Chapitre 6 Royal

« J’ai l’impression que tout le monde m’en veut, se plaignit Param pendant leur traversée du Mur. Je me demande bien pourquoi… »

Umbo et Rigg les devançaient au loin, hors de portée de voix.

« Même pas une petite idée ? la sonda Olivenko. Les mots et gestes que tu as eus envers Umbo, par exemple ? C’est juste une suggestion…

— Pas de sarcasme, par pitié, soupira Param.

— Je trouve Olivenko très délicat, au contraire, grogna Miche. Personnellement, j’aurais fait preuve de moins de tact.

— Je n’aurais pas dû pousser Umbo, concéda Param.

— On progresse, se réjouit le tavernier.

— C’est indigne d’une descendante de la famille royale, reprit de plus belle la plaignante. Quelqu’un aurait dû le faire à ma place.

— Tu parles de la famille qui voulait notre mort dans l’entremur de Ram ? gronda Miche. Dignement représentée par une mère infanticide et adultère ?

— Elle n’a pas demandé à être chef de famille. L’autorité est venue à elle comme elle vient à d’autres, naturellement. Regardez Rigg et Umbo. Élevés dans le même village, l’un est devenu un leader charismatique, l’autre…

— Un péquenaud, compléta Miche. Pour te citer de mémoire. J’aurais pu dire menteur aussi.

— Je n’ai jamais dit qu’il…

— Attends, la phrase exacte me revient, la coupa Miche avant de l’imiter à la mimique et à l’intonation près. “C’est donc la parole d’un péquenaud contre la mienne ?”

— Tu vois, je ne l’ai pas traité de menteur, persévéra la princesse. J’ai juste dit qu’il était déraisonnable d’attendre d’une personne comme moi ou Rigg qu’elle croie un petit paysan sur parole.

— Une année à étudier l’histoire des entremurs en pure perte, se désola Miche. À se demander si tu n’as pas régressé. »

Plutôt que de sectionner le temps pour échapper à Miche, Param se laissa distancer en ralentissant sa foulée. Olivenko se cala sur son rythme.

Elle sentit soudain l’insidieuse musique du Mur pénétrer son esprit, le submergeant peu à peu de colère, de tristesse, de désespoir, de solitude, d’angoisse – mais avec bien plus de magnanimité, moins de violence que lors de leur première traversée.

« Tu vas me critiquer, toi aussi ?

— Tu es née pour régner, éluda Olivenko.

— On croirait entendre ma mère. Avant qu’elle ne change d’avis, sans que je ne voie rien venir. Il faut dire que son éducation a suivi une ligne inflexible. On n’annonce pas au bétail qu’on l’emmène à l’abattoir.

— Tu as grandi dans le raffinement et les maniérismes de la cour, poursuivit Olivenko. Tu as assisté aux joutes verbales des plus grands orateurs, au jeu de la courtoisie.

— Tout comme Rigg, observa Param.

— Rigg y a été formé par Ramsac, nuança Olivenko.

— C’est juste.

— On vous a appris, à toi et à Rigg, à vous comporter dans les règles. On vous a transmis un certain savoir-faire. Mais Umbo, que lui a-t-on transmis ?

— Les bases de la paysannerie, répliqua Param. Je ne dis pas que c’est sa faute.

— Il est né fils de cordonnier, et dans un trou paumé. Il est allé à l’école du village. Que lui a-t-on appris là-bas ? L’histoire du pays Stashi, la rapacité des sessamides, ces barbares sanguinaires descendus du nord-est pour rayer la capitale de la carte. L’élimination des notables stashis, le viol des rares épouses laissées sauves et le massacre de leurs enfants, pour épurer l’arbre généalogique à sa base.

— Je connais notre passé et je n’en suis pas fière. Mais c’est de l’histoire très ancienne.

— Pas tant que ça, contesta Olivenko. Plutôt récente, même, pour l’écolier que fut Umbo. Sur les bords de la Stashi, les professeurs ont envers leurs élèves un devoir de mémoire. Et la mémoire qu’ils enseignent est encore vivace, réelle, sensible dans tous les esprits. Ces événements lui ont été présentés comme une description fidèle du règne sessamide.

