Chapitre 7 Entremur de Lar

L’aéronef survola les landes sauvages, frappantes de virginité pour un œil à l’affût de traces – dont il n’y avait point ici. Une terre immaculée, à l’instar de l’entremur de Vadesh, mais en plus vide encore. En comparaison, les terres des Enfants d’Odin en regorgeaient par millions, mais à l’éclat passé par le temps ; les plus vives, et aussi les plus rares, ne s’aventuraient guère à l’écart des frontières.

Trois entremurs aux antipodes de celui de Ram, où une vie bouillonnante régénérait en continu un réseau de traces plus éclatant chaque jour que la veille.

Les Enfants d’Odin vivaient parmi les ruines, Vadesh seul dans une ville fantôme. Jusqu’ici, l’entremur de Lar s’était résumé à une immensité déserte tour à tour boisée, vallonnée et montagneuse. Seul un mince filet tirant droit au nord témoignait de l’exil des colons vers la mer, dix mille ans plus tôt – une présence discrète retrouvée le long du littoral, sur une bande de cent mètres vers l’intérieur des terres.

Cette région s’apparentait pourtant, en climat et en relief, au berceau des tribus sessamides, d’immenses forêts impénétrables d’où les barbares lancèrent leurs raids vers la grande vallée de la Stashik, vague après vague, au cours des siècles. Une terre jumelle, mais préservée des abattis-brûlis agricoles, de la scarification des routes et des outrages de l’urbanisation.

Cette nature virginale n’était ni plus ni moins belle que celle façonnée par les hommes, songea Rigg. Le jeune trappeur gardait en mémoire l’image des arches qui enjambaient autrefois les chutes de la Stashi, ouvrages aujourd’hui en ruines, sapés par le courroux du ciel et de la terre. Il se souvenait des marches taillées à même la pierre jusqu’au sommet de la cascade, et dont l’ascension mettait à l’épreuve les plus endurants poumons ; il revivait ses innombrables descentes, les reins brisés par le poids du ballot, et ses remontées au pas de course, à vide. Pouvait-on considérer la montagne défigurée parce que des hommes avaient décidé d’y tailler une voie vers le sommet ? Pourquoi ne pas saluer au contraire la beauté et l’utilité de leur geste ?

Les créations de la nature ravissaient le regard, c’était un fait, concéda Rigg. Le sauvage ne manquait pas de cachet. Mais la Grande route du Nord, dont le tracé serpentin épousait les méandres capricieux de la Stashik, non plus. Et que dire des patchworks de fermes campagnardes, du charme brut des cabanes de Halte-de-Flaque, hameau récemment sorti de terre, et des massives bâtisses antiques d’O, aux pierres de construction débardées au port par barges énormes, comme si les hommes avaient débité une montagne entière pour la remonter en une ville appelée O. De la beauté, il y en avait aussi à Aressa Sessamo, ancien marais mouvant poldérisé en île par l’homme. Et pas n’importe quelle île : une cité foisonnante de vie, une forêt de maisons de bois, capitale d’un empire, où des milliers de gens vivaient leurs joies et leurs détresses, leurs ennuis et passions, chacun contribuant par sa trace à broder, aux yeux de Rigg, la seule et unique vraie tapisserie de la vie.

La nature naît belle, et le devient davantage quand elle reprend ses droits sur l’humanité. Mais elle ne l’est jamais autant que quand l’homme l’habite. Car elle forme alors cette toile à laquelle j’appartiens, que ma propre vie, ma propre trace façonne. Pourquoi nier aux créations humaines leur beauté, qui n’a rien à envier aux œuvres de la nature ?

« Nous aussi, nous sommes des sauvages », lâcha Rigg à voix haute, par besoin d’entendre ces mots.

Olivenko, assis à côté de lui dans la cabine, en sortit de ses rêveries.

« Nous sommes des sauvages, répéta Rigg. Nous, les humains. Nous modelons la nature, mais pour lui donner des formes naturelles. Pourquoi associer systématiquement le mot “artificiel” au travail des hommes ?

— Peut-être par abus de langage, hasarda Olivenko. Mais si l’on y réfléchit bien, cela semble logique. Par définition, l’homme ne peut rien créer de naturel.

— Pourquoi ? Les humains font partie de la nature. Penser le contraire serait une erreur. »

Olivenko laissa son regard errer parmi les étendues survolées, des forêts à l’épais feuillage parées de leurs couleurs automnales.

« C’est loin d’être flagrant, ici, observa-t-il.

— Parce que l’homme n’a jamais mis les pieds ici, lâcha Rigg avant de laisser échapper un rire empreint d’amertume. Sauf une fois, le jour où les vaisseaux s’y sont écrasés. Ce qui n’a jamais eu pour effet que de pulvériser dans la stratosphère des tonnes de roche agglutinées par la suite au Grand anneau, qui en a gagné un éclat tel qu’il est possible de lire la nuit. Sans parler des cirques géants formés aux points d’impact et de la vie primitive supprimée et immédiatement remplacée par la flore et la faune d’origine terrestre. En gros, tout ce que le Jardin nous donne à voir de si “naturel” est le pur produit de l’homme.

— Vu sous cet angle… s’inclina Olivenko. Cela dit, le départ de l’homme a aussi laissé la nature remplir les vides, comme la mer se referme au passage des poissons. Cette terre est redevenue naturelle, même si elle a été modifiée par l’homme.

