Chapitre 12 Nouvelles traces

Rigg avait déjà son plan d’action en tête. Mais les autres avaient besoin de parler après ce retour précipité sur cette plage de Lar pour échapper à l’apocalypse qui frapperait trois années plus tard.

Une heure durant, Rigg s’efforça donc de les écouter justifier son acte, s’émerveiller devant le fait que Ram Odin ait été vivant tout ce temps, finalement, ou s’accorder avec lui sur la nécessité de le ressusciter.

« Je dois y aller, finit par déclarer le pisteur. Je vous abandonne une fois de plus. J’ai à faire. Vous aussi. Il faut faire quelque chose pour cette mise en garde que vous avez lancée aux Éclaireurs à propos des souris. »

Umbo parut peiné.

« Les avertir n’aura servi à rien.

— Ne le faites pas, dans ce cas, suggéra Rigg.

— Pour que les souris exterminent la race humaine sur Terre ? » grinça Param.

La princesse avait paru moins soucieuse de la survie des Terriens par le passé.

Peut-être s’en soucie-t-elle réellement aujourd’hui, songea Rigg. Ferait-elle preuve d’empathie pour les petites gens anonymes tout d’un coup ? Une vertu bien rare… si c’était le cas, Param méritait une médaille.

Mais l’intervention de la princesse avait plutôt l’air d’un plaidoyer en faveur de leur intervention auprès des Éclaireurs.

« On a tous commis la même erreur : agir sur la base de conclusions hâtives, reprit Rigg. Nos conclusions tenaient la route. Elles étaient fondées… mais en partie seulement. Maintenant, il faut comprendre en quoi elles étaient aussi erronées, pour pouvoir corriger le tir.

— Certains choix sont irréversibles, observa Umbo. Ton crocheface, par exemple. Tu le garderas toute ta vie. »

Ma culpabilité aussi, je la trimballerai toute ma vie. Je suis un assassin, j’ai poignardé un homme dans le dos. Rigg ne laissa pas ces pensées franchir le seuil de ses lèvres. Sinon, ils étaient repartis pour un quart d’heure de conciliabules sur le thème de la légitime défense, même si Rigg avait frappé Ram Odin au cœur trente minutes avant l’imminence réelle du danger.

Assez. Assez parlé. Marre de ressasser sans arrêt la même chose. Il est temps de rafraîchir le débat.

« Si on ne met pas en garde les Éclaireurs, on dit adieu à tout ce qu’on a vécu depuis, pointa Umbo. Et je n’en ai aucune envie. »

Rigg s’apprêtait à répondre à son ami quelque chose du genre « Tu ne perdras rien du tout » quand il prit conscience du dilemme auquel se sentait confronté Umbo. Pour contrer ses effets, le jeune cordonnier devait devancer l’avertissement, pour conseiller à son double et à Param de laisser les souris monter tranquillement à bord de l’aéronef des Éclaireurs.

Et dans ce cas, comment prévoir les bouleversements engendrés pour leurs deux personnes ? Umbo devait craindre que ses relations avec Param n’en pâtissent…

Une crainte légitime, connaissant Param. Si la princesse, en passe de marquer l’histoire par son avertissement aux Éclaireurs, recevait la visite impromptue d’Umbo lui ordonnant de ne rien faire, il y aurait de la frustration et de l’hystérie dans l’air. Les deux ne reviendraient pas sur la plage en amis.

« Ne faites rien pour l’instant, proposa Rigg. On ignore encore si vous avez eu tort et pourquoi les Nettoyeurs sont venus. On sait juste que cela n’a aucun rapport avec l’homme que j’ai tué. Stopper les souris était peut-être une bonne idée. Et sinon, il doit y avoir un moyen de contourner le problème. Je n’ai aucune envie que vous deux défassiez vos vies pour si peu. »

Umbo lança à Rigg un regard soulagé, reconnaissant… et peu discret. Le jeune pisteur en fut presque gêné. On ne peut être à la fois juge et partie.

