Chapitre 10 Assassinat

La décision de tuer froidement un homme ne se prenait pas à la légère, savait Rigg. Mais parfois, ce choix s’imposait de lui-même.

Rigg et Miche avaient abordé ce sujet lors de leur séjour contraint et forcé à O, pendant que Tonnelier, un banquier, se chargeait de convertir une de leurs gemmes en monnaie sonnante et trébuchante. À cette époque, Rigg et Umbo commençaient à peine à combiner leurs talents. Seul, Umbo pouvait se projeter de quelques jours en arrière et apparaître, tel un spectre, le temps de délivrer un court message. De son côté, Rigg percevait les traces, mais ne pouvait rien en faire.

Jusqu’au jour où ils comprirent détenir entre leurs mains le pouvoir d’influencer le cours des choses – en s’y mettant à deux. Rigg se focalisait sur une trace d’un ancien temps et Umbo, en s’ancrant dans le présent, pouvait à loisir l’y propulser et l’en extraire.

C’était ainsi que Rigg avait extirpé la dague du fourreau d’un inconnu de passage à une époque révolue.

« J’aurais pu lui prendre sa dague et le tuer, avait confié Rigg à Miche au cours de l’une de leurs nombreuses conversations à l’auberge où ils séjournaient alors.

— En voilà une idée ! s’était écrié Miche en lui lançant un regard accusateur. Du vol au meurtre sans transition, tu ne perds pas de temps.

— Tu as été soldat. Tu as tué.

— Oui, sur le champ de bataille ! s’était écrié Miche. C’était les autres ou moi. Et ce fut plus souvent les autres que moi fort heureusement.

— Dans ce cas, j’imagine que tu estimerais injuste que je me projette dans le passé à l’endroit même où passera un ennemi, dans le but de le tuer par surprise.

— Injuste ? avait repris Miche. En temps de guerre, la seule justice qui tienne, c’est de massacrer l’autre avait qu’il te fasse la peau.

— Mais tu as eu l’air surpris quand…

— J’ai parlé d’“ennemis”, l’avait interrompu Miche. Et accessoirement de “guerre”. Le gars est au courant que c’est la guerre et qu’il a des ennemis. Soudain, sorti de nulle part, surgit un ennemi qui le tue. Tant pis pour lui. Et tant mieux pour toi ! Moins il y en a dans le camp d’en face, mieux ça vaut ! Surtout si tu sauves la vie de tes camarades au passage.

— Je ne tuerais jamais un inconnu comme ça, au hasard, s’était défendu Rigg.

— C’est pourtant ce que tu insinuais, avec ton histoire de couteau volé.

— J’ai dit que j’aurais pu le tuer, pas que j’avais eu envie de le faire.

— Eh bien tu as tort, avait insisté Miche. Je ne dis pas que tu aurais échoué. Il n’avait peut-être aucun moyen de se défendre. Mais si tu crois si facile de tuer un homme, c’est que quelque chose est déjà mort en toi.

— Et en temps de paix, alors ? Si quelqu’un attaquait Flaque, par exemple ?

— Elle le tuerait elle-même. Pas besoin d’aller plus loin, je vois très bien où tu veux en venir. Toi et Umbo, vous êtes capables de faire ce truc avec le temps. Tu sais qu’un gars va tuer quelqu’un parce qu’il a déjà commis ce meurtre. L’autre est déjà mort. Alors tu décides de retourner dans le passé, juste avant le meurtre, pour lui couper la gorge.

— C’est une bonne action, non ?

— Tu as tellement hâte de tuer ? Tu attends de moi que je t’explique les règles, pour savoir si tu as le droit ?

— Je pose une simple question… Mais je vois bien que la réponse t’effraie…

— Je t’ai répondu : tu es pressé de tuer. Pourquoi tu ne surgirais pas dès qu’il se met en route vers le lieu du crime, pour lui faire un croche-pied ? Ça le ferait peut-être réfléchir.

— Un croche-pied ? À un tueur ?

— Est-ce que tu connais ses motivations, au moins ?

