Chapitre 9 Mise en garde

Sitôt de retour dans le groupe, Umbo fut assailli de questions. Ils avaient vu l’aéronef décoller. Param fut choquée et Olivenko consterné d’apprendre le départ de Rigg. Quant à Miche, cette nouvelle le mit hors de lui.

« Un crocheface ! tonna-t-il. Mais que cherche-t-il à prouver, nom de nom ! L’inconscient, se jeter dans les griffes de Vadesh ! Je ne connais pas pire menteur. Et ce n’est pas peu dire. Des menteurs, je n’ai croisé que ça toute ma vie ! »

Mais ce qui était fait était fait, et Umbo n’y était pour rien.

Miche ne décolérait pas.

« Quel petit imbécile arrogant. Rigg, je veux dire, pas toi. Petit crétin d’écervelé arrogant… il va vouloir tout assumer tout seul, vous allez voir !

— Je pencherais plutôt pour “gros froussard”, intervint Param. Il a filé en douce comme une mauviette.

— M’étonnerait, réfuta Umbo.

— Je crois qu’il a très peur des Éclaireurs, insista Param. Et qu’il préfère être très loin de nous quand ils arriveront.

— Pourquoi médire sur lui alors que son départ t’arrange ?

— Hein ?

— Mademoiselle pourra garder son papa pour elle toute seule, comme ça, poursuivit Umbo. J’ai bien vu ta tête quand il a pris Rigg dans ses bras, jalouse.

— Suffit, l’arrêta Olivenko. On ne sait pas ce que Rigg mijote, mais faisons-lui confiance, il ne nous a jamais déçus. En son absence, c’est à nous de prévoir les pires scénarios et d’imaginer un plan anti-Éclaireurs. Vous ne croyez pas ?

— Père nous dira que faire, affirma Param.

— Il nous conseillera si tu veux, nuança Umbo. Mais ne comptez pas sur moi pour suivre bêtement ses consignes.

— Tu es juste jaloux parce que moi, au moins, j’ai un père, le railla Param.

— J’en ai eu un, moi aussi, lui rappela Umbo. Tu ne m’impressionnes pas.

— Quand vous serez à nouveau capables de raisonner normalement tous les deux, gronda Miche, vous méditerez là-dessus : les Larmuriens ont une mémoire infaillible et savent des choses qui auront forcément échappé à ces brillants Enfants d’Odin. Je propose de tout leur dire et d’écouter leurs suggestions.

— Tout, comme dans… vraiment tout ? s’enquit Umbo. Même pour les souris ?

— Oui, proposa Olivenko.

— Hors de question ! refusa Param.

— Ce que l’on sait des souris, ce sont elles qui nous l’ont appris, reprit Miche. Et ce ne sont pas les dernières des menteuses, elles non plus.

— On sait aussi que quelques milliers sont ici à cause de nous, rappela Umbo. Et qu’à l’heure qu’il est, elles sont peut-être des millions.

— Elles ne se reproduisent pas si vite… tempéra Miche.

— Et alors ? Sais-tu seulement combien ont traversé le Mur enceintes ? poursuivit Umbo.

— La moitié, probablement, estima Olivenko. La vraie question est : se mettra-t-on les Larmuriens à dos si l’on joue cartes sur table ?

— Ils vont être scandalisés, présagea Param. Ils vont nous interdire de voir Père. Peut-être même le punir d’être des nôtres.

— Knosso porte une cape, comme eux, pointa Miche. Il n’est pas l’un des nôtres.

— Le même sang coule dans nos veines, à défaut de couler dans les tiennes ! répliqua Param d’un ton acide.

— Si tu le dis… » soupira Miche, excédé par l’insolence de la princesse.

Ton sang ne coule et ne coulera jamais dans aucune de nos veines, manqua d’exploser Umbo. Mais il savait le silence de Miche plus sage que ces sombres pensées ; il les garda pour lui. Et puis, il en avait déjà bien assez dit.

« Jouons franc jeu, trancha Olivenko. Sinon, on ne vaut pas mieux que les souris.

— Moi je les trouve plutôt douées dans leur style, ces petites bêtes… lança Param.

— Ce qu’on apprécie chez les gens, c’est de pouvoir leur faire confiance, reprit Olivenko. Si les Larmuriens n’approuvent pas nos actes, qu’ils puissent au moins nous croire sur parole.

— Dans ce cas, on trahit les souris, observa Param.