— Et le sera bientôt par les souris.

— Des hommes camouflés en souris, nuança Olivenko. Je les vois mal raser une forêt, quand même.

— Si elles veulent abattre des arbres, fais-moi confiance, elles trouveront un moyen, l’assura Rigg. Les humains trouvent toujours un moyen.

— Et si elles veulent en faire pousser ?

— Alors elles planteront un verger.

— Ou alors, elles s’entre-tueront comme dans l’entremur de Vadesh, hasarda Olivenko, et laisseront les arbres pousser d’eux-mêmes.

— Quel ennui, la philosophie, soupira Miche. Vous déblatérez pendant des heures et tout cela pour quoi ? Pour ne pas en savoir plus à la fin qu’au début.

— Pour en savoir moins, rectifia Rigg. Je pensais tenir une idée, mais après discussion avec Olivenko, j’ai un gros doute.

— Une idée ne vaut jamais mieux qu’une autre, observa Miche. À moins de la concrétiser, auquel cas c’est l’action, et non le discours, qui importe.

— Qui joue les philosophes, maintenant ? le taquina Olivenko. On agit pour défendre des idées, pour rallier les autres à sa cause.

— Je ne suis pas de cet avis, contesta Miche. On agit simplement par désir. Ensuite, on monte toutes sortes d’histoires pour justifier nos gestes et culpabiliser les autres.

— Ou les deux, nota Rigg. Nos actes sont en balance constante, mais reposent toujours sur les histoires auxquelles on veut croire – au moins pour justifier nos actions. »

Les arbres, les écureuils, eux, n’en ont pas besoin, songea Rigg. Ils n’agissent jamais contre-nature. Surtout pas sous couvert de philosophie.

« Nous volons à destination du littoral le plus fréquenté par les humains, annonça l’aéronef. À l’extrémité nord de l’entremur.

— En arrivant à proximité, survolez la côte, ordonna Rigg. Je vous dirai quand et où vous poser.

— Comment te décideras-tu ? s’enquit Olivenko.

— Je l’ignore encore. Peut-être à l’épaisseur et à la fraîcheur des traces, pour multiplier nos chances de rencontre.

— En espérant qu’elle ne nous soit pas fatale, s’inquiéta Olivenko.

— Le but de notre visite n’est pas d’éviter les gens, rappela Rigg.

— Pour les sauver, il va bien falloir les rencontrer », observa Miche.

Rien ne nous dit qu’on les sauvera, même en les rencontrant.

« Si on se fait piéger, on se fera déposer ailleurs dans le passé, suggéra Rigg.

— Comment feras-tu pour réapparaître parmi nous ici, dans l’aéronef ? souleva Olivenko. À moins d’ordonner à l’ordinateur de bord d’emprunter une trajectoire de vol rigoureusement identique à celle que dessinent nos traces en plein ciel, j’imagine. »

Rigg se retourna et aperçut leurs traces en train de flotter dans le sillage de l’appareil.

« Je confirme.

— Je me demande à partir de quelle altitude nos traces commencent à échapper au champ gravitationnel d’une planète, s’interrogea Olivenko. Pour rester dans un vaisseau, par exemple.

— Les dix-neuf qui se sont écrasés sur le Jardin transportaient des humains à leur bord, exposa Rigg. J’aurais dû essayer de repérer leurs traces avant l’impact.

Bien avant l’impact, s’immisça Umbo, qui avait daigné se joindre à la conversation. Tu aurais dû vérifier que leurs traces étaient bien restées dans le vaisseau durant leur voyage depuis la Terre.

— Je le ferai au prochain vaisseau, assura Rigg. La dernière fois, j’avais d’autres choses en tête.

— Dois-je comprendre que ce sont mes cadavres qui t’ont distrait ? se vexa Umbo.

— Tu ne les as pas tués toi-même, l’excusa Rigg, mais tu les as créés. Ta mère ne t’a jamais appris à nettoyer derrière toi ? »

Ils traversèrent le territoire de Lar de sa pointe sud jusqu’au littoral nord. Au-delà s’étendaient des mers sur des kilomètres, jusqu’au Mur suivant. C’est ce que lui avaient appris les atlas consultés à la bibliothèque, dans l’entremur d’Odin et, surtout, cette carte géante découverte au sommet de la Tour d’O – la seule vraiment fidèle, selon lui, à l’état actuel du monde. Une mappemonde gigantesque dont la surface matérialisait les entremurs et leurs frontières parfois à cheval entre terre et mer.

« Quelle idée d’aller vivre sous l’eau, quand même, s’étonna Param. S’ils aimaient tant la mer, pourquoi ne pas construire des bateaux, vivre sur une côte et partir explorer les autres à bord de leurs embarcations ? Pourquoi vivre carrément dedans ?

— Peut-être pour le climat, osa Olivenko.

— Ou pour régler un problème de respiration, suggéra Umbo.

— J’oubliais qu’on respire mieux sous l’eau », le railla Param.

Rigg sentit son poil se hérisser. Il détestait voir sa sœur prendre les autres de haut – surtout Umbo.

Le fils de Tegay rendit coup pour coup.

