Param vivait à la Grande bibliothèque d’Odin les mois les plus heureux de son existence. Elle avait passé toute son enfance en butte au rejet symbolique de la monarchie sessamide, à payer pour toute la famille royale – pour que le gouvernement du Peuple ne se lasse jamais, « par malheur », de l’humilier. Seule la découverte de sa capacité à se soustraire à leur vue, à laisser le monde tourner en accéléré et en silence sous ses yeux l’avait préservée.
Son éducation n’avait pas été très poussée durant cette période. Elle s’était limitée aux conversations unilatérales de sa mère, à quelques leçons du Jardinier sur le découpage du temps et à l’intérêt que lui témoignait parfois un hôte de passage. Param avait appris à écrire, à lire, et aimait cela, mais elle n’avait jamais trop su que lire. Hormis les ouvrages connus apportés à sa demande, sans bibliothèque où piocher au hasard, ses choix s’étaient vite retrouvés limités.
Pendant ses longs moments de solitude, elle avait souvent repensé à sa jeunesse de piètre lectrice. Mais aujourd’hui, attablée avec les chroniques des entremurs grandes ouvertes devant elle, la princesse pouvait enfin combler le vide de son enfance par le récit des royaumes et des républiques, de nations nomades ou sédentaires, maraudeuses ou pacifiques.
La race humaine sur Terre, le câblage des vaisseaux interstellaires, les techniques et technologies guerrières, le savoir secret des Enfants d’Odin, bref, tout ce à quoi Rigg, Umbo, Miche et Olivenko consacraient leurs heures, rien de tout cela ne l’intéressait. Rien ne valait la découverte de ses terres natales, cet univers entraperçu l’espace de fragments de rencontre quand, autrefois, le monde extérieur daignait franchir le pas de sa porte – avant de se mettre à défiler à toute allure quand un irrépressible besoin d’invisibilité la happait. Param s’inventait toutes sortes de destinées : celles qu’elle aurait connues si elle avait été libre, ou contrainte par sa condition d’enfant royale dans le cas contraire.
Avec son naturel à la fois contemplatif, méditatif et cérébral, et son imagination débordante de jeune fille solitaire, Param n’avait aucun mal à s’identifier aux personnages de ses lectures. Elle trouvait même des leçons à en tirer pour elle-même. Au sein de cette nation, de cet entremur, au cours de cet épisode, voici quelle figure elle aurait jouée, voilà ce qu’elle aurait fait. Jamais elle n’aurait envoyé ses gens périr en vain sur les flancs de la montagne Gorogo, au pied de son inexpugnable forteresse. Elle aurait abrité sous une aile bienveillante les commerçants d’Inkik plutôt que de les persécuter jusqu’à l’exil. Elle se serait mariée par amour quand une princesse le faisait pour raison d’État, et vice-versa.
J’aurais fait une grande reine, avait-elle conclu plus d’une fois.
J’aurais été la plus heureuse des roturières, car les puissants sont bien seuls et misérables, bien plus que les gens du peuple, se réjouissait-elle à d’autres occasions.
Chaque jour venait élargir un peu plus ses horizons, enrichir un passé vécu par procuration. Sa tête foisonnait de nouveaux mondes. Les autres la jugeaient solitaire ? Effacée ? Param, elle, ne s’était jamais sentie si ouverte, à la limite du grégaire. Elle sortait enfin de sa coquille, insatiable, animée par une curiosité et un émerveillement de tous les instants.
Les garçons, qui ne l’incluaient pour ainsi dire jamais dans leurs discussions, tiquaient à chacune de ses rares prises de parole – qu’ils jugeaient hors sujet, la plupart du temps. Et alors ? Elle faisait peu de cas de leurs conversations et, quand une idée lui traversait l’esprit, elle l’exprimait haut et fort et sur-le-champ, spontanée comme jamais.
Umbo se prétendait amoureux ? Mais il ne l’écoutait même pas ! Il s’écoutait, lui, dégoiser son couplet sur les vaisseaux spatiaux sans se soucier de ce qu’elle avait à raconter sur la vie spirituelle intense des gens de l’entremur d’Adam, ou sur l’étrange chaos dans lequel vivaient les peuples sylvestres de Mamom, qui laissaient leurs enfants vagabonder à leur guise jusqu’au lieu de leur prochaine implantation.