— Elles ne nous ont jamais fait confiance, souligna Miche. Et on ne leur a jamais promis que l’on se tairait. »

Umbo mesura soudain l’inutilité de leur débat. En matière de secret, l’acte isolé d’un cafteur l’emporterait toujours sur mille pieuses promesses.

Le cœur du problème se situait dans les intentions des souris. Umbo ignorait ce dont elles étaient réellement capables sans l’aide d’humains grandeur nature prêts à concrétiser leurs projets. Avec leurs petites pattes, difficile de les imaginer en train de créer quoi que ce fût d’envergure – à base de métal fondu, par exemple. Un gros bonhomme vêtu de gants et d’un tablier ignifugés pouvait s’approcher sans trop de danger d’une forge pour en tirer une tige de fer incandescente avec ses pinces. Mais imaginons une seconde une de ces minuscules bestioles tendre une petite pince toute riquiqui vers un ridicule morceau de métal en fusion… arrivée à moins d’un mètre, elle se transformerait en grillade.

Comment pourraient-elles produire des choses comparables aux créations humaines ? Comment développer des technologies sans disposer des mêmes infrastructures et outils que dans l’entremur d’Odin ?

Les souris manipulaient les gènes et l’avaient prouvé avec leurs expérimentations sur Knosso et Umbo. Les Enfants d’Odin avaient usurpé la paternité de ces croisements mais il était devenu évident que leurs auteurs n’étaient autres que les souris – qui maîtrisaient aussi les déplacements d’objets.

Dans l’entremur d’Odin, les yahous étaient donc chargés de la partie forge et construction, les souris, du volet génétique et téléportation.

Ce qui amenait Umbo vers la seule conclusion sensée : les souris utilisaient leur maîtrise du temps et de l’espace comme d’autres leurs mains. Elles n’avaient jamais eu à s’approcher d’une forge. Pour déplacer une barre de métal en fusion, il leur suffisait de le faire par la voie des airs.

Mais ce pouvoir fonctionnait-il partout ? Si les souris débarquaient sur Terre incognito, par exemple, quelle certitude avaient-elles de pouvoir exploiter leurs talents là-bas ? Avaient-elles imaginé une solution de repli, au cas où ? Se reproduire à vitesse grand V et dévaster les réserves de nourriture pour créer une famine mondiale ? Peu probable : les souris étaient trop faciles à attraper. Les humains y verraient une solution toute trouvée à leur disette.

La manipulation génétique des Terriens constituait une seconde option possible. Mais tout croisement entrepris mettrait des générations à porter ses fruits, et les souris n’auraient qu’un an devant elles, entre le retour des Éclaireurs et le départ des Nettoyeurs.

Umbo regretta soudain la bibliothèque d’Odin. Là-bas, au moins, il aurait pu se documenter, réfléchir à tête reposée au projet secret des souris, questionner Père-Souris – même si ce dernier aurait encore cherché à l’embobiner, fidèle à lui-même.

Donc, pour reprendre, les souris déplaçaient des objets dans le temps et l’espace. Si ce pouvoir fonctionnait sur Terre, elles ne manqueraient pas de possibilités de l’appliquer. Elles avaient éliminé Param par simple dépôt d’un objet métallique dans sa gorge. Auraient-elles pu carrément extraire un organe vital de son corps ?

À quelles limites se heurtait leur pouvoir ? Par exemple, combien de souris fallait-il pour déclencher une téléportation ? Pouvaient-elles bouger des objets attachés, saper un pont par déplacement d’une pile ? La taille des objets téléportés était-elle limitée et, si oui, à quelles dimensions ? À celles d’un bâtiment ? D’un vaisseau spatial ?

Pouvaient-elles approcher le vaisseau des Éclaireurs suffisamment près du soleil pour le carboniser ?

Peut-être, mais dans ce cas, le non-retour des Éclaireurs mettrait les Terriens en alerte.

Ces questions hantèrent son sommeil jusqu’à ce que, en plein cœur de la nuit, ne jaillisse une possible réponse.

Umbo se leva en quatrième vitesse. Il courut réveiller Param.

« Qu’est-ce que tu veux, encore ? râla-t-elle. Je dormais !

— Je sais, s’excusa Umbo. Mais j’ai la réponse.

— De quoi est-ce que tu parles ?

— La réponse à une question insoluble jusqu’ici, par manque d’informations. Une question que l’on ne se posait même pas, en fait.

— C’est une blague ? s’énerva Param. Va te coucher et laisse-moi tranquille.

