Chapitre 1 La dague

Umbo n’avait jamais trop su quoi penser de l’école. D’un côté, elle lui avait offert un refuge loin des rosseries de son père et des corvées du foyer. De l’autre, il avait toujours envié à Rigg ses heures aménagées : quelques-unes en classe pour beaucoup au fond des bois avec son père, à attraper des petites bêtes pour leur fourrure.

Mais, comme il l’apprit plus tard, Rigg avait connu dans la forêt un apprentissage bien plus sévère que lui-même à la petite école du village. Et après des semaines de voyage d’un bout à l’autre du spectre de la modernité, des abords civilisés de la Stashik aux campagnes sauvages de l’entremur de Vadesh, à mesurer l’ampleur du travail accompli par Rigg, pour leur trouver de l’eau, de la nourriture, dresser des lieux de campement sûrs, Umbo s’était dit que, tout compte fait, les salles de classe lui avaient épargné bien des rigueurs.

Ici, dans l’entremur d’Odin, le jeune garçon du Gué-de-la-Chute avait l’impression de redevenir un écolier, et pas des plus brillants. Conscient qu’il ne pourrait jamais combler son retard sur Rigg, le premier de la classe, sur Olivenko, le disciple assidu du Roi Knosso, et sur Param, ancienne élève des meilleurs précepteurs de la cour, il se fixa un objectif des plus basiques : en apprendre autant que possible sur les vaisseaux partis de la Terre.

Il bûcha jour et nuit et finit par maîtriser le sujet à un niveau raisonnable… c’est-à-dire ni mieux ni moins bien que n’importe qui d’autre dans pareilles circonstances. Et comme il avait hérité, aux dernières nouvelles, des gènes d’un petit génie, il s’amusa aussi à tester sa mémoire, histoire de voir ce qu’elle valait comparée à celle de Rigg.

Mais ces passe-temps cachaient en fait un projet bien plus ambitieux, qu’Umbo tenait à garder secret le temps de tirer certaines choses au clair.

Les Enfants d’Odin leur avaient révélé des tas de choses, mais en laissant subsister d’énormes interrogations ; certains sujets n’étaient d’ailleurs tout bonnement jamais évoqués. Sans compter que parmi les dix mille habitants de l’entremur, seuls Père-Souris et Saute-Nuages semblaient autorisés à leur parler – des interlocuteurs tout à fait affables, aimables et serviables au demeurant, Umbo en convenait. Mais pourquoi les autres restaient-ils terrés chez eux ? Avaient-ils interdiction de leur parler ? Était-ce par indifférence ? Umbo n’adhérait pas un instant à cette seconde thèse.

Car ne leur avait-on pas présenté les Enfants d’Odin comme des gens libres, plus doués et créatifs que la moyenne ? Comment, dans ce cas, expliquer leur désintérêt le plus total ? Des jeunes gens capables de maîtriser le temps aussi naturellement que des fonctions vitales de leur corps leur rendaient visite, et personne ne désirait les rencontrer, leur parler, assister à une petite démonstration ? Où était la logique dans tout cela ? Leurs hôtes leur cachaient forcément quelque chose.

Umbo et ses amis ne disposaient pour l’instant que d’une version des faits sur trois points précis : quiconque développerait une nouvelle arme serait abattu sans sommation, les Enfants d’Odin avaient piraté le code des Murs, mais pas celui des orbiteurs – pour une raison encore inconnue. Et, chose incroyable, Umbo et les siens étaient libres de prendre les décisions qu’ils voulaient… mais comme ces décisions dépendaient directement d’informations soigneusement filtrées par les Enfants d’Odin, elles n’avaient dès lors plus rien d’objectif.

Comment exprimer ouvertement ces doutes au reste du groupe ? Dans la bibliothèque, les murs – ou plutôt les souris – avaient des oreilles. Ces mouchards à quatre pattes grouillaient partout. Dedans, dehors… l’entremur en était truffé.

Une autre question tracassait Umbo : pourquoi confiner les dix mille âmes de l’entremur aux abords du Mur et laisser l’immensité restante aux bêtes sauvages – qu’Umbo soupçonnait aussi domestiquées que les souris ?

Et qui avait décidé de baptiser les entremurs d’après le nom de la machine qui s’était chargée de leur développement ? Une règle pas tout à fait appliquée à la lettre, d’ailleurs, dans la mesure où deux entremurs s’inspiraient du nom de Ram Odin. Le légendaire commandant de bord du vaisseau mère n’avait pourtant jamais mis les pieds que dans l’entremur natal d’Umbo. Pourquoi s’être inspiré de son patronyme pour celui des « Enfants d’Odin » ? Et si la légende mentait et que chaque colonie avait eu droit à son exemplaire de Ram Odin, pourquoi ne pas avoir nommé tous les entremurs à sa mémoire ?

Aucun des ouvrages consultés par Umbo ne lui fournit le moindre indice, malgré des heures passées le nez fourré dans d’antiques chroniques des entremurs. Pour tromper l’ennemi, il prétexta des recherches sur les vaisseaux enfouis mais se focalisa sur les références à Ram Odin. Il s’avéra que le plus grand mystère flottait autour de l’homme, même dans les entremurs de Ram et d’Odin, comme s’il ne s’était jamais mêlé aux colons.

Par quel miracle aurait-il pu donner naissance aux aïeux des voyageurs du temps sans vivre parmi eux ? Les téléporteurs des Enfants d’Odin descendaient-ils eux aussi de Ram Odin ? Le commandant avait-il engendré sa progéniture dans les deux entremurs ? Pourquoi pas dans tous, tant qu’à faire ?

Père-Souris et Saute-Nuages se montraient d’une patience, d’une sagesse, et d’une gentillesse infinies – mais Umbo doutait que leur bienveillance de façade tiendrait longtemps sous le feu de ses questions. Il ne pouvait concevoir être le seul à remarquer de telles incohérences. Et pourtant, pas un de ses camarades ne soulevait la moindre question. Comme s’ils savaient ces sujets trop sensibles pour oser les aborder, ne serait-ce qu’en pensée.