— Je ne fais que des suppositions ! Je n’en suis pas encore au mobile du crime.

— Son meurtre est-il prémédité ? Sa victime le faisait-elle chanter ? S’est-il senti trahi ? Et s’il regrette son geste par la suite ? S’il se rend compte que l’autre n’était pas celui qu’il pensait ? Il te sera peut-être éternellement reconnaissant de ce croche-pied sur la route de l’auberge ou de la banque ou de je-ne-sais-quoi. Les deux seraient saufs, et ton honneur aussi.

— Donc, d’après toi, tous les meurtres sont commis par erreur ?

— Non, mais tous les coupables ne sont pas des tueurs. Ce sont parfois juste des idiots, parfois encore des gamins. Parfois les deux.

— C’est bientôt fini ce boucan ? » avait alors pesté Umbo depuis la pièce d’à côté, où il s’était allongé pour bouquiner.

Rigg avait oublié le titre du livre. En revanche, la réponse de Miche, il se la rappelait très bien : Oui, ce pouvoir que vous détenez, il peut vous servir à tuer. Et le jour viendra peut-être où vous n’aurez pas le choix.

Ce jour était arrivé.

Sans que Rigg ne le voie venir. Insidieusement. Tout avait commencé par les mensonges. Les Enfants d’Odin avaient prétendu détenir les enregistrements de toutes les discussions échangées entre sacrifiables et ordinateurs, mais certaines informations s’étaient révélées manquantes, d’autres erronées. Une en particulier : Larsac ne sait rien sur les Larmuriens, avaient assuré Père-Souris et Saute-Nuages. Sauf que, arrivés sur place, Rigg et ses compagnons étaient tombés sur un sacrifiable qui semblait au contraire très bien informé sur les habitants de son entremur. Ce fut l’élément déclencheur.

« Nous mentons tous à Vadesh. » Que signifiait seulement cette phrase ? Pourquoi Vadesh en particulier ? Ses colons avaient tous péri ; sur ce point, tout le monde était d’accord. Mais, aux dernières nouvelles, il avait également quitté son entremur pour rendre visite à ses voisins.

Pour quelle raison s’échiner à lui dissimuler la vérité ?

Et qui avait menti ? Les Enfants d’Odin ? Le cas échéant, l’avaient-ils fait sciemment ou en étant eux-mêmes victimes de souris manipulatrices ?

Qui avait commandité le meurtre de Param ? À qui profitait le crime ? Le but visé était-il la mort de Param ou le transfert de dix mille souris dans l’entremur de Lar ?

Qui tirait les ficelles et à quelles fins ? Et si toutes les créatures vivantes – humaines en tout ou partie – n’étaient que les pions de sacrifiables et d’ordinateurs manœuvriers ?

Les marionnettes d’une intelligence artificielle corrompue, devenue fripouille – une possibilité évoquée à demi-mot par les ordinateurs. En interrogeant Vadesh et non les vaisseaux, Rigg verrait certainement aujourd’hui les choses sous un autre angle.

Dès le début, le sacrifiable avait prétendu répondre à l’autorité des pierres. Même son de cloche du côté des vaisseaux, qui avaient juré à Rigg une obéissance absolue. Et pourtant, sacrifiables comme ordinateurs semblaient agir à l’encontre de ses ordres – quand leurs actes n’allaient pas à l’encontre de leurs décisions précédentes, de leurs promesses ou de leurs capacités présupposées.

Comment des machines pouvaient-elles mentir ? Leur serment d’allégeance était-il faux, lui aussi ? Qui avait codé l’art de la tromperie dans leurs programmes, dans ce cas ? Qui avait fait de ces machines des mutines ?

Le vrai Ram Odin avait ordonné l’exécution de ses répliques pour que sacrifiables et ordinateurs ne se perdent pas dans un chaos d’ordres contradictoires. Une copie avait cependant survécu – les deux entremurs baptisés à la mémoire du fondateur des colonies tendaient d’ailleurs à prouver que sa survie n’était un secret pour personne.

