Les souris retiennent tout, elles n’ont pas besoin de copies de sauvegarde.
— Elles sont si minuscules, s’émerveilla Rigg.
— Et leur entente est parfaite, poursuivit Miche. Chaque souris approche le quotient intellectuel d’un enfant disons “normal” – ou non modifié génétiquement. Père-Souris a réalisé un sacré exploit en casant un tel cerveau dans un si petit crâne. Et celui des souris ne fut pas moindre, de réussir à se spécialiser et à coopérer à la perfection.
— Elles stockent chacune une section de la bibliothèque, devina Rigg.
— Oui, c’est ce qui explique leur présence par dizaines dans chaque salle, acquiesça Miche. Elles communiquent en continu avec leurs vastes hordes de congénères dehors. Chacune se focalise sur sa tâche et fait une confiance aveugle aux autres pour remplir la leur. Quatre d’entre elles valent un Enfant d’Odin. Alors des milliards… Jamais intelligence humaine n’a atteint un tel degré.
— Sauf assistée par un ordinateur, émit Olivenko.
— Un ordinateur n’est qu’une pâle copie de cerveau. De la mémoire, de la rapidité de calcul, mais pas de matière grise… juste des programmes.
— Le cerveau humain ne peut-il être assimilé à une sorte d’ordinateur exécutant une série de programmes ? suggéra Rigg, qui avait dû tirer cette idée du rayon littérature terrestre de la bibliothèque.
— Les humains conçoivent des machines puis se mentent à eux-mêmes, en se proclamant moins intelligents que leurs créations pour mieux se conforter dans l’idée qu’elles reflètent leur intelligence suprême. Mais ils ont tout faux. En matière d’intelligence, ordinateurs et humains ne luttent pas dans la même catégorie.
— L’homme qui se faisait passer pour mon père était une machine, rappela Rigg. Et je n’ai jamais croisé quelqu’un de plus brillant.
— Il n’avait pas son pareil pour le faire croire, en tout cas. Il était surtout doué pour te bombarder de chiffres, de faits ou de procédures. Mais pour mener une réflexion approfondie ? Il ne t’arrivait pas à la cheville dans ce domaine. Une chose que les souris ont vite comprise, c’est qu’elles étaient bien plus futées que les sacrifiables, et même les égales des humains.
— Tu disais tout à l’heure qu’à plusieurs, elles les surpassaient, même, déclara Umbo.
— En termes de mémoire et de calculs, oui, confirma Miche. Mais un cerveau est un cerveau. Une pensée est une pensée. Les travaux des Enfants d’Odin ont permis de doper leur intelligence cérébrale, de l’équiper de meilleurs outils, mais l’esprit se distingue de la machinerie organique qu’il habite.
— Ça y est, le philosophe est de retour, commenta Olivenko. Tu ne viendrais pas de découvrir ce que l’on appelle l’âme, par hasard ?
— Rigg l’a découvert, reprit Miche. Umbo aussi.
— Hein ? Quand ça ? se réveilla ce dernier.
— Moi, non, je n’ai rien découvert du tout, réfuta Rigg.
— Les traces, développa Miche. La part de vous-même capable de voir le passé. Où est-elle inscrite dans votre génome ?
— Les Enfants d’Odin nous ont confié avoir greffé des gènes humains capables de… commença Rigg avant de se taire, soudain conscient que Père-Souris et Saute-Nuages avaient juste insinué ce dont il avait fini par se convaincre tout seul.
— S’ils avaient réussi à isoler les gènes des maîtres du temps, fit remarquer Miche, pourquoi faire appel à vous ?
— Ils les cherchent encore, devina Olivenko.
— Ils ont passé ces derniers mois à passer au microscope chaque empreinte génétique laissée derrière vous, signala Miche. Leurs souris collectent tous les échantillons qu’elles peuvent.
— Et ?
— Et il n’y a rien à trouver ! Pas dans les gènes en tout cas. La part de nous qui laisse une trace dans le temps liée à la gravité de la planète ne se situe pas dans le cerveau.