Et Olivenko qui lui paraissait autrefois si sage… il ne connaissait en fait rien à l’histoire ! Il le vivait d’ailleurs très bien. Sa marotte à lui, c’était la physique et la métaphysique. Percer à jour le grand arcane des sauts temporels, de leur relation à la gravité. Mais qui s’en souciait ? Comme si Param et ses fidèles compatriotes de l’entremur de Ram pouvaient obliger la planète à tourner dans l’autre sens ! Quoi qu’ils tentent, si puissants fussent leurs talents, les lois de la physique prévaudraient toujours, et pour l’éternité. Olivenko espérait-il qu’un diplôme en manipulation temporelle lui conférerait les mêmes pouvoirs qu’aux voyageurs du temps ? Comptait-il développer un téléporteur, comme les Enfants d’Odin ? Il perdait son temps.
Miche, au contraire, semblait appréhender le monde un peu à sa manière. Il prêtait une oreille attentive au récit qu’elle faisait de peuples aux coutumes étranges, sans condescendance aucune pour son statut de seule fille du groupe. Et il avait beau donner à chacun de ses propos une interprétation très personnelle, la princesse s’en contentait : au moins, elle partageait ses recherches avec quelqu’un capable de les apprécier. Elle ne demandait rien de plus.
Venait enfin Rigg, son frère tellement soucieux du bien-être général qu’il ne ferait jamais un grand chef. L’autorité s’obtenait à coups de trique, en menant les autres à la baguette. Param le savait mais le pouvoir ne l’intéressait pas. Alors que Rigg… il croyait pouvoir diriger à force de persuasion, de suggestions, de grandes caresses dans le sens du poil sur le dos de chacun des membres de leur petite bande.
Ignorait-il sincèrement que la mollesse ne donnait pas seulement une impression de faiblesse ? Elle était l’apanage des faibles ! Et pourtant, elle saluait ses vains efforts en lui témoignant un profond respect – immérité dans la mesure où, au bout du compte, seule la force brute comptait. Elle voyait dans son frère la personne qu’elle aurait pu devenir si, comme lui, elle avait sillonné les forêts aux côtés du Jardinier, de l’Homme en Or, avec pour toute compagnie de gentils lapins et un instituteur de ferraille… pas étonnant que Rigg n’y entendît rien à la férocité humaine ! Ohé, Rigg, le plus féroce des animaux sauvages, c’est l’homme ! mourait-elle parfois d’envie de lui hurler au visage. Ce à quoi il aurait répondu : Qui te dit que l’on parlait d’animaux ?
Nous tous. Nous parlons tous d’animaux. Mieux : nous parlons en animaux. Nous sommes les bêtes qui calculent, tapies dans le noir, les prédateurs à l’affût. Nous vivons par le faux et laissons le vrai de côté ; la vérité, nous l’étudions pour façonner des mensonges plus crédibles, plus aptes à soumettre les autres à notre volonté.
Deux choses m’empêchent d’accéder au destin d’extraordinaire souveraine qui m’était promis dès ma naissance : un isolement fatal loin de mes sujets et l’ignorance totale des obligations d’une reine à leur égard, si j’étais au pouvoir.
Au pouvoir ? Mais de quel pouvoir est-ce que je parle ? Je me prends pour une aspirante reine alors que je devrais apprendre à manier le sécateur pour faire pousser des fleurs aussi belles qu’inutiles.
Voilà en substance les pensées qui occupaient l’esprit de la princesse au cours de ces glorieux mois d’exploration et de fertile imagination. Un millier de vies vécues, de conquêtes, de règnes, de pertes, d’amours. Les autres butors ne comprenaient rien aux élans de son cœur.
Puis vint le jour de leur abandon.
Umbo partit le premier, seul, en excursion. Une visite du vaisseau de l’entremur pour vérifier ses absurdes recherches de monomaniaque dans le but de les étoffer.
Puis Saute-Nuages passa en coup de vent pour alerter Rigg d’un événement suffisamment grave pour qu’il rameute Miche et Olivenko séance tenante, sans même en toucher un mot à sa sœur. Saute-Nuages prit tout de même la peine de l’informer de leur départ. Quand Param chercha à savoir pourquoi et où ils étaient partis sans elle, la yahou laissa échapper un petit rire moqueur assorti d’un : « Parce que vous ne leur seriez pas d’une grande utilité, ma chère. »
Du coup, Param se replongea sagement dans son livre.
Jusqu’à ce que la salle de lecture se fasse envahir de souris.