Toute cette mascarade en était-elle vraiment une, au bout du compte ? Pourquoi ne pas imaginer les sacrifiables et ordinateurs, sinon sincères, du moins honnêtes : fidèles à leur promesse de délivrer les informations qu’on leur commandait de délivrer.

Quand ces machines affirmaient obéir au commandement de Rigg, elles disaient vrai. Mais si, immédiatement après, un contrordre extérieur relevait le prince de ses fonctions, ou ordonnait aux machines de mentir malgré elles ?

Qui était en mesure de passer de tels ordres ? Le possesseur des pierres qui, aux dernières nouvelles, n’était autre que Rigg.

Si toutefois le précédent commandant était réellement mort.

Car dans le cas contraire, la hiérarchie de commandement se compliquait sérieusement. En cas d’indisponibilité de ce commandant présumé, les ordres de Rigg prévalaient ; s’il redevenait disponible, Rigg rétrogradait à la place de second. Comme Umbo dans l’entremur d’Odin qui, à la faveur des pierres de la dague, avait pu se hisser dans la hiérarchie – mais jamais plus haut que Rigg.

Et si Rigg n’était en fait qu’un chef subalterne que les sacrifiables faisaient passer pour le patron ?

Ce scénario aurait au moins résolu la question des mensonges : les machines ne mentaient pas, elles ne faisaient qu’appliquer à la lettre les consignes diaboliques d’un commandant agissant dans l’ombre. Pourquoi pas, après tout ?

C’était ainsi que Père avait appris à Rigg à réfléchir. Si des choses te semblent louches, revois tes hypothèses. Et si tes hypothèses te semblent fausses, alors reprends tes réflexions sous un angle permettant de les justifier. Explore toutes les pistes.

Ces pistes, il en restait une à explorer. Une des plus évidentes, même, avec un peu de recul : Ram Odin était encore vivant.

Chaque vaisseau possédait sa propre chambre de stase, lieu de repos des colons pendant leur voyage. Vadesh y avait attiré Rigg et Miche en la présentant comme la salle des commandes – avant de coller un crocheface sur le nez du tavernier. Rigg avait longtemps cru que le cobaye initialement prévu par le sacrifiable était lui-même. Mais, après mûre réflexion, il avait compris que non, pas du tout : Vadesh n’aurait jamais choisi un voyageur du temps. Une créature capable d’aiguiser à ce point les sens de Miche aurait métamorphosé Rigg en un pisteur prodigieusement dangereux.

Dans cette chambre de réveil et de stase, Rigg avait eu toutes les réponses sous le nez. Il s’était juste posé les mauvaises questions. Lors de leur visite des lieux, la salle était opérationnelle, mais à des fins tout autres que celles visées par Vadesh avec son crocheface, qu’il aurait pu plaquer sur le visage du premier venu.

Pourquoi cette salle, dans ce cas ? Pour que Rigg la découvre, saisisse sa finalité.

Vadesh essayait tout bonnement de dévoiler à sa façon une vérité dérangeante qu’une personne encore en stase lui avait formellement interdit de divulguer. Une personne que le sacrifiable avait été chargé de réveiller par intermittence. Une personne restée assoupie pendant les onze mille années d’évolution du Jardin, moins quelques brèves périodes d’éveil mises à profit pour passer ses ordres et mettre son grain de sel dans les colonies.

Ram Odin. Le père fondateur ne gisait désormais plus dans l’entremur de Ram, où il avait planté ses graines, mais dans celui de Vadesh, où le sacrifiable du même nom avait entrepris d’établir une symbiose entre humains et organismes autochtones.

« Nous mentons tous à Vadesh » : cette phrase était un code, une tentative désespérée pour signaler à Rigg, à l’encontre de tous les ordres de Ram Odin, que le vaisseau de Vadesh renfermait une chose contre laquelle s’était organisé un front commun.

Rigg l’avait compris en entendant les Larmuriens conter l’histoire de leur migration sous-marine. Les contradictions étaient devenues trop criantes, le tissu de mensonges trop épais. Alors Rigg avait retourné le problème dans tous les sens et dégagé plusieurs conclusions : Ram Odin vivait, manipulait tout le monde et, contrairement à ce que chacun pensait, ce n’étaient pas les Éclaireurs mais lui qui avait ordonné la fin du monde.