Mais il savait ce que Père – ou Miche, d’ailleurs – aurait dit en pareille circonstance : « Tu n’as jamais décidé à la place d’Umbo. Tu n’as fait que précipiter la décision qu’il avait déjà prise. Ta responsabilité dans l’affaire est pour ainsi dire nulle. N’y pense plus. »

Ça tombait bien, Rigg avait plein d’autres choses en tête. Et pourtant, une seule l’obnubilait : son retour dans le passé pour effacer ce meurtre, malgré les répercussions inévitables. Il devrait vivre avec. Lorsque lui et Umbo avaient commencé à bidouiller avec le temps, ils ignoraient tout des lois régissant leurs manipulations, ne se sentant aucunement responsables des conséquences. Depuis, ils avaient appris à connaître les règles, la plupart du moins. Et ces règles disaient une chose à Rigg : on ne peut pas tout défaire. Ou plutôt : défaire a aussi des conséquences avec lesquelles il faut vivre.

Les au revoir ne pressaient plus, cette fois. Rigg prit le temps d’expliquer aux autres en quoi le crocheface l’avait changé : il avait ajouté les pouvoirs d’Umbo et de Param à sa panoplie de voyageur du temps.

« Mais n’allez pas en déduire qu’il vous faut absolument un crocheface à vous aussi, les mit en garde Rigg avant de se tourner vers Miche. Je suis curieux de savoir comment Flaque va t’accueillir à ton retour.

— Mon retour ? s’exclama le tavernier. Avec cette tête ?

— Il va bien falloir que tu rentres un jour, observa Rigg. Flaque ne te quitterait pas si une vilaine maladie de peau te mettait dans le même état. C’est à elle de choisir, pas à toi, Miche. Et elle insisterait pour, tu le sais très bien. »

Miche grogna quelque chose d’inaudible et se détourna. Il manquait d’arguments – surtout pour contredire Rigg, qu’il savait dans le vrai. Le tavernier ne manquait jamais une occasion de dispenser ses sages conseils, si durs fussent-ils à entendre, mais appréciait moyennement d’en recevoir.

« Umbo t’accompagnera, poursuivit Rigg. Si les retrouvailles se passent mal, vous recommencerez ensemble jusqu’à ce que les choses s’arrangent. Et un conseil : retournez dans le passé juste après avoir laissé Flaque.

— Mais tu ne contrôlais pas encore les Murs, à cette époque », fit remarquer Umbo.

En guise de réponse, Rigg lui remit la dague incrustée de pierres précieuses.

« Prenez l’aéronef pour sortir de l’entremur de Lar. Ensuite, poursuivez jusqu’à Halte-de-Flaque à bord de l’aéronef de l’entremur de Ram. Les routes ne sont pas sûres. Même si le Général Citoyen a abandonné les recherches, Miche est trop mignon maintenant pour traverser le pays Stashi incognito. »

Tout le monde s’accorda sur ce point, même Umbo. Pour une fois, Rigg ne donnait aucun ordre : il pointait l’évidence.

Personne ne demanda à Param ses intentions ; elle ne se précipita pas non plus pour leur en faire part. Sa compagnie permettrait au groupe de partir vers le futur au besoin. Mais si elle restait ici avec son père, elle n’aurait aucun moyen de se réfugier dans le passé au prochain retour des Nettoyeurs.

Quels qu’ils soient, les événements passés adviendraient. Umbo irait retrouver Param, ou la princesse déciderait d’accompagner le jeune cordonnier et Miche. Olivenko prendrait lui aussi ses propres décisions et, selon toute vraisemblance, Knosso et le garde profiteraient des dons d’Umbo pour finir leurs jours à une époque tranquille, sans complications ni menace imminente de fin du monde.

Le groupe avait vécu. Peut-être se reformerait-il un jour – avec ou sans Rigg. Cela, l’avenir le dirait.

Une chose était certaine : Rigg ne pouvait pas vivre rongé par le remords d’avoir tué la mauvaise personne. Miche l’avait prévenu depuis longtemps déjà. Tuer pour empêcher un meurtre n’était pas une solution. Rigg pouvait déjouer le plan ourdi par Ram Odin pour l’assassiner sans pour autant le poignarder en premier. Il s’était tellement convaincu de la monstruosité du commandant qu’il en avait oublié de rester sensible à son humanité, ou du moins de tenter de comprendre le pourquoi de ses mensonges et de ses manipulations.