— Les animaux en laissent aussi, observa Rigg. Les plantes également, à leur manière.
— La vie vient de l’âme, poursuivit Miche. Les matières vivantes possèdent une âme, un esprit, une pensée. Les individus vivants entretiennent une certaine relation avec leur planète de résidence. Leur passé voyage avec eux à travers le temps et l’espace. Et il leur survit. Bien après la mort de l’organisme, la trace est encore là, chargée d’une vie à redécouvrir, d’une foule d’instants à contempler, à revisiter. »
Rigg rougit avant même d’avoir pu formuler sa pensée.
« Et je n’ai rien vu.
— Tu aurais dû, pourtant.
— Voir quoi ? s’enquit Umbo.
— Que dans l’entremur d’Odin, les traces des souris n’en sont pas, l’éclaira Miche.
— Le philosophe est aussi devin, à ce que je constate, commenta Olivenko.
— Il m’a suffi de lire sur ses petites joues rouges. Le contexte de la conversation a fait le reste.
— Leurs traces sont petites mais éclatantes, exposa Rigg. Et de la même… couleur, ou texture – difficile de la définir – que les traces humaines. C’était là, sous mes yeux, et je n’ai rien vu parce que…
— Parce que tu réfléchis comme un être humain, compléta Miche. Le cerveau voit tout, l’esprit interprète. C’est là que réside sa force : dans la capacité à se focaliser sur un objet pour remonter à sa source. Le cerveau en est incapable. Mais cette même focalisation occulte parfois ce dont le cerveau garde pleinement conscience. Comme lorsque l’évidence saute tellement aux yeux qu’elle en devient invisible. Inversement, on peut comprendre des choses que l’on ne voit même pas.
— C’est valable pour tous les êtres humains ? questionna Umbo.
— À différents niveaux. C’est la vue dont m’a doté le crocheface qui m’a appris tout cela. Je distingue aujourd’hui des objets à un niveau de détail impensable pour le commun des mortels, mais je continue à les interpréter de mon point de vue humain. Le crocheface voit tout aussi bien mais ne peut rien faire de ses observations, en raison de son esprit primitif. Lorsque les souris ont été croisées avec des gènes humains, c’est comme si l’on avait disséqué ces minuscules bestioles pour mettre des hommes à l’intérieur. Elles sont aujourd’hui dotées d’âmes humaines, en quelque sorte.
— Que sont-elles au juste, ces souris ? D’où viennent-elles ? questionna Olivenko.
— Elles sont la vie même, rétorqua Miche. Je ne me l’explique pas plus clairement. Les souris non plus d’ailleurs. Les organismes vivants possèdent cette chose en eux, ce rapport à la planète, cette osmose intrinsèque. Et les humains plus que les autres, plus que les animaux qui, à leur tour, la vivent plus intensément que les plantes. Et c’est exactement ce que perçoit Rigg : la vie, l’âme, l’esprit, appelez cela comme vous voulez. Cette chose immuable liée au champ de gravité planétaire. »
Rigg repensa aux traces humaines suspendues dans les airs au-dessus de la Stashi, là où les ponts écroulés depuis l’enjambaient autrefois. Les chutes, en grignotant peu à peu la falaise, avaient reculé. Pas les traces : elles étaient restées exactement au même endroit, fixes par rapport au noyau du Jardin.
« Donc qu’arrive-t-il lorsque l’on traverse l’espace ? interrogea Rigg. Y perd-on notre âme ?
— Non ! s’exclama Miche. Sinon les colons seraient arrivés ici sans vie. »
Rigg observa les toutes premières traces laissées dans la pièce. Celles des colons tout juste sortis de leur stase ; des traces à l’éclat terni par le temps mais encore là, perceptibles.
Une, en particulier, attira son regard. Une déjà présente, dans tous les couloirs du vaisseau, bien avant le réveil des colons. Celle de Ram Odin.
« Devrais-je m’intéresser à lui ? pensa Rigg tout fort. Aller lui parler ?
— Pour lui dire quoi ? souleva Miche.
— Parler à qui ? sourcilla Olivenko.