— Sauf que les faits sont déformés, jugea Param.

— Aptica Sessamin n’était pas une tendre, tu ne peux le nier. Elle l’a prouvé en condamnant à mort tous les mâles de sa famille, même les nourrissons, pour leur barrer l’accès à la Tente de lumière.

— Je ne le nie pas, se défendit Param. Mais je le répète, c’était il y a une éternité.

— Aptica Sessamin était la mère de ta grand-mère, resitua Olivenko. Je ne cherche pas la polémique. Je te rappelle juste qu’Umbo a grandi dans les écoles du Peuple où l’on enseigne que personne n’est meilleur qu’un autre par naissance et que chacun peut aspirer au pouvoir.

— Un mensonge éhonté.

Par naissance, répéta Olivenko. Par le sang. Aux yeux d’Umbo, que ta mère soit investie d’autorité ne t’y donne pas plus droit qu’à un autre. On lui a inculqué les valeurs de la méritocratie.

— Une belle farce quand on sait comment la République du Peuple fonctionne, renifla Param avec dédain. Je les ai vus, moi, ces hypocrites défendre la main sur le cœur l’égalité des chances, tout en remettant de l’autre les clés du pouvoir à leurs proches et amis. Ils n’ont fait que remplacer une classe de nobles par une autre.

— Tout cela pour te rappeler ce qu’Umbo a entendu sur les bancs de l’école de Gué-de-la-Chute, au pied des chutes de la Stashi. Et soudain, son ami d’enfance – un garçon de plus basse extraction que lui encore, un petit trappeur vagabond jamais scolarisé – débarque avec un sac rempli de pierres précieuses et se met à parler comme un monarque. Tu imagines le choc ?

— Rigg n’avait fait que toucher son héritage. Il était dans son rôle.

— Un rôle qui l’a mené en prison dès que les sbires de la République du Peuple lui ont mis la main dessus.

— Ce qui était notre lot à tous pendant le règne populaire, fit remarquer Param.

— Donc Umbo prend tous les risques pour faire évader son ami, juste à temps…

— C’est Rigg qui nous a sortis de prison ! En combinant son talent au mien. Il a trouvé les passages secrets dans les murs, je nous ai permis de les traverser et…

— Vous n’avez été tirés de danger que lorsque Umbo vous a projetés, Rigg et toi, de plusieurs jours dans le passé – jusqu’à moi.

— Je n’ai jamais dit qu’Umbo était inutile ou mauvais, protesta Param.

— Non, juste que sa parole était insignifiante, car émanant d’un fils de villageois ordinaire.

— Pas insignifiante : douteuse, rectifia la princesse.

— J’essaie juste de te faire comprendre pourquoi Rigg t’en veut. Umbo était son ami au village – quand les autres gamins de Gué-de-la-Chute s’amusaient plutôt à lui cracher à la figure. Rigg était l’étranger, le sauvageon, celui qu’on traitait de “bâtard” dans son dos. Umbo a au moins eu la chance de naître de parents mariés.

— Je suis au courant qu’ils sont amis. Mais Rigg est aussi censé être mon frère, et prendre parti pour…

— Pour toi, compléta Olivenko. Ce qu’il a fait quand on a essayé de te tuer, tu te rappelles ?

— Personne n’a jamais essayé de tuer Umbo.

— Je crois aussi me souvenir d’un épisode où tu refusais de faire un pas de plus. Où tu t’es rebellée contre Rigg.

— Cela ne signifiait pas que je voulais suivre Umbo !

— Non, d’ailleurs tu ne l’as pas fait. Tu m’as suivi moi.

— Tu as de l’éducation, justifia Param.

— Celle que m’a inculquée ton père, rappela Olivenko. Mais je viens d’un milieu bien modeste. Et je suis loin d’être un meneur d’hommes, n’est-ce pas ?

— Plus près que certains.