— Je t’ai réveillée parce que la réponse, c’est toi.

— C’est ça, Umbo. Bonne nuit.

— Nous devons aller dans le futur rencontrer les Éclaireurs. Ça nous aidera à y voir plus clair. »

Param referma les yeux, mais les derniers mots d’Umbo l’avaient définitivement réveillée.

« Donc tu me demandes de nous projeter de deux ans dans le futur ?

— Quand on sera satisfaits de ce qu’on a vu, je nous ramènerai ici. Ce soir. Personne n’y verra rien.

— Mais deux ans ! chuchota Param. Je n’ai jamais fait cela ! Il nous faudrait des semaines.

— Tu n’as jamais poussé ton pouvoir à ce point, nuança Umbo, car tu n’en avais ni le besoin ni l’envie. Mais avec un peu de volonté…

— Tu as peut-être raison, commença à douter Param.

— On gardera un œil sur l’extérieur. On verra les jours défiler, les saisons changer.

— Et les Éclaireurs arriver, compléta Param.

— Nous sommes les deux seuls voyageurs du temps restants, souligna Umbo. Faisons bon usage de nos pouvoirs.

— Sans Rigg.

— Rigg est parti faire ce qui lui semblait être juste. Imitons-le. »

Param se redressa et se frotta les yeux.

« Je ne te hais pas, tu sais, confia-t-elle.

— Toujours bon à savoir, nota Umbo. Tu avais fini par me persuader du contraire.

— Je ne t’aime pas, c’est tout, ajouta Param. Mais je ne te hais pas pour autant. Les autres me font la leçon sans arrêt parce que je me comporte mal avec toi, soi-disant.

— Tu t’es très bien comportée lorsqu’on était sur le rocher, signala Umbo. Et lors de notre traversée du Mur. Dans les situations désespérées, tu sais répondre présent.

— Toi aussi.

— Alors essayons ce que je propose. Et si tu te sens à bout, préviens-moi et je nous ramènerai ici.

— Mais comment ? s’inquiéta Param. Je croyais que tu n’étais pas précis au jour près. Comment feras-tu sans Rigg pour s’accrocher à une trace ?

— J’essaierai de viser juste et si on revient trop en arrière, tu corrigeras. Pour la précision, je te fais confiance. »

Param se leva. Miche grommela sur sa couche. Olivenko ne broncha pas.

La princesse farfouilla dans son sac. Elle en sortit une pelisse de laine. Umbo l’interrogea du regard, l’œil perplexe.

« Au cas où ils arriveraient en plein hiver », expliqua Param.

Le jeune cordonnier s’équipa d’un épais pardessus.

Ils se mirent face à face et joignirent leurs mains.

« Vous me faites deux beaux écervelés, tous les deux, grogna Miche, qui, tout compte fait, était réveillé.

— Pas un pour rattraper l’autre ! ajouta Olivenko, qui, visiblement, ne dormait pas plus.

— Merci, apprécia Umbo. On sera de retour dans une minute. »

Param commença à sectionner le temps.

Umbo gardait de sa première expérience, lors de leur chute du rocher, une impression d’accélération, non pas de leurs propres personnes, mais des êtres extérieurs. Il ne nota cette fois aucune précipitation particulière autour d’eux. En fait, tout semblait avoir été gommé hors de leur bulle. Umbo parvenait tout au plus à saisir ici une silhouette, là une ombre. Les jours et les nuits se succédèrent dans une stroboscopie de soleils tour à tour au levant, au zénith puis au couchant et de flashs d’étoiles sur fond noir.

De la neige recouvrit le sol, fondit, réapparut, disparut, se déposa en un manteau épais qui s’amincit d’un coup pour céder la place au printemps et à sa palette de verts, puis souffla une douce mais courte bouffée de chaleur estivale que chassa la fraîche bise de l’automne et les feuilles tombèrent et des flocons de neige réapparurent dans le ciel. Printemps. Été. Param ralentit peu à peu le cycle des saisons et le monde environnant retrouva soudain un rythme normal.

Il faisait nuit. La plage semblait déserte ; les terres aussi, à première vue.

Si seulement Rigg était là, songea Umbo. On saurait s’il y a quelqu’un, au moins.

Ce regret fut de courte durée. Umbo ne voulait plus dépendre de Rigg. Lui et Param s’en sortiraient très bien seuls.

« Je pense préférable d’observer à couvert que d’être observés à découvert, déclara Umbo.

