Chapitre 5 En transit

Umbo regarda les souris se ruer par vagues à l’assaut de la cabine puis se monter les unes sur les autres en poussant de petits couinements ininterrompus.

« Elles se racontent ce qui s’est passé ici, l’informa Miche.

— L’opération reproduction a déjà commencé pour certaines, on dirait », glissa Rigg d’un ton sec.

Umbo vit Param replier les jambes en catastrophe ; la princesse ne gardait pourtant aucun souvenir de sa froide exécution par les souris dans un autre espace-temps. Umbo, lui, avait vécu presque en direct le massacre de ses copies. Il avait aperçu leurs cadavres désarticulés à son retour du vaisseau. Mais sans s’en émouvoir : ces êtres, ces anciens lui, ne signifiaient plus rien maintenant. Cela dit, l’expérience avait pour le moins nourri sa méfiance à l’égard des sacrifiables. L’aversion de Param pour les souris se concevait.

« En y réfléchissant bien, lança le jeune cordonnier, pour ces souris, nous ne représentons rien de plus qu’un sésame vers l’entremur voisin. »

Olivenko éclata de rire. Les autres attendirent la suite, impassibles.

« Et si ces bestioles sont là, poursuivit Umbo, c’est uniquement parce que les Enfants d’Odin ont échoué neuf fois à sauver le Jardin. Si une seule de leurs stratégies avait fonctionné, ces souris ne seraient pas plus humaines que celles de notre entremur.

— Et nous n’existerions pas si les Terriens n’avaient pas cherché d’autres planètes à coloniser, fit remarquer Param.

— Tu estimes notre présence en ce monde injustifiée ? sourit Olivenko, que les doutes existentiels d’Umbo amusaient beaucoup visiblement.

— Celle des humains, oui, un peu, concéda Umbo. Au moins, les souris et nous, on poursuit un but. On n’est pas là par hasard.

— Une génération n’a d’autre but que d’engendrer la suivante, discuta Olivenko. Et ne doit son existence qu’à la volonté de la précédente de faire de même. C’est le cycle perpétuel de la vie.

— Donc, selon toi, la seule raison d’être de ce cycle serait de se perpétuer lui-même.

— Exactement, à l’infini.

— Leurs couinements me rendent fou, pesta soudain Rigg. Si seulement on y comprenait quelque chose, au moins.

— Me sentir isolé dans une conversation de souris ne m’a jamais dérangé, observa Olivenko.

— Moi, j’ai passé la moitié de ma vie comme elles, nota Param. À me faire toute petite. À observer le monde extérieur collée aux murs.

— À attendre que la lumière de la cuisine s’éteigne pour aller chaparder du gruyère, plaisanta Umbo.

— Elle était toujours grande allumée chez Flacommo. Les cuistots s’affairaient aux fourneaux à toutes les heures du jour et de la nuit.

— Un peu comme les sacrifiables et les vaisseaux, observa Umbo. Si nous ne sommes que des pions dans le cycle de la vie, que sont-ils, eux ? Des instruments pensés par des concepteurs humains, inutiles depuis onze mille ans, depuis que leurs vaisseaux sont cloués à terre. Ils étaient censés servir la race humaine, en obéissant à des règles fixées au premier jour de la colonisation. Sauf que Ram Odin les a changées dès qu’il a pu, que son double s’est empressé d’en faire de même et que les Enfants d’Odin ont tout chamboulé à leur tour. Résultat, les sacrifiables ont suivi leurs propres plans et ne nous ont dit que ce qu’ils voulaient bien que l’on entende.

— Viens-en au fait, s’impatienta Param.

— Et si les Nettoyeurs avaient décidé de détruire le Jardin, non pas à cause de ses colons, mais de ses sacrifiables ? souleva Umbo. Suite à une révélation des machines aux Éclaireurs, par exemple ? »

Le silence retomba, mais cette fois pas par ennui pour l’interminable soliloque d’Umbo.

« Le saurons-nous jamais ? interrogea Olivenko.

— Les souris interceptent les échanges entre sacrifiables et vaisseaux depuis des années, rappela Miche.

— Qu’elles t’ont dit, souligna Umbo. Les Enfants d’Odin s’en sont aussi vantés, mais ont-ils seulement vérifié le contenu intercepté ? Sans compter tout ce que les sacrifiables et vaisseaux leur cachent, leur dévoilent délibérément se sachant écoutés, ou balancent comme mensonges.

— Les vaisseaux ont dit vrai jusqu’ici, argua Rigg.

— À première vue… Mais si l’on y réfléchit bien, vaisseaux et sacrifiables, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Ils répondent à la même logique.

— Absolument pas, réfuta la voix du vaisseau. Nous sommes codés différemment.

— Vous, taisez-vous, ordonna Rigg avec un sourire en coin.

— Les vaisseaux sont les supérieurs hiérarchiques des sacrifiables, reprit Umbo. Ce qui signifie que les sacrifiables agissent sous leur autorisation. Mais la réciproque n’est-elle pas vraie, elle aussi ?

— Tu veux dire que les vaisseaux obéiraient aux sacrifiables ? chercha à comprendre Param.

— Les orbiteurs ont pour ordre de détruire toute vie au sein d’un entremur coupable, aux yeux des sacrifiables, de développer une arme prohibée, développa Umbo. Les sacrifiables sont donc seuls juges des actes de tout le monde, des nôtres, de ceux des souris ou des Enfants d’Odin. Notre extermination est inscrite dans leur programmation. Et si le gène du voyage temporel transmis de génération en génération à tous les descendants de Ram Odin était considéré comme une telle arme ? Le seul moyen de la faire disparaître serait alors de supprimer purement et simplement les porteurs du gène.