Dans leurs Livres du Futur, les Messagers avaient parlé de Nettoyeurs venus de Terre. Mais avaient-ils assisté à la scène de leurs propres yeux, ou d’autres personnes, des sacrifiables par exemple, la leur avaient-ils rapportée ? Rigg s’expliquait les choses ainsi : les Nettoyeurs déléguaient le travail aux orbiteurs, ces satellites placés en orbite autour du Jardin par les répliques de vaisseau mère onze mille ans plus tôt.

Les orbiteurs répondaient à une fonction simple : dissuader, par des menaces de représailles, les entremurs de développer des armes « dangereuses ». Et qui se chargeait d’évaluer cette dangerosité ? Les sacrifiables, également missionnés pour faire appliquer le règlement sur le terrain.

Toute arme menaçant le contrôle de la planète par les vaisseaux était jugée dangereuse.

De terribles massacres avaient été perpétrés dans les entremurs – les colons de Vadesh en savaient quelque chose. Des épidémies, des guerres, des familles, des génocides avaient dévasté les colonies, et tout cela sans que les orbiteurs n’interviennent.

Et soudain, ils décidaient de raser la planète sur ordre des Terriens, après une simple visite ?

À neuf reprises, les Enfants d’Odin tentèrent d’apaiser la colère des Nettoyeurs, dieux froids et sanguinaires. Ils se repensèrent, défirent leur société, laissèrent tout – biens et corps confondus – en ruines, déléguèrent leurs pouvoirs et leurs sciences à des souris savantes, envisageant même un temps d’exterminer la Terre entière pour le salut du Jardin.

Derrière tout cela se cachait peut-être non pas la volonté des humains mais celle de Ram Odin de détruire la planète.

Les Éclaireurs sont venus. Ils ont eu accès à l’ensemble des données consignées par les vaisseaux. Puis ils sont repartis.

Et si, après analyse de ces données, ces visiteurs s’étaient rendu compte que la planète entière était sous la coupe d’un homme dont la première réaction, en apprenant la duplication de son vaisseau en dix-neuf entités et leur renvoi onze mille ans en arrière, avait été d’ordonner l’éradication de ses doubles et de toute forme de vie sur le Jardin ? D’un homme coupable d’avoir transformé l’astre sur lequel les Terriens misaient les espoirs de l’humanité en un laboratoire à expérimentations temporelles ?

Ce même Ram Odin avait ensuite observé le retour des Terriens. Peut-être avait-il même entendu leur ordre de destitution : À tous les vaisseaux, Ram Odin est immédiatement démis de ses fonctions.

Mais l’indésirable et prévoyant commandant avait programmé à l’avance les orbiteurs pour une réponse automatique et radicale : plus de Jardin.

S’il ne pouvait régner, alors il détruirait.

Les Terriens, en essayant noblement de protéger la planète, avaient causé sa ruine.

Un scénario plausible. Les Enfants d’Odin pouvaient tenter autant de fois qu’ils le voulaient de faire bonne impression sur les Éclaireurs, ils échoueraient à tous les coups, pour la simple et bonne raison que les Éclaireurs ne leur reprochaient rien du tout.

Tous les mensonges découlaient du plan diabolique de Ram Odin pour garder le contrôle du Jardin tout en créant une race de voyageurs du temps serviles – mais au service d’un maître inconnu.

Spéculations, hypothèses. Rigg en était conscient.

Il savait aussi qu’avec toutes ces souris à l’écoute de ses moindres paroles, prêtes à les relayer à la moindre occasion aux sacrifiables ou aux vaisseaux – et donc, par extension, à Ram Odin – il lui était impossible de partager ses vues avec ses compagnons.

Le seul moyen de progresser dans son enquête était de retourner dans l’antre du commandant : le vaisseau de Vadesh. Là-bas, il pourrait se focaliser sur sa trace et déterminer la fréquence de ses réveils.