— Ram Odin, l’éclaira Umbo.
— Je ne sais pas trop… hésita Rigg. Lui demander… ce qu’il avait en tête.
— Quelle importance aujourd’hui ? demanda Miche. À quoi cela t’avancerait-il de le savoir ? Ce qui nous intéresse, c’est de découvrir ce que les Enfants d’Odin ont en tête. Ce que les Éclaireurs vont conclure. Pourquoi les Nettoyeurs seront envoyés. Comment les vaisseaux et sacrifiables réagiront.
— Ta rencontre avec Ram pourrait tout gâcher, fit remarquer Umbo.
— À moins qu’on ne vive déjà dans le futur que notre rencontre a créé, argua Rigg.
— Tu mettrais en péril l’avenir de l’entremur d’Odin juste pour voir ? l’interrogea Olivenko. Tu ne peux pas faire ça. C’est un coup à y rester.
— Pas si on y va ensemble.
— Que fais-tu du reste de la planète ? questionna Miche.
— Il ne leur arrivera rien, assura Rigg. Leurs vies ont eu lieu, puisqu’elles font partie de notre passé.
— Les vaisseaux gardent en mémoire tous les futurs perdus dans une unité de stockage, les informa Umbo, même si l’on retraverse un Mur en sa possession. »
Cette révélation suscita la curiosité dans les rangs de ses camarades, qui insistèrent pour qu’Umbo leur relate ses découvertes par le menu détail : l’existence des fichiers journaux, le stockage à distance des données dans les pierres, le rôle des enregistrements comme moyen officiel de transfert d’autorité au sein d’un vaisseau.
« Beau boulot », le félicita Rigg à la fin de son récit.
La flatterie échauda le jeune second.
« Tes compliments, tu peux te les mettre où je pense ! » rétorqua-t-il, piqué au vif.
Miche le fit revenir à la raison d’une seconde paire de gifles qui tira au jeune cordonnier de nouvelles larmes.
« Arrête ! s’emporta Rigg. Si tu le tapes encore une fois…
— Garde tes ordres pour les machines, le coupa Miche. Je lui inculque quelques nécessaires rudiments d’éducation. C’est une marque d’amour paternel.
— Mon père m’a assez marqué, merci, gémit Umbo. Et plus que nécessaire !
— Ce n’était pas ton père. Il te frappait pour se défouler. Moi, c’est en officier chevronné que je le fais. Pour que tu arrêtes de te plaindre et que tu commences à te comporter en adulte. »
Rigg hésita à s’interposer, d’un geste, de la voix, mais comment remettre en cause l’autorité d’un homme qui avait tout vécu ?
« Je n’ai besoin de personne pour ça ! aboya Umbo.
— Ta réaction m’apporte la preuve flagrante du contraire, répliqua Miche. Dans une brigade, tu représenterais un danger permanent pour chacun de tes coéquipiers. Il faut apprendre à fonctionner en équipe, à faire sa part du boulot.
— Je ne suis pas une de tes souris !
— Tu devrais pourtant prendre exemple sur elles. C’est en intégrant des gènes humains, en devenant elles-mêmes humaines que ces petites créatures sont parvenues à se fondre dans l’identité du groupe et à remplir leur rôle avec une confiance totale dans la capacité des autres à faire de même – ce qui constitue le cœur même de l’évolution humaine, et un impératif de survie. La suspicion, le ressentiment, ce sont les tares du mâle dominant. C’est le gorille qui tabasse son congénère avant de le bannir du groupe. Celui qui ne réfléchit pas, ne partage rien, dévore tout, et se retrouve à la merci de primates plus faibles mais soudés dans l’adversité.
— Merci pour la comparaison, bougonna Umbo.