— Ton hypothèse tient la route, salua Rigg.

— Mais ne reste jamais qu’une hypothèse », tempéra Olivenko.

Le commentaire laconique du garde piqua Umbo au vif.

« Merci pour l’“hypothèse” ! Quand les autres émettent une idée, tout le monde applaudit la “théorie” à deux mains.

— On formule tous des hypothèses, le défendit Rigg. Qui deviennent des théories. Et il faudra bien garder cela en tête lors de notre rencontre avec les Éclaireurs. Le problème ne vient peut-être pas d’eux, mais de ce que leur raconteront les fichiers journaux des vaisseaux.

— Ou les sacrifiables, insista Umbo. Ram Odin n’a pas codé lui-même ces machines. Que savait-il de leur mission première, celle gravée au fond de leurs programmes par les premiers développeurs ?

— Le rôle du vaisseau mère était de trouver une planète à coloniser, rappela Param. Les Éclaireurs mettront les pieds ici pensant trouver une colonie vieille de douze ans tout au plus. Je vois mal quel plan secret pourrait renfermer le programme des sacrifiables.

— Un plan qui nous concerne indirectement, émit Umbo.

— On se perd en conjectures, fulmina Rigg. Quand y verra-t-on enfin plus clair ?

— Quand nous remonterons au commencement de l’histoire, supposa Umbo. À la rencontre de Ram Odin.

— C’est trop risqué, écarta Rigg. Influencer ses choix, ce serait défaire l’histoire humaine dans le Jardin.

— Pas défaire, refaire, corrigea Olivenko.

— Ou pas… reprit Umbo. Dix-neuf Ram Odin sont arrivés en même temps. Et si on allait interroger l’un d’eux tant que sa nuque est encore intacte ?

— On n’apprendrait rien de plus, rejeta Olivenko d’un ton presque hautain. Ce ne sont pas eux qui modifieront l’histoire du Jardin par leurs décisions.

— Le vrai Ram Odin a tout de même basé les siennes sur les données fournies par les sacrifiables et les vaisseaux, souligna Rigg. Et il savait également des choses que l’on ignore encore sur ces machines.

— Les souris, nota Param. Elles s’en vont. »

La princesse avait vu juste. Les souris décampaient comme s’il y avait le feu à la cabine, certaines en roulés-boulés le long de la rampe, d’autres en chute libre par la portière ouverte. L’évacuation dura une éternité, comme si tout ce que l’entremur comptait de souris s’était donné rendez-vous à l’intérieur de l’aéronef.

« Enfin seuls, soupira Olivenko une fois la dernière souris sortie.

— Presque. Il en reste cinq sur Miche, indiqua Rigg. Et trois dans les housses de siège. »

Les huit retardataires pointèrent leurs museaux à l’air libre puis rattrapèrent leurs copines.

« Elles n’ont aucune raison de s’en aller, reprit Rigg. Nous n’avons rien à cacher. »

Mais les souris étaient déjà loin.

Umbo se leva, marcha jusqu’à la portière puis porta son regard au loin. L’aéronef s’était posé au faîte d’un talus herbeux, en plein milieu d’une forêt. Il distingua plusieurs chênes aux troncs creux : des cabanes d’Enfants d’Odin. Rigg le rejoignit.

« Ils sont à l’intérieur, indiqua-t-il.

— Pas un qui ne sortirait voir ce qu’on fabrique, observa Umbo.

— Deux silhouettes debout dans un aéronef, ça leur suffit, poursuivit Rigg. Surtout après le flot de souris qui vient d’en émerger. »

Umbo se tourna vers les autres.

« Bon, on se décide ? les interrogea-t-il.

— À emmener les souris avec nous ? s’enquit Miche. On leur a promis.

— Sans même savoir si on en est capables, fit remarquer Umbo.

— On l’est, assura Rigg. Si on peut emmener Miche, on peut emmener n’importe qui. »

Le tavernier sourit jaune.

« Mais à quelle date revenir, précisément ? questionna Umbo.

— Juste après notre prise de contrôle des Murs », proposa Rigg.

Umbo tiqua sur le « notre » peu convaincu de Rigg. Comme si lui et lui seul détenait ce contrôle.

« Je n’ai pas un calendrier à la place du cerveau, pointa Umbo. Pourquoi ne pas traverser maintenant ? Il nous reste un an avant l’arrivée des Éclaireurs.

— Parce qu’une année ne suffira pas aux souris à assurer une implantation viable, répliqua Miche. Et elles souhaitent traverser à dix mille, pour être des millions à l’arrivée des Éclaireurs.

— Si c’est ce qu’elles veulent…

— On a donné notre parole, rappela Param.

— Sur la base de leurs informations, rappela Umbo. Et de celles fournies par les sacrifiables et les vaisseaux.

— Umbo soulève un point intéressant, nota Rigg. Peut-être pas celui auquel il pensait d’ailleurs – nous tiendrons parole, moi du moins. Mais on ne peut se porter garants du passage de dix mille souris vers le passé. Ou même de cinquante. Déjà qu’on ne sait pas comment revenir à la date voulue…

— Ben… ancre-toi sur une trace, comme d’habitude, suggéra Umbo.