Des souris sur le sol, sur les tables, sur les étagères, en train de gigoter partout. « Vous ne pouvez pas aller jouer ailleurs ? » tempêta la princesse, incapable de se concentrer dans un tel chahut.
La question n’appelait aucune réponse mais, à son grand étonnement, les souris en formulèrent une à leur manière. Elles se figèrent en silence, puis braquèrent leurs petits yeux sur elle.
Ce ne sont que des souris, tenta d’abord de se rassurer Param.
Mais l’intensité de leur regard, d’abord seulement déconcertante, devint vite angoissante.
Param se leva de sa chaise, bien décidée à prendre congé de la foule. Elle fit un premier pas vers la sortie, mais une souris en profita pour se faufiler sous sa semelle. Param entendit un cri strident, souleva son pied : la petite bête gisait inerte, le museau dans une flaque de sang. La seconde victime partit sans même se plaindre, en opposant juste sa frêle carcasse, qui céda sous le poids de Param dans un craquement sinistre.
« Je suis désolée, s’excusa la princesse. Mais vous êtes trop nombreuses ! On se marche dessus… Allez-vous-en, s’il vous plaît. »
S’il vous plaît ? L’héritière de la maison royale sessamide suppliait des souris ?
En réponse à ses supplications – ou aux morts de leurs congénères – davantage de souris affluèrent, jusqu’à tapisser le moindre centimètre carré d’une épaisse moquette mouvante. Comme si le sol et le mobilier s’étaient soudain couverts d’une fourrure multicolore sous laquelle palpitaient des muscles incontrôlables.
Param n’avait aucune envie de poursuivre le massacre. D’autant qu’une crise d’angoisse menaçait de la saisir à tout moment. Son stoïcisme face à l’invasion murine témoignait d’une maîtrise inédite de ses émotions. Si elle ne fuyait plus par réflexe, rien ne l’empêchait de le faire au nom du bon sens. Elle ne voyait aucune raison valable de continuer à piétiner à mort ces pauvres petites bêtes à la vie déjà bien tristounette.
Elle s’éclipsa dans son entremonde, direction la sortie.
Mais quelque chose ne se passa pas du tout comme prévu.
Tout était pourtant bien parti : Param se frayait désormais un passage sans joncher le sol de cadavres.
Mais d’habitude, lorsque Param se ralentissait, le monde extérieur accélérait et tout le monde se mettait à décamper, un peu à la manière des souris, justement. Mais pas cette fois – au point que Param se demanda tout à coup si elle n’avait pas acquis le talent contraire, en figeant tout ce beau monde sur place. Plus aucune souris ne bougeait. Elles restaient là, sages comme des images, leurs petits nez roses braqués vers elle.
Un mouvement général était pourtant palpable. Un mouvement de foule, imperceptible au cas par cas, mais flagrant dans la mouvance quasi permanente de l’ensemble. Des ondulations rapides, rapprochées, que Param savait dues à ses propres sauts temporels dans le futur sur des laps de temps infiniment courts.
Tout en progressant avec une lenteur démesurée vers la sortie, la princesse prit soudain conscience que les souris ne fixaient pas bêtement son point de départ, mais la suivaient du regard.
Elles la voyaient.
Impossible ! Dans une telle situation, Param ne restait jamais suffisamment longtemps au même endroit pour qu’un cerveau humain enregistre sa présence.
Mais les souris n’étaient pas des humains. Elles disposaient de métabolismes bien plus rapides.
Donc, en toute logique, de temps de perception beaucoup plus courts… suffisamment brefs pour imprimer sur leur rétine son image en une microseconde de présence ?
Mais ce n’était pas tout : un épais cylindre d’acier avait fait son apparition dans la pièce. Il se dirigeait dans sa direction, porté par les souris.
Comment les souris parvenaient-elles à déplacer une telle masse ?
Ou, plus précisément, à se la lancer, car le cylindre avançait par bonds. De la porte d’entrée au milieu de la pièce, puis jusqu’à la table, puis sur la table. Il stationnait debout à chaque atterrissage l’équivalent de cinq à dix minutes ; quelques secondes dans le référentiel de Param.
Les souris se passaient une colonne d’acier massive comme on joue à la baballe.
Param revit Mère ordonnant à ses soldats de fouiller l’air de leurs épées et de leurs barres métalliques jusqu’à ce qu’elles cognent dans la chair et mettent sa fille en charpie. Elle imaginait sans mal les Enfants d’Odin tenter de lui réserver le même sort. Avec, à défaut de barres et d’épées, un gros boudin de métal.