— Alors cachons-nous, proposa Param avec un petit sourire en coin. C’est mon jeu préféré. »

Elle prit à nouveau la main d’Umbo et le guida vers un taillis de bois et de fourrés, tandis que la nuit s’écoulait à un rythme effréné.

Ils atteignirent la lisière aux premiers rayons de l’aube. Param figea le temps progressivement. Les silhouettes indistinctes de souris émergèrent peu à peu du flou environnant. Des souris à perte de vue, dans les arbres, dans l’herbe, sur la plage.

Des souris se baladant par milliers sur un sol transformé en gruyère.

Bien sûr, elles ne construisent pas de maison. Elles creusent des galeries, sans étais – vu le nombre de souris et la fréquence de leurs passages, ces minuscules boyaux tiennent tout seuls.

Ces champs pouvaient abriter une cité de cent millions de souris que personne ne l’aurait remarqué. À part Rigg, peut-être, aux traces. Mais de là à pouvoir isoler avec précision les mouvements de chacune dans pareille fourmilière…

Le plan d’Umbo présentait de toute évidence un défaut, et de taille : maintenant que le jeune cordonnier et la princesse avaient fait le trajet jusqu’ici, où, précisément, attendre les Éclaireurs ?

En admettant qu’ils viennent un jour. Sans trace de vie apparente, se donneraient-ils seulement la peine d’une visite dans l’entremur de Lar ?

Il n’était pas idiot de penser que les souris avaient choisi cet endroit précisément parce que les Éclaireurs n’y mettraient jamais les pieds. Et, pourquoi pas, en espérant la clémence des Nettoyeurs. Après tout, les Messagers avaient peut-être exagéré en parlant de « destruction totale » du Jardin dans leurs Livres du Futur.

Ou alors, les souris trouvaient l’endroit idéalement situé pour y construire des abris souterrains où se cloîtrer pendant des décennies, le temps que le Jardin redevienne habitable. À leur sortie, elles n’auraient plus qu’à prendre possession d’un monde dont elles seraient les seules survivantes.

Pourquoi n’envisager qu’un unique scénario, celui de l’attaque de la Terre par les souris ? Alors qu’il suffisait à ces petits rongeurs de se terrer le temps nécessaire. Elles avaient nettoyé consciencieusement toute référence à leur propos des enregistrements des vaisseaux. Les Nettoyeurs n’avaient aucune raison de se mettre à leur recherche.

Ils viendront forcément ici, pensa Umbo. Ils n’omettront aucun détail. Les fichiers journaux leur apprendront l’existence d’une colonie qui, pour une raison indéterminée, migra par la suite sous les eaux. Ils se mettront en quête de vestiges du premier lieu d’implantation.

Ce site, nous sommes en plein dessusou plus très loin.

Umbo leva un bras. Param cessa de sectionner le temps. Les souris retrouvèrent un comportement « normal » – entre effervescence et frénésie, donc. Umbo et Param furent instantanément couverts de bêtes à poils, de la tête aux pieds.

« Vous savez qui nous sommes, déclara Umbo d’une voix douce. Nous nous apprêtons à sauter dans le futur. Alors si vous voulez revoir vos familles vivantes, écartez-vous vite. »

Il n’eut pas à leur dire deux fois : les souris dégringolèrent de leurs habits en deux temps trois mouvements et décampèrent à un mètre de distance. Elles s’assirent dans le sable face à leurs visiteurs.

« Pourquoi nous arrêter maintenant ? s’enquit Param.

— On n’est plus qu’à deux ou trois cents mètres de notre but.

— Notre but ?

— Le premier camp des colons, quelque part dans cette direction, pointa Umbo. Les Éclaireurs viendront là-bas, j’en mettrais ma main à couper. »

Les souris filèrent aussi sec vers l’endroit désigné.

« Au moins quelqu’un qui m’écoute, se réjouit Umbo.

— Puisque les souris savent où nous allons, plus besoin de nous cacher, j’imagine ?

— Non. Allons-y, acquiesça Umbo. Quoique… si des Larmuriens sont dans le coin, ils risquent de nous repérer. Sans parler des Éclaireurs qui doivent observer depuis l’espace. »

Param soupira.

« Au point où j’en suis, un peu de découpage de temps en plus ou en moins… »

Si les souris décidaient de faire à nouveau joujou avec un morceau de métal, Param risquait de le payer cher. Umbo préférait prévenir que guérir.

« Ne t’embête pas, lança-t-il. Marchons normalement. »

Il lâcha la main de la princesse et se mit en route.