— Oui mais laquelle ? J’en vois des millions aux abords du Mur, et impossibles à dater.

— On n’a qu’à prendre l’aéronef avec nous, proposa Olivenko. On fait le saut et, une fois à destination, on lui demande si on est bon.

— Impossible, observa Umbo. Si on revient par accident plus tôt que notre prise de contrôle, il ne nous obéira plus.

— Mais on l’utilise depuis un an ! Il nous reconnaîtra forcément, argumenta Olivenko.

— C’est une machine, pas un être humain. En arrivant dans le passé, l’aéronef se synchronisera avec les ordinateurs de bord. Et si la date est trop reculée, Rigg n’aura plus aucun contrôle. Ils ne sauront même pas qui il est.

— Avec tous nous pouvoirs, on arrive encore à se plaindre de ne pas être connus de tout le monde, nota Param.

— Ça ne me dérangerait pas, personnellement, observa Rigg.

— Voici ce que je propose, reprit Umbo. On vole jusqu’à notre point d’entrée dans l’entremur. Une fois là-bas, Rigg s’accrochera à l’une de nos traces.

— Mais… et les souris ? pointa Miche.

— Elles se sont donné rendez-vous ici, elles peuvent bien le faire là-bas, argua Umbo.

— Et après, comment reviendront-elles ici ? Tu as vu la taille de leurs pattes ? Elles ne sont pas arrivées…

— Très bien, dans ce cas, je reste ici, suggéra à nouveau Umbo. Rigg prend l’aéronef, file vers notre point d’entrée. Là-bas, il s’accroche à nos traces. Je les pousse dans le passé, lui et l’aéronef. Il fait le retour jusqu’ici, et je le ramène dans le présent.

— Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué… se désespéra Miche.

— Pour ne pas se louper sur la date du saut, insista Umbo. Je n’ai pas mieux. Rigg s’appuiera sur moi pour revenir – au moins je servirai à quelque chose. À son retour, sa trace sera toute fraîche, bien visible. Elle nous servira de repère pour le transport des souris, même s’il faut multiplier les allers-retours avec vingt, cinquante ou cent bestioles à chaque fournée.

— Si seulement je pouvais percevoir les traces à travers la courbure de la planète, enragea Rigg. Quand il n’y a qu’une colline entre elles et moi, passe encore, mais derrière l’horizon… »

Param se leva de son fauteuil et saisit Umbo par les épaules.

« À quoi penses-tu, Umbo ?

— À trouver une solution qui nous convienne à tous… hésita Umbo, décontenancé par la question.

— Si tu pousses Rigg dans le passé et que tu le perds, tu signes son arrêt de mort, le mit-elle en garde. Il peut s’accrocher aux traces du passé, mais pas à celles du futur, ne l’oublie pas.

— Pourquoi veux-tu que je le perde ? s’offusqua Umbo en rougissant devant cette accusation de trahison à peine voilée.

— Excuse-moi, réagit Param, j’essaie juste de comprendre ton subit élan de loyauté à l’égard de Rigg. De la part de quelqu’un qui a tout fait pour s’en débarrasser en cours de route, avoue qu’il y a de quoi s’interroger. »

Cette fois, elle dépassait les bornes.

« Mais c’est toi qui pleurnichais que tu avais mal aux pieds ! C’est pour toi que je l’ai fait !

— Ne joue pas les bons samaritains, et en rejetant la faute sur moi en plus. Rigg prisonnier du passé, il ne resterait plus que toi comme maître du temps.

— Mais jamais je ne ferais ça, enfin ! se défendit Umbo.

— Et on est censés te croire parce que…

— Parce que je vous le demande ! s’emporta Umbo.

— C’est donc la parole d’un péquenaud contre la mienne ? cracha Param d’un ton méprisant.

— La parole d’un péquenaud vaut mieux que celle d’une descendante de dégénérés ! » hurla Umbo.

Pour toute réponse, Param le poussa violemment des deux mains.

Umbo partit à la renverse, perdit son équilibre sur la rampe d’accès et culbuta dans l’herbe. De la cabine lui parvint la voix de Param s’adressant à son frère.

« Assez, partons. Ordonne à l’aéronef de décoller.

— Je vois, répondit Rigg.

— Tu vois quoi ? grinça Param.

— Que tu es bien la fille de ta mère », rétorqua Rigg.

Une dispute éclata soudain. Umbo, toujours à quatre pattes dans le pré, aperçut par-dessus son épaule Param suivre le même itinéraire acrobatique que lui.

Hésitant entre amortir sa chute ou la réceptionner dans ses bras, il opta finalement pour un plongeon à plat ventre sous l’aéronef. La princesse termina son trajet en vol plané, tout comme lui quelques secondes plus tôt ; l’atterrissage en douceur en moins. Il faut dire qu’en comparaison d’Umbo, qu’avaient transformé en vrai chat ses jeux dans les bois et les rivières autour de Gué-de-la-Chute, à sauter d’arbre en mur et de mur en rocher avec sa bande de casse-cou – villageois et villageoises réunis – Param était souple comme une planche. Elle chuta lourdement et hurla de douleur. Elle s’accroupit en se tenant le coude.

Umbo avait noté au cours de l’impact la flexion de l’articulation à un angle bien plus aigu que la normale. Le bras pendouillait mollement dans le vide. Umbo diagnostiqua soit une déchirure des ligaments soit une fracture – soit les deux. Le coude ne remplissait plus sa fonction de charnière. Il était réduit à l’état de simple manchon élastique de chair et de peau entre deux os.