Param nota que les souris faisaient place nette à chaque nouveau saut du cylindre pour ne pas se retrouver coincées dessous. Mais peut-être ne pouvait-il en être autrement. Le déplacement de la colonne était probablement conditionné par le dégagement préalable de tous les museaux, pattes et queues présentes dans la zone d’atterrissage – ce qui aurait expliqué les intervalles d’immobilité de la pièce métallique.
Un axiome physique cher à Olivenko lui revint alors en mémoire : Deux objets ne peuvent occuper le même espace en même temps. Param avait eu moult occasions de le vérifier, elle que rendait malade tout contact avec des matières « douces », comme les gens ou les cloisons et portes organiques, boisées par exemple. Ces objets étant principalement constitués d’air, entre et au sein des atomes, les sauts de Param dans le temps n’occasionnaient somme toute que peu d’interactions douloureuses. Lorsque Rigg et Umbo se projetaient dans le passé, il ne leur arrivait jamais d’apparaître en plein milieu d’un tronc ou d’un rocher. Le volume d’air qui les réceptionnait restait donc intact, à l’exception d’une poignée de particules.
Cet axiome expliquait-il le processus en cours ? Les souris pouvaient déplacer la colonne dans le temps et l’espace, sous réserve que l’espace en question ne contienne rien d’aussi substantiel qu’une des leurs. La première étape consistait donc à déguerpir de là avant que la colonne ne s’y mette.
Les souris bougeaient, contrôlées par un ordonnateur suprême, chef d’orchestre et de leurs mouvements, et de ceux du cylindre.
Mais ce n’était pas le plus effrayant dans l’affaire. Le pire, c’étaient ces milliers de petits yeux noirs inquisiteurs qui continuaient à la suivre. Qui la voyaient comme si elle n’avait jamais disparu. Quiconque commandait les mouvements du cylindre pouvait le positionner à son gré à l’endroit même de sa prochaine – et, dans pareil cas, fatale – réapparition.
Mais alors que faire ? Tout stopper pour revenir dans le cours normal du temps ? Une stratégie à risque : à leur retour, ses pieds occuperaient le même espace que les souris au sol et il y aurait collision. Elle n’en mourrait pas mais souffrirait le martyre. Et si elle ne finissait pas sur deux moignons, il lui faudrait des semaines pour cicatriser. Quant aux souris, elles exploseraient tout net.
Elle n’allait pas les pleurer non plus ! Elles essayaient de la tuer !
Leur tentative était d’ailleurs sur le point d’aboutir. Elles pouvaient à chaque instant glisser le cylindre dans l’interstice libéré par son corps et, lorsqu’il se matérialiserait l’espace d’une fraction de seconde, le métal la transpercerait de haut en bas, attiré par la gravité à chacune de ses disparitions, pour mieux se loger dans la peau, les muscles et les os quelques millimètres plus bas quand elle réapparaîtrait.
Je vais mourir, songea-t-elle. Elle sentit son estomac se nouer, sa tête se vider et une terreur sans nom la saisir, bien plus profonde encore que la peur ressentie lorsqu’elle et Umbo avaient bondi du rocher et vu les barres meurtrières des soldats de Mère se rapprocher au cours d’un interminable ralenti.
Plus profonde encore car ici, à la bibliothèque, elle ne pouvait compter sur Umbo pour la projeter en sécurité à des journées de là, vu qu’il n’était pas présent.
Qui viendrait la sauver ? Même si Rigg et Umbo arrivaient à la rescousse, ils ne la trouveraient nulle part ; et quand bien même son frère repérerait sa trace, sans contact, point de salut – et comment parvenir à les toucher tout en restant invisible ?
Pourquoi ne pas m’avoir prévenue ? Pourquoi Umbo n’a-t-il pas envoyé un de ses doubles m’alerter d’un « Sors de cette pièce ! » paniqué ? Ou, plus directement encore, en me sortant de là par la main !
L’accès à la bibliothèque leur était-il bloqué ? Une fois leur forfait perpétré, les Enfants d’Odin s’étaient très certainement assurés que personne ne pénètre ici pour venir la sauver.
Non, ce scénario ne tenait pas. Rigg et Umbo auraient pu la prévenir n’importe quand, avant même leur rencontre avec les Enfants d’Odin. Alors pourquoi n’en avoir rien fait ?