— Ne vois-tu vraiment rien, Param ? Si je connais le langage de la cour, les accents de la cour, c’est que j’ai besogné pour. Tu m’as suivi par défaut, pour ne pas en suivre un autre. Mais jamais je n’ai mené le groupe. J’ai juste réussi à te sortir de ta torpeur.

— Faux ! Tu t’es imposé à la tête du groupe.

— Les autres m’ont laissé faire ! Miche ne parlait toujours pas et Umbo veillait sur lui. La vérité, c’est que sans Umbo, on n’aurait pas pu s’en sortir.

— Sans Umbo et toi !

— Je n’ai fait que suivre ses consignes, confia Olivenko. Umbo t’avait bien sentie hors de ton élément, désorientée. Il savait que tu n’écouterais que moi et s’est assuré que ce soit moi qui te transmette la marche à suivre.

— Ridicule ! s’écria Param. Traite-moi d’enfant gâtée et d’incapable pendant que tu y es ! »

Olivenko hocha la tête.

« Tu es une enfant qui a grandi prisonnière, entre quatre murs, victime des humiliations encouragées par le Conseil révolutionnaire du Peuple. Une jeune fille affaiblie physiquement, en proie à des peurs panique qui provoquaient sa fuite. Cet instinct, tu t’efforces depuis le début de le réprimer, mais tu n’as pas senti la fatigue gagner, et l’emporter. Confrontée pour la première fois à un tel état d’épuisement – qu’Umbo, Rigg, Miche et moi connaissons pour l’avoir vécu maintes fois – tu as craqué. C’est normal. C’est le métier qui rentre.

— Tu es de son côté », l’accusa Param.

Elle s’arrêta de marcher.

« Aie au moins le courage d’affronter la vérité, surtout quand elle sort de la bouche d’un ami.

— Tu n’es pas mon ami ! Tu es un…

— Effronté de péquenaud reconverti en rat de bibliothèque puis en garde civil. Je le prends bien – c’est ma vie. J’en suis aussi fier que tu devrais l’être de ne pas avoir été préparée aux journées de marche harassantes et à la vie de trappeur. Nous sommes qui nous sommes. Et quand sonne l’heure du changement, c’est dans notre peau et pas dans celle d’un autre que nous nous mettons en route vers qui nous rêvons d’être. »

Ses mots et son éloquence diffusaient une musique apaisante. Naturelle. Mais Param n’était pas dupe. Olivenko tentait de faire vibrer en elle la corde sensible. De l’enfumer, de l’endormir, de la ménager… en un mot, de la manipuler.

Et pourtant elle reprit sa marche, attentive à ses propos, car même si elle ne ressentait plus rien pour lui – elle s’était rendu compte que son attirance pour lui n’avait été que passagère – il n’en était pas moins de bon conseil. Et puis, Père l’avait apprécié de son vivant.

« Param, reprit le garde, nous ne sommes plus à Aressa Sessamo. Ici, nous sommes les passeurs de Murs. Nous n’appartenons à aucune terre, ne sommes citoyens d’aucune nation. Seules deux classes subsistent : les voyageurs du temps et les autres. Miche et moi appartenons à la seconde ; toi, Rigg et Umbo, à la première. Et qui fut le premier à se projeter seul dans le passé ? Toi ? Rigg ? À qui devons-nous notre fuite réussie de l’entremur de Ram ?

— Umbo, rétorqua Param. Je sais. Mais je l’ai sauvé aussi, pour rappel.

— Oui, avant qu’un des soldats du Général Citoyen ne lui porte le coup fatal. Mais, même lors de votre saut du rocher, sans sa subite projection en arrière, vous y seriez restés. Est-ce exact ? Ou suis-je moi aussi en train de déformer les faits ?

— C’est exact, lui accorda Param, qui avait parfaitement saisi le message. Je dois tout à Umbo et cet oubli est impardonnable de ma part.

