Chapitre 4 Confiance

Rigg passa le vol jusqu’au Mur le séant rivé à son fauteuil et l’œil collé au hublot, à contempler les prairies puis, à mesure qu’ils se rapprochaient du nord, les collines de feuillus brunies par l’automne. Il céda un instant à la nostalgie, au souvenir de ses jeunes années dans les forêts montagneuses de la chaîne des Stashik.

Puis il se souvint que les hautes montagnes de son enfance abritaient un vaisseau, et que les à-pics menaçants qui surplombaient Gué-de-la-Chute étaient nés de la collision d’un vaisseau responsable de l’extinction de la vie dans le Jardin. L’homme qui l’avait guidé, instruit et appelé « fils » des années durant n’était qu’une machine doublée d’un fieffé menteur, qui avait fait croire à sa mort et l’avait abandonné à son chagrin et aux mystères de la vie.

Des mystères encore entiers à ce jour, à commencer par celui de sa place même dans ce monde. Fils de monarques déchus ? Il avait fallu s’y faire. Victime en sursis ? Passait encore. Mais d’apprendre aujourd’hui que son père biologique, Knosso, était le fruit d’un croisement génétique destiné à doper ses capacités mentales, capacités dont avaient hérité lui, Param et… des souris à moitié humaines ! Là, on nageait en plein délire.

N’ai-je donc été qu’un pion toute ma vie ?

Encore maintenant, que pouvaient fomenter ces deux souris perchées sur les trapèzes de Miche, à tout observer ostensiblement avec leurs petits yeux malicieux ? Et elles n’étaient pas seules : Rigg percevait les traces de dizaines d’autres sans-gêne, montées à bord ni vues ni connues dans les poches de ses amis ou par la portière ouverte, pendant le stationnement de l’aéronef. Rigg en dénombrait pas loin d’une centaine dans la cabine, et tout le monde n’y avait vu que du feu. Miche était-il au courant ? Très certainement ; il avait l’ouïe fine.

Rigg hésita à prévenir les autres. Mais s’il attirait leur attention sur la présence des souris, comment réagiraient-elles ?

S’agissait-il d’un exercice d’entraînement avant l’arrivée des Éclaireurs, pour s’assurer de leur capacité à se faufiler inaperçues dans un vaisseau ? Le cas échéant, il convenait de saluer l’entreprise pour son ingéniosité. Les humains non pourvus de dons de pisteur ou de sens aiguisés par le truchement d’un crocheface, comme Rigg et Miche, auraient bien été incapables de les repérer.

Que cherchaient-elles au juste ? Les souris avaient démontré être capables de les tuer – et prêtes à le faire. Odsac tout autant, et sans hésitation. Dire que Vadesh les avait effrayés ! En comparaison de son comparse de l’entremur d’Odin, le pauvre n’était qu’un agneau.

Non, les souris ne commettraient aucun homicide pendant le vol.

« Je m’interroge sur l’interprétation que les ordinateurs de bord vont donner à mes consignes, pensa Rigg tout haut. À propos des Murs. »

Il lança cette remarque à la cantonade, mais comme il regardait Miche au même moment, ce fut le tavernier qui lui répondit.

« Quelles instructions ?

— Je leur ai dit que si quelqu’un m’accompagnait pendant la traversée, ils devaient le laisser passer. Mais “quelqu’un”, même pour un ordinateur, ça reste vague », poursuivit Rigg en jetant un regard appuyé aux souris que Miche arborait telles deux épaulettes de fourrure.

Le tavernier lui retourna un signe de tête pensif.

« Tu sous-entends qu’elles ne passeront pas.

— Je sous-entends que je n’en sais rien.

— La question philosophique de l’humanisation, intervint Olivenko, revêt dans ce cas précis une importance des plus pratiques.

— Dans tous les cas, affirma Param. Celui ou celle qui s’apprête à tuer déshumanise d’abord sa victime.

— N’être personne, ou la simple copie d’une personne, c’est être en danger, ajouta Umbo.