« Eux oui, apparemment, sinon ils vivraient toujours sur terre.

— Donc ils se seraient réveillés du jour au lendemain avec des branchies et une subite envie de nager ? insista Param.

— C’est ce qu’ils ont fait à plein temps quelques siècles après le lancement de la colonie, en tout cas, argumenta Umbo. Soit ils disposaient d’un moyen de respirer, soit c’étaient des champions de l’apnée.

— Arrêtez de vous disputer comme des chiffonniers, tonna Miche. Dans quelques minutes on sera aux premières loges, on verra bien. Ils n’ont peut-être plus rien d’humain… d’après Olivenko, ce sont des monstres qui ont noyé Knosso. »

Les premières côtes apparurent. Rigg demanda à l’aéronef de les remonter en direction du nord, vers les plages décrites par les livres de la Grande bibliothèque d’Odin comme le lieu d’implantation de la première colonie de l’entremur. Le littoral était sillonné de nombreuses traces récentes, toutes en provenance puis en direction de la mer, comme celles de tortues femelles tirant au plus court sur la plage pour y déposer leurs œufs. Rigg se demanda si les protégés de Larsac faisaient aujourd’hui de même – dans ce cas, entreraient-ils toujours dans la case « humains » ?

Il tenta de suivre les traces sous les flots, mais n’y parvint que tant qu’elles restaient en surface. Il nota qu’elles zigzaguaient dans tous les sens. Ce qui semblait logique, à première vue : sous l’eau, pourquoi s’imposer un itinéraire ? Il n’y avait aucun itinéraire imposé. La plupart croisaient au large, dans des eaux profondes, au-delà de la ligne blanche et chatoyante des brisants, où Rigg les percevait à peine.

Reprenant son observation sur le rivage, il tenta de déchiffrer les mystérieux motifs dessinés sur le sable. En vain.

« Ils regagnent la rive, mais ce n’est pas pour s’abreuver en eau fraîche, observa-t-il à voix haute.

— S’ils ont réglé leur problème de respiration, ils n’ont pas dû avoir trop de mal avec celui de l’hydratation, persifla Param, qui en avait gardé un peu sous le coude pour son frère.

— Pour faire cuire leur nourriture ! émit soudain Rigg. Voilà une vraie contrainte pour l’homme. Sa mâchoire n’a pas la puissance de celle de ses ancêtres australopithèques. Elle s’accommode mal de la chair crue.

— Trouver un four à pain sous l’eau ne doit pas être facile non plus, commenta Umbo.

— Du coup ils se rabattent sur la salade d’algues, soupçonna Rigg.

— Vous avez bientôt fini, oui ? s’impatienta Miche. Pourquoi regagnent-ils la rive ?

— On le saura bien assez tôt, après l’atterrissage, assura Rigg.

— Les sacrifices humains, suggéra Param. Il n’y a pas un entremur qui n’y soit venu à un moment ou à un autre de son histoire.

— Et que disent tes livres à propos des auteurs de ces meurtres déguisés ? l’interrogea Olivenko.

— Qu’ils leur servirent à purger certains camps de prisonniers sans heurter le tabou du massacre d’innocents.

— Tu as déniché ces théories dans tes livres ? s’enquit Miche.

— Oui, affirma Param avec aplomb, prête à développer au besoin.

— De mémoire de soldat, reprit Miche, le massacre d’innocents n’a jamais été tabou dans les camps. Il était même plutôt… monnaie courante. »

Sur la plage, les motifs récurrents de traces se métamorphosèrent soudain de simples traits déliés en un gribouillage serré. Des milliers et des milliers de traces s’entremêlaient sur le sable, certaines vieilles de plus de dix mille ans, d’autres de quelques jours à peine.

« Posez-vous là ! » ordonna Rigg.

L’aéronef fit une embardée et vint atterrir en douceur sur le sol à une quinzaine de mètres en surplomb de la mer.

« C’est ici qu’ils organisent leur petite sauterie annuelle, annonça Rigg.

— Tu es sérieux, là ? sourcilla Param, un brin sceptique.

— Non, admit Rigg. Mais des centaines de personnes quittent la mer pour se regrouper ici chaque année, et ce depuis aussi longtemps que l’entremur existe. La toute première colonie n’était qu’à quelques kilomètres de là, à l’intérieur des terres.

— Les traces isolées repérées jusqu’ici… elles appartenaient peut-être à des femmes enceintes, revenues sur terre pour accoucher, supputa Param. Elles n’avaient peut-être pas le choix.

— Ou à des hommes mis dehors par leurs épouses hystériques », émit Umbo.

Rigg sauta de l’aéronef et se mit en route vers la mer. La plage était déserte mais il savait les incursions des créatures de l’entremur fréquentes ; il ne désespérait pas d’en croiser une incessamment sous peu.

Il foulait une plage de sable fin pour la première fois de sa vie. Les grains ne le portaient pas vraiment : ils se dérobaient sous ses pas, rendant son équilibre instable.

Sur une butte un peu plus haute que les autres, dominant la mer, apparurent les premières vraies traces de présence : des empreintes humaines.

« Ils n’ont pas les pieds palmés, observa Rigg.

— À moins qu’ils ne se coupent leurs palmatures, comme on le fait avec nos ongles », hasarda Param.

Miche étudia attentivement les empreintes.