— Non, tu ne comprends toujours pas, insista Olivenko. Tu as été ingrate, méchante et méprisante avec Umbo, c’est vrai. Mais à la limite, il s’y attendait, venant d’une représentante de la royauté. Il ne l’a pas mal pris. Lorsqu’il s’est relevé après sa chute, pour lui, l’affaire était close. Il n’aurait jamais rien tenté contre toi, émis la moindre plainte. Celui qui a haussé le ton, c’est Rigg. C’est Rigg qui, si l’on en juge par l’apparition soudaine de son double et de celui d’Umbo, s’apprêtait à t’envoyer dans l’herbe à ton tour.

— Oui, et je ne lui pardonnerai jamais cette trahison.

— Trahison ! Non, Param. Le seul qui devrait trahir sa loyauté envers la promise à la Tente de lumière, mais qui ne le fera jamais, c’est moi. Ton frère se fiche pas mal de tout cela. Et ce n’est pas quelqu’un de déloyal. Au contraire, il voue un véritable culte au seul chef de notre groupe : Umbo. Voilà ce que tu n’as pas compris, ce que tu ne vois pas. Umbo est le premier des voyageurs du temps ! Et dans notre microcosme limité à ceux qui maîtrisent le temps et aux autres, cela fait de lui le roi.

— Il est le roi de rien du tout ! réfuta Param. Tout le monde écoute Rigg.

— Tu as raison. Umbo est un roi fantoche. Ton frère est entraîné, il perçoit les traces, et remonte donc plus loin et avec plus de précision qu’Umbo dans le passé. Il a reçu en outre l’éducation de Ramsac dont aurait bénéficié Umbo si le sacrifiable l’avait préféré à Rigg. Umbo n’est pas à sa place car c’est Rigg qui l’occupe. Avec ton appui, d’ailleurs.

— Bien sûr, il est… il est l’un des…

— Des princes sessamides, l’aida Olivenko. Mais ce n’est pas la raison qui nous pousse, nous, à le suivre. Nous le suivons parce qu’il est intelligent, plein de ressources et formé par Ramsac à affronter des situations qui nous laissent démunis. Et indulgent aussi, sans doute parce qu’il répugne à diriger.

— Répugne à diriger ? s’exclama Param.

— Une chose que lui et moi avons en commun. Tout le contraire de toi et Umbo, qui en rêvez mais ne pouvez pas – Umbo, par manque de soutien et toi, par incompétence. »

La violence de sa franchise souffla Param qui, par réflexe, se mit à sectionner le temps. La princesse commença à s’estomper, à perdre du terrain, malgré une foulée toujours aussi rapide. Elle crut, l’espace d’une seconde, qu’Olivenko remarquerait sa disparition progressive mais non, le garde maintenait bon train ; il ne pouvait la croire toujours à sa hauteur ; si, pourtant. Il ne se retourna pas.

N’attends aucune faiblesse de sa part. Si tu crois le feinter avec ta disparition… Il t’a dit la vérité crue. Si tu n’es pas capable de l’accepter, tant pis pour toi.

Param cessa de morceler le temps. Elle héla Olivenko.

« Attends-moi ! »

Olivenko s’arrêta de marcher.

« Oh, tu es de retour, nota-t-il en se retournant. Bien. Très bien. Désolé pour mes paroles un peu dures. J’espérais que tu aurais le courage de les entendre, et suffisamment d’humilité pour les supporter.

— Les deux, concéda Param. Je veux dire… Je manque un peu des deux.

— Mais tu es là, se réjouit-il. Je t’apprécie, Param. Surtout, je te respecte. Les autres ne comprennent rien à ta vie. Moi, j’ai eu la chance d’être proche de ton père, et présent à ses côtés quand il se confiait sur toi en pleurant d’impuissance de ne pouvoir te protéger. “Quel homme laisserait sa fille subir de tels affronts sans rien faire ?” se lamentait-il parfois. Je tentais alors de le consoler : “Mort, vous ne lui serez plus d’aucune aide. Et c’est ainsi que vous finirez si vous vous opposez à eux.” Mais il ne voulait rien entendre. “Mieux vaut un père mort qui a eu le courage de donner sa vie pour sa fille qu’un vivant qui ne l’a pas eu !” finissait-il toujours par enrager.