Umbo appela l’aéronef pour Rigg. Après un bref au revoir, le pisteur décolla à nouveau en direction du Mur. Cette fois, il le traversa à pied, et désarmé.

Il préférait les choses ainsi. Il se projeta de mille ans en arrière et voyagea à travers les étendues sauvages de l’entremur de Vadesh. Le sacrifiable risquait d’avoir vent de sa présence, mais quelle importance ? Vadesh était une machine complexe, qui en savait bien plus qu’elle ne l’avouait. Mais il avait dit vrai à propos des crochefaces. Les bourreaux de la race humaine, dans son entremur, s’étaient fourvoyés, même si leur erreur se comprenait. La symbiose entre homme et chose était bénéfique… pour certains, à tout le moins : pour une minorité satisfaite de perdre ses yeux et ses oreilles au profit de modèles plus performants – et plus moches, aussi. Un jour peut-être Rigg finirait-il par se faire à ce nouveau visage effrayant et cesserait-il de trembler de peur et de dégoût face à son propre reflet.

Aujourd’hui, toutefois, à chaque nouveau jour, à chaque nouvelle heure de marche parmi les arbres de la forêt, à chaque nouveau collet posé, quand la faim se manifestait, mais la plupart du temps à jeun ou presque, ne subsistant que sur la maigre couche de graisse accumulée pendant leur séjour dans l’entremur d’Odin, Rigg éprouvait une joie qu’il n’avait plus ressentie depuis la « mort » de Père. Certes, il se sentait seul, mais soulagé. Il prenait enfin la mesure du fardeau qu’avaient représenté les besoins des autres dans son cœur et dans son esprit.

Enfin à l’écoute de moi et de moi seul – pour me laver de mon crime et retrouver la paix.

Arrivé à proximité du vaisseau, Rigg entreprit de sectionner l’espace-temps en de généreux pans, pour remonter au plus vite à la semaine suivant son homicide. Cette fois, il fit tout pour se faire remarquer : il traversa la ville à découvert tout en hélant Vadesh, l’invitant à le rejoindre.

Vadesh ne feignit nullement de se réjouir de sa venue. Ce Vadesh-là était au courant du meurtre mais pas encore de la fin de l’histoire, le retour des Nettoyeurs, une fois de plus. Ce Vadesh-là n’avait retenu qu’une chose : Rigg l’avait laissé seul avec un cadavre sur les bras.

« De retour sur les lieux du crime ? l’accueillit-il sans préambule.

— J’avais raison sur tout, sauf sur Ram Odin, plaida Rigg.

— Je vous avais prévenu. Vous n’en avez fait qu’à votre tête.

— Je suis venu faire amende honorable. Une fois mon erreur réparée, vous n’en garderez aucun souvenir. Ce sera comme si je ne l’avais jamais commise. »

Vadesh esquissa un petit sourire en coin – le même que lui réservait Père quand il répondait à moitié juste ou en faisant preuve de suffisance.

« Vous avez traversé le Mur, Rigg. Les vaisseaux consigneront cette version de l’histoire. Version que vous n’oublierez pas, vous non plus, n’est-ce pas ?

— C’est exact, Vadesh. Je m’en souviendrai. Merci de me rappeler à quel point je suis capable de rédemption. »

Vadesh l’invita à prendre place dans le tramway qui, comme la fois précédente, les conduisit à travers le tunnel vers le vaisseau interstellaire. À nouveau, ils franchirent le pont. Vadesh accompagna Rigg dans la salle de commandes, où le sang de Ram Odin maculait encore la console.

« Vous n’avez pas encore nettoyé ? s’étonna Rigg.

— Je ne m’attendais pas à recevoir de la visite, se justifia Vadesh.

— Laissez, je m’en occupe. Ce sang ne sera jamais versé. »

Rigg étudia les traces – les siennes et celles du commandant. Il préférait s’assurer de se trouver au bon endroit avant de retourner corriger son erreur dans le passé. Il se tourna vers Vadesh.