Pour une raison toute simple, que Param n’eut aucun mal à deviner : pour ne pas gâcher une année riche en enseignements. S’ils l’avaient prévenue, jamais ils n’auraient eu vent des Éclaireurs et des Nettoyeurs. Jamais ils n’auraient découvert les surprenantes technologies des Enfants d’Odin et les majestueuses cités autrefois peuplées de milliards d’individus.
Ils avaient dû trancher entre sa vie et une montagne d’informations. Et ils avaient fait le bon choix. Que valait son existence comparée à toutes celles que le sauvetage du Jardin épargnerait ?
Tombée au champ d’honneur. Une perte terrible mais inévitable.
À moins que…
Ils n’avaient pas à la prévenir. Il leur suffisait de venir la chercher ! Un avertissement les aurait déroutés, détournés de leur destinée, aurait annihilé tous ces mois d’industrieuse instruction. Mais s’ils étaient revenus la chercher pour la mettre à l’abri dans un autre temps, passé ou futur… elle seule en aurait perdu le bénéfice ! Ses compagnons auraient préservé les connaissances acquises, car leur vécu et la mémoire des moments passés dans l’entremur seraient demeurés intacts.
Mais cela ne s’était pas produit non plus.
Non, non. Pas dans ce présent en tout cas, car comment envisager un tel cas de figure sans avoir eu vent de ma mort ? Elle seule entraînera leur intervention par une modification du cours des choses. Me voilà condamnée à endurer cette épreuve jusqu’au bout, à voir ma fin venir et, comble de l’horreur, à mourir.
C’est le prix à payer pour que mes compagnons puissent s’ingérer dans les affaires du temps et déjouer les plans sordides de la Grande Faucheuse en me sortant de là. Cette version de moi-même ne vivra jamais ces minutes de torture. Elle vivra tout court.
Manque de pot, dans quelques minutes, moi, je vais mourir. Certes, je ne me rappellerai rien plus tard, mais il faut tout de même en passer par là pour qu’on vienne me sauver. Pour que ma mort, par ses effets résiduels, serve ma survie.
Cette fin atroce apparaîtra aux yeux de ma survivante comme un rêve irréel, éphémère ; comme une tragédie évitée.
Sauf qu’aucune tragédie ne me sera évitée, à moi. La mort va me frapper, et dans un grand bruit métallique. Cette version de moi-même sera supprimée à tout jamais et je n’en ai aucune envie !
Le cylindre disparut. Une fraction de seconde plus tard, Param sentit sa gorge exploser sous l’effet d’une chaleur insoutenable, s’embraser sous le feu de milliards de molécules fracassées, rendues radioactives par l’excitation d’atomes arrachés les uns aux autres puis recomposés, encore et encore. Elle vécut juste assez pour sentir la brûlure se propager le long de son corps et brûler vif chacun de ses organes.
Param nota que la salle grouillait de souris, sur les étagères, les tables, les fauteuils. Ce raz-de-marée imprévu de poils arc-en-ciel l’agaçait autant qu’il l’affolait, mais elle prit sur elle, non sans une pointe de fierté, de ne pas morceler le temps par simple réflexe. Non, elle allait juste se lever et quitter la pièce.
Mais avant même qu’elle ait pu reculer sa chaise, Rigg apparut en lévitation quelques centimètres au-dessus de la table. Il atterrit à la surface en écrasant quelques souris au passage. Il lui tendit le bras.
Danger imminent, comprit Param. Rigg n’est pas là par hasard.
Elle saisit sa main ; les souris disparurent.
Son frère la fit lever de sa chaise et sauta de la table.
« On y va », annonça-t-il sans préambule.
Des souris se baladaient dans la pièce.
« Et si elles nous voient ? s’enquit Param.
— On s’en fiche. L’aéronef nous attend, indiqua Rigg en la tirant par la main vers la sortie. On a fait une grosse erreur en s’enfermant des heures dans ces pièces souterraines. C’est un enfer pour entrer et sortir. »
Au détour d’un couloir, ils tombèrent nez à nez avec Père-Souris en train de descendre un escalier.
Rigg lui serra la main et mit Param en garde d’un regard.
« Père-Souris ! s’exclama-t-il. Nous n’avons pas enfreint le règlement en courant dans les couloirs au moins ?
— Ce n’est pas interdit, sourit leur hôte. Où vous rendiez-vous d’un si bon pas ?