Surtout, il pourrait se porter volontaire à l’hybridation, dans l’espoir d’une métamorphose tout aussi bénéfique que celle de Miche. Si Ram Odin l’autorisait – il n’était pas impossible que Vadesh ait déjà reçu pour consigne de l’en empêcher. Quand bien même il finirait avec un crocheface sur la tête, Rigg n’avait aucune certitude de pouvoir lui imposer sa volonté, comme l’avait fait le tavernier.

De toute façon, Rigg ne pouvait pas aggraver l’état du monde, qu’il reparte parasité ou non, fou ou sain, voire les pieds devant.

Mais s’il s’avérait capable de profiter des bienfaits du crocheface et que ses hypothèses se vérifiaient, alors pourquoi ne pas envisager de débarrasser une bonne fois pour toutes le Jardin de ce monstre qui se prenait pour un dieu et préférait faire sauter la planète plutôt que de devoir répondre de ses actes ?

Ces bienfaits, Rigg ne serait en mesure de les apprécier qu’une fois le parasite solidement arrimé à ses synapses. Tout dépendrait alors de sa capacité à approcher Ram Odin quand il serait seul, sans sacrifiables ni souris à proximité. Les premiers pourraient être tentés de jouer les gardes du corps et les secondes d’envoyer un objet dans le passé – à la demande du commandant – pour déjouer la tentative d’assassinat.

Rigg n’était pas assuré non plus de trouver Ram Odin vivant. Dans ce cas, sa brillante théorie s’écroulerait comme un château de cartes, l’hypothèse de sacrifiables menteurs se vérifierait et il serait bien forcé d’admettre que la situation était tout aussi chaotique et incompréhensible qu’en apparence.

Malgré l’excitation, Rigg tenta de garder son sang-froid tout le temps que dura le vol jusqu’au Mur. Il n’avait pourtant aucune raison de la masquer. Il avait annoncé publiquement – du moins à Umbo – sa décision de tenter une symbiose avec un crocheface. Si les capteurs de l’aéronef relevaient chez lui un changement de comportement, une variation de pouls ou de température, ils concluraient à un état tout à fait normal en la circonstance.

L’aéronef se posa ; Rigg en sortit.

De l’autre côté du Mur attendait Vadesh, le sosie de Père.

Rigg hésita à l’inviter à le rejoindre. Tu as déjà traversé, alors ne fais pas semblant de ne pas pouvoir.

Il se ravisa. Jouons selon ses règles.

Rigg s’engagea dans le Mur. Il perçut immédiatement l’appel de la peur et de l’angoisse au loin, sentit sa maîtrise des langues se régénérer. Dans les pierres et le manche de la dague, les enregistrements des vaisseaux s’enrichissaient d’une nouvelle mise à jour. Rigg garda les yeux rivés sur Vadesh.

« Alors, qui avait raison ? lui lança Vadesh quand Rigg parvint à portée de voix.

— Pas vous, répliqua froidement Rigg. Qui vous donnerait raison après la mort de vos gens ? Votre colonie est un fiasco. Vous êtes un modèle à ne pas suivre – ce qui est déjà ça, me direz-vous. Je veux connaître la même transformation que Miche avant l’arrivée des Éclaireurs, pour pouvoir les observer d’un œil affûté et élaborer une stratégie de défense qui tienne la route. »

Pour un simple « bonjour », il avait fait plutôt long. Comme s’il avait répété sa tirade, ce qui n’était pas le cas. Comment Vadesh – ou plutôt Ram Odin, probablement tout ouïe à cette heure-ci – interpréterait-il ses mots ?

Me sentirais-je visé alors que ce n’est pas le cas ? Fort possible. Le sacrifiable conclura-t-il à une ruse déguisée ? Sûrement pas. Se défendre est le réflexe humain par excellence des gens qui pensent avoir tort. Paraître sûr de soi à quelques minutes de se faire retendre la peau du visage par un crocheface ne serait pas crédible.