« Regardez ce bourrelet de sable, juste ici… on dirait des palmatures, justement. »

Rigg repéra les marques indiquées par Miche : de fines lignes joignant les premiers orteils. Elles n’apparaissaient pas sur toutes les empreintes. Il avait déjà observé de pareilles « aberrations » dans les forêts de l’entremur de Ram, sur des empreintes humaines et animales.

« Soit c’est une vraie membrane, soit juste du sable soufflé par le vent… qu’en penses-tu ?

— Dur à dire, concéda Miche. L’un ou l’autre. Que fait-on ?

— Maintenant qu’on est là, je propose de nous inviter à l’un de leurs rassemblements. Récent et peu fréquenté, si possible. Présentons-nous à eux, puisqu’on ne peut leur signaler notre présence.

— On l’a déjà signalée en utilisant l’aéronef de l’entremur, fit remarquer Umbo. Et pourtant le sacrifiable n’est pas venu à notre rencontre. Quant au vaisseau, il n’a fait que répondre à notre demande de désactivation du champ et d’envoi de l’aéronef.

— Le sacrifiable, on se passe de lui, lança Param. Son absence ne me dérange pas.

— Les sacrifiables sont trop puissants pour être méprisés, observa Rigg. Umbo soulève un point important, mais Param n’a pas tort non plus.

— On ne peut pas avoir raison tous les deux, estima Param.

— Si, affirma Rigg. Rien ne sert de courir après le sacrifiable, mais gardons à l’esprit que ses actes ne sont pas sans conséquence, ni sans danger pour nous.

— Quel diplomate né, salua Olivenko.

— Ou comment ménager la chèvre et le chou, ajouta Miche.

— Et si vous gardiez vos commentaires pour vous ? pesta Rigg.

— D’autant que nous ne sommes pas en conflit, nota Param. Et que je préfère ne pas savoir qui est la chèvre dans l’histoire.

— Comment un péquenaud pourrait-il prétendre rivaliser avec une reine ? souleva Umbo.

— Bon, que dites-vous de mon idée ? tempéra Rigg avant que les choses ne dégénèrent.

— Pourquoi ne pas retourner aux premiers jours de l’entremur, pour assister à la ruée des colons vers la mer ? proposa Olivenko.

— Si nous pouvions les observer incognito, je serais partant, approuva Rigg. Mais rien ne garantit notre discrétion.

— J’aimerais autant les rencontrer quand ils sont encore humains.

— Ils ne sont ni plus ni moins humains que nous maintenant, fit valoir Rigg.

— Difficile de prendre une décision sans en savoir plus, formula Param, et difficile d’en savoir plus sans se décider.

— Pourquoi ne pas t’envoyer en éclaireur, Rigg ? proposa Umbo. Je te ramènerai si les choses se gâtent. »

Rigg se fendit d’un hochement de tête plus pensif qu’approbateur.

« Pourquoi pas. C’est l’option la moins risquée. Mais je serai le seul témoin… et que se passera-t-il si l’une de mes actions rejaillit sur nous tous ?

— Tu n’y vas pas pour une déclaration de guerre, non plus, nota Miche.

— Et si ce que je vois ne m’inspire pas ? s’inquiéta Rigg. En plus, tout seul, j’ai peur de manquer de crédibilité. Quand ils vont voir débarquer un enfant…

— Tu n’en es plus un depuis longtemps, le rassura Olivenko.

— Crois-en un vieux briscard : un homme prudent en vaut deux trop sûrs d’eux, quand il s’agit de juger une situation, ajouta Miche.

— Je me la note pour plus tard, glissa Param. Même si je ne suis pas sûre d’avoir tout compris.

— En résumé, Rigg n’est plus un gamin, malgré ce qu’il pense. Mais il a raison sur un point : nous devrions tous y aller.

— Je vous préviens, on va perdre le contrôle des vaisseaux, mit en garde Umbo.

— En parlant d’homme prudent… commenta Param.

— Nous n’avons pris le contrôle des vaisseaux que récemment, avant de quitter l’entremur de Vadesh, rappela Rigg. Nous pouvons nous en passer quelques semaines. Trois personnes – des humains, à leur trace, si cela peut vous rassurer – sont passées ici il y a quelques semaines. Elles sont sorties de l’eau puis ont remonté la plage jusqu’à la petite rivière, là-bas. Pour y glaner des moules d’eau douce ou autre chose. Encore que… si c’était pour pêcher, elles auraient pu rester en pleine mer.

— Ce qui signifie que ces gens marchent encore, en déduisit Umbo. Ce n’est pas rien. Ils ne se sont pas transformés en phoques ou en dauphins, ou en je ne sais quel mammifère marin.

— En loutres, pouffa Rigg.

— Ou en requins avec des mains », proposa Olivenko en référence aux créatures responsables de la mort de Knosso.

Ce souvenir tragique fit retomber l’allégresse générale.

Rigg offrit ses paumes, les autres s’en saisirent.

« Des souris avec nous ? s’enquit Olivenko.

— Trois, indiqua Miche.

— Huit, corrigea Rigg.

— Satanées fouineuses, enragea Miche.

— Je les vois, elles nous entendent : on n’a aucun secret les uns pour les autres comme ça.

— Tu as repéré ta trace ? lui demanda Umbo.