Umbo, lui, y mit toute son énergie. Il y pensa, y repensa, se replongea dans les livres, passa en revue chaque détail. Et ne trouva rien d’autre que ce que les Enfants d’Odin avaient laissé bien en évidence pour qu’il les trouve.

Après leur réunion au sommet de la colline, et leur décision de ne rien faire d’autre qu’observer les Éclaireurs à leur arrivée, Umbo était sagement retourné à ses études, comme tout le monde. Le groupe vivait plutôt bien ; chacun se montrait sociable aux repas, communiquait ses dernières trouvailles, exposait ses théories sur les Terriens, blaguait à table. Mais aucun ne se confiait, n’allait au fond des choses. Pas devant Umbo, à tout le moins.

Sont-ils muets de la sorte avec tout le monde ou seulement avec moi ? s’interrogea un jour Umbo. À moins que je ne sois transparent… ou que chacun vive dans sa bulle sans que je m’en sois rendu compte.

Les humains n’étaient pas faits pour rester dans leur coin.

Puis un jour lui vint à l’esprit l’idée qu’il détenait peut-être de quoi faire progresser ses investigations sans l’aide des Enfants d’Odin – ou, plutôt, malgré leurs réticences à coopérer, leurs dérobades et leurs supercheries : la dague.

La dague forgée puis placée par ces mêmes Enfants d’Odin à la hanche de l’homme surgi du passé lors de la toute première expérience de saut temporel à deux avec Rigg. La dague au manche incrusté de dix-neuf fausses pierres précieuses.

Ces répliques imitaient-elles à la perfection leurs modèles ? Au point de permettre le contrôle des vaisseaux ? Des Murs ? Umbo pouvait-il se servir de la dague pour communiquer avec les orbiteurs ?

Quel but poursuivaient les Enfants d’Odin en la forgeant ? Et pourquoi tant de mystères pour la faire parvenir jusqu’à eux ? De quel œil voyaient-ils qu’Umbo en ait eu la charge depuis l’arrestation de Rigg à O, même après son évasion ?

Enfin, qu’en faire ? Comment l’utiliser sans attirer l’attention de leurs hôtes ?

À toutes ces interrogations s’en ajoutait une des plus simples : Pourquoi se cacher ? Umbo n’avait qu’à demander à visiter le vaisseau enterré quelque part dans l’entremur. Il ferait passer cela pour une sortie sur le terrain dans le cadre de ses recherches… Pas de quoi éveiller les soupçons.

« J’aimerais me rendre au vaisseau, annonça-t-il au dîner.

— Tu veux que je vienne avec toi ? » proposa Rigg.

Si Rigg l’accompagnait, alors cela deviendrait son expédition. Et si elle était réussie, alors ce serait grâce à lui. Sans qu’il ne demande rien à personne : il était le premier à fuir les éloges. Mais c’était justement cette noble humilité qui inciterait les autres à lui attribuer le mérite des découvertes, même si Umbo en était l’auteur.

Et cela, Umbo le refusait. Non, tout ce qu’il aurait voulu, lui, c’était que Param l’accompagne. Se propose de l’accompagner.

Mais ce soir, face à son assiette, la jeune fille affichait une telle béatitude qu’Umbo s’étonna qu’elle vise encore juste avec sa fourchette, et ne s’en mette pas partout sur la figure.

Elle se passait très bien de lui, de toute évidence. De lui et d’Olivenko, d’ailleurs, se consola-t-il. En même temps, elle ne s’isolait plus dans son entremonde au ralenti comme autrefois, preuve qu’elle ne boudait ni ne fuyait leur compagnie. Elle appréciait juste un peu de solitude.

Insensé. Tous les êtres humains ressentaient le besoin de s’assembler, même les timides, les introvertis, les méfiants. Comment Param se débrouillait-elle pour combler ce besoin ? À quelle tribu appartenait-elle ? Pas à la leur, à en juger par son indifférence. Elle était aussi distante avec eux qu’avec les Enfants d’Odin.

À moins que la présence d’Umbo n’en ait été la cause. Lui que les autres considéraient, il le sentait, comme le maillon faible, le plus friable de tous. Le pleurnicheur, qui s’écroule en apprenant que son père n’est pas celui qu’il croit. Le jaloux, qui mitraille publiquement Rigg de son puéril ressentiment. Umbo n’avait pas à en rougir : Rigg l’avait un peu cherché, à prendre le pouvoir quand il n’était pas plus légitime qu’un autre. Mais il aurait souhaité un peu plus de patience, un peu plus de retenue de sa propre personne. Car depuis, les autres semblaient y aller avec des pincettes avec lui, de peur de le voir sortir de ses gonds à la moindre contrariété.

Mieux vaut s’attaquer à un petit problème aujourd’hui qu’à un énorme demain, avait-il envie de leur répondre.

Mais comme il n’avait aucune certitude qu’ils l’excluaient pour mieux le ménager, il lui était difficile d’aborder le sujet sans passer pour un paranoïaque.

Umbo n’était pas un loup solitaire. Il aimait la compagnie, se faire des amis, se sentir accepté. Et s’il reniflait la méfiance des autres, il s’isolait de lui-même. Il en souffrait, étouffé par la colère et la rancœur. Ces mêmes sentiments qui l’avaient déjà suffisamment fragilisé dans le groupe.

Et pourtant, il n’arrivait pas à corriger le tir avec Rigg. Qu’il s’excuse d’abord ! Celui qui avait dressé cette barrière entre eux, c’était lui, avec ses airs supérieurs et la manière qu’il avait, lui et les autres d’ailleurs, de le traiter comme le dernier à consulter dans les prises de décision communes.

« Je vais y aller seul », finit-il par répondre en espérant secrètement qu’un volontaire – n’importe qui, Miche, Olivenko – se manifeste, au moins pour couvrir ses arrières.