Param hésita un instant, puis le rattrapa.

« Merci. Sachant où j’étais, les souris auraient pu me faire très mal.

— Le jour où elles voudront nous supprimer, elles trouveront bien un moyen. Mais si on peut s’éviter des risques inutiles… Et puis, l’idée n’avait pas l’air de te réjouir.

— Non, pas vraiment. Merci encore », répéta Param.

Umbo se retint de rire. Un mot aussi simple à prononcer que « merci » semblait lui demander un effort surhumain – surtout pour le remercier, lui.

« Cela dit, on sera bien obligés de prendre ces risques à un moment ou à un autre, observa Param. On a oublié le déjeuner. »

Ils atteignirent les limites extérieures du camp. Umbo les reconnut d’après ses souvenirs de la carte affichée pendant le vol par l’aéronef. Fin observateur, il avait mémorisé ses différents points caractéristiques. Ils étaient arrivés.

« Fatiguée ?

— Tu m’as tirée de mon sommeil il y a deux ans et, depuis, on marche, rappela Param. Pourquoi est-ce que je serais fatiguée ?

— Tu disparais parfois quand tu dors ? »

Param hésita.

« Je me suis déjà demandé si, par réflexe, il ne m’arrivait pas de le faire, oui. Les nuits m’ont toujours paru trop courtes.

— Souvent fatiguée ?

— Au réveil, ma seule envie est de me recoucher.

— Comme ma mère », confia Umbo.

Param faillit formuler un commentaire mais se ravisa.

Un commentaire pas vraiment élogieux, en l’occurrence. Plutôt déplacé, même.

Il était moins une, Param.

« Les souris nous ont suivis. On peut faire des tours de garde pendant la nuit, si tu préfères. Je prends le premier. »

Ils s’étaient enfoncés dans les bois. Umbo ratissa sans trop de problème un joli tas de feuilles mortes, qu’il étala en une large couche douillette. Param s’y allongea avec toute la grâce d’une jeune fille de la cour. Umbo s’adossa à un tronc.

Après quelques minutes, Param se rapprocha. Elle tendit une main à Umbo.

Le jeune cordonnier la regarda sans bouger.

« Prends-la, l’invita Param. Si jamais je disparais… »

Umbo saisit la main offerte ; il en fut parcouru d’un frisson.

Param ne tarda pas à ronfler. Les souris s’en retournèrent dans leurs galeries, les laissant seuls dans la forêt. Rassuré, Umbo s’allongea à côté d’elle, sans la réveiller pour son tour de garde ni lui lâcher la main. Il s’assoupit l’espace de quelques heures. À son réveil, Param était déjà debout – et lui tenait toujours la main.

Ils partirent faire leur toilette à tour de rôle dans la rivière, dont la proximité avec l’ancienne colonie laissait penser qu’elle avait dû servir dès les premiers jours du camp. Les capes, de taille bien plus conséquente que leurs vicieux cousins de l’entremur de Vadesh, nageaient bien en vue dans le cours d’eau.

Reposé et décrassé, Umbo regretta à haute voix de ne pas avoir pensé aux en-cas. Param lui répondit qu’en règle générale, elle ne pensait qu’à cela, puis elle les replongea tous les deux dans son univers au ralenti, d’où ils observèrent les jours et les semaines défiler en silence, jusqu’à ce que…

Un aéronef se posa dans une clairière, à une centaine de mètres d’eux.

Param ralentit précipitamment le cours du temps. Ils décidèrent d’aller y voir d’un peu plus près avec Umbo, sans pour autant sortir de leur invisibilité.

Les Éclaireurs installaient de curieux équipements un peu partout. Des Larmuriens capés les rejoignirent bientôt sur la rampe d’accès de l’aéronef. Ils se mirent à discuter.

Les Éclaireurs n’avaient rien d’extraterrestres, n’étaient-ce leurs carnations aux contrastes saisissants, allant d’un blanc presque diaphane à des noirs si profonds qu’ils tiraient vers les bleus. Une diversité éclatante dans un monde où le brun mat avait semblé la norme, dans les entremurs visités à tout le moins.

Umbo en conclut que, sur Terre, les individus d’une même tribu se mariaient entre eux, préservant ainsi leurs spécificités, tandis que sur le Jardin, les mariages mixtes avaient tendu à uniformiser la couleur de peau des habitants de chaque entremur, dans la mesure où les colons avaient tous au départ les mêmes origines.