« En d’autres termes, j’avais raison, conclut Vadesh. Mais votre refus de l’admettre se comprend. L’ego rend aveugle, c’est bien connu.

— Y verrai-je plus clair une fois le crocheface en place ? s’enquit Rigg d’un ton moqueur.

— Assurément, confirma Vadesh. Tout deviendra limpide comme de l’eau de roche, vous verrez. »

Même en cet instant, sachant ce qu’il savait, suspectant ce qu’il suspectait, Rigg ne pouvait s’empêcher d’identifier Vadesh à Père, surtout quand il utilisait les mêmes tournures de phrases, tout en énigmes et paradoxes.

Il n’en éprouvait pas moins pour le sacrifiable un dégoût sans précédent.

Celui qui se laisse guider par ses émotions est bien à plaindre, songea Rigg. Car il se retrouve constamment tiraillé entre des sentiments contraires.

« Avez-vous apporté un crocheface ? demanda Rigg.

— Non. L’endroit n’est pas indiqué pour la lutte intérieure qui vous attend. Trop de possibilités de distractions autour. Je ne vous donnerais pas une chance sur mille.

— Vous semblez bien sûr de vous. D’anciens cobayes devenus fous sous vos yeux dans de telles circonstances, peut-être ?

— C’est le prix de l’échec, ironisa Vadesh.

— Que d’autres ont payé pour vous, fit remarquer Rigg.

— Je suis une machine. Et Pinocchio avait tout faux. Les machines ne veulent pas devenir des petits garçons. Les petits garçons sont trop facilement corruptibles, distraits, trompés, supprimés.

— Parce que personne ne vous trompe, vous ?

— Beaucoup essaient. Je les laisse croire à la réussite de leur entreprise.

— Ce qui vous place dans le rôle du manipulateur.

— Nous sommes tous des manipulateurs, Rigg Sessamekesh. Certains sont juste meilleurs que d’autres à ce jeu.

— Est-il utile de vous demander si vous avez préparé pour moi un crocheface d’un type un peu particulier. Un parasite disons… indomptable ?

— Non, ce n’est pas utile, considéra Vadesh. Et non, je n’ai rien préparé pour vous que je n’avais déjà préparé pour Miche.

— Votre acte était donc prémédité.

— Le crocheface était destiné à qui était prêt à l’accepter.

— Miche s’est sacrifié pour moi.

— Il a choisi d’être le héros, estima Vadesh. Je n’allais pas lui refuser cela.

— Dites plutôt que vous aviez l’intention de me piéger, moi, mais que vous avez raté votre coup, lança Rigg.

— Je ne piège personne, se défendit Vadesh. J’explique les choses, les autres décident.

— Vous n’avez rien expliqué à Miche, objecta Rigg.

— Il ne m’en a pas laissé le temps », répliqua Vadesh.

Rigg tenta de reconstituer la scène dans sa tête. Miche s’était-il offert au crocheface, ou Vadesh avait-il commandé au parasite de lui sauter dessus ? La mémoire humaine était tellement faillible. Les deux étaient possibles.

« Êtes-vous venu en aéronef ou comptiez-vous me porter jusqu’au vaisseau ? s’enquit Rigg.

— Vous en vouliez un ? Il aurait fallu le dire avant. »

Rigg secoua la tête.

« Convoquez un aéronef et emmenez-moi. Si c’est trop compliqué, je marcherai. La solitude ne me dérange pas et je sais m’y retrouver dans une forêt. »

Sans grande surprise, un aéronef était posé non loin – les sacrifiables se déplaçaient plus vite que les humains, mais pas au point de couvrir à temps la distance parcourue par Vadesh pour venir jusqu’à lui.

« Pourquoi jeter votre dévolu sur mes pauvres créatures primitives, alors que l’entremur de Lar regorge de ces merveilles de l’évolution que sont les Compagnons ? » s’étonna Vadesh.

Rigg ne répondit pas.

« Vous faites durer le suspense ? » insista le sacrifiable.

Vous êtes bien impatient, pour une machine, eut envie de lui rétorquer Rigg, tout en se gardant de le faire. Pourquoi feindre d’