— Oui, confirma Rigg. Envoie-nous dans le passé.

— Tu peux très bien le faire seul, lui rappela Umbo.

— Non, pas avec une telle charge, contesta Rigg. Tu es plus fort et mieux entraîné que moi à ce jeu-là. Je pointe la cible, tu décoches la flèche. »

Umbo s’exécuta.

Trois femmes apparurent accroupies au bord de la rivière, de dos. Un sacrifiable les observait, debout à leurs côtés. Larsac.

« Il est là, murmura Umbo. Je parierais qu’il en sait bien plus sur ses colons que les autres sacrifiables ne le pensent.

— À moins que les sacrifiables n’aient pas tout dit aux souris, supputa Param.

— Ou que les souris ne nous aient pas tout dit », hasarda Olivenko.

Le sacrifiable se retourna et les salua d’un signe de bras. Les femmes se retournèrent à leur tour.

« Il nous a entendus, observa Rigg.

— Il a l’ouïe fine », nota Param.

Rigg et Larsac se mirent en route l’un vers l’autre d’un pas tout aussi décidé. Les femmes restèrent sur la berge.

Rigg tenta de focaliser son attention sur le sacrifiable. Sa ressemblance avec Père, d’une part, et avec Vadesh et Odsac, de l’autre, le mettait tout en joie tout en l’invitant à la plus grande prudence. Rigg ne put retenir un coup d’œil furtif en direction des femmes. Elles paraissaient à la fois nues et vêtues ; comme couvertes d’une cape qui aurait laissé transparaître la peau, mais pas les attributs féminins.

D’ailleurs, pourquoi les appelaient-ils « femmes » ? En raison de leur longue chevelure ?

Étaient-ce des cheveux, du reste, qui pendaient de manière singulière de leurs crânes ?

Elles se levèrent et, ce faisant, leurs vêtements semblèrent onduler, glisser, se transformer. Un premier doute fut levé : il s’agissait bien de femmes, nues. Mais ce que Rigg avait tout d’abord pris pour une cape vivait. Sur chaque femme se mouvait une créature dont la forme s’adaptait au gré de leurs mouvements. Drapée autour d’elles lors de leur station assise, elle s’était ferlée depuis vers le haut, entre leurs omoplates, comme une voile de navire – pour ne pas entraver leurs mouvements si le besoin de se battre ou de courir se faisait ressentir.

Le surprenant tombé de leur chevelure s’expliquait quant à lui par un enracinement partagé entre leur crâne et la créature elle-même. Quoique… en y regardant de plus près, seule la créature semblait avoir des cheveux. Libérés une seconde auparavant, ils venaient de se rétracter à l’intérieur de la créature. Rigg avait désormais face à lui trois femmes chauves.

« Laissez-moi deviner, lança Larsac. La bande échappée de l’entremur de Ram il y a quelques semaines. Que nous vaut l’honneur de votre visite ? De votre visite impromptue, devrais-je ajouter, car aux dernières nouvelles, vous étiez encore en pleine traversée de l’entremur de Vadesh.

— Vos sources sont fiables, observa Rigg. Après un court séjour dans l’entremur d’Odin, nous avons eu envie d’en savoir un peu plus sur votre monde. Les traces de ces femmes nous ont intrigués, d’où notre présence ici.

— Vous n’avez pas vu la mienne, je parie, plastronna Larsac.

— Vous m’en savez bien incapable, le pommada Rigg. Les historiques des vaisseaux ne sont pas très bavards sur les habitants de votre entremur.

— Parce que les Enfants d’Odin le sont un peu trop, justement.

— Vous voulez dire que certaines informations, censées être partagées, peuvent être gardées secrètes ?

— Bien entendu, confia Larsac. En cas de force majeure.

— De quel cas parlez-vous ? l’interrogea Rigg.

— J’imagine que je serai contraint de vous le dire le jour où vous prendrez le commandement des vaisseaux et des sacrifiables, rétorqua Larsac sans se départir de son sourire.

— Pourquoi ne pas me répondre tout de suite, dans ce cas ?

— Vous êtes l’homme du futur. À vous de me dire si j’ai fini par le faire. »

Ce petit jeu ne menait nulle part, songea Rigg. Son élan de joie des premiers instants lui parut soudain injustifié. Dans ces trompeuses retrouvailles, seule la méfiance était de mise.

« Notre but est de rencontrer les gens de l’entremur, reprit Rigg. Établir un premier contact sur le rivage nous semblait être une bonne idée.

— Le spectacle vous plaît ? Leurs corps nus ne vous laissent pas insensibles, on dirait.

— À quinze ans, la nudité féminine intrigue. Et les vêtements vivants encore plus.

— Vous ne les avez pas reconnus ? s’étonna Larsac en jetant un regard appuyé à Miche.

— Ce sont des crochefaces ? comprit Rigg.

— Une espèce apparentée. Leurs primitifs cousins infestent encore les rivières de l’entremur de Vadesh.

— Dois-je en conclure que vous avez aidé Vadesh à développer celui-ci ? questionna Miche.

— En aucun cas, réfuta Larsac. Je suis resté à l’écart de ses recherches.

— Pourquoi donc ? l’interrogea Umbo.

— Parce qu’il prenait un plaisir évident à étudier seul ces symbiotes.