Mais comme il fallait s’y attendre, aucun ne se proposa. Il n’y avait que lui pour suspecter les Enfants d’Odin de leur vouloir du mal. Nul ne commenta donc sa décision, à part Olivenko, qui déclara laconiquement : « Je me demande s’ils accepteront de t’y emmener.

— Et pourquoi pas ? » l’interrogea Umbo nonchalamment.

Il tenait enfin son débat : les Enfants d’Odin les retenaient-ils ici prisonniers comme de vulgaires espions, ou leur offraient-ils l’hospitalité réservée aux sympathisants d’une cause commune ?

« Parce que c’est loin. Je me demande s’ils te prêteront leur aéronef, comme à Miche. »

Et la conversation dévia sur un autre sujet.

Le soir, Umbo prit soin d’éviter Père-Souris et Saute-Nuages. Un jeu d’enfants : l’un comme l’autre étaient aussi prévisibles que le jour et la nuit.

Une fois assuré de ne pas les croiser, il se mit en route vers un taillis d’arbres creux qu’il savait habités par un ou plusieurs de leurs congénères.

« Excusez-moi ! lança-t-il. Il y a quelqu’un ? Ohé ! »

Une tête émergea à mi-hauteur du tronc, suivie d’une paire d’épaules.

« Oui ? bredouilla timidement la jeune femme.

— Je m’appelle Umbo. Je viens de l’entremur de Ram.

— Je sais.

— J’essaie de comprendre comment fonctionnent les vaisseaux interstellaires. J’aurais besoin de voir celui de votre entremur. Où trouver un aéronef dans le coin ?

— Nulle part », rétorqua la femme.

Et elle disparut dans le tronc.

Umbo resta planté au pied de l’arbre, tout penaud.

Comme par hasard, Saute-Nuages fit son apparition quelques minutes plus tard, l’air perplexe.

« Pourquoi ne pas nous avoir demandé de vous emmener ?

— Parce que je ne vous ai pas trouvés, ni à la bibliothèque ni ailleurs. Comme j’étais dans les parages, j’en ai profité pour toquer à un tronc.

— Depuis un an que vous êtes ici, fit remarquer Saute-Nuages, il n’a pas dû vous échapper que l’on ne se pressait pas pour vous rencontrer.

— Non. Je me suis bien demandé pourquoi, d’ailleurs.

— La réponse est simple. Vous symbolisez notre déroute. Nos neuf échecs consécutifs. Et vous voici, cinq drôles sortis de nulle part, et vous comptez réussir là où la crème de l’entremur a échoué, encore et encore ? Que pensez-vous qu’ils éprouvent ? »

La même chose que des gens à qui l’on a interdit de parler. Il garda cette réponse pour lui.

« Pardonnez mon manque de tact, s’excusa Umbo. Mais la blessure infligée à cette dame cicatrisera d’elle-même, je pense.

— Vous l’avez blessée plus profondément que vous ne le pensez, riposta Saute-Nuages. Vous ne faites preuve d’aucune empathie. Vous ne comprenez pas notre douleur.

— Votre douleur ? Regardez autour de vous. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

— Si je ne vous connaissais pas, poursuivit Saute-Nuages, je dirais que vous êtes fou. Mais notre sens de l’humour est à toute épreuve. La vie en marge de l’entremur est terne et misérable, alors un bon conseil : respectez la solitude de ces gens. Ils la chérissent. Tout le monde la chérit ici, mais Père-Souris et moi-même avons pris sur nous de vous aider. Quelqu’un devait le faire.

— Comment cela, une vie “terne et misérable” ?

— Une vie dans l’ombre du Mur, si vous préférez.

— Pourquoi ne pas vous en éloigner ? Reprenez aux animaux quelques hectares de leurs immenses réserves. »

Saute-Nuages secoua la tête.

« Vous semblez ne pas vouloir comprendre. Vivre aux abords du Mur n’est pas un choix. C’est une nécessité.

— Nécessité ? À quoi vous sert-il ?

— À marcher dedans, quelle question.

— Marcher dans le Mur ? C’est de la pure folie !

— Oui, reconnut la yahou. Le Mur nous emplit de terreur et de désespoir, et pourtant nous y effectuons des marches quotidiennes. De plusieurs kilomètres, pour certains. Nous n’avons rien trouvé de mieux pour ne pas nous entre-tuer ou succomber à la peur.

— Mais pourquoi ?

— Comment accepter de ne pas avoir d’enfants, sinon ? De ne pas vivre unis, de ne jamais fonder une famille ? Le Mur est notre remède contre l’humanité. C’est grâce à lui si notre population est passée de six milliards à dix mille individus. Nos enfants ne naissent plus qu’une fois tous les dix ans.

— Nous n’avons pas encore eu l’honneur de les rencontrer.

— De le rencontrer. L’enfant est né peu après votre arrivée, à l’autre bout de l’entremur. Le précédent est déjà plus âgé que vous. Ce sont les seuls que compte l’entremur.

— Et les vôtres ? s’enquit Umbo, qui n’avait pas oublié le premier diminutif de Saute-Nuages : Double-Mère.

— Mes enfants n’ont guère que trente ou quarante ans de moins que moi. Ce ne sont plus mes “petits” depuis longtemps déjà. Je les laisse vivre leur vie.

— Pour mieux me surveiller, moi.

— Vous êtes en danger ici. Et puisque vous me le demandez si gentiment, oui, j’accepte avec plaisir de vous conduire au vaisseau. »

Umbo ravala in extremis un « Vraiment ? » qui aurait trahi sa surprise et donc sa méfiance à l’égard des Enfants d’Odin. Saute-Nuages en aurait déduit qu’Umbo les soupçonnait de cacher des choses.

« Super. Quand partons-nous ?