— Prises individuellement, ces souris sont plutôt brillantes, mais suffisamment pour les considérer comme des humains à part entière ? interrogea Rigg. J’aimerais connaître leur point de vue sur la question.

— Elles ont besoin les unes des autres. Elles se spécialisent dans une tâche, et ne peuvent donc exprimer leur plein potentiel seules.

— Celles perchées sur tes épaules, pointa Rigg, que valent-elles à elles deux ? Un humain ?

— Moins, indiqua Miche. C’est ce qu’elles me disent du moins. Elles se cantonneraient à de la collecte d’informations.

— J’aimerais qu’elles m’en fournissent une : forment-elles un couple reproducteur ? »

Les deux souris se figèrent d’un coup. Elles braquèrent leurs regards sur Rigg.

« Intéressant, nota Miche. Elles n’avaient pas arrêté de bavarder une seconde depuis notre départ mais là, tu leur as coupé le sifflet.

— Leur petit manège, dans l’aéronef, est-ce une répétition de leur futur plan ? questionna Rigg. Monter à bord du vaisseau des Éclaireurs, débarquer sur Terre avant de la peupler de leur descendance.

— C’est un couple », transmit Miche.

Rigg préféra garder secrète la présence de dizaines d’autres reproducteurs et reproductrices à bord.

« Si nous les emmenons avec nous dans l’entremur de Lar, ont-elles l’intention d’y proliférer ? »

Les deux souris adoptèrent immédiatement la pose « On discute avec Miche » : debout sur les pattes arrière, leurs museaux tournés vers les pavillons du tavernier. Mais Rigg avait compris que cette attitude n’était qu’ostentatoire. Elles auraient parlé à son dos que Miche les aurait comprises. En plus, leurs museaux étaient si riquiqui qu’à n’importe quelle distance – même depuis l’autre bout de la cabine – il était impossible de les voir bouger. La pose était donc délibérée, pour montrer à tout le monde qu’elles conversaient avec Miche.

« Elles m’affirment que cette pensée ne les a même pas effleurées. »

Rigg ne répondit rien. Les autres non plus.

« Ah, retournement de situation : elles admettent maintenant que c’était un mensonge… rapporta Miche. Elles ont bien l’intention de coloniser l’entremur de Lar. Elles avancent l’argument que, étant donné que les habitants de l’entremur vivent dans les océans, il serait dommage de ne pas occuper les terres vacantes.

— Il s’agirait du premier cas d’invasion d’un entremur par un autre, fit remarquer Rigg.

— De colonisation, pas d’invasion, rectifia Miche.

— Celle des Terriens ne compte pas, c’est vrai. Elle s’est faite avec une telle douceur… ironisa Olivenko.

— Notre retour en arrière leur laissera largement le temps de se reproduire avant l’arrivée des Éclaireurs, nota Umbo.

— Si elles causent la ruine de l’entremur d’Odin en tentant de développer des armes, elles survivront dans celui de Lar – tout en emportant avec elle leur savoir militaire, je présume.

— Beaucoup de plans possibles, donc, résuma Rigg. Et aucun qui me convainque de les laisser traverser. »

Les souris reprirent leurs messes basses avec Miche.

« Si c’est pour mentir, ce n’est pas la peine, lança Rigg. Passe-leur bien le message.

— Elles savent, répliqua Miche. Elles se demandent juste pourquoi tu n’as encore rien dit à propos… des autres.

— Encore une tromperie de leur part, assena Rigg. Elles n’ont pas à se cacher… à moins qu’elles ne préparent un mauvais coup.

— De quoi est-ce que vous parlez, au juste ? s’enquit Umbo.

— Il y a une centaine de souris avec nous dans la cabine. Peut-être ont-elles cru que leur statut de “passagères” leur octroyait automatiquement le droit à une traversée du Mur.

— Où sont-elles ? s’étonna Param.

— Tu en as deux dans le chignon », pointa Rigg.