— Il n’a rien pu faire, conclut Param. Et regarde ce pour quoi il est mort !

— Pour essayer de traverser un Mur, reprit Olivenko, que nous avons fini par traverser. Nous avons réalisé son rêve.

— Un rêve qui est en train de se transformer en cauchemar, déplora Param.

— En cauchemar ? s’exclama Olivenko. Regarde tous ces gens, la reine mère, ce dictateur de Général Citoyen, ils ne sont rien, comparés à nous ! Nous sommes les passeurs de Murs, les arpenteurs de mondes. Eux ne se doutent même pas que la planète est en sursis ; nous avons pour mission de la sauver. Nous sommes les dieux dont les troubadours chanteront plus tard les louanges.

— Ils n’auront pas le temps d’entonner trois notes que les orbiteurs les foudroieront sur place, plaisanta Param.

— Nous n’aurons droit à notre légende que si nous réussissons.

— Si les souris réussissent, rectifia Param.

— Nous, les souris… peu importe. Entendu, on leur accordera un couplet. La foule s’ébaudira au récit des souris magiques qui nous ont aidés à sauver la planète. »

Param salua son humour d’un éclat de rire.

« Oui, c’est ce que le Conseil révolutionnaire du Peuple nous a appris : celui qui écrit l’histoire se réserve toujours le beau rôle.

— Param, je te tiens en profond respect, toi la future Reine-en-la-Tente. C’est dans mes gènes, je n’y peux rien. Ton charme est désarmant et, lorsque tu ne t’apitoies pas sur ton sort, tu arrives même à être drôle, pétillante et brillante. Mais je te respecte aussi pour ton courage face à des épreuves qu’aucun de nous n’a eu à affronter, pour tes années de solitude dont la seule pensée suffit à me briser le cœur, pour tout ce que tu as traversé. Ta mère représentait tout pour toi et elle t’a trahie – Rigg, lui, ne la connaissait que depuis quelques mois, elle était une étrangère pour lui. Pas pour toi.

— Non, mais c’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas été surprise.

— Pas surprise, mais trahie quand même.

— Écoute, ton respect me va droit au cœur, Olivenko. Et je te suis reconnaissante pour tes paroles. Elles m’ont ouvert les yeux. J’ai été dure avec Umbo non pas parce qu’il le méritait mais parce que le rabaisser me permettait de me raccrocher à la seule chose qui me définit : mon sang royal. Mais grâce à toi, je comprends aujourd’hui à quel point tout ceci est vain.

— Je n’ai pas dit que…

— “Vain” est le mot que j’ai choisi, moi, le coupa Param. Et c’est celui qui convient. Ton message est passé : je suis qui je suis. Même si mon talent de découpeuse de temps peut porter à rire, vu qu’il me rend à peu près aussi rapide – et vulnérable – qu’un escargot, je n’en suis pas moins une voyageuse du temps. J’apprends à me rendre utile, tu me respectes pour mes efforts, et j’apprécie. Alors que dire ? Merci. Du fond du cœur.

— Tout le plaisir est pour moi, votre majesté », déclara pompeusement Olivenko en se fendant d’une profonde révérence agrémentée d’un baisemain.

Ce geste trahissait en général les basses intentions de leurs auteurs, comme avait pu l’observer Param à la cour, avec tous les courtisans qui gravitaient autour de sa mère. Mais Olivenko s’était exécuté avec la spontanéité d’un homme sage et bon ; et comme Param, avec un peu de recul, était loin de n’éprouver que de l’indifférence pour le garde, elle fondit en larmes.

Ils parcoururent le reste du trajet à l’intérieur du Mur bras dessus bras dessous.

« Vous en avez mis du temps, lança Rigg à leur arrivée.

— Si on a raté l’événement du siècle, ramène-nous en arrière qu’on en profite, blagua Olivenko. En attendant, l’entremur ressemble étrangement à celui d’Odin. Il n’y manque rien, même pas les souris prêtes pour l’invasion.

— Elles commencent déjà à se disperser », nota Rigg.

Umbo rejoignit le groupe en dévalant au pas de course la colline d’en face, gravie le temps qu’ils arrivent.