« Aïe ! grimaça-t-il. Ça doit faire mal… »

Param beugla à s’en rompre les cordes vocales et… disparut.

« Param ! s’écria Rigg en dévalant la rampe. Je ne voulais pas… »

Miche et Olivenko bondirent de l’aéronef à sa suite.

« Rigg, espèce de petit… rugit Miche.

— Je sais ! le coupa violemment Rigg. Mais elle n’avait aucun droit de traiter Umbo de la sorte ! Pour qui se prend-elle ?

— Pour la Reine-en-la-Tente de la dynastie sessamide ? risqua Olivenko. Ce qu’elle deviendra à la mort de sa mère, soit dit en passant.

— Elle n’est reine de rien ni de personne, ici ! tempêta Rigg.

— Si, de moi, contesta Olivenko. Je resterai son fidèle et dévoué sujet, où qu’elle soit.

— Alors là, bravo, fulminait Miche. J’en ai croisé des branquignolles dans ma taverne, mais une brochette pareille, c’est du jamais vu !

— Il faut la retrouver, les pressa Rigg.

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? répliqua le tavernier bras croisés.

— Je peux lui écrire un mot sur un support. On communiquait par ardoise interposée chez Flacommo, avant de se connaître.

— Elle n’a pas pu aller bien loin, fit remarquer Olivenko.

— Non, mais elle bouge forcément. Sinon, elle serait encore visible. Elle ne disparaît qu’en mouvement.

— Comment peut-elle se déplacer avec le coude dans cet état ? s’étonna Umbo.

— Elle ne marche pas sur son coude, ricana Rigg.

— Merci de me prendre pour un demeuré, apprécia Umbo. En attendant, si vous m’aviez écouté, on serait de l’autre côté du Mur avec dix mille souris à l’heure qu’il est.

— Sauf qu’on est là, observa Olivenko.

— Non mais vous vous entendez ? tonna Miche. Où avez-vous mis votre cerveau ? Rien de tout cela n’aurait dû se produire.

— Et pourtant c’est arrivé ! constata Umbo. Et pas par ma faute !

— Personne ne dit le contraire, reprit Miche. Si Param s’était montrée moins arrogante et Rigg moins loyal envers toi, on n’en serait pas là. Maintenant, voici ce que vous allez faire tous les deux. Vous allez remonter dans la cabine illico, sortir votre baguette magique et réapparaître quelques secondes avant le drame. Et jamais ce crétin de Rigg ne bousculera sa crétine de sœur du haut de cette foutue rampe !

— Mais alors, rien de tout cela n’arrivera ! paniqua Umbo.

— C’est un peu le but de l’opération, rétorqua Miche, incrédule.

— Je ne verrai jamais Rigg me défendre comme un frère ! » s’écria Umbo.

Et, à son plus grand étonnement, il sentit des larmes rouler sur ses joues. Il pleurait.

« Par l’oreille gauche… commença Miche. Et droite, et centrale de Silbom. Eh bien, remonte ici l’expliquer à ton double ! Et fais vite, qu’on en finisse !

— Tu n’es pas mon père, arrête de t’exciter.

— Je le suis plus que personne d’autre ! explosa Miche. Ne t’avise pas de l’oublier.

— “Oublier”, c’est pourtant “le but de l’opération”, persifla Umbo.

— Oui. Alors maintenant, fais-le. Oublions cette farce une bonne fois pour toutes. Cela évitera à Param un délicieux moment de souffrance, à vous deux de vous ridiculiser et aux deux seuls adultes du lot de perdre leur temps.

— Tu me comptes dans les adultes ? s’étonna Olivenko. Quelle attention.

— Allez », ordonna Miche.

Umbo et Rigg remontèrent la rampe côte à côte.

Umbo culbuta au bas de la rampe. Il entendit la voix de Param.

« Assez, partons. Ordonne à l’aéronef de décoller.

— Je vois, rétorqua Rigg.

— Tu vois quoi ? »

La question resta sans réponse… jusqu’à ce qu’Umbo entende sa propre voix descendre de la cabine.

« Rigg, arrête.

— Arrête ? demanda Rigg sans comprendre.

— Ne fais pas l’imbécile, ne la pousse pas », répondit Rigg.

Rigg ?

Umbo se redressa : deux Rigg se faisaient face dans la cabine de l’aéronef, en plus de Param et de son propre double. Tout ce beau monde n’était pas là par hasard ; un malheur avait dû arriver.

« Jamais je ne ferais une chose pareille ! se défendit le Rigg du présent.

— Et pourtant c’est arrivé, expliqua le Rigg du futur.

— Mais en ce qui me concerne, je suis heureux qu’on soit encore amis, rayonnait le Umbo du futur, qui lança dans la foulée par-dessus son épaule : Et Miche n’est pas mon père ! »

Sur cette dernière parole, les deux doubles s’évanouirent dans les airs.

Rigg et Param demeurèrent cois un instant. Puis la princesse se tourna vers son frère et le fusilla du regard.

« Tu m’as poussée ? s’emporta-t-elle. Comment as-tu osé ?

— Ne parle plus jamais sur ce ton à mon ami ! la menaça Rigg. Je lui fais plus confiance qu’à toi. »

Il descendit rejoindre Umbo.

« Comment te sens-tu ? s’enquit-il.

— Mieux, maintenant, sourit Umbo. Cette chute m’a fait le plus grand bien, finalement.