Param hurla tout en se passant une main paniquée dans les cheveux. Deux petites boules de poil blanches s’en échappèrent, atterrirent sur son dossier puis déguerpirent sous un fauteuil.

« Et quelques-unes dans le corsage, ajouta Rigg. Si elles pouvaient arrêter de jouer à cache-cache, on ne s’en porterait pas plus mal. »

Quelques secondes plus tard, toutes les souris étaient rassemblées au garde-à-vous sur le plancher, les sièges et les commandes de l’aéronef.

« Vaisseau, interdiction formelle d’obéir à l’une d’entre d’elles, c’est compris ? ordonna Rigg.

— Compris, confirma une voix mécanique.

— Ont-elles déjà transmis des ordres ?

— Uniquement les coordonnées d’atterrissage, indiqua la voix.

— Par Silbom… jura Umbo.

— Le pauvre Silbom, il est largement dépassé à ce niveau, déplora Olivenko.

— Bizarre, je n’ai rien entendu, s’étonna Miche.

— Elles claquent des dents et tapotent de la griffe, expliqua la voix. Elles glissent et se frottent contre les surfaces, soupirent et halètent. C’est ainsi qu’elles m’ont communiqué leurs ordres. Elles m’ont appris ce langage il y a plusieurs siècles déjà.

— Envisageaient-elles un crash ?

— Oui, acquiesça la voix. Je devais provoquer un impact fatal à ses passagers si vous tentiez quoi que ce soit contre elles.

— Qui est le commandant, à la fin, elles ou moi ? s’emporta Rigg.

— Vous ne m’aviez pas interdit de leur obéir, jusqu’à présent.

— Elles sont rusées, s’inclina Rigg. Et bien plus que nous, vu leur nombre.

— Je ne suis pas d’accord, contesta Miche. Elles peuvent exécuter plus de tâches, retenir plus de choses, mais ne sont pas plus intelligentes pour autant. Tout dépend de ce que tu entends par “rusées”.

— Si même des souris se mettent à nous faire avaler leurs salades… se désola Umbo.

— Elles sont si mignonnes, plaida Param, non moins désolée.

— Mignonnes à en mourir, frémit Umbo.

— J’ai bien peur que nos petites rongeuses se croient tout permis avec nous, sous prétexte qu’elles nous ont créés », s’inquiéta Rigg.

Les souris l’observaient sans broncher, fixes comme des statues.

« Une idée partagée par beaucoup de parents à propos de leurs enfants, fit remarquer Olivenko.

— Vaisseau, l’ordre suivant vaut jusqu’à ma mort et au-delà : aucune souris ne doit jamais traverser aucun Mur.

— Très bien, confirma la voix.

— L’ordre est-il effectif ? questionna Rigg.

— Aucun ordre ne peut être exécuté à titre posthume. Mais nous comprenons votre désir et en tiendrons compte.

— Autre chose : seules les personnes de forme humaine peuvent user de l’autorité conférée par les pierres, décréta Rigg. Êtes-vous d’accord avec cette règle ?

— Oui, approuva la voix.

— Les souris vont te prendre pour un extrémiste, commenta Miche.

— Le vrai extrémisme, c’est de s’octroyer le droit de vie ou de mort sur les humains comme elles le font, se défendit Rigg.

— Elles invoquent des circonstances atténuantes, signala Miche. Mais comme je ne les crois pas, inutile de transmettre. »

Les souris se tournèrent à l’unisson vers le tavernier.

« Elles n’ont pas apprécié, nota Umbo.

— Souhaitez-vous modifier les coordonnées d’atterrissage ? demanda la voix.

— Non, fit savoir Rigg. Je suppose que des milliers de souris nous attendent là-bas, parées pour la traversée. J’aimerais autant m’entretenir avec tout ce beau monde en même temps.

— Ce que tu as à leur dire ne les intéresse pas, me font-elles savoir, déclara Miche.

— Ça marche dans les deux sens. Et nous ne sommes pas non plus tenus de les emmener avec nous dans le passé.