« Des étendues vierges à perte de vue ! annonça-t-il en bouclant les derniers mètres. Tu nous diras si tu vois des traces. »

La dernière phrase s’adressait manifestement à Rigg et à lui seul, malgré la présence de Param et d’Olivenko à ses côtés.

« Aucune, pour l’instant, indiqua Rigg. Même pas une qui remonterait aux premiers jours de la colonie.

— Ils ont gagné la mer dès leur arrivée, les informa Param. Puis ils ont coupé tous les ponts avec Larsac. Ensuite, mystère. Les chroniques de l’entremur s’arrêtent là. »

Umbo ne snobait pas Param stricto sensu. Il attendit patiemment qu’elle finisse, l’oreille tendue, le regard ailleurs.

« Il manque la seule chose indissociable de tout entremur, et qui reste pour l’instant invisible », reprit-il quand elle eut terminé.

Param s’interrogea sur le sens de ses propos… jusqu’à ce qu’Umbo sorte la dague.

« Aucun sacrifiable n’est là pour nous accueillir, comprit-elle.

— C’était déjà le cas dans l’entremur d’Odin, reprit Umbo. Mais tel que j’entrevois les choses, Larsac n’a rien eu à faire ces onze mille dernières années. Et, comme par hasard, il serait trop occupé pour venir faire causette avec ses invités le jour de leur arrivée ?

— Les voies des sacrifiables sont impénétrables, observa Rigg.

— Essaie quand même, l’encouragea Umbo. Et si personne ne s’y oppose, j’appellerais bien l’aéronef. On convoque Larsac en même temps ?

— Pas tout de suite, le freina Rigg. Attendons que l’occasion se présente. On écoutera ce qu’il a à nous dire à ce moment-là. Au moins, ses gens ne sont pas tous morts, contrairement à ceux de Vadesh.

— À priori, remarqua Umbo.

— Si on peut toujours les appeler “gens” », discuta Param.

Miche prit la parole.

« J’ai appris à faire preuve d’ouverture d’esprit ces derniers temps, alors disons que oui. À part ça, les souris ont décidé de suivre mon conseil : elles poursuivent seules. Il faut dire qu’on ne passe pas inaperçus avec nos trognes, entre ce que je trimballe collé à la figure et Olivenko qui est moche comme un pou par nature. Sans parler de sa gaffe à l’entrée de l’entremur, avec son histoire d’invasion de souris…

— En d’autres termes, elles préfèrent se démultiplier avant de se faire repérer, conclut Olivenko.

— Les accouplements ont déjà commencé, les informa Miche. Elles ne se montreront que quand leurs petits auront mis bas.

— Dans une heure et demie, quoi, plaisanta Rigg.

— Leur gestation prend un peu plus de temps, rappela Miche.

— Alors ? s’enquit Umbo en brandissant la dague.

— Appelle l’aéronef, ordonna Rigg. On se déplaçait comment avant, au fait ? On n’avait pas des jambes ?

— Si, deux, confirma Umbo. Mais personnellement, me faire porter me convient très bien. »

Param gloussa, malgré la douleur que les plaisanteries des garçons avaient ravivée en elle. Olivenko avait raison : elle était la sœur de Rigg par le sang, mais c’était par amour et loyauté que Rigg et Umbo étaient liés. Param n’avait pas à chercher plus loin les raisons de son geste, dans la cabine de l’aéronef. Son frère se sentait tiraillé entre eux deux et s’en agaçait. Mais le moment venu, il n’hésiterait pas : il choisirait Umbo. Son choix était déjà arrêté.

Et il a fait le bon, songea Param. Je dois encore gagner ma place. Être une demoiselle en détresse, même incroyablement talentueuse pour jouer les filles de l’air, même proche par le sang, aussi proche qu’on puisse l’être, cela ne fait pas de vous une amie chère et fidèle. Cela prendra du temps. Et de la force, du courage, de la maîtrise. Beaucoup plus que ce dont j’ai pu faire preuve jusqu’à présent.

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