— Je te rappelle que tu es mon frère ! » hurla Param.

Et elle disparut.

Les visages de Miche et d’Olivenko émergèrent de la carlingue de l’aéronef.

« Je ne sais pas de quoi vous êtes venus nous prévenir, vous deux, observa Olivenko. Mais ça devait être une sacrée catastrophe, si vous êtes censés avoir arrangé les choses.

— Ce n’est pas ma faute si Param décide de disparaître à tout bourde champ ! se défendit Rigg.

— C’est ta sœur, lui rappela Olivenko. Un jour, elle sera Reine-en-la-Tente.

— Et Umbo n’est pas n’importe qui ! rétorqua Rigg. C’est un remarquable voyageur du temps, et elle ferait bien de s’en souvenir avant de le traiter de péquenaud. Dans mon enfance, j’aurais payé cher pour en être un !

— J’en connais deux qui n’en sont pas sortis, de l’enfance », commenta Miche.

À son ton paternaliste, Umbo comprit un peu mieux la phrase de son double à propos du tavernier qui « n’était pas son père ».

« Que dis-tu de ma suggestion ? demanda le jeune cordonnier à Rigg. Tu voles jusqu’à la frontière de l’entremur de Vadesh, tu t’accroches à une trace, tu reviens ici et je te ramène dans le présent ?

— Tu penses y arriver à cette distance ? s’inquiéta Rigg.

— On verra bien.

— Comment saurai-je que tu me vois toujours ? »

Miche les interrompit d’une main levée. Une souris chuchotait à son oreille.

« Notre amie suggère que vous utilisiez le téléphone orbital. »

Umbo n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Miche. Un « téléphone orbital » ? Séparés, les deux mots lui évoquaient bien quelque chose, mais associés…

« La dague, traduisit Miche.

— Quoi, “la dague” ? s’enquit Umbo.

— C’est un téléphone orbital, expliqua Miche.

— Depuis quand ?

— Depuis que je viens de l’apprendre, répliqua Miche.

— Et c’est quoi, un “téléphone orbital” ?

— Excellente question. »

Umbo extirpa le couteau de son fourreau.

« Je croyais qu’il servait à stocker les enregistrements des vaisseaux…

— Ça, c’est le rôle des pierres, expliqua la souris par la bouche de Miche. Le manche fait office d’émetteur-récepteur. Il assure une connexion permanente avec le vaisseau de l’entremur via l’orbiteur, qui sert de relais bidirectionnel.

— Un émetteur-récepteur ? articula Umbo en considérant la dague d’un œil nouveau. Voilà autre chose.

— La souris m’indique en outre que l’ensemble de nos conversations ont été consignées par les ordinateurs de bord des vaisseaux depuis que nous sommes en sa possession. »

Umbo lança le couteau au loin d’un geste rageur.

« On nous espionne depuis le début !

— Ne le prends pas mal, chercha à le consoler Olivenko, il t’a permis de rester connecté avec le reste du monde.

— Que fait-il d’autre ? s’enquit Rigg en le ramassant.

— Il sert à couper la viande, plaisanta Miche.

— La bonne blague, lâcha Umbo. Elle vient de toi ou de ta copine sur ton épaule ?

— De moi, confia Miche. La conception du manche n’aurait pas permis d’y loger plus qu’un téléphone orbital, d’après elle.

— Leurs ingénieurs ne se sont pas foulés, railla Umbo.

— Il a été conçu il y a plus d’un siècle.

— M’étonnerait, on ne l’a que depuis deux… »

Umbo se tut avant de sortir une ânerie. Ils n’avaient récupéré la dague que deux ans plus tôt, mais elle avait pu être téléportée bien des années avant. Il en rougit de confusion.

« On est tous un peu perdus, l’excusa Rigg. Donc, ce couteau est un émetteur-récepteur. On ne peut décidément rien cacher aux sacrifiables.

— Si, démentit Umbo. Ce que tu as fait pendant tes mois de captivité à Aressa Sessamo, ils n’en savent rien. Alors que Miche et moi… »

Il rougit à nouveau, d’embarras cette fois, pour le mauvais tour joué aux autres en chapardant la pierre dans la cache de Miche, au pied de la Tour d’O. Quel gamin je fais parfois… Pas étonnant que Miche m’en veuille.

Que je m’en sente coupable aujourd’hui signifie-t-il que je deviens adulte ? Umbo se garda de soumettre sa question à voix haute – par peur de la réponse du tavernier, dont il avait une petite idée.

Ils patientèrent une heure, le temps pour Rigg de suivre Param à sa trace jusqu’à un lieu où elle serait en sécurité, bien à l’écart de l’aéronef. Puis il décolla. Umbo resta en communication constante avec lui, debout au sommet de la colline, la dague contre l’oreille. D’ici à quelques heures, il propulserait son ami dans le passé. Maintenir le contact avec lui par la suite ne l’inquiétait pas outre mesure. Il savait en être capable, en agissant non pas de visu mais grâce à un sens tout autre : une science profonde de la position de Rigg dans l’espace et le temps. Ils s’étaient retrouvés ainsi à Aressa Sessamo, sans même se voir. Mais, cette fois, la distance qui les séparerait constituerait un record. Sans parler de cette fameuse courbure planétaire évoquée par Rigg, qui brouillait sa perception des traces à longue distance. Qu’en serait-il pour Umbo ? Parviendrait-il à garder le contact malgré l’épaisseur de roche et de terre qui le séparerait de son ami ?