— Inutile, disent-elles, elles savent comment s’attacher à toi pendant le saut. Elles auraient essayé pendant ton retour à la bibliothèque, quand tu es parti sauver Param.

— Un mensonge de plus ou de moins…

— Elles me hurlent leur bonne foi à l’oreille.

— Comme tout menteur qui se respecte, commenta Olivenko.

— Supposons que l’une des deux soit une menteuse invétérée et l’autre une sainte, suggéra Miche.

— “Demande à la première si elle ment et à la seconde si la première dit vrai”, nous conseille le vieux dicton, intervint Param.

— Le problème, reprit Rigg, c’est qu’on a peut-être affaire à deux menteuses. C’est même plus que probable.

— Moi, je les trouve bien trop nombreuses, observa Olivenko. Je ne serais pas contre éclaircir un peu leurs rangs à coups de botte. »

Les souris prirent leurs distances.

« Notre gros avantage, continua-t-il, c’est qu’on peut faire craquer leurs petits crânes sous nos semelles comme des noisettes.

— Ou entre nos doigts, suggéra Umbo. Plus basique qu’un morceau de métal dans la gorge, mais tout aussi efficace.

— Attendons un peu avant de leur déclarer la guerre, tempéra Rigg. D’autant plus que, si j’en crois mes observations, les souris sont présentes non seulement dans la cabine, mais également dans les compartiments moteur, prêtes à se jeter dans les réacteurs à la moindre menace pour faire partir l’aéronef en vrille.

— Elles saluent ton sens de l’observation, signala Miche.

— Et inutile d’envisager une fuite dans le passé d’où nous sommes… on se retrouverait à battre des bras en plein ciel, fit remarquer Umbo.

— Dis carrément qu’on est foutus, grinça Param.

— Les souris préfèrent “dans l’impasse”, indiqua Miche.

— Eh bien, elles ont tout faux, réfuta Rigg. Rappelle-leur qu’on compte sur nous pour sauver le monde, et pas sur elles, jusqu’à preuve du contraire. Et qu’elles ont autant besoin de nous que nous d’elles. On en rediscutera au Mur, je suis ouvert aux discussions.

— Pas moi », lâcha Umbo d’un ton hargneux.

Il regretta immédiatement ses propos et leva un bras en signe d’excuse.

« Ce serait sympa de me laisser parler, sourit Rigg.

— Alors vas-y, on t’écoute, attendit Param.

— Le problème, c’est que elles aussi… hésita Rigg.

— Je comprends ce qu’elles se disent, ça nous met à égalité, l’encouragea Miche.

— Tout, vraiment ? Même leurs claquements de langue et les coups de griffe contre les cloisons ?

— Oui, maintenant que je sais qu’ils forment un langage.

— Tu es sûr qu’elles ne disposent pas d’un moyen de communication incompréhensible même pour ton crocheface ?

— Impossible de le savoir… admit Miche avec un hochement de tête. Il faut leur faire confiance.

— On ne va pas s’en sortir, se désola Rigg. Comment veux-tu faire confiance à une nation qui nous a déjà pris pour cible et tués plusieurs fois ?

— On en a tué quelques-unes nous aussi, fit remarquer Param.

— Seulement celles qui l’avaient cherché, plaida Umbo.

— Tu les appelles “nation” ? s’étonna Olivenko.

— C’est ce qu’elles sont, non ? Un territoire étranger. Une culture insondable. Elles nous traitent avec un tel mépris qu’elles ne s’estiment obligées par aucun devoir de vérité ni de respect à notre égard.

— Elles me soutiennent mordicus qu’elles tiennent toujours parole, transmit Miche.

— Étrange… rétorqua Rigg. Je les croyais à moitié humaines.

— Elles me disent que dans ce cas, elles ne devraient pas nous croire non plus.

— Parce que nous leur avons menti depuis le début, les avons trompées et massacrées par dizaines, sans doute ? ironisa Rigg.