— Dehors ! Le soleil me manque et ma sœur a gentiment proposé de m’accompagner.
— Eh bien, filez, je ne vous retiens pas ! »
Ils dévalèrent les marches quatre à quatre.
« Il n’y a vu que du feu.
— Nous sommes revenus de six mois en arrière. Mais lorsqu’il croisera l’un de nous dans le présent, il comprendra mieux notre empressement.
— Qu’est-ce que ça change ? Où que l’on fuie, quoi que l’on fasse, ils pourront toujours nous atteindre grâce à leur machine – par une épée dans le cœur, du poison dans nos verres… On ne se sentira jamais en sécurité.
— Tais-toi et cours. Et ne t’inquiète pas. Ils ne nous feront rien.
— Tu m’as l’air bien sûr de toi, sourcilla Param.
— Oui, parce qu’il n’y a pas de machine, lui dévoila Rigg.
— Mais…
— Cours », la coupa Rigg.
Quand ils débouchèrent enfin au grand air, Param s’effondra, à bout de souffle, les poumons et les cuisses en feu.
Umbo les attendait, concentré à l’extrême. Un aéronef apparut soudain derrière lui, puis Miche et Olivenko, debout à côté.
Ils avaient probablement assisté Rigg dans son opération de sauvetage, en lui permettant de dénicher la trace qui le ramènerait pile-poil au bon moment. Umbo avait dû suspendre le temps pour que Rigg puisse l’exploiter. Et il avait attendu patiemment ici leur retour.
Le temps que Rigg et Param courent jusqu’à l’aéronef, Olivenko et Miche avaient pris place à bord. Umbo attendait à l’extérieur. Lorsqu’ils arrivèrent, il tendit une main – non pas à Param mais à Rigg – puis les aida à gravir la rampe d’accès.
« Une affaire rondement menée, les félicita Miche.
— Rigg et Umbo viennent de te sauver d’une fin atroce », indiqua Olivenko.
L’aéronef décolla.
« Les souris allaient m’attaquer ? s’exclama Param, incrédule.
— Oui, mais pas en te grignotant.
— En plaçant un cylindre de métal dans ta gorge, expliqua Rigg en écartant les bras pour lui donner une idée de la taille. Pendant l’un de tes sauts. Tu en as… disons… perdu la tête. »
Param se sentit mal.
« Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Rien du tout. C’était juste pour nous envoyer un message, hasarda Olivenko. Une manière de nous dire : “Vous êtes à notre merci.”
— Ou pour nous obliger à utiliser nos pouvoirs et à déguerpir d’ici, supposa Rigg.
— Il y avait plus simple ! s’écria Param. En nous le demandant gentiment, par exemple…
— Ceux qui ont agi ne sont peut-être pas ceux que l’on croit, développa Miche. Nous n’avons rencontré que Père-Souris et Saute-Nuages. Cela a faussé notre vision de l’unité qui règne dans l’entremur. Il existe peut-être des factions dissidentes que notre présence dérange.
— Et qui nous le font savoir en me tuant ?
— Ils savaient pertinemment que nous viendrions te chercher. Et qu’ensuite, nous ne resterions pas.
— Mais quid de notre rencontre avec les Éclaireurs ? Nous n’étions pas censés les convaincre de laisser le Jardin tranquille ?
— Après mûre réflexion, non, intervint Umbo. Ça n’a jamais fait partie de leur plan.
— Ils nous mentent depuis le début ?
— Qu’est-ce que tu crois, commenta Miche. Ils sont humains.
— Alors pourquoi nous être entêtés à leur faire confiance ? s’emporta Rigg en secouant la tête, avant d’imiter la voix mélodieuse de Saute-Nuages. “Nous vous faisons confiance. Vous trouverez bien quelque moyen de convaincre les Éclaireurs de nous laisser la vie sauve.” Par le talon droit de Silbom !
— Qu’attendent-ils de nous ?
— On l’ignore encore, indiqua Miche.
— J’ai une théorie, dévoila Umbo.
— Laquelle ? s’enquit Rigg.
— Tu vas me prendre pour un débile, prévint Umbo.
— Probable. Mais on peut être débile sans forcément avoir tort.
— Ni être inutile, renchérit Miche. Dis toujours.