Le vol jusqu’à destination dura une bonne demi-journée. Umbo put enfin souffler : la communication orbitale passait toujours cinq sur cinq et, surtout, il sentait sa poigne toujours aussi ferme sur le fil d’Ariane temporel qui le reliait à Rigg.

« N’oublie pas l’aéronef, rappela-t-il à Rigg après quelques minutes.

— Je n’ai pas très envie de faire le retour à pied, si c’est à cela que tu penses, le rassura Rigg. Au fait, j’ai une souris sur l’épaule.

— Et moi une puce dans le pantalon. Tu es accroché à la trace que tu voulais ?

— Oui, confirma Rigg. Quand tu veux. »

L’action simultanée de la poussée d’Umbo et de l’attraction de la trace catapulta Rigg à la date voulue. Umbo manquait lui-même d’une telle précision, mais sut d’emblée le saut temporel exact au jour près. Parfait, songea-t-il. Nous étions exactement à cet endroit-là à ce moment-là.

Le retour s’avéra beaucoup plus délicat que prévu, en raison de l’impossibilité de se parler, entre autres. Le téléphone orbital ne communiquait en effet qu’avec des machines actives dans une seule et même temporalité, pas avec un aéronef ayant survolé des prairies et des forêts une année plus tôt.

Umbo se débrouilla très bien sans ; il tint Rigg fermement, jusqu’au bout. Il ne pouvait lire les traces, bien sûr, mais se sentit peu à peu envahi par un sentiment de proximité, de complétude, au fur et à mesure que Rigg se rapprochait. L’aéronef était de retour. D’ici à quelques instants, son ami en sortirait. Umbo cesserait alors de forcer la courbe du temps et son ami émergerait parmi eux dans le présent – en laissant dans le passé sa trace providentielle, au bon endroit et au bon moment.

La souris aussi, en principe.

« J’y vais, annonça-t-il à Miche et Olivenko. Si seulement je savais où était Param.

— Depuis le temps qu’elle a disparu… elle peut être n’importe où.

— Avec notre chance, entêtée comme elle est et énervée comme je la devine, elle n’a pas bougé d’un millimètre depuis sa sortie de l’aéronef, supputa Olivenko.

— Et Rigg, où est-il censé sortir ? demanda Miche à Umbo.

— Là où se trouve son aéronef maintenant, dans son temps à lui. Il n’est pas loin, je le sens.

— Alors vas-y, ramène-le, l’encouragea Miche. Si les choses tournent mal, tu sais ce qu’il te reste à faire. Informer ton double des raisons de notre échec.

— Qui se résument probablement à l’intégralité de ce plan stupide », pesta Umbo.

Il soupira et relâcha peu à peu la pression qui maintenait Rigg dans le passé.

Rien ne se passa. Aucun aéronef n’apparut à l’horizon.

« Qu’est-ce que tu attends, vas-y ! insista Miche.

— C’est fait, indiqua Umbo. Je l’ai ramené. Le problème, c’est que je ne sais pas où. »

Le jeune cordonnier allongea le cou pour scruter l’horizon. Le téléphone orbital ! Si Rigg était de retour et toujours dans l’aéronef, il l’entendrait sonner. Il sortit le couteau et s’adressa au manche, non sans prendre conscience du ridicule de la situation.

« Rigg ? » répéta-t-il à plusieurs reprises.

Le manche finit par lui répondre.

« Qu’y a-t-il de si urgent ?

— Tu es là ! s’écria Umbo, soulagé.

— J’ai préféré me poser en lieu sûr, loin de Param. Je pensais que tu t’en serais douté.

— On y a pensé, l’assura Umbo. Mais je n’étais pas sûr d’avoir réussi. J’ai eu peur de t’avoir lâché je ne sais où ni quand.

— Ne t’inquiète pas, tu as réussi. J’avais commencé à vous rejoindre lorsque l’aéronef m’a rappelé. À tout de suite. »

Rigg apparut un bon quart d’heure plus tard.

« Quelle distance a pu couvrir Param, à ton avis ? lui demanda Miche après qu’il les eut rejoints.

— Elle a eu cinq heures devant elle. En se contentant de découpages minimes, juste de quoi rester invisible, elle a pu aller loin, estima Rigg, visiblement inquiet. Et encore plus si elle est sortie de son invisibilité une fois à couvert, dans cette forêt par exemple.

— Tu as vérifié que ta nouvelle trace était bien visible ? s’enquit Umbo.

— Oui, confirma Rigg. On peut y aller.

— Mais où est Param, bon sang ? s’impatienta Olivenko.

— Là-bas », signala Rigg en pointant du doigt quelques arbres en lisière du pré.

Olivenko dirigea son regard vers l’emplacement désigné. La silhouette de Param se découpait sur l’obscurité du bois. La princesse manifesta son indifférence en leur tournant ostensiblement le dos, mais sans fuir – une bonne nouvelle en l’état actuel des choses.

Miche fit grimper une première dizaine de souris sur le dos de Rigg, qu’Umbo envoya dans la foulée dans le passé. Au retour du prince, quelques minutes plus tard, les protégées de Père-Souris avaient disparu.

« J’ai fait un essai, annonça Rigg. On a bien le contrôle du Mur.

— Tu les as fait traverser ? l’interrogea Umbo.