— Tu m’as très bien compris, insista Miche. Cela fait un an que tu me donnes raison, par tes paroles et tes actes. Tu es le mâle dominant dans toute sa splendeur, incapable de supporter la rivalité d’un autre chef de meute. Tu cherches l’affrontement, tu l’as déjà trouvé une fois mais, vaincu, tu as battu en retraite et attends patiemment ton heure. Mais ce couteau, dans ta main – il ne demandait qu’à partir, n’est-ce pas ? Il voulait frapper au cœur, avoue. »
Umbo se prit brusquement la tête à deux mains, comme pour se boucher les yeux et les oreilles, se protéger de ses propres démons. Mais deux mains ne suffirent pas.
« Non ! hurla-t-il. Non, c’est faux !
— Tu as le sentiment que ta vie ne pourra commencer qu’une fois Rigg parti, poursuivit Miche. Tu pensais que ta joie passerait inaperçue, quand tu as manœuvré pour lui prendre sa place ?
— Je ne lui ai jamais pris sa place ! protesta Umbo.
— Non, parce qu’Olivenko t’a grillé sur le fil. Et sans rien demander à personne. Pourquoi a-t-il la confiance des autres et pas toi à ton avis ? Pour une raison toute simple, que tu n’as pas comprise : on ne s’impose pas de force à la tête d’un bataillon, on se fait élire naturellement, pour ses talents de meneur. Sinon, ce sont tes hommes qui en souffrent, qui meurent au front par ta faute. Maintenant, reprends-toi. Plutôt que de chercher à tout prix à te débarrasser de Rigg, plutôt que de l’envier, réfléchis à ce que tu pourrais faire pour te rendre aussi utile que lui.
— Mais c’est impossible ! geignit Umbo. Ramsac, l’Homme en Or, son père, il lui a tout appris ! Moi, personne…
— Des pleurnicheries, maintenant. Tu as de la chance, je ne gifle pas les pleureuses. Ramsac a préparé Rigg, c’est vrai. Mais à reprendre le trône d’Aressa Sessamo, rien d’autre ! D’où son aisance à la capitale parmi les gens de la cour. Mais jamais il n’a été préparé à traverser un Mur sans pierres, à survivre dans l’entremur de Vadesh ou d’Odin, tout simplement parce Ramsac n’avait prédit aucun de ces événements. Pourquoi crois-tu que Rigg s’en soit si bien sorti ?
— N’exagérons rien… minimisa Rigg. C’est vous qui avez tout fait, toi, Olivenko…
— Tu cherches les coups, toi aussi, le menaça Miche. Non mais écoute-toi ! Olivenko, moi, tout fait ? Si tu tiens à nous féliciter, félicite-nous de t’avoir choisi comme chef. Tu décèles les points forts des autres et t’appuies dessus, tu fais confiance, tu n’imposes jamais tes idées, tes décisions, tu n’insistes pas pour tout contrôler. Tu ne jalouses pas notre savoir-faire, au contraire : tu nous remercies de le mettre en application puis tu passes à autre chose. »
Miche saisit la main d’Umbo et l’écarta de sa tête pour le forcer à écouter.
« Voilà ce que l’on attend de toi, Umbo. Que tu te réjouisses que tes camarades sachent des choses utiles que tu ignores. Et ensuite, que tu te félicites de pouvoir contribuer avec tes propres armes, celles dont tu es le seul à disposer. Et là, c’est le vieil officier qui parle : une troupe de gaillards de la trempe de Rigg s’en sortira toujours, survivra jour après jour dans la bataille et, même si elle finit battue, mourra l’arme au poing en ayant saigné les rangs de l’ennemi à blanc. Car dans cette troupe, les hommes ne se battront pas chacun pour leur peau mais en bloc, et un bloc bien plus compact qu’un tas de mâles dominants terrifiés, se grimpant les uns sur les autres pour finir au sommet de la pyramide.
— Tu peux parler ! fulmina Umbo.
— C’est ce que je fais.
— Il fait référence à toi et Olivenko… traduisit Rigg. Aux petites bisbilles dont vous nous gratifiez depuis Aressa Sessamo.
— Tu as raison, acquiesça Miche. Je voyais Olivenko comme un soldat de pacotille, au début. Et alors ? J’avais tort, je le reconnais. Notre comportement nous a nui à l’un comme à l’autre. Mais lorsque nous avons franchi le Mur et que je l’ai vu y retourner bille en tête pour te sauver, Rigg, j’ai compris sa vraie valeur. Et à partir de là, nous n’avons plus fait qu’un. Pas vrai, Olivenko ?