— Je pense qu’ils ont complètement abandonné l’idée de faire changer d’avis les Éclaireurs, se lança Umbo. Leur nouveau plan, d’après moi, c’est de nous faire monter à bord du vaisseau des Éclaireurs pour y dissimuler une arme. Une arme qu’ils ramèneraient sur Terre, et qui leur servirait à exterminer la race humaine avant qu’elle ait pu envoyer ses Nettoyeurs.
— Une arme ? s’écria Param. Je croyais qu’ils avaient interdiction d’en produire !
— Exact, confirma Umbo. Ils n’en ont produit aucune. Celle dont je vous parle est d’un type un peu particulier. Ni mécanique ni biologique ni quoi que ce soit d’autre.
— Qu’est-ce qu’elle est, dans ce cas ? » questionna Rigg.
Pour toute réponse, Umbo fit un geste en direction de Miche.
Param remarqua alors les deux petites souris juchées sur les épaules du tavernier.
« Encore ces souris ? s’exclama-t-elle.
— Tout à l’heure, je t’ai dit qu’il n’y avait aucune machine, reprit Rigg. Et pourtant, les Enfants d’Odin sont persuadés d’en posséder une. Une vraie, qui fonctionne comme ils le pensent. Mais en fait, ce qu’ils voient est un hologramme solide, qui ne téléporte rien du tout. »
Param tira les conclusions d’elle-même.
« Ce sont les souris qui le font.
— Les créatures savantes de Père-Souris, confirma Umbo. Il les a croisées avec des humains. Depuis, elles possèdent des gènes capables de manipuler le temps, sous une forme bien particulière : le déplacement dans l’espace et le temps d’objets inanimés.
— Donc lorsqu’elles ont placé ce truc dans ma gorge…
— Elles l’ont fait à la demande des Enfants d’Odin, termina Umbo. Et elles ont obéi car elles-mêmes savaient que nous viendrions te chercher.
— Même si ce fut plus délicat que prévu, nota Rigg. Nous voulions te laisser le temps d’emmagasiner un maximum d’informations ici.
— Même les plus insignifiantes… » ajouta Olivenko.
Était-ce une pointe de mépris dans sa voix ?
« Nous sommes restés ici un an au total – un an depuis notre départ de l’entremur de Ram, et dont chaque minute valait la peine d’être vécue, souligna Miche. Il fallait te sauver sans rien perdre de ce trésor. »
Param se sentit mal à l’aise à la pensée de son cadavre sans tête et calciné.
« Et maintenant ? Quelle est la suite ?
— On part rejoindre la frontière de l’entremur de Lar, annonça Rigg. Au nord d’ici. Là où Père Knosso est mort.
— On retourne le sauver ? se réjouit Param.
— Non, c’est trop risqué, la refroidit Umbo. Pour l’instant, en tout cas. Rigg doit d’abord prendre le contrôle des Murs.
— L’aéronef ne passera jamais au travers, ajouta Olivenko. Il va falloir franchir le Mur à pied… en espérant qu’il soit désactivé avant.
— Notre traversée coïncidera à peu de chose près avec la prise de contrôle des vaisseaux par Rigg, calcula Miche. Lors de notre périple dans l’entremur de Vadesh, avant même notre arrivée ici.
— Mais ils vont nous repérer ! s’inquiéta Param.
— Qui ? demanda Rigg.
— Les Enfants d’Odin.
— Ah… oui, sans doute, vu qu’ils sont tous regroupés en bordure de Mur, concéda Rigg. Mais ils ne sauront pas comment nous arrêter.
— À moins que les souris ne leur envoient un nouveau Livre du Futur, s’esclaffa Umbo.
— Ce sont elles qui ont écrit les premiers ? interrogea Param.
— Non, non, clarifia Olivenko. Les souris n’ont existé que dans la version “yahou” de l’entremur. Tous les autres Livres du Futur ont été envoyés à l’aide de la bonne vieille machine à déplacer des objets dans le temps, avant que cette tâche ne revienne à nos petits amis à moustache.
— Et, les Enfants d’Odin… ou les souris, plutôt, ont-elles réellement bricolé nos gènes ? Et… donné naissance à Umbo ?