On n’apprendra rien si on ne va pas leur parler, songea Umbo. Ce qui impliquait de se mettre à découvert.

Il repéra soudain une intense activité à proximité de l’aéronef des Éclaireurs : des souris venaient de se lancer à l’assaut de la cabine via un câble pendant de la soute ouverte.

Quoique… « à l’assaut » était peut-être un peu flatteur. Certaines se traînaient carrément.

D’où venait une telle lenteur ?

De leur grossesse, devina Umbo. Elles sont pleines.

Non. Pourquoi vouloir mettre bas pendant le trajet ? Elles auraient déjà suffisamment de mal à cacher les adultes, ce n’était pas pour courir en plus après leurs nouveau-nés.

Qu’est-ce qui expliquait la difficulté de certaines à se hisser à bord ?

Umbo devina : la maladie.

Ces clandestines avaient développé une infection qu’elles comptaient transmettre aux humains à leur arrivée sur Terre.

Les Larmuriens se regroupèrent. Umbo lança un signe à Param : Ralentis. La princesse ramena le cours du monde extérieur à un rythme proche de la normale.

L’un des Éclaireurs, une femme, prit la parole. Umbo parvint à saisir l’essentiel après quelques mots échangés entre elle et les Larmuriens, dont un servait d’interprète. D’où tenait-il sa maîtrise de cette langue ? s’étonna Umbo. Puis il se souvint que le peuple de cet entremur avait tenu à perpétuer le langage de leurs ancêtres. Parlé exclusivement hors de l’eau, leur idiome n’avait que très peu évolué, très certainement.

« Les souris, chuchota Umbo. J’ai compris leur petit manège.

— Elles vont se cacher à l’intérieur ?

— Oui, confirma Umbo. Et elles sont malades.

— Malades de quoi ?

— Bonne question. Mais s’il faut attraper ce truc pour le savoir, je préfère que ça reste un mystère.

— Un poison, hasarda Param. De quoi contaminer la Terre entière.

— Cette femme… tu la comprends quand elle parle ? s’enquit Umbo.

— Oui.

— Rapproche-toi furtivement, surgis et préviens-les, suggéra Umbo. Lève le poing dès que tu auras terminé, je te ramènerai.

— Qu’est-ce que je leur dis ? »

Umbo réfléchit un instant.

« Quelque chose qui les panique. Que les souris sont rusées et dangereuses et qu’il ne faut pas qu’elles en laissent une seule atteindre la Terre. »

Param acquiesça et disparut.

Umbo ne quitta pas les Éclaireurs des yeux une seconde ; il ne pouvait se permettre de manquer le signal de Param. La contre-attaque des souris serait immédiate – et pourrait bien être fatale à la princesse.

Celle-ci réapparut. La femme cessa de parler, baissa les yeux vers la jeune fille puis s’adressa à elle.

Param leva un bras pour demander le silence. Elle débita quelques paroles rapides puis brandit le poing en l’air. Le signal. Umbo l’empoigna mentalement et la projeta sur-le-champ dans le passé – et lui avec.

Param chuta d’un bon mètre dans l’humus, trahie par la disparition de l’aéronef et de la rampe qui la soutenait une seconde auparavant.

Param se releva sans une égratignure. Il n’y avait plus un chat – ni une souris – dans les bois.

« Il se pourrait que je nous aie renvoyés à la veille de notre départ… s’excusa d’avance Umbo.

— Ou au lendemain, répliqua Param. Ce n’est pas un drame. »

Ils rejoignirent le camp à découvert. Les doutes d’Umbo se dissipèrent : cette nuit était la bonne. Miche et Olivenko dormaient là où ils les avaient laissés ; leurs propres doubles aussi.

« Non, chuchota Umbo en posant un doigt sur les lèvres de Param. Ne dis rien. Laissons-les partir d’abord. S’ils nous voient, ça pourrait tout compromettre.

— J’allais juste dire qu’à une demi-heure près, tu étais bon, murmura Param.

— Une demi-heure dans la mauvaise direction, observa Umbo.

— Mieux vaut trop tôt que trop tard. »

Ils patientèrent en silence dans l’entremonde au ralenti de Param, jusqu’à ce que leurs copies se réveillent, saisissent qui une pelisse, qui un pardessus et disparaissent presque immédiatement après s’être éloignés du camp.