— On continue à s’en envoyer de bonnes, quand même… répliqua le soldat.
— Oui, mais on se fait confiance, insista Miche.
— C’est vrai, admit Olivenko.
— Défoule-toi sur Rigg tant que tu veux, Umbo, reprit le tavernier. Il mérite parfois de se faire remettre à sa place, quand il prend ses airs de pète-sec de la haute de Sessamoto. Mais il faut aussi que tu apprennes à ravaler ta susceptibilité. Tu ne peux pas prendre ombrage de tout ce que l’on te dit, ni étrangler tous ceux qui font mieux que toi.
— Je n’ai envie d’étrangler personne ! plaida Umbo.
— Toi, non, mais ton corps si. Commandé par ton cerveau de mâle dominant, d’ado attardé, individuel, égoïste comme pas deux, incapable de s’attacher à un groupe et de contribuer sans avoir envie de tout diriger. C’est lui que j’ai giflé, pour le faire taire et laisser l’homme émerger et reprendre les choses en main. Es-tu aveuglé par la rage au point de ne pas voir que nous t’apprécions, que nous avons besoin de toi et te respectons ? Rigg, surtout. Rigg plus que personne.
— Personne ne me respecte, articula Umbo la gorge nouée, avant de fondre à nouveau en larmes.
— Cet enfant me dépasse, se désola Miche. Il lui faudrait un trou dans le crâne pour libérer ses démons.
— Il a compris, tempéra Rigg.
— M’étonnerait.
— Il a compris, répéta Rigg, parce qu’il sait combien tu l’aimes et que lui t’aime tout autant. Il a compris, même s’il est trop fier pour l’admettre. Alors foutons-lui la paix cinq minutes et remettons-nous au travail.
— Qu’est-ce que tu suggères ? s’enquit Olivenko.
— Les Enfants d’Odin nous ont menti mais leurs plans m’échappent encore… J’ignore ce qu’ils comptent faire de nous, surtout.
— Tu veux dire, à part nous piquer nos gènes pour les implanter dans des souris ? demanda Olivenko.
— Un instant… Mais bien sûr ! s’exclama Rigg. Voilà ce que je n’avais pas compris ! Depuis le temps que cette question me tracasse… Si seuls des humains possèdent la capacité de manipuler le temps, Miche, comment les Enfants d’Odin ont-ils pu développer des machines capables de téléporter des objets dans le temps et l’espace ?
— Bonne question, concéda Miche.
— Tu as une réponse ?
— Mmm, possible… hésita Miche. Il se pourrait que j’aie demandé aux souris… et qu’elles m’aient répondu.
— Répondu que… ? le pressa Olivenko.
— Qu’en fait, cette machine n’existe pas.
— Mais… la gemme… dans les feuilles… évoqua Umbo.
— Les Enfants d’Odin ne sont pas en cause, expliqua Miche. Ils croient dur comme fer posséder une telle machine. Sauf que, d’après les souris, tout cela n’est qu’un canular.
— Un canular ? s’exclama Umbo.
— Qui aurait cru ces petites bêtes si joueuses ? s’esclaffa Miche dans un grand éclat de rire. Nos hôtes ont manipulé des années durant une belle machine, qui crachait de la vapeur et clignotait de partout, comme toutes celles fabriquées dans l’entremur jusqu’à ce que Père-Souris ne délègue à ses souris savantes leur développement. Mais cette belle mécanique ne téléportait rien du tout.
— C’étaient les souris… souffla Olivenko.