— Pas eu le temps. J’avais peur de les abandonner en plein dans le Mur. La traversée va leur prendre au moins une heure. Commençons par les regrouper toutes au même endroit. »

Quelques centaines de souris s’entassèrent sur Rigg pour le second voyage, certaines retenues par une griffe à sa chemise ou son pantalon, d’autres en équilibre précaire sur leurs congénères. Le pauvre croulait sous le nombre. Il semblait boursouflé de rongeurs. Un vrai bibendum murin. Une masse de musculinité.

Non pas que le nom savant de Mus musculus se soit encore appliqué à ces créatures, même s’il désignait au sens strict leurs ancêtres. Mus sapiens aurait reflété plus fidèlement leur hybridité – ou Homo musculus, en hommage à leur parenté humaine.

Umbo fixa Rigg, fin prêt pour la seconde poussée.

« Un instant, les freina Olivenko. Rigg, déplace-toi. »

Rigg comprit sur-le-champ, Umbo la seconde qui suivit. Si Rigg repartait au même endroit au même moment, lui et son premier double se télescoperaient – et s’annihileraient.

Rigg s’écarta d’un bon mètre.

« Si on peut éviter un accident de souris par la même occasion… »

Le monceau bestial se reforma ; Umbo requit un peu d’attention et enclencha la poussée.

Chaque souris pesait aussi lourd que Rigg. Umbo avait l’impression de pousser au cul d’un paquebot sur roulettes face à une pente raide.

« Impossible, haleta-t-il.

— Tu n’es pas obligé de les envoyer toutes en même temps, indiqua Rigg. Allège la charge, on fera les comptes après. »

Umbo reprit la poussée. Rigg et son fardeau animal restèrent visibles un moment. À l’instant où les premières souris commençaient à s’éloigner, visiblement lasses, Rigg et les plus proches disparurent. Quelques-unes, les plus égarées, restèrent à quai.

Au retour de Rigg, la quantité de souris transportées fut évaluée à une grosse cinquantaine.

« À ce rythme-là, il nous faudra deux cents chargements, calcula Olivenko. Si vous tenez absolument à en passer dix mille.

— Pas le choix, déclara Miche.

— Alors allons-y, se résigna Umbo.

— Tu vas tenir ? s’enquit Rigg. Je te sens fatigué.

— Je me reposerai plus tard. On étalera les transferts sur plusieurs jours s’il le faut. L’important est qu’elles arrivent toutes de l’autre côté.

— Je leur ai dit de se regrouper aux arbres, signala Rigg avant de se tourner vers Miche. Elles me comprennent au moins ?

— Parfaitement », confirma le tavernier.

À la tombée du crépuscule, une dizaine de chargements supplémentaires avaient été effectués, en alourdissant Rigg un peu plus chaque fois. La colline avait été parcourue d’un flanc à l’autre, par sécurité. Umbo n’en pouvait plus. La nuit n’allait pas tarder.

« On reprendra demain matin, proposa Rigg.

— Un dernier pour la route, souffla Umbo.

— Les deux précédents étaient les plus légers, observa Rigg. Tu es exténué. Assez pour aujourd’hui. »

Umbo n’insista pas.

Miche avait avancé le dîner sur un feu de sa préparation. Umbo avait vu du coin de l’œil le tavernier toquer à quelques troncs, plus tôt dans la soirée. Sa quête auprès des Enfants d’Odin semblait avoir payé : des épis de maïs grillaient dans les braises et, dans l’herbe à côté, attendaient un pain et une généreuse pointe de fromage.

« Ils mangent assez simplement, commenta Miche. Ça va nous changer de la bibliothèque.

— Difficile de faire moins raffiné que là-bas, pourtant, observa Olivenko.

— Comparé à la gastronomie d’Aressa Sessamo et d’O, c’est sûr, poursuivit Miche. Mais on ne va pas faire les fines bouches. Vu le standing de l’entremur, c’est un dîner de gourmets que je vous propose ce soir. Un vrai mess d’officiers ! »

Tandis qu’Umbo, Rigg et Miche croquaient dans leurs épis à belles dents, Olivenko se leva pour porter sa ration à Param. Quelques minutes plus tard, Umbo entendit des sanglots éclater. Il se redressa et, comme par hasard, vit Param essuyer ses larmes dans les bras d’Olivenko.

Elle te méprise, Umbo, lui dit sa petite voix intérieure. Toi et les tiens, les bouseux. Oublie-la ; de toute façon, tu ne l’aimes plus depuis des mois.

Ce qui ne l’empêchait pas de ressentir une certaine jalousie au spectacle de Param en pleurs sur l’épaule d’Olivenko…

La princesse se joignit à eux pour le petit déjeuner, en s’excusant publiquement pour sa « saute d’humeur » de la veille. Rigg et Umbo se confondirent eux aussi en plates excuses.

« J’ignore de quoi nous sommes revenus nous mettre en garde, déclara Rigg, mais mon petit doigt me dit que je me suis très mal comporté.

— Dans cette version de l’histoire, tu n’as rien à te reprocher », le rassura-t-elle.

Umbo remarqua que Param évitait soigneusement de le regarder. Par honte de l’avoir poussé du haut de l’aéronef ? Ou par mépris pour les « péquenauds » ?

Pour ton information, princesse, avec trois roses et une touffe d’herbe, je te confectionne une paire d’espadrilles. Eh oui, j’ai de l’or dans les mains : je suis fils de cordonnier. Enfin, presque.

C’était la première fois qu’Umbo tirait une quelconque fierté de l’héritage de son paternel, le célèbre maître bottier Tegay – un artisan réputé, mais pas pour s’extasier devant les talents de son fils.