— L’aéronef sera là d’ici une heure si vous le convoquez maintenant. Mais j’ose espérer que vous n’en ferez rien. »

Nous y voilà.

« Pourquoi cela ?

— Parce qu’Odsac doit être prévenu avant. Et présent au vaisseau lors d’une visite.

— Il ne peut pas faire un tour pendant que je suis dedans ? l’interrogea Umbo. Je ne vois pas où est le problème.

— S’il vous voit, il voudra discuter. Et si vous discutez, vous apparaîtrez dans la mémoire des vaisseaux comme une personne tangible et non comme une séquence d’activités et de dialogues. Les Éclaireurs interrogeront les ordinateurs de bord à leur arrivée. Ils sauront que vous êtes là.

— Laissez-les l’apprendre. Si ma visite fait échouer nos plans, je l’annulerai lors de notre prochain passage. Ne vous inquiétez pas pour cela.

— Si vous le dites… Qui vous accompagne ?

— Personne.

— Que craignez-vous ? Que les autres tentent de vous en dissuader ?

— Non. Les vaisseaux n’intéressent personne. Je ne veux pas les déranger avec cela.

— Un conseil : dites-leur, suggéra Saute-Nuages.

— Vous savez quoi ? se froissa Umbo. Gardez votre conseil pour vous. J’y vais seul. »

Saute-Nuages haussa les épaules.

« Comme il vous plaira. »

Umbo sentit un frisson lui parcourir l’échine. La réaction de sa chaperonne l’avait convaincu d’aller au bout. Elle avait tenté de le manipuler, de jouer avec ses incertitudes et ses doutes, de lui faire rebrousser chemin. Les masques tombaient. Après avoir juré leurs grands dieux qu’ils agissaient sans plan, les Enfants d’Odin prouvaient en avoir un, et un bien établi. Ils attendaient juste qu’Umbo et ses amis l’exécutent, en manœuvrant en coulisse.

Mais après quelques minutes de vol, la possibilité d’une manipulation tout autre surgit à l’esprit d’Umbo : et si Saute-Nuages lui avait volontairement suggéré d’attendre qu’un ami l’accompagne sachant que, têtu comme il était, il refuserait ? Il se retrouverait alors seul à bord, suivant ainsi à la lettre le scénario envisagé par Saute-Nuages depuis le début.

Mais comment aurait-elle pu anticiper ses actes, lire dans ses pensées ? Personne ne le pouvait. Ce n’était pas la première fois qu’Umbo enviait à Miche son franc-parler, son côté direct et sans calcul, au mépris des conséquences. Miche se foutait bien de savoir ce que les autres pensaient. Il regardait faire, anticipait les issues possibles et s’adaptait. Tandis qu’à trop jouer les malins, Umbo finissait par se trahir. Il découvrait son jeu, devenait une proie facile.

À moins que… à trop suspecter les autres, peut-être finissait-il simplement par se piéger lui-même.

L’aéronef survola de vastes étendues verdoyantes sillonnées çà et là par quelques cours d’eau et rivières. À l’horizon se dressa soudain un relief bien connu : une barre rocheuse s’étendant de part et d’autre sur des kilomètres, semblable en tout point au Surplomb. Un immense cirque minéral sorti de terre à l’impact d’un vaisseau sur le Jardin, onze mille ans plus tôt.

L’aéronef prit de l’altitude, franchit les falaises puis mit le cap vers une montagne isolée dont le sommet dépassait du plateau. Là où le Surplomb s’entourait d’arbres, cet escarpement avait soulevé une prairie ; de l’herbe en tapissait le sommet. Plus haut sur la montagne apparaissaient des forêts de pin. Umbo soupçonnait l’autre versant d’abriter un bois luxuriant, étant donné la direction des vents dominants.

L’aéronef se posa sur le plateau herbeux, à bonne distance du rebord des falaises. La bulle du cockpit coulissa.

« Marchez vers l’est. Vous le rencontrerez, dit une voix mécanique.

— Qui ? », s’enquit Umbo.

Aucune réponse.

Il se mit en route vers l’est. Bientôt se détacha au loin une silhouette humaine, grande et robuste, sans aucun rapport avec l’allure courtaude des yahous.

Apparut alors Vadesh ; le père de Rigg, l’Homme en Or. Le sacrifiable de cet entremur.

« Odsac ? demanda Umbo.

— Vous n’auriez pas dû venir.

— C’est un peu tard.

— Retournez d’où vous venez. Remontez dans cet aéronef et repartez vers le Mur. Les Éclaireurs seront là d’une minute à l’autre. »

Plus jeune, Umbo aurait fait demi-tour sans demander son reste. Mais ce timbre autoritaire qui n’émanait pas d’un homme mais d’une machine ne lui faisait plus peur. Il ne bougerait pas.

« Les Éclaireurs sont-ils en communication avec vous ? questionna Umbo.

— Pas encore, indiqua le sacrifiable. Mais quand ils établiront une liaison avec les vaisseaux de cet entremur, je ne pourrai plus rien leur cacher. Ils ne doivent pas savoir que vous êtes ici. »

Umbo mesurait maintenant l’énormité – et l’absurdité – du mensonge invoqué par les Enfants d’Odin pour les tenir à l’écart d’Odsac.

« Vous n’avez pas attendu notre rencontre pour savoir que nous sommes ici. Et ce que vous ignorez, les Éclaireurs l’apprendront bien assez tôt de la bouche de Ramsac ou de celle de Vadsac. »

Le sacrifiable resta silencieux.

« Veuillez me conduire au vaisseau, reprit Umbo. J’aimerais vérifier que ce que j’ai lu est bien vrai.

— À quel propos ? Pensez-vous ce vaisseau non conforme à ses plans de conception ?

— Je n’y avais pas songé, non… mais merci d’avoir mentionné cette possibilité, répliqua Umbo avec un sourire. Je souhaite juste constater par moi-même de quelle manière la machinerie reflète ces plans. »

Le sacrifiable se retourna et conduisit Umbo vers l’entrée d’un tunnel.