— Quel renégat vous faites, assena Rigg.

— Pourquoi donc ? réagit Larsac, surpris. Nous mentons tous à Vadesh. »

Et à nous ? s’interrogea Rigg. Ces machines mentaient toutes aux humains. Quant à savoir ce qu’il en était entre elles, et si Larsac disait vrai à propos de ses mensonges à Vadesh…

Rigg démêlerait ce casse-tête plus tard.

« Nous autorisez-vous à leur parler ? demanda le pisteur.

— Quelle différence si je refuse ? » rétorqua Larsac.

Rigg s’abstint de toute réponse. Le sacrifiable représentait une frontière infranchissable entre les femmes et eux, que ni un groupe ni l’autre ne tenterait de franchir sans une autorisation formelle de sa part.

Larsac se fendit d’un sourire et fit un pas de côté. Il hocha la tête et, d’un geste de la main, invita les deux parties à faire connaissance.

Les Larmuriennes tentèrent une timide approche. Hôtes et visiteurs se toisèrent un instant, rivalisant de curiosité de part et d’autre.

« Salut ! lança Umbo.

— Quel diplomate, le félicita Param.

— Elles n’ont jamais franchi le Mur, le défendit Olivenko. Elles ne comprennent pas ce qu’il dit.

— On saura quelle langue elles comprennent plus tard, après les avoir entendues », observa Rigg.

Sur ce, il offrit une main tendue dans une salutation équivoque, entre « à manger, s’il vous plaît » et « bonjour ».

Les femmes y lurent la première intention – à moins qu’une offrande de nourriture ne constituât le salut officiel de l’entremur. L’une d’elles glissa une main dans la poche de sa cape et en sortit… quelque chose. Quelque chose de cru, de nacré et de vivant. La femme approcha la chose de la paume de Rigg, sans l’y déposer.

Elle prononça quelques paroles dans sa langue.

Il fallut quelques secondes à Rigg pour comprendre : Prends. S’il gardait la paume ouverte pendant qu’elle lâchait, la chose se sauverait.

Il enserra le présent de la main, laissant filer les doigts de la femme sous les siens.

La Larmurienne mima alors un geste en direction de sa bouche ouverte, comme si elle déposait délicatement la créature sur la langue avant de déglutir.

« C’est un rituel de bienvenue », devina Param.

Ou une ruse pour que je me colle moi-même leur larve de symbiote au fond du gosier, songea Rigg. Mais plutôt que de partager ses craintes à voix haute, il sourit, leva le poing, bascula la tête en arrière, ouvrit grand la bouche et y laissa choir le présent.

La chose remonta précipitamment le long de sa langue comme pour ressortir à l’air libre au plus vite. L’espace d’une fraction de seconde, Rigg envisagea de la sectionner nette d’un coup d’incisives. Mais l’image d’un cafard ou d’une petite grenouille lui tapissant la langue et le palais d’une grande giclée de viscères et d’excréments l’incita à avaler tout rond.

La chose se fraya un chemin le long de son intestin.

Rigg lui fut reconnaissant de n’avoir ni griffes pour lui écorcher la muqueuse, ni dents pour le grignoter de l’intérieur.

La femme hocha la tête dans sa direction.

« Parlez-vous notre langue ? s’enquit-elle.

— Quelques mots », répliqua Rigg.

Elle allait devoir se montrer plus loquace pour que le langage du Mur fasse effet.

« Vous êtes nu », déclara-t-elle en désignant son corps du doigt.

Une allusion à son absence de symbiote, comprit Rigg. Il se tourna vers Miche.

« Lui l’est à moitié, reprit-elle. Il en porte un affreux sur la tête.

— Cette chose, là ? Non, il fait la grimace pour se rendre un peu plus beau », blagua Rigg.

La femme resta insensible à son humour – un registre délicat pour un premier contact, constata Rigg.

« Nous venons de l’autre côté du Mur », reprit-il.

Les trois femmes échangèrent quelques regards surpris, puis fixèrent Larsac, qui sourit et opina du chef. Rigg avait souvent observé cet imperceptible signe de tête chez Vadesh, mais jamais chez Père.

« Vous êtes venus à nous à travers l’enfer », déclara la Larmurienne.

Les deux autres femmes reprirent en chœur comme s’il s’agissait d’un texte sacré, d’un adage, ou d’une sorte de salut rituel.

« L’enfer s’est effacé pour nous laisser passer », leur répondit-il.

Elles n’avaient pas tort. Ils avaient connu l’enfer de l’entremur de Ram à celui de Vadesh. Mais leur plus récente traversée, pour arriver jusqu’ici, n’avait rien eu d’infernale.

La femme s’avança et lui donna une accolade des plus informelles, généreuse, en l’embrassant de tout son corps. Les deux autres y joignirent leur étreinte.

« Je leur avais annoncé votre venue, expliqua Larsac.

— Comment en avez-vous eu vent ? s’enquit Rigg.

— Quand les Enfants d’Odin ont misé sur vous leurs espoirs génétiques, ils cherchaient à créer des passeurs de Murs, capables d’explorer tous les entremurs de la planète.

— Ce n’est pas une réponse.

— La dague, l’émetteur-récepteur. Je vous ai suivis à la trace. »

Les femmes lui laissèrent enfin un peu d’air. Elles caressèrent son corps, ses cheveux, son visage.