« Vous auriez simplifié les choses en disant simplement la vérité dès le début.

— Je n’ai jamais dit que la vérité.

— Confiez-moi ce que vous m’avez tu jusqu’à présent, ce que j’ai besoin de savoir.

— Comment saurais-je ce que vous avez besoin de savoir ?

— La vérité est tout ce que j’ai besoin de savoir.

— La vérité ! s’esclaffa Vadesh.

— Oui, cela existe ! rétorqua Rigg. Les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles furent, telles qu’elles seront.

— Pure utopie ! Et vous êtes bien placé pour le savoir. Les choses telles qu’elles sont, furent et seront… jusqu’à ce qu’un voyageur du temps vienne les modifier !

— Ce monde est en sursis.

— Oui, abonda Vadesh. Et si je savais pourquoi, ou comment l’éviter, je vous le dirais. Je m’efforce d’en empêcher la fin depuis que nous en avons été informés ! Pourquoi croyez-vous que ce crocheface ait été créé ? Pensez-vous que je me sois amusé à les élever pour le plaisir, quand tous mes humains eurent fini de s’entre-tuer ? Non, je me suis retrouvé désœuvré, alors je me suis plongé en veille, jusqu’à ce qu’un message nous apprenne l’arrivée des Livres du Futur. L’ordinateur de bord m’a alors réveillé, et j’ai sorti Ram Odin de sa stase. C’est alors que nous avons décidé de développer ce crocheface capable des prouesses dont vous avez été témoin.

— De quelles prouesses parlez-vous ? l’interrogea Rigg.

— Vous l’avez bien vu à l’œuvre, non ?

— Sur moi, oui. Mais de quoi d’autre est-il capable ?

— Je ne suis pas humain, je ne pourrai jamais expérimenter la symbiose par moi-même. Ce sera à vous de me le dire lorsque vous le découvrirez… Je serai d’ailleurs ravi de l’entendre. »

Rigg prit conscience qu’il ne tirerait rien de Vadesh. Le sacrifiable ne lui disait pas tout ; il lui mentait, même, malgré son programme qui, d’après ses dires, lui interdisait tout mensonge.

Sans un au revoir – à quoi bon saluer un être qui cesserait d’exister à la seconde où vous changeriez le cours des événements ? – Rigg se propulsa vers le passé, une demi-heure avant que Ram Odin tente de l’assassiner. À l’instant même, donc, où le pisteur, dague à la main, s’apprêtait à faire passer le commandant de vie à trépas.

« Arrêtez, lança Rigg. Tous les deux. Aucun de vous ne peut se permettre de tuer ou de mourir aujourd’hui. »

Ram Odin nota qu’au moment de dire « tous les deux », son visiteur surprise s’était tourné vers quelque chose placé dans son dos. Il pivota sur son fauteuil et aperçut le second Rigg, le Rigg armé, le Rigg à deux doigts de faire valoir son droit à une légitime défense anticipée.

Il recula son siège d’un coup sec, bondit sur ses pieds… puis s’immobilisa. À trente minutes d’assassiner Rigg, le commandant n’avait pas encore son couteau à portée de main ; et face à un voyageur du temps aux réflexes dopés par un crocheface, le combat était perdu d’avance.

« Pourquoi “tous les deux” ? s’enquit-il.

— Dans une demi-heure, quand vous essaierez de me tuer, nous – moi et lui – vous désarmerons, avant de revenir vous poignarder. Vous reconnaissez le couteau qu’il tient à la main, n’est-ce pas ? Croyez-moi, nous ne vous louperons pas. Je viens d’un futur où cette console est rougie par votre sang.

— Que fais-tu là ? l’interrogea le Rigg armé.

— Je suis venu t’empêcher de faire une grosse bêtise. Ram Odin n’a aucun rapport avec les Nettoyeurs. Ils viendront, que tu le tues ou non.

— Et alors ? Il a essayé de me tuer, non ?

— Et tu vas faire de même, et j’ai fait de même… tout cela pour rien ! Je n’ai aucune idée de ce qui va arriver maintenant, mais je ne laisserai aucun de vous deux faire de mal à l’autre.