Les murs de roche brute se lissèrent peu à peu puis disparurent derrière un fourreau métallique fait du même alliage indestructible que la Tour d’O et que les murs des tours dans la ville de Vadesh. Le tunnel débouchait sur une gigantesque grotte, presque entièrement remplie par le vaisseau.

Un pont de deux mètres de largeur environ menait de l’extrémité du tunnel au sas d’entrée du vaisseau.

Umbo marqua un temps d’arrêt.

« Vous ne risquez rien », le rassura Odsac.

Ce n’était pas la peur qui l’avait fait hésiter. Il souhaitait retarder sa montée à bord le temps d’interroger le sacrifiable sur le nommage des entremurs.

« Avant que je traverse, me permettez-vous une question ?

— Faites.

— Connaissiez-vous Ram Odin ?

— Tout le monde le connaissait.

— L’avez-vous tué ?

— Non.

— Les autres sacrifiables ont-ils tué leurs propres copies de Ram Odin ? »

Odsac refusa de répondre.

« Deux colonies seulement ont connu un Ram Odin, reprit Umbo. Je pense que les dix-neuf copies existantes auraient dû présider aux destinées de leurs entremurs, mais que seules deux y sont parvenues. Pourquoi ?

— Lorsqu’ils prirent conscience du chaos que leurs directives contradictoires engendreraient, tous les Ram Odin ont passé le même ordre : “Exécutez immédiatement tous les Ram vivants, sauf moi.”

— S’ils l’ont passé en même temps, fit remarquer Umbo, comment avez-vous fait pour savoir quel Ram était le bon ?

— L’un d’eux a omis de préciser “immédiatement”, son ordre est donc passé une fraction de seconde avant les autres. Tous les sacrifiables ont donc exécuté cet ordre, sauf un.

— Vous voulez dire, tous les sacrifiables sauf celui qui se trouvait avec le Ram ayant omis de dire “immédiatement” ?

— Non. L’ordre était de tuer tous les Ram Odin sauf le donneur d’ordres, qui a logiquement été épargné par son sacrifiable. Dix-sept sont morts, la nuque brisée. Mais le plus rapide en a également réchappé.

— Celui que son sacrifiable n’a pas tué, malgré l’ordre initial.

— Vous avez tout compris.

— Ce sacrifiable, c’était vous ?

— Oui, admit Odsac.

— Votre Ram Odin a survécu.

— Exact.

— Une chose m’échappe… reprit Umbo. Je vous pensais programmé pour obéir.

— Je n’ai pas désobéi. Mon commandant a eu le même réflexe que les autres, passer l’ordre d’exécution. Mais il a hésité une fraction de seconde et cette infime hésitation lui a suffi pour mesurer les conséquences d’un tel acte : sa propre mort. Il s’est alors écarté de moi et m’a dit : “N’obéissez qu’à moi.”

— Avant que l’autre ordre ne devienne effectif.

— Voilà. Quand cet ordre m’est parvenu, je n’ai pas bougé, car mon commandant venait de m’intimer de n’obéir qu’à lui et lui seul.

— Et votre Ram Odin ne vous a jamais demandé de le tuer, j’imagine.

— Il m’a demandé de le faire croire. Ensuite, il a ordonné aux ordinateurs de bord de garder le silence. Nous ne devions obéir qu’aux ordres inoffensifs pour lui. Nous avons donc veillé sur lui en cachette jusqu’à ce que les autres colonies soient établies. Il a rejoint les autres colons dans leur stase, et y est resté jusqu’à ce que le vrai commandant s’éteigne de sa belle mort. Je l’ai ensuite réveillé, conformément à ses instructions.

— Il ne voulait pas risquer de potentiels conflits entre ses ordres et ceux du commandant. D’où sa mise en sommeil forcé.

— Notre colonie s’est implantée avec dix-sept années de retard sur les autres. Mais qui ne font plus guère de différence onze mille cent quatre-vingt-onze ans plus tard.

— Votre Ram Odin a permis quelques entorses au règlement imposé par le commandant.

— Le commandant du vaisseau amiral avait interdit de dévoiler nos technologies de pointe aux colons. Il voulait qu’elles tombent dans l’oubli et réapparaissent des générations plus tard sous de nouvelles formes, pacificatrices. Le nôtre a quelque peu modulé cet ordre, en autorisant nos propres colons à accéder à l’ensemble de notre savoir, sauf à celui portant sur les armes de destruction massive. Les colons furent également informés des sujets à ne pas étudier sous peine de sanctions, et de toutes les conversations échangées entre les vaisseaux et les sacrifiables des autres entremurs.

— Exception faite des informations sensibles », observa Umbo.

Le sacrifiable ne confirma pas.

« Vous ne leur avez pas tout dit, avouez. »

Le sacrifiable se mura dans son silence.

« Je ne vendrai pas la mèche, rassurez-vous. Je suis une vraie tombe. > »

Aucune réaction. En revanche, de l’autre côté du pont, une porte s’ouvrit à flanc de vaisseau.

Umbo esquissa un premier geste dans cette direction… puis se ravisa.

« Si j’avance sur ce pont, vous allez me tuer, n’est-ce pas ?

— Je ne tue pas les êtres humains », déclara Odsac, d’un ton qui laissait transparaître une certaine fierté d’avoir épargné son commandant de bord.

Umbo posa un pied sur le pont… puis recula à nouveau.

« Suis-je un être humain, Odsac ?

— Non, répondit le sacrifiable.

— Donc, si vous me tuez, vous ne tuez pas un être humain.

— Correct.

— Odsac, je suis un être humain. »

Le sacrifiable ne réagit pas.

« Comment définiriez-vous un humain ? l’interrogea Umbo.

— Un organisme conforme à l’ADN humain dans les limites de variation standard.

— Vous me considérez… “hors limites” ?