— Elles disent qu’on leur a dit la vérité uniquement parce qu’à nos yeux, elles ne valaient même pas un mensonge.

— Ce n’est pas faux… admit Rigg. Mais elles oublient également de mentionner qu’avec leurs milliers de petites oreilles constamment à l’écoute, il nous est difficile de leur mentir, ce qui n’est pas réciproque. »

Rigg délaissa soudain le langage commun de l’entremur pour poursuivre dans l’antique parler des marais de la Stashik, la langue vernaculaire de l’Empire d’O utilisée à une époque lointaine par les futurs souverains sessamides – alors de simples nomades se chauffant à la bouse séchée au fond de leurs tentes de peaux.

Il n’avait jamais saisi jusqu’ici les raisons de l’acharnement de Père à lui faire maîtriser coûte que coûte cette langue morte. Mais aujourd’hui, et malgré son débit rapide, ses amis le comprenaient sans problème. Tout l’inverse des souris qui n’avaient jamais traversé un Mur ni étudié une langue d’un autre entremur.

Père – non, Ramsac – savait que quiconque traverserait le Mur recevrait le Langage. Voilà pourquoi il a tenu à ce que je maîtrise le sessamide ancien. Pour ce jour-ci, celui où je m’adresserais à mes compagnons de traversée en présence d’oreilles indiscrètes.

Une fois Rigg rassuré sur la capacité des autres à le suivre dans la langue d’O, il demanda à Miche : « Elles nous comprennent ?

— Si tu poses des questions aussi évidentes, et en t’exprimant avec les mains en plus, elles risquent d’être bilingues avant notre arrivée. Mais sinon, la réponse est “non”.

— Elles ont l’air concentrées, nota Umbo.

— Ce sont des élèves studieuses. Et évite toi aussi les regards ou les gestes facilement décodables. Je suggère de continuer cette conversation les yeux fermés.

— Pour se retrouver encerclés sans les voir venir, non merci, refusa Param.

— Tu ne les en empêcheras pas, même les yeux ouverts, fit remarquer Miche. Et Rigg le verra bien à leurs traces.

— Dangereuses ou pas, fourbes ou pas, reprit Rigg, ces petites rusées qui affectionnent le chignon de Param représentent peut-être le seul espoir du Jardin face aux Éclaireurs.

— Et nous, le seul espoir des Terriens face aux souris, indiqua Olivenko.

— Pour citer Param, rappela Rigg, si on doit choisir qui des Terriens ou de nous survivra, notre choix est vite fait, non ?

— Peut-on encore parler de survie si l’on finit esclaves de souris ? souleva le garde.

— Excellente question, lui accorda Rigg. À méditer à notre arrivée.

— Retournons dans le passé et laissons-les se débrouiller, suggéra Umbo. Après l’atterrissage, je veux dire. »

Param et Olivenko murmurèrent un semblant d’accord.

« Restera tout de même un ennemi de taille, souleva Miche.

— Je n’en vois pas d’autre qu’elles… hésita Olivenko.

— Les Nettoyeurs. Ce sont eux, nos vrais ennemis.

— Mais on ne peut pas faire confiance à ces bestioles ! s’écria Param. Imaginons qu’elles sauvent le Jardin des griffes des Nettoyeurs. La planète sera ensuite à leur merci !

— Et qui protégera les souris de nous ? souleva Miche. On peut continuer longtemps comme cela.

— Miche a raison, abonda Rigg. Les humains ont la guerre dans le sang. Si l’on se sépare des souris maintenant, on reproduira l’erreur la plus classique de l’histoire humaine : partir en guerre quand l’union s’impose.

— Parce que tu comptes t’unir à elles ? s’enquit Umbo.

— C’est bien le cœur du débat, non ? Nous avons été leurs alliés sans le savoir. Nous avons exécuté leurs plans en croyant poursuivre les nôtres, nous avons fait leur jeu, tout cela sans même nous douter de leur existence. Les pierres, la dague… ce sont elles qui tirent les ficelles depuis le début !