— Et pourquoi pas ? le défia le Rigg qui n’avait pas encore de mort sur la conscience et n’en aurait jamais, désormais. Cet assassin ne me laissera tranquille que quand il me saura mort.

— Non. À partir de maintenant, il sait que toute tentative pour te prendre par surprise serait vaine, même dans ton sommeil. Le crocheface ne dort jamais et tes réflexes sont trop rapides pour lui.

— C’est insensé ! lança Ram Odin. Comment pouvez-vous être en vie tous les deux ?

— Vous avez déjà assisté à la démultiplication d’Umbo sur le pont du vaisseau d’Odsac, lui rappela Rigg, pour qui l’énigme de la mort des deux répliques d’Umbo s’éclaircit soudain. Ainsi, c’est vous qui lui avez ordonné d’éliminer ses répliques.

— Mais comment pouvez-vous vous dédoubler, vous détripler même ? s’exclama le commandant.

— Et vous, comment avez-vous pu commanditer ce double meurtre de sang-froid ? rétorqua Rigg sans chercher à dissimuler son mépris.

— Ce n’était pas moi le donneur d’ordres, se défendit le commandant. Je ne faisais que me cacher…

— Et ce n’est pas lui qui vous a tué, observa Rigg en pointant du doigt son double armé. C’est moi. Mais lui et moi ne faisions qu’un jusqu’à présent. Ou, plutôt : j’étais lui. Aujourd’hui, je suis celui qui a enfoncé cette lame dans votre dos, quand lui n’en a encore que la ferme intention. D’une seule et même personne toute notre vie, nous sommes devenus deux, l’une coupable, l’autre pas. N’y voyez-vous pas une étrange ressemblance avec votre propre destinée, Ram Odin ? »

Le commandant se décomposa.

« M’avez-vous vraiment cru capable d’une telle monstruosité ? Donner l’ordre de raser les entremurs ?

— Sur le coup, oui, admit Rigg. Ce scénario me semblait plausible. Avec le recul, j’en rigole. Mais après tout ce dont vous vous êtes rendu coupable, comment être sûr que vous ne nous réserviez pas encore une mauvaise surprise ?

— J’ai créé ce monde ! s’emporta Ram Odin. Pourquoi le détruire ?

— Parce que vous en aviez déjà détruit un, en envoyant dix-neuf vaisseaux se fracasser à vitesse maximale à sa surface.

— Je ne faisais que suivre les ordres ! plaida le commandant. Si j’avais été en stase, ce sont ceux qu’auraient exécutés les ordinateurs de bord ! »

Rigg l’apprenait. Cette éventualité ne lui était jamais venue à l’esprit.

« Était-ce le plan initial ?

— Lorsque nous avons quitté la Terre, nous ignorions si une quelconque forme de vie nous attendait à destination. Mais nous priions pour pouvoir implanter la race humaine quelque part. S’il existait un monde viable, alors ce vaisseau – qui devint ces vaisseaux par la suite – devait réadapter l’environnement aussi rapidement que possible, pour que d’autres colons puissent suivre sans tarder.

— Et les Nettoyeurs ? Qui sont-ils ?

— Figurez-vous que j’ai dû me poser la question un bon millier de fois, moi aussi. Le Jardin est aujourd’hui biosphérisé. Les protéines disponibles sont presque toutes métabolisables par les êtres humains et le monde est encore suffisamment désert pour accueillir tous les colons attirés par une nouvelle vie. L’entremur de Vadesh pourrait recevoir à lui seul des milliers de vaisseaux en provenance de Terre, sans qu’aucun de ses passagers ne manque de place. Alors pourquoi décider de tout détruire ? Pourquoi supprimer des civilisations plus anciennes qu’aucune autre civilisation terrestre ? J’ai essayé de les persuader de ne pas coloniser ces terres finalement, de trouver un autre monde, mais comment les empêcher de n’en faire qu’à leur tête ?

— Vous êtes donc entré en communication avec eux ? Vous avez demandé aux Éclaireurs de ne pas revenir ?