Le petit déjeuner avalé, les chargements de souris reprirent. Le dernier fut expédié bien avant midi.

« Onze mille cent quatre-vingt-onze souris, annonça Miche.

— C’est une blague ? lança Umbo, qui semblait avoir un doute sur le décompte. Pourquoi ce nombre et pas un autre ?

— C’est un nombre saint, ici.

— Parce que les souris sont croyantes, maintenant ? s’étonna Umbo.

— Plus que toi. Ce sont de ferventes dévotes. Mais je doute que ce chiffre ait une quelconque valeur pratique. Les souris y voient juste un signe de bon augure, la promesse d’une colonie prospère. »

Parler de colonie pour des souris… Umbo ne s’y ferait jamais. Ces bestioles n’avaient d’humain ni la morphologie, ni le caractère, ni rien d’autre. Comment les apparenter de près ou de loin à des humains ? Et puis, il y en avait tellement…

« De quoi sont-elles seulement capables ? interrogea Umbo. On va bien rigoler quand elles vont devoir labourer.

— Elles n’en auront pas besoin, expliqua Miche. Ce sont de remarquables glaneuses. Et des années d’hybridation en ont fait des créatures capables de subsister l’estomac vide, contrairement à leurs aïeules “normales”. Elles vivront d’insectes morts, de graines, de fruits, de tout ce qu’elles trouveront. Et il leur restera encore du temps pour créer.

— Créer ? s’étouffa Umbo. Créer quoi ? Des outils ? Le métal ne pèse pas moins lourd parce que le forgeron est un poids plume. Que veux-tu qu’elles créent ?

— Elles se disent confiantes dans leur capacité à établir une civilisation d’un niveau des plus avancés, transmit Miche. Il est temps d’y aller, maintenant. »

Umbo se tourna vers Param.

« Tu nous accompagnes ? »

Param se détourna sans mot dire, persuadée qu’il s’agissait d’une blague.

Olivenko aussi, d’ailleurs.

« Pourquoi ne viendrait-elle pas ? s’enquit le garde.

— On a besoin de Param, observa Umbo. Mais elle est encore libre de ses choix. Ma question n’avait rien de méchant. Je lui demandais juste ce qu’elle comptait faire, sans arrière-pensée.

— Je viens, annonça finalement Param puis, après une courte pause. Merci pour l’invitation. »

Ils firent le tri dans leurs affaires pour n’emporter que le strict nécessaire.

Umbo n’eut à pousser personne dans le passé, cette fois. Ils tirèrent en tandem avec Rigg, aspirant tout le monde à leur suite pour un voyage sans retour.

La colline, dégagée une seconde plus tôt, se couvrit sans transition d’un épais tapis de souris. Leur densité était si forte dans toutes les directions que la frontière du Mur s’en trouvait clairement délimitée, par une ligne tirée au cordeau le long de sa limite d’influence.

« Je désactive le Mur », annonça Rigg.

Les souris sentirent sur-le-champ l’intensité des champs faiblir. Elles se ruèrent au pas de charge vers le fond du vallon matérialisant la frontière avec l’entremur voisin. Il fallut plus de deux heures aux derniers contingents pour gagner leur terre promise. Umbo resta tout ce temps assis, à contempler le flot multicolore onduler jusqu’au lointain. Nous sommes leurs domestiques. Nous leur avons tenu la porte. Et maintenant, quelle différence pour nous d’entrer ou non dans l’entremur de Lar ?

Une énorme différence, pour Rigg et Param – leur père est mort ici. Pour Olivenko aussi, dont Knosso était le mentor et le roi. Pour Miche, mystère. Mais pour moi ? Qui suis-je au juste ? L’instrument des souris, celui des Sessamides ? Le fils adoptif de Miche ?

Stop, arrête de broyer du noir. Ce sont mes amis. Personne ne m’a forcé à les suivre. Je suis ici parce que j’en avais envie.

« Tu viens ? » lui demanda Rigg dans son dos.

Umbo lui jeta un regard surpris. Son air méditatif l’avait-il trahi ?

« Bien sûr, j’arrive.

— Rien ne t’y oblige, tu sais. Je n’aurais jamais réussi sans toi, alors merci du fond du cœur. Mais maintenant, tu es libre de partir. Tu n’as jamais demandé à sauver le monde. »

Umbo se sentit touché.

« “Laisse donc ce privilège aux rois”, c’est ça que tu veux dire ? »

Ses paroles amères furent largement adoucies par un franc sourire.

« Tu parles des Sessamides ? s’esclaffa Rigg. Si j’en crois notre histoire, on passait plus de temps à détruire le travail des peuples soumis qu’à le sauvegarder.

— Je croirais entendre parler de mon père, observa Umbo. La seule chose qu’il ne détruisait pas, c’était les chaussures.

— Mes ancêtres n’étaient pas très doués en cordonnerie, sourit Rigg. Viens avec nous, Umbo. J’ai besoin de toi. Mais je ne t’en voudrais pas de refuser. Tu en as peut-être assez de mourir à mes côtés.

— Tant que la mort n’interfère pas dans ma vie, je suis partant.

— Génial. Alors allons-y ! » lança Rigg en lui tendant la main.

Umbo la saisit, se leva d’un bond et tous deux se mirent en route dans la pente au petit trot. Param, Miche et Olivenko ne cherchèrent pas à les rattraper – ils suivirent simplement à leur rythme, loin derrière.

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