— D’un point de vue génétique, vous êtes plus éloigné de l’homme qu’un chimpanzé.

— Est-ce vrai de tous les Enfants d’Odin ?

— Non, démentit le sacrifiable. Vous cumulez les variations de deux entremurs.

— Existe-t-il des humains sur le Jardin ? Des humains, tels que vous les définissez ?

— Non.

— Si j’en crois votre définition, je suis encore moins humain que les autres.

— C’est la définition que mes concepteurs terriens ont codée en dur dans mes programmes, indiqua Odsac.

— Laissez-moi vous poser une autre question. Me laisserez-vous traverser ce pont, entrer dans le vaisseau et en ressortir vivant ? »

Odsac sembla faire la sourde oreille.

Umbo avait suffisamment planché sur les programmes des ordinateurs de bord et des sacrifiables pour savoir pourquoi.

« Vous séchez car vous ignorez mes intentions.

— Affirmatif.

— Pouvez-vous me dire comment éviter de me faire tuer ?

— Pas en vous fournissant une liste d’interdictions, en tout cas. Vous seriez tenté de les transgresser.

— Si j’ignore ce qui est interdit, je suis sûr de faire une bêtise.

— N’entrez pas dans le vaisseau, vous en éviterez déjà une grosse.

— Donc si je m’avance, que vous me poussez dans le vide et que vous me laissez tomber, je respecte le règlement.

— C’est en effet une solution.

— C’est celle que vous aviez en tête ?

— Oui.

— Je vous remercie pour votre franchise.

— Il n’y a pas plus franc que moi : je dis toujours la vérité », déclara le sacrifiable.

Umbo voulut le prendre au mot, en lui demandant simplement comment monter à bord. Mais le sacrifiable aurait encore trouvé le moyen de l’embobiner.

Il fallait ruser. Son année passée à les étudier, lui et ses semblables, l’y aiderait.

« Odsac, souffrez-vous d’un dysfonctionnement ?

— Pas à ma connaissance.

— En êtes-vous sûr à 100 % ?

— Mon outil de diagnostic ne détecte aucun problème.

— Odsac, votre outil de diagnostic est-il sûr ? »

Une longue pause.

« Je ne sais pas.

— Odsac, comptez-vous diagnostiquer l’état de votre outil de diagnostic ?

— Oui, quand vous serez parti.

— Je ne suis pas une menace, rétorqua Umbo, agacé que le sacrifiable résiste.

— Pour moi, si.

— Sur quoi basez-vous cette appréciation ?

— Sur les déclarations de Saute-Nuages, qui vous considère comme tel.

— Mais cette personne n’est pas humaine.

— Plus que vous », fit remarquer Odsac.

Umbo souleva un pan de chemise et exhiba le manche incrusté de pierres de la dague.

« Reconnaissez-vous ce couteau ?

— Oui, admit Odsac.

— Ces gemmes reproduisent-elles fidèlement les pierres de commande ?

— Oui.

— Fidèlement, mais en plus petit ?

— Oui.

— Fonctionnent-elles de la même manière ?

— Oui.

— Le fait de les posséder pourrait-il faire de moi le commandant de ce vaisseau ?

— Si la place était vacante.

— Ce n’est pas le cas ?

— Rigg Sessamekesh commande tous les vaisseaux du Jardin, les orbiteurs et les sacrifiables.

— Donc ces pierres ne me servent à rien.

— Tant qu’il est en vie, non », confirma Odsac.

Une pensée macabre traversa l’esprit d’Umbo. Il la chassa rapidement.

« L’une de ces pierres permet de contrôler ce vaisseau-ci en particulier, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Imaginons que je ne contredise pas les ordres de Rigg Sessamekesh. Pourrais-je le suppléer au commandement de ce vaisseau ?

— S’il y consent.

— Mais il n’est pas humain, rappela Umbo.

— Ce statut n’est pas obligatoire pour commander ce vaisseau. »

Voilà déjà une faille intéressante. Continuons.

« Je suis un descendant de Ram Odin.

— Après onze mille années d’endogamie, tous les habitants des entremurs de Ram Odin le sont plus ou moins.

— Ram Odin était-il humain ?

— Oui.

— Ses enfants l’étaient-ils ?

— Oui.

— Comment s’appelaient-ils ? »

Odsac déclina l’identité des fils du commandant.

« Je vois où vous voulez en venir, déclara le sacrifiable.

— Leurs enfants étaient-ils humains ? reprit Umbo.

— Oui. Je vois où vous voulez…

— À partir de quelle génération ont-ils cessé de l’être ? le coupa Umbo.

— Je vois où vous voulez en venir.

— Acceptez-vous de les définir comme des humains ? Au regard de votre première définition ? » enfonça Umbo.

Une pause.

« Oui.

— Donc l’argument de continuité génétique prévaut sur l’argument de la souche mère déviante.

— Tout à fait, admit Odsac.

— Puis-je monter à bord maintenant ?

— Je vous en prie. »

Umbo s’engagea à pas comptés sur le pont, puis pressa l’allure.

Il ne perçut pas tant les pas du sacrifiable derrière lui que le déplacement d’air l’annonçant dans son dos. En revanche, il sentit très distinctement deux mains se plaquer dans son dos et le bousculer vers le vide !

Il rembobina en catastrophe le cours du temps de quelques secondes. Il se tenait désormais à l’endroit où le sacrifiable le saisirait par-derrière. Odsac apparaissait deux mètres derrière lui, avant qu’il ne s’élance, et le Umbo du présent un mètre devant tout le monde, visiblement surpris par l’apparition subite de son double.

Le sacrifiable ne l’était pas moins, malgré son air impassible.

« Lequel de nous deux préférez-vous tuer ? » lui lança Umbo.

Le premier Umbo se retourna pour faire face au sacrifiable. Puisque Odsac ne le poussait plus dans le vide, il n’avait plus besoin de revenir dans le passé. Les deux Umbo coexistaient côte à côte sur le pont.