« Vous vivez dans la mer ? les interrogea Rigg.

— La mer », répétèrent-elles, prononçant ce mot encore et encore, lui conférant à chaque nouvelle inflexion une signification différente : Maison. Sombre et dangereux. Lieu de subsistance.

« Pourquoi être venues sur le rivage ? poursuivit Rigg.

— Pourquoi ne pas nous accompagner sous l’eau ? répliqua la première.

— Je ne pourrais pas respirer, s’excusa Rigg. Mais votre corps… il fut conçu à l’origine pour marcher.

— Mon corps sur la terre. Ma cape sous l’eau. Deux amis unis par le sang. »

Cette dernière phrase sonna étrangement aux oreilles de Rigg, comme si son cerveau se refusait à interpréter des nuances dépassant son entendement. Il ne faisait aucun doute que par « amis unis », la femme entendait « moi et ma cape ». Mais Rigg n’avait jamais entendu Miche qualifier son parasite d’ami.

« Je n’arrive pas à me faire à l’idée que c’est une sorte de crocheface… mit en doute Olivenko.

— Un proche parent, concéda Rigg. En tout cas, l’énigme de la respiration aquatique semble levée. »

Il prononça cette dernière phrase dans la langue d’Odin, la plus utilisée au cours de l’année écoulée et la première à lui venir à l’esprit sur le coup.

Miche s’approcha de la femme.

« Pouvez-vous nous montrer comment cette cape fonctionne sous l’eau ?

— Vous l’ignorez ? » s’étonna la femme.

Miche haussa les épaules.

« Dans ce cas, à quoi cette chose vous sert-elle ? le questionna-t-elle en désignant le crocheface.

— Moche. Moche », martelèrent les deux autres à l’unisson, comme deux écolières moqueuses dans une cour de récré.

Et, pour leur défense, elles n’avaient pas tout à fait tort. Là où leurs capes semblaient se fondre en elles, épousant leurs courbes comme une seconde peau – ce qu’elles avaient peut-être fini par devenir – le parasite défigurait le tavernier, rendait sa figure bancale avec ces deux pâles imitations d’yeux dissymétriques.

La femme qui avait offert la chose aux allures de mollusque à Rigg esquissa un geste de bas en haut avec la main, de la base du buste au visage, puis ferma les yeux. Sa cape s’agita immédiatement : elle remonta le long de sa nuque, comme si la Larmurienne avait commencé à ôter un haut à capuche. La cape recouvrait désormais l’intégralité de sa tête. Elle se plaqua soudain contre la peau, dans un grand bruit de succion. Deux yeux – énormes – sortirent subitement de ses tempes, comme ceux d’un poisson. Et lorsque la femme ouvrit la bouche, Rigg nota qu’une membrane en obstruait l’entrée, étouffant sa voix, mais pas au point de la rendre inaudible.

« Me voilà parée pour la plongée, annonça-t-elle. Je ne respire pas sous l’eau. Mon ami oxygène mon sang. »

Puis, se retournant vers Miche.

« Celui-ci ne lui permettra pas de nous suivre. Ce n’est qu’un animal.

— Votre cape n’en est pas un ?

— Elle est le compagnon de mon cœur, révéla-t-elle. Mon âme sœur.

— L’air dans l’eau, chantonna une deuxième femme.

— La lumière des ténèbres, chuchota la troisième.

— Vous avez chacun la vôtre ? les interrogea Rigg.

— Sans elles, nous ne pourrions survivre, confirma la “chef” du trio.

— Bon, pour quelle raison avez-vous assassiné mon père ? » assena soudain Param.

Leçon de diplomatie numéro un : ne jamais laisser intervenir Param, nota Rigg intérieurement.

« Votre père ? s’étonna la femme.

— Knosso, souverain du royaume de Stashi, déclina Param.

— Il a traversé le Mur bien à l’ouest d’ici, précisa Olivenko. Les vôtres ont sabordé son bateau pour le noyer. »

Les femmes marquèrent un mouvement de recul, déroutées par l’accusation et par la véhémence des propos de Param.

« Vous voulez dire, l’homme qui danse sur l’eau ? »

La dérive d’une frêle embarcation assimilée par ces gens à un ballet aquatique ? Pourquoi pas, songea Rigg.

« Oui, confirma-t-il.

— Mais il n’est pas mort, signala l’une des femmes.

— Voulez-vous que nous allions le chercher ? proposa une deuxième.

— Oui ! les pressa Rigg. Dans notre entremur, tout le monde le croit mort.

— Le devrait-il ? s’enquirent-elles. Méritait-il la mort, d’où vous venez ?

— Non ! s’exclama Olivenko, emporté par sa ferveur. Donc, vous nous confirmez que l’homme-qui-danse-sur-l’eau est encore en vie ?

— Tout à fait, confirma la Larmurienne en chef. Si vous n’avez plus de questions, nous le faisons venir immédiatement.

— Faites, insista Rigg.

— Je savais que vous demanderiez après lui dès votre arrivée, affirma l’une des deux autres femmes.

— Il n’a pas arrêté de parler de vous, confia la troisième.

— Un appel, et il sera là », assura la chef.