— Elles aussi descendent de Ram Odin, rappela Miche. Elles ont hérité de son ADN, l’ont peaufiné au fil des croisements des générations durant. Elles ne peuvent se téléporter elles-mêmes, mais sont capables de déplacer des objets inanimés. Celles qui ont essayé sur elles y ont laissé la vie. Mais leur précision sur des objets laisse rêveur, même si l’exercice nécessite plusieurs centaines de souris à l’œuvre. Un peu comme vous, Rigg et Umbo, à votre échelle. Elles s’y sont mises à plusieurs à la seconde où elles ont compris détenir ce pouvoir. »
Exact, songea Rigg. Umbo et moi avons effectué nos premiers essais lorsque notre complémentarité – notre besoin de cohésion – nous est apparue comme une évidence. Puis on s’est mis à essayer chacun de notre côté, à se passer l’un de l’autre, et les premiers couacs sont survenus.
« Maintenant, il est de mon devoir de vous avertir d’un petit… problème s’étant produit à notre départ de la bibliothèque, annonça Miche.
— Un problème ? débita Rigg. Qui t’a prévenu ? Les souris ? »
Umbo imagina immédiatement le pire.
« Param ! s’écria-t-il. Que lui est-il arrivé ?
— Les Enfants d’Odin ont donné ordre aux souris de la pousser à la panique, pour qu’elle disparaisse. Elles ont ensuite reçu pour consigne de placer un morceau de métal sur son chemin, là où un de ses organes vitaux réapparaîtrait au cours d’un flash de présence.
— Ils vont la tuer ! hurla Rigg.
— Les souris ne peuvent rien projeter dans un espace déjà occupé par quoi que ce soit de plus solide qu’un gaz, précisa Miche. Mais rien ne les empêche de le faire dans un espace vacant… avant que le cœur ou que le cerveau de Param ne réapparaisse, par exemple.
— Mais tu les en as empêchées, tenta de se rassurer Umbo.
— Pourquoi donc ? demanda Miche.
— Parce qu’elle est l’une des nôtres ! explosa Rigg, furieux.
— Êtes-vous devenus idiots, tous les deux ? Dois-je vous rappeler qui vous êtes ? Umbo gît deux fois mort à quelques mètres d’ici et pourtant, il est encore là, non ? »
Rigg retrouva ses esprits.
« On va retourner dans le passé pour la sauver.
— Oh, on ne va pas se limiter à cela, lui confirma Miche. On va la tirer de là et, ensuite, on va gentiment quitter cet entremur. Retour à la case départ, avant même de mettre un pied ici.
— On retourne chez Vadesh ? essaya de comprendre Olivenko.
— Si on opte pour cette solution, on perd tout le bénéfice de notre séjour ici. On ramasse Param avant qu’il ne soit trop tard et on disparaît. Les Enfants d’Odin verront que leurs souris ont respecté leurs consignes mais n’ont rien pu faire contre vous. Ils penseront qu’elles continuent à leur obéir.
— Elles t’obéissent à toi ? s’enquit Olivenko.
— Les souris n’obéissent à personne ! Ce sont des gens. Les descendants d’une civilisation séculaire bâtie génération après génération sur les ruines de la précédente. Elles n’obéiraient jamais à un vieux soldat comme moi qui ne sait rien faire avec le temps.
— Même maintenant ? questionna Rigg.
— Elles me glissent deux trois petites choses de temps en temps à l’oreille mais agissent à leur guise. Je leur ai donné le feu vert pour Param en leur disant qu’on la récupérerait plus tard. J’ai eu tort ?
— Non, répondit Rigg d’un air dubitatif.
— Espérons-le, soupira Umbo. J’entrevois de sérieux problèmes à l’horizon si on la sauve. Enfin, si on la sauve sans montrer aux Enfants d’Odin que les souris sont de notre côté. Ou plus du leur, du moins.
— Prenons le temps d’y réfléchir pendant le retour, proposa Rigg. Quand on aura récupéré Param. Il va falloir faire le saut avec l’aéronef. Ça nous économisera quelques journées de marche vers le prochain entremur.
— Si je comprends bien, à l’heure où l’on parle, Param est morte, se désola Umbo.
— Ne t’en fais pas, le rassura Miche. Le temps d’un aller-retour dans le passé et elle sera parmi nous.
— Toi aussi, tu es mort aujourd’hui, ajouta Rigg. Et plutôt deux fois qu’une. »