Le Umbo revenu en arrière – le « vrai », comme il plaisait au jeune cordonnier de s’appeler dans de telles circonstances – recula de deux pas et se dédoubla à nouveau. Devant lui se tenaient désormais ses deux doubles, tous deux face à Odsac.

« Est-ce ainsi que Ram Odin s’est dupliqué ? poursuivit Umbo. Sacrifiable, n’obéissez à personne d’autre qu’à moi ! »

Odsac se figea.

Umbo en profita pour filer vers le sas d’entrée du vaisseau.

Une fois à l’intérieur, il se mit à courir.

Il connaissait par cœur le plan du vaisseau, savait exactement comment se rendre à la salle des commandes et, de la bouche de Rigg, comment utiliser les pierres. Laquelle était la bonne, en revanche, il l’ignorait.

Il s’avança dans le faisceau de contrôle, le manche du couteau brandi devant lui.

« La pierre de commande est-elle présente ?

— Affirmatif, résonna la voix du vaisseau.

— Rigg Sessamekesh m’a remis ce couteau, poursuivit Umbo. Je le supplée au commandement de ce vaisseau. »

La réponse se fit attendre.

« Rigg a-t-il avalisé cette procédure ?

— Est-ce la pierre de commande ?

— Affirmatif.

— Rigg Sessamekesh me l’a-t-il remise par le biais de ce couteau ?

— Affirmatif.

— Je le supplée au commandement de ce vaisseau », répéta Umbo.

Nouvelle hésitation.

« Suppléance confirmée.

— Ordonnez à tous les sacrifiables de ce vaisseau de m’obéir et de ne me faire aucun mal.

— Ordre transmis.

— Le sacrifiable est-il toujours sur le pont en compagnie des deux copies de moi-même ?

— Négatif, l’informa la voix. Il les a poussées dans le vide et se dirige à présent vers la salle de commandes. »

Umbo frissonna.

« Ordonnez-lui d’y pénétrer à reculons. Il ne doit pas me voir. »

Quelques secondes plus tard, Odsac entra en marche arrière dans la pièce.

« Stop », ordonna Umbo.

Le sacrifiable s’arrêta.

« Ce vaisseau ainsi que tous ses modules autonomes comprendront désormais par être humain : “Tout organisme descendant en droite ligne des colons du ou des vaisseaux commandés par Ram Odin lors de leur voyage interstellaire.” Est-ce clair ?

— Oui, répondit le sacrifiable.

— Affirmatif, confirma le vaisseau.

— Suis-je humain ?

— Oui, acquiescèrent les deux voix à l’unisson.

— Qui est autorisé à modifier cette définition ?

— Vous, répondirent de concert le vaisseau et le sacrifiable.

— Une seule réponse à la fois », exigea Umbo.

Un grésillement s’échappa de l’un des haut-parleurs, signalant la désactivation du synthétiseur vocal du vaisseau.

« Vous et Rigg Sessamekesh pouvez modifier cette définition, déclara Odsac.

— Qui d’autre ?

— Personne d’autre. »

Umbo savait qu’il n’en était rien. Mais il savait aussi que les ordinateurs ne pouvaient pas mentir.

« Existe-t-il une procédure permettant une telle modification sans l’aval de Rigg ?

— Oui, plusieurs.

— Pouvez-vous rendre ces procédures caduques ?

— Non.

— Le puis-je ?

— Oui », confirma le sacrifiable.

Ces réponses courtes ne rassuraient pas Umbo.

« Quelles seraient les conséquences d’un tel acte ?

— L’orbiteur exterminerait toute forme de vie à la surface du Jardin. »

Umbo soupira.

« Je m’en abstiendrai, dans ce cas. »

Odsac ne répondit rien.

« Odsac, tournez-vous et regardez-moi », ordonna Umbo.

Le sacrifiable se retourna.

« Vous m’avez déjà tué deux fois aujourd’hui.

— J’ai tué des copies non indispensables de vous-même, précisa Odsac. Elles ne devaient leur présence sur ce pont qu’à vos sauts temporels. Votre apparition a changé le cours des événements, en les empêchant de prendre l’initiative de tels sauts et donc de disparaître à leur tour.

— L’existence de ces copies est-elle limitée dans le temps ? s’enquit Umbo.

— Leur mort limite fatalement la durée de leur existence. »

Umbo n’avait jamais envisagé une telle possibilité. Mais il saisissait un peu mieux maintenant le processus de duplication des vaisseaux au début de la colonisation humaine sur le Jardin.

« Comment les avez-vous tuées ? continua à le questionner Umbo.

— En leur brisant la nuque avant de les jeter du haut du pont.

— Sauf contrordre, je vous interdis à partir d’aujourd’hui de tuer d’autres copies de quelque voyageur du temps que ce soit.

— Et à quelle copie suis-je censé obéir ? » interrogea Odsac.

À la mienne, voulut répondre Umbo. Mais il opta pour une réponse différente.

« À la plus récente.

— Et comment saurai-je laquelle est-ce ?

— Je ferai en sorte que vous n’ayez pas à vous poser cette question.

— Sage décision.

— Odsac, montrez-moi tout ce qui, dans ce vaisseau, diffère des plans auxquels j’ai eu accès à la bibliothèque.

— Les plans ont tous été fidèlement reproduits dans la machinerie finale.

— J’en doute, rétorqua Umbo. Ils ne montrent pas, par exemple, où sont rangés vos clones.

— Parce qu’il n’en existe aucun. En cas de panne, un nouveau module est assemblé à partir des pièces détachées disponibles dans le stock, dont l’emplacement est clairement matérialisé sur les plans.

— Quel type de panne déclenche l’assemblage ?

— Une alerte rouge, commença à énumérer Odsac. Un ordre de duplication. La perte des fonctions vitales du présent module. Dix heures consécutives de perte de signal.

— Qui est habilité à passer des ordres de duplication ?