Après ? Umbo avait dû rater un épisode car, dans ses souvenirs, Param avait commencé à découper le temps avant. Avaient-ils chamboulé le passé par accident ? S’étaient-ils bifurqués en deux nouveaux Umbo et Param désormais en vadrouille dans l’entremur, persuadés d’être les copies originales ?

Peut-être étaient-ils ceux-là.

Ils rejoignirent les deux dormeurs.

« Alors, instructif ? » les accueillit le tavernier.

Umbo avait oublié que Miche et Olivenko étaient éveillés à leur départ.

« Les Éclaireurs sont venus, mais on n’a guère eu le temps de les espionner.

— On a juste vu les souris se faufiler dans leur aéronef, poursuivit Param. Elles tenaient à peine sur leurs pattes, comme si elles étaient malades.

— On a pensé que les souris avaient volontairement contracté un virus pour contaminer la Terre, ajouta Umbo. Un mal incurable pour les humains.

— Donc vous avez préféré intervenir plutôt que de vous en assurer », conclut Miche.

Présentée ainsi, leur intervention ne paraissait pas très judicieuse, tout compte fait.

« Êtes-vous absolument certains que ces souris étaient malades ? reprit Miche.

— Elles en avaient tout l’air », rétorqua Param avec aplomb.

Umbo lui fut reconnaissant de prendre sa défense. Elle aurait pu rejeter la faute sur lui, le seul donneur d’ordres – et donc le seul fautif – dans l’affaire. Mais cet aveu aurait fait d’elle une simple exécutante. Et la demoiselle était trop fière pour passer pour telle.

« Racontez-nous un peu, intervint Olivenko. Qu’avez-vous fait, exactement ?

— J’ai dit aux Éclaireurs que les souris étaient rusées et dangereuses, relata Param, et qu’ils ne devaient pas rentrer sur Terre avec une seule d’entre elles encore en vie à bord de leur vaisseau.

— Et les souris ont laissé passer ça ? s’étonna Miche.

— Elles n’ont pas eu le temps de réagir, assura Umbo. Param a fait vite. Trois secondes à peine.

— Le massacre de centaines de souris à moitié humaines, c’est du joli boulot, ça, ironisa Miche.

— Et si le salut du Jardin dépendait justement du retour de ces souris sur Terre ? souleva Olivenko. Vous y avez pensé ?

— Très bien, la prochaine fois, on les laissera partir, bougonna Umbo.

— Quelle prochaine fois ? s’emporta Miche. La prochaine fois, comme tu dis, les souris décideront peut-être de ne jamais modifier les gènes de Knosso ni les tiens, pour ne pas créer deux abrutis qui causeront leur perte !

— Tu oublies que les souris ne peuvent réécrire l’histoire, argumenta Umbo. Elles ne savent pas remonter le temps.

— Non, mais elles peuvent toujours s’envoyer un message suffisamment explicite dans le passé et agir en conséquence !

— Bon, tempéra Olivenko, au cours de votre collecte d’informations, qu’avez-vous appris d’utile ? Du nouveau sur la haine des Éclaireurs à notre égard, sur ce qui permettrait de l’empêcher ?

— On était trop occupés à sauver les vies de milliards de Terriens, éluda Param.

— Je pensais que la priorité, c’était la survie des habitants du Jardin, assena Olivenko.

— On a confirmé les intentions des souris, c’est déjà pas mal, non ? » râla Umbo.

Olivenko secoua la tête d’un air dépité.

« Vous avez vu des souris monter à bord d’un aéronef et vous appelez ça “confirmer des intentions” ? Vous n’avez fait que vous convaincre vous-mêmes du bien-fondé de vos hypothèses, sans chercher la moindre preuve !

— Des preuves ? persifla Param. On est au tribunal ou quoi ?

— Non, mais j’essaie de comprendre vos motivations pour ordonner ce génocide gratuit. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

— Notre avertissement a peut-être convaincu les Éclaireurs de ne pas nous exterminer, hasarda Umbo. On a peut-être sauvé la Terre et le Jardin.

— Mais réfléchis, bon sang ! tonna Miche. Ils ont détruit le Jardin neuf fois, et sans l’ombre d’une souris dessus ! Pourquoi un avertissement à propos de souris qui n’existaient pas avant irait les empêcher de recommencer ? »

Pourquoi n’y ai-je pas pensé moi-même plus tôt ? s’étonna Umbo. Pourquoi avait-il juste… agi ? Param n’avait pu ne pas anticiper ces objections ; elle l’avait laissé se ridiculiser. Pourquoi, sinon, décider de coopérer avec lui cette fois et pas une autre ? Par le passé, les occasions n’avaient pourtant pas manqué.