Et, sans transition, elle se précipita vers la source d’eau la plus proche, la rivière en l’occurrence, et y plongea la tête. Elle resta ainsi de longues minutes – interminables pour Rigg qui, par réflexe, avait retenu sa respiration.

La Larmurienne se redressa enfin, projetant dans les airs une myriade de gouttelettes qui, sous l’effet des rayons du soleil, retombèrent comme une pluie d’étoiles.

Elle s’assit sur la berge et se mit à rire.

« Il est fou de joie, lança-t-elle. Il sera là d’une minute à l’autre.

— Vivant, Knosso est vivant… murmura Olivenko. Je crois rêver.

— Vous aviez une cape prête pour lui, comprit Miche.

— Bien entendu, confirma l’une des femmes restées en leur compagnie. Le Garde-Terres ne nous avait-il pas prévenues qu’il chevaucherait les vagues jusqu’à nous ?

— Donc lorsque vous l’avez fait chavirer de son bateau…

— C’était pour l’empêcher de se faire tuer par sa femme, expliqua l’une des deux femmes.

— Et puis, il avait une montagne de questions à nous poser… s’amusa l’autre.

— Impossible d’attendre comme ça, commença à s’agiter Param. Je ne vais pas tenir… Je ne peux… »

Elle disparut. Rigg comprit : dans son entremonde, l’attente ne durerait pas plus de quelques secondes.

Mais bien avant que ne passe la première heure, le premier quart d’heure, même, des centaines de silhouettes capées, hommes et femmes, surgirent des flots et déferlèrent sur la rive, portés par le reflux marin. Puis leurs visages émergèrent des capes, leurs yeux humains réapparurent, leurs bouches se fendirent de sourires, hélèrent les femmes du rivage, qui les saluèrent en retour. Nous voici, le peuple d’outre-Mur.

Les Larmuriens dirigèrent leur regard vers la mer puis formèrent une haie d’honneur dans laquelle un homme s’engouffra au pas de course, jusqu’au groupe de visiteurs emmené par Rigg.

« Ma Param ! s’exclama-t-il. Où est-elle ? Où est ma Param ? »

Rigg savait que l’invisibilité de sa sœur la coupait des sons de ce monde. Mais quel besoin pour Param d’entendre dans de telles circonstances ? Il lui suffit de reconnaître son père, dès que son visage transparut sous la cape, et elle réapparut soudain sur la plage. Elle courut vers Knosso.

Il la serra un long moment dans ses bras avant de la couvrir de caresses affectueuses, comme les femmes avaient couvert Rigg des leurs quelques minutes plus tôt.

« Param, Param », murmurait-il, ainsi que d’autres mots imperceptibles à cette distance.

Rigg ne voulait pas interrompre leurs retrouvailles mais… Père Knosso, ici… comment empêcher ses pas de le guider inexorablement vers lui ?

L’homme posa son regard sur son fils et, sans briser l’étreinte de Param, parvint à grappiller quelques mètres en direction de Rigg.

À Gué-de-la-Chute, le jeune trappeur ne s’était presque jamais vu dans un miroir – seuls quelques villageois en possédaient un et, sans barbe à raser, l’idée ne lui était jamais venue de se poster spontanément devant celui de Nox. Les premières occasions de croiser régulièrement son propre reflet s’étaient présentées à O, les suivantes à Aressa Sessamo ; chez Flacommo, il était même devenu impossible de l’éviter tant la maison de leur défunt hôte ressemblait à un palais des glaces.

Rigg n’eut par conséquent aucun mal à reconnaître ce qu’il observait pour la première fois : le visage de son père. Les représentations de Knosso étaient strictement interdites à Aressa Sessamo, où le culte d’un mâle mort d’une lignée royale féminine, qui plus est ennemi public de la Révolution du Peuple, constituait une double trahison.

Tout de même, quelqu’un aurait pu lui dire à quel point il ressemblait à son père ! Surtout qu’il n’était finalement même pas mort !

Umbo se glissa entre lui et Knosso. Son regard ricocha de l’un à l’autre.

« Je comprends mieux la tête de mon père quand il me croisait, maintenant, lâcha le jeune cordonnier. Il devait me prendre pour le fils d’un autre.

— Il avait prédit que tu traverserais le Mur un jour, déclara Knosso.

— Il ne m’a jamais parlé de toi, jamais dit que j’étais ton fils, répliqua Rigg.

— À raison. Comment attendre d’un enfant qu’il garde un si lourd secret ? C’était mieux pour toi.

— Et aujourd’hui, Père ?

— Aujourd’hui, savourons ces retrouvailles. »

Knosso écarta les bras et Rigg se blottit contre lui comme jamais il ne l’avait fait avec Ramsac, l’Homme en Or, celui que Rigg avait pourtant appelé « Père » comme un fils aimant des années durant. Il comprenait aujourd’hui combien son amour s’était fourvoyé. Cet homme-ci était son père, et Rigg était son fils, et il appartenait à ces bras comme les Larmuriens à leurs capes. Nous ne faisons qu’un. Je lui suis destiné. Je suis sien. Il est mien. Rigg laissa les sanglots jaillir sur son épaule tandis que Knosso le consolait tant bien que mal de caresses et de paroles chuchotées au creux de son oreille. « Rigg Sessamekesh, mon fils. Mon fils. »

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