— Le module initial. Le commandant et ses officiers supérieurs.

— Merci, dit Umbo. Les exemplaires assemblés sont-ils tenus d’obéir aux mêmes ordres que le module initial ?

— Oui, confirma le sacrifiable. Le contenu stocké en mémoire reste inchangé d’un exemplaire à l’autre.

— Suis-je un humain, Odsac ? questionna Umbo.

— Vous êtes un humain, répondit le sacrifiable.

— Est-ce ce que vous signalerez aux Éclaireurs lors de leur venue sur le Jardin ?

— Je ne leur signalerai rien, affirma Odsac. Ils téléchargeront eux-mêmes un listing complet des événements passés.

— Ils me verront donc me dupliquer sur le pont ?

— Je le crains. »

Umbo se retint de sourire. Que les Éclaireurs assistent à son petit spectacle ; et qu’ils méditent là-dessus.

Son enthousiasme ne dura pas. Un tel numéro de prestidigitateur risquait de coûter cher au Jardin. Voir quelqu’un se démultiplier à trois endroits différents ne rassurerait pas du tout les Éclaireurs.

En même temps, ces multirécidivistes du génocide n’avaient pas eu besoin de provocation pour détruire le Jardin à neuf reprises.

Son intervention ne ferait-elle qu’empirer les choses ? Umbo imagina les Éclaireurs traitant de tous les noms les créatures de Jardin pendant leur extermination, puis lapidant les cadavres calcinés.

« Odsac, les pierres de commande ne sont mentionnées nulle part, ni dans les plans du vaisseau ni dans les procédures des ordinateurs de bord. »

Aucune réaction.

« Considérez cela comme une question et répondez-moi, ordonna Umbo.

— Le fonctionnement des pierres est parfaitement expliqué dans les plans et les procédures. »

Umbo réfléchit un instant.

« Sous quelle rubrique ?

— Stockage à distance et transfert des journaux de consignation. »

Umbo étudia le manche du couteau.

« Ces pierres servent à consigner des événements ?

— Tout à fait. »

Certains détails de ses lectures lui revinrent soudain en mémoire.

« Si je résume, chaque pierre contient l’historique complet des actions et des observations faites par les ordinateurs de leur vaisseau.

— Vous avez très bien résumé.

— Y compris celles des Modules Autonomes Sacrifiables.

— Oui.

— À quand remontent les dernières informations consignées dans chaque pierre ?

— À aujourd’hui. Le dernier enregistrement effectué dans la pierre de commande de ce vaisseau date de votre confirmation au poste de second.

— Qu’en est-il des autres pierres ?

— Le contenu des pierres transportées par Rigg Sessamekesh a été mis à jour à la date de sa propre confirmation.

— Et celui des autres pierres de ce couteau ?

— Il a été mis à jour lors de votre traversée du Mur. »

Le Mur remplissait bien d’autres fonctions que celle de simple frontière entre les colonies. Il contenait également toutes les langues et les fichiers journaux de tous les vaisseaux. Tout cela répondait forcément à une logique, mais à laquelle ?

« Les mises à jour se font-elles par concaténation ou par écrasement ?

— Par concaténation.

— Donc si j’effectuais deux traversées consécutives du Mur, la seconde après un saut dans le passé, les détails de ma première traversée ne seraient pas écrasés. »

Une brève pause.

« Après analyse de votre assertion, “exact” est ma réponse. La mise à jour de l’unité de stockage et de transfert à distance n’écraserait pas les informations de votre première traversée, sous réserve que le voyageur transporte l’unité avec lui lors de son retour dans le passé. »

Une traversée antérieure à un enregistrement préalable n’entraînait donc aucune perte de données.

« Imaginons que Rigg ou moi retournions dans le passé avec cette unité juste après que Rigg a ordonné aux vaisseaux d’autoriser la traversée des Murs, et que nous traversions. Cela mettrait-il à jour les données consignées ?

— La désactivation des champs de protection du Mur n’entraîne pas la désactivation du Mur lui-même. Toutes ses autres fonctions restent actives. »

Umbo en rit d’aise.

« Vous avez l’air amusé », nota le sacrifiable.

Je suis amusé si je veux, quand je veux, et pour la raison que je veux, songea Umbo. Il se contenta de regarder le sacrifiable, un sourire jusqu’aux oreilles.

« Les Enfants d’Odin le savent, n’est-ce pas ?

— Oui. Je ne leur ai caché aucun secret.

— Aucun, vraiment ? Leur avez-vous parlé du vrai Ram Odin ?

— Je réponds à toutes leurs questions avec la plus absolue franchise. »

Umbo crut d’abord à une réponse. Puis prit conscience que ce n’en était pas une.

« Quelqu’un vous a-t-il jamais interrogé sur ce sujet ?

— Vous êtes le premier à le faire. »

Cette déclaration finit de le combler. Son expédition en solitaire était une réussite totale. Il n’aurait jamais pensé glaner autant d’informations, surtout celles que les Enfants d’Odin gardaient si jalousement secrètes depuis le début.

« Odsac, que l’on me cuisine un déjeuner du tonnerre. Faites-le porter où que je sois dans le vaisseau. »

Odsac quitta la salle des commandes.

Umbo s’assit dans le fauteuil de Ram Odin, le même occupé par Rigg lors de sa prise de fonctions dans le vaisseau de Vadesh. Nous avons tous les deux pris place sur le siège du commandant. Cela fait-il de nous deux frères ?

Je suis mort deux fois aujourd’hui, pensa-t-il, ravi de n’avoir gardé aucun souvenir de son trépas. Les mémoires des vaisseaux, elles, n’oublieraient jamais cet épisode. Sitôt débarqués, les Éclaireurs en seraient informés. Ils verraient alors ce dont étaient capables leurs machines : exécuter de sang-froid des adolescents.

En détruisant le Jardin, peut-être cherchaient-ils aussi à se débarrasser de leurs sacrifiables.

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