— Oui, confirma Rigg. Dans leur espace-temps du moins, le premier auquel nous ayons appartenu. Ramsac s’était employé auparavant à développer une souche capable de maîtriser le temps, à nous créer. Mais s’il a atteint son but, c’est grâce aux souris. Sans elles, nous n’aurions jamais vu le jour, car le Jardin aurait été détruit avant. »
Ils narrèrent ensuite leurs aventures et découvertes au vaisseau. Mais Param sentit qu’ils ne lui disaient pas tout. Car si Umbo et Rigg témoignaient encore une certaine méfiance l’un envers l’autre, le premier n’attaquait plus systématiquement le second. Mieux : il paraissait étrangement coopératif. Quelque chose s’était passé là-bas ; Param exigea des explications.
« J’ai laissé quelques cadavres derrière moi, indiqua Umbo.
— Hein ?
— Mes doubles, synthétisa Umbo avant de s’étendre sur l’épisode du pont.
— Moi aussi j’ai laissé un double à la bibliothèque il y a quelques minutes… Enfin, il y a six mois maintenant.
— Mais comme ta seconde réplique, la morte, n’a jamais rencontré la première, celle d’il y a six mois, vous avez toutes les deux continué sur le chemin normal de la vie, ajouta Olivenko.
— Elle, pas très longtemps…
— Ce n’est pas grave, observa Umbo. Celui ou celle qui survit ne s’en rend même pas compte.
— Si, c’est grave », assena Rigg d’un ton sec.
Param et Umbo se tournèrent vers lui, en attente d’une explication. Il semblait furieux.
« Moi, je vous ai vus morts, tous les deux, reprit-il avant de détourner le regard. Et pour la dernière fois, j’espère.
— C’était si dégoûtant ? questionna Umbo.
— Ces versions de vous, elles ont ressenti la peur et la douleur des derniers instants. Vous avez oublié, mais elles, elles les ont vécues.
— Et à en croire les Enfants d’Odin, tout le monde a vécu cela sur le Jardin, à neuf reprises, fit remarquer Olivenko.
— Ce qui nous ramène à la proposition d’Umbo, poursuivit Param. Comment les Enfants d’Odin comptent-ils annihiler toute vie sur Terre sans disposer du moindre arsenal ?
— Les souris, lui rappela Umbo comme une évidence.
— Quoi, les souris ?
— Si un couple fait le trajet jusque là-bas, en trois semaines, elles seront douze. Si, sur la douzaine, cinq sont des femelles, capables de mettre bas dans les six semaines, à raison de cinq nouvelles femelles chaque fois, combien seront-elles avant l’arrivée des Nettoyeurs ? »
Miche leva la main.
« Ces souris atteignent la maturité sexuelle en quatre semaines au lieu de six. Ce fut la première touche personnelle de Père-Souris.
— Elles passeront expertes en armement en quelques générations, même sans rien connaître à leur arrivée, continua Umbo. Il ne leur restera alors plus qu’à déclencher une guerre. À coup de génétique s’il le faut. Cette arme, elles la maîtrisent déjà. Regardez ce qu’elles ont fait de nous. »
Param lui jeta un regard interrogateur.
« Tu crois sincèrement qu’un couple de souris va anéantir la race humaine en un an ?
— Si un seul est du voyage, acquiesça Umbo. Mais je donnerais ma main à couper que d’autres suivront.
— Les souris sont de la vermine aux yeux des humains, commenta Olivenko. Ils chercheront à les exterminer.
— Ils ne sauront même pas qu’elles sont là ! écarta Umbo. Elles se feront discrètes, pas comme à la bibliothèque. Et le voyage n’est pas très long…
— Comment descendront-elles du vaisseau ? souleva Param.
— Elles sont futées, bien plus que nous, souligna Rigg. Surtout collectivement. Elles trouveront un moyen.
— Donc si elles réussissent leur coup, conclut Param, plus de Nettoyeurs et le Jardin survit. À la bonne heure ! »
Personne ne trouva rien à redire à cela. Umbo détourna le regard. Rigg rougit sans raison apparente.
« C’est un fait, concéda Miche. Mais détruire une planète pour en sauver une autre, est-ce la meilleure solution ? »
Param secoua la tête.
« Je n’irais pas jusque-là. Mais ce n’est pas la pire non plus. Dans ce scénario, la planète qui survit, c’est la nôtre. Et personnellement, ça m’arrange. Est-ce que ça fait de moi un monstre pour autant ?
— Cette pensée nous a tous traversé l’esprit donc nous sommes tous des monstres, la défendit Miche. On en a juste honte.
— Pas moi », assuma Param.
Le fard de Rigg s’expliquait : il avait eu honte d’elle.
Non, décidément, son frère ne ferait jamais un bon Roi-en-la-Tente.