— J’ignore ce que j’ai fait – ce que je vais faire. Je connais uniquement mes intentions. Les Livres du Futur ne me mentionnent nulle part. Je vole à vue dans cette histoire, tout comme vous. »

Le son d’un couteau posé sur une surface plane se fit entendre. Le Rigg armé avait empoigné la dague incrustée de pierres – celle renfermant l’historique complet des enregistrements des vaisseaux. Une dague aujourd’hui dédoublée, elle aussi, si l’on comptait celle détenue par Umbo.

« Nous serons deux à jamais, déclara le plus jeune des deux Rigg, celui qui avait autrefois rêvé d’occire le commandant. Mais nous ne serons plus jamais la même personne.

— En tout cas, c’est moi qui t’ai donné naissance en t’empêchant de tuer Ram Odin. Tu ne m’en voudras donc pas de garder le prénom de “Rigg”. Prem’s, choisis-en un autre.

— Non, toi, choisis-en un autre.

— Désolé mais j’ai dit prem’s », rétorqua Rigg en se remémorant les jeux et chamailleries de son enfance à Gué-de-la-Chute.

Le plus jeune des deux pisteurs sourit.

« Je m’incline, dit-il. Appelle-moi Kyokay dans ce cas. Tu as beau être soulagé d’avoir épargné Ram Odin, il n’aurait pas été ta première victime.

— Je n’ai pas tué Kyokay, se défendit Rigg.

— Nous avons échoué à le sauver. Mais aujourd’hui, il y a ce crocheface pour nous y aider.

— On risquerait de réécrire l’histoire, le mit en garde Rigg.

— Non, idiot. As-tu jamais songé à quel point tu pouvais être stupide, parfois ?

— Plus tu parles, plus je m’en rends compte.

— Je le sauverai après l’accident. Je l’emmènerai dans le futur, retrouver son frère maintenant. Non, je ne peux pas prendre son nom – il sera vivant, il l’utilisera. Appelle-moi Noxon, en souvenir de notre bonne vieille Nox. »

Nox, la femme dont Rigg pensait autrefois être le fils, celle à qui Père avait confié les pierres précieuses.

« Je t’appellerai comme tu voudras, et tu feras ce qui te semble juste, reprit Rigg. Je nous ai dupliqués, mais tu ne m’appartiens pas. Rappelle-toi simplement une chose : ceux que l’on sauve finiront tous par mourir. Kyokay était un vrai casse-cou. Il défiait la mort. Nous ne sommes pas responsables de sa disparition.

— Si, tout est ma faute ! s’emporta Rigg Noxon. Et tu le sais très bien.

— Quel monstre ai-je donc créé ? s’interrogea soudain Ram Odin en regardant tour à tour les deux Rigg.

— Vous n’avez rien créé du tout, répliqua Rigg. Nous sommes qui nous sommes. On ne vous doit rien, à part une petite graine et quelques expérimentations malheureuses.

— Nous nous sommes construits seuls, en faisant nos propres choix, en suivant nos propres chemins, enchérit Noxon. Tout comme vous. Nous ne sommes pas des machines.

— Moi, si, intervint Vadesh depuis l’embrasure de la porte. » Il les toisa un instant tour à tour, puis éclata de rire. « Deux pour le prix d’un ! Réfléchissez bien à ce que vous faites, Rigg A et Rigg B, ou vous n’aurez bientôt plus assez d’âmes pour peupler tous vos corps.

— La ferme, Vadesh », ordonna Ram Odin.

Le sacrifiable se tut.

Les machines obéissent à Ram Odin, songea Rigg. À lui et à moi.

Soudain, les deux Rigg n’étant autres qu’un seul et même être mû par une pensée unique, chacun extirpa de sa ceinture au millième de seconde près le même sac de pierres. Deux lots de pierres précieuses désormais complets, en plus de la dague empierrée que Noxon tenait à la main, celle que Rigg avait remise à Umbo sur la plage de l’entremur de Lar.

« Alors, qu’est-ce que je disais ? plastronna Vadesh. De combien d’autres Rigg comptez-vous encombrer le monde ? »

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