— Coupons-les, blagua Olivenko.

— Pour cela, il faudrait déjà les voir, fit remarquer Miche.

— Ces ficelles, ce sont nos vies, reprit Rigg. Et rappelez-vous. Les souris ne peuvent pas voyager dans le temps mais rien ne les empêche de reprendre la pierre qui nous faisait tant défaut. »

Ils pesèrent un instant cette éventualité.

« Elles l’auraient déjà fait, non ? risqua Umbo. Pour nous punir de ne pas respecter leurs consignes.

— Encore faudrait-il qu’elles les aient formulées clairement, observa Rigg. Ce qui n’est pas le cas.

— Leur but, c’est de survivre, ajouta Miche. Et pour cela, elles doivent sortir de l’entremur et envahir un nouveau monde. Tous les mondes possibles.

— Et contrecarrer les plans des Terriens, compléta Param.

— Et nous, quel est notre but ? interrogea Rigg.

— Qu’elles arrêtent de nous manipuler, avança Umbo.

— Essayons déjà de ne pas nous manipuler nous-mêmes, observa Rigg. Mais ce serait agir contre-nature. L’homme naît manipulateur.

— Et alors ? On a un but commun : arrêter les Nettoyeurs.

— Mais notre plan, quel est-il ? insista Rigg.

— On n’en a pas, concéda Olivenko.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on n’est pas trois milliards comme les souris ? suggéra Param.

— Nous n’avons pas de plan car nous naviguons dans le flou le plus total, affirma Rigg. Tout ce qu’on a, ce sont des Livres du Futur incapables de répondre à la seule question qui importe vraiment.

Pourquoi les Nettoyeurs seront-ils envoyés ? resitua Miche.

— Qu’est-ce qui motivera leur décision, leurs actions, quel portrait du monde leur brosseront les Éclaireurs… compléta Rigg. Sans ces données, pas de plan possible.

— Les souris en ont un, pourtant, nota Param. C’est idiot ce que tu dis.

— Oui, un plan intégralement pompé sur celui des Nettoyeurs, confirma Rigg. Tout nettoyer par le vide pour éradiquer le problème à sa source.

— Ben, c’est un plan… commenta Umbo. Pas le plus finaud, certes, mais un plan quand même.

— Ce qu’il faut, reprit Rigg, c’est leur faire prendre conscience de leur erreur.

— Qui te dit que c’en est une ? discuta Param.

— Agir dans la précipitation est forcément une erreur. Les choses sont encore trop prématurées. Vous n’êtes pas d’accord ? »

Les autres chuchotèrent leur assentiment.

« Il faut convaincre les Enfants d’Odin de patienter un cycle de plus, reprit Rigg.

— Qu’ont-ils à y gagner ? souleva Olivenko. Cela fait neuf cycles qu’ils attendent. Sans compter que pour la première fois, ils ont une arme fatale : les souris. Ils doivent trépigner d’impatience de les voir à l’œuvre.

— Mais toute leur mission ne tient qu’à un malheureux message venu du futur, argumenta Rigg. Cette fois, ils nous ont, nous. Des témoins de première main, capables de voir par eux-mêmes, de rencontrer les Éclaireurs, d’observer les Nettoyeurs. Et ensuite, de revenir au moment le plus opportun du passé pour unir leurs forces à celles de souris. Toujours mieux que trois lignes sur une feuille d’inox, non ?

— Ce serait une première, observa Olivenko.

— Une première qui implique de laisser les souris nous accompagner dans le passé, ajouta Umbo. Deux fois : la première maintenant et la seconde à l’arrivée des Nettoyeurs.

— Nous pourrons cumuler nos souvenirs aux leurs, fit remarquer Param.

— Tout cela nous semble d’une logique implacable, à nous autres, intervint Miche. Mais qu’en penseront les souris ?

— Que du bien, émit la voix du vaisseau.

— Du bien de quoi ? débita Rigg, surpris.