Le jeu de regards de Miche ne lui échappa pas : un froncement de sourcils vers lui, une œillade vers Param, un nouveau froncement de sourcils dans sa direction. L’air de dire : Voilà ce qui arrive quand on joue les coqs, Umbo. Tu cherchais à impressionner la fille. Tu réfléchissais avec autre chose qu’avec ta tête, avoue.

« En conclusion, l’avenir nous dira si on a eu tort ou raison, reprit Umbo.

— Si les souris ne nous massacrent pas en représailles, souhaita Miche.

— D’après certaines sources fiables, ironisa Olivenko, elles – leurs versions futures, du moins – seraient en train d’empoisonner notre nourriture à l’instant même.

— Eh bien, dans ce cas, nous allons tous mourir, déclara Umbo. Mais vous ignorez autant que nous si on a pris la bonne ou la mauvaise décision. Donc je propose de passer à autre chose.

— Ce que nous ignorons n’a fait aucune victime, au moins, souligna Miche.

— Mais n’a sauvé personne non plus, argua Umbo. Ni servi à rien.

— Et puis, il y a tellement de souris, observa Param. Qui les pleurera ?

— Il y a tellement d’humains ! explosa Miche. Tellement de péquenauds ! Tellement de pauvres ! Tellement de moches, de crétins, de gens qui ne m’arrivent pas à la cheville ! Qui pleurera les quelques dizaines, centaines ou millions de victimes que je laisserai derrière moi ? »

Param chancela sous le choc de l’accusation. Elle parut à deux doigts de fondre en larmes… et disparut.

« Alors là, chapeau ! l’applaudit Umbo.

— Petit imbécile, le tança Miche. Tu t’indignes de ma franchise mais pas des meurtres gratuits que vous avez commis sans l’ombre d’une justification. »

Miche avait raison. Cent fois, mille fois raison. Miche, le seul dont l’avis importait, le seul dont Umbo aspirait à la reconnaissance, et il l’avait déçu. Honte sur lui.

Dans son désespoir, Umbo hurla. « Je ne suis qu’un enfant ! »

Ses mots résonnèrent dans un silence de cathédrale.

Param réapparut.

« Si vous croyez que je fuis mes responsabilités, vous vous méprenez, déclara-t-elle.

— Bien, au moins une qui grandit », grommela Miche.

Param se tourna vers Umbo, vit des larmes sur ses joues.

« On a improvisé dans l’urgence, en faisant ce qu’on pensait juste, le défendit-elle. Umbo et moi, on le trouvait bien, ce plan. Il t’aime autant que j’aime mon père, tu sais. Est-ce si dur de lui témoigner un peu d’affection, de compréhension ? N’est-ce pas le rôle de chaque père ?

— Je n’ai pas demandé à jouer ce rôle.

— Si, démentit Param. Tu as fait ce choix en décidant de les accompagner, lui et Rigg.

— Ton père réagirait comme moi dans une situation pareille.

— J’en doute, intervint Olivenko.

— Pourquoi ? Parce qu’il sait tout mieux que moi, c’est ça ? s’énerva Miche.

— Non, réfuta Olivenko. Parce qu’il est faible et égoïste. Il laisserait couler. »

Param le dévisagea comme s’il était le dernier des traîtres.

« Et tu disais que tu l’aimais !

— Je l’aime, confirma Olivenko. Mais je le connais aussi mieux que toi. Je connais ses forces et ses faiblesses. Il a laissé à ta mère la charge de t’élever. Rien d’autre n’existait pour lui que ses recherches. Et il n’a pas changé. N’attends rien de lui. Si tu ne comprends pas cela alors, crois-moi, tu cours au-devant de cruelles désillusions. Miche sera toujours là pour Umbo, quelles que soient les épreuves. Et lorsque Umbo se trompe, il faut qu’il l’entende. C’est aussi cela, le rôle d’un père. Celui que j’aimerais être, en tout cas, si j’avais des enfants.

— Alors je prie pour que tu n’en aies jamais ! » hurla Param.

Umbo ne retint qu’une chose : Miche m’aime. Il se soucie de moi. Il se jeta à bras ouverts sur le tavernier et explosa en sanglots.

« Je suis désolé, gémit-il. Désolé, tellement désolé.

— C’est aux souris qu’il faut le dire », murmura Miche.

Il prit Umbo dans ses bras et le serra fort contre lui.

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