— Les souris saluent votre plan. Elles acceptent de patienter un cycle supplémentaire. Mais à une seule condition : qu’elles soient du voyage, et en nombre. »

Ces bêtes à poils ne manqueraient jamais d’étonner Rigg. Elles n’avaient pas perdu une miette de leur conversation censée être tenue dans le plus grand secret. Comment avaient-elles réussi ce tour de passe-passe ?

« Vous avez traduit ? s’étonna-t-il.

— Je n’en ai pas eu besoin. De qui tenez-vous votre maîtrise de la langue impériale d’O ?

— De Ramsac, confessa Rigg en enrageant contre sa propre stupidité.

— Si Ramsac connaissait cette langue, les ordinateurs de bord et les sacrifiables aussi. Je vous laisse conclure de vous-même.

— Mais pourquoi apprendre une langue morte d’un autre entremur ? s’exclama Olivenko.

— Pour le plaisir, comme toi à la Grande Bibliothèque d’Aressa Sessamo pendant des années, remarqua Rigg.

— Ce n’est pas parce que quelques souris parlent cette langue que les milliards d’autres la comprennent, poursuivit Olivenko.

— Elles se sont assurées de la présence d’une souris par langue que nous connaissons, nota Rigg. Et comme elles savent lesquelles Ramsac m’a apprises…

— Elles nous ont bien eus à jouer les demeurées, pesta Param.

— On s’en est surtout persuadé nous-mêmes.

— Vous y avez au moins gagné leur confiance, signala la voix. En trahissant ouvertement vos intentions de conciliabule.

— Nous comptions tout leur dire, fit valoir Rigg.

— Soit.

— J’imagine que c’est ainsi que se bâtit la confiance, déclara Miche.

— En écoutant aux portes ? s’indigna Umbo.

— En nous perçant à jour, répliqua Miche. En nous découvrant tels que nous sommes quand nous nous croyons à l’abri des curieux.

— Nous aurions très bien pu jouer double jeu, pointa Param.

— Elles lisent en nous comme dans un livre ouvert. Nos mensonges, nos feintes, rien n’aurait pu les duper.

— Puis-je atterrir maintenant ? demanda la voix.

— Nous sommes arrivés ? s’enquit Rigg.

— Depuis un moment déjà. J’ai fait quelques rotations autour de la zone en attendant votre signal.

— Oui, atterrissez, ordonna Rigg. On est toujours les derniers au courant…

— Et on le restera tant qu’on se limitera à des conjectures sur la base d’informations sommaires, fit remarquer Olivenko.

— Tant qu’on vise juste au moins une fois de temps en temps… se consola Rigg.

— Si on tombait toujours à côté, on aurait abandonné tout espoir depuis longtemps, le rassura Olivenko. Le seul hic, c’est que parfois on tombe juste en ayant tout faux sur toute la ligne et d’autres fois, eh bien… on a simplement tout faux.

— On ne sait jamais rien, résuma Param. Si c’est là où tu veux en venir.

— Là où je veux en venir, c’est que quand on fait un choix, il faut s’y tenir. Et croiser les doigts !

— Bon, et notre stratégie finale, on est tous bien d’accord dessus ? interrogea Rigg. Attendre l’arrivée des Éclaireurs, recueillir un maximum d’informations, se montrer patient jusqu’à l’arrivée des Nettoyeurs, reprendre notre collecte d’informations, retourner dans le passé et aviser ?

— Oui, mais avant, accordons-nous sur une dernière chose, répliqua Miche. Nous tous, souris comprises.

— Sur quoi ? s’enquit Umbo.

— Sur le fait que nous essaierons de sauver la Terre et le Jardin, répondit Miche. Mais que si les choses tournent mal, alors priorité sera donnée au Jardin. »

L’aéronef atterrit. La porte s’ouvrit. Le sol grouillait de souris à perte de vue.

« Elles vont me tuer ! paniqua Param alors que les créatures commençaient à envahir la cabine.

— Non, la rassura Rigg. Elles sont juste heureuses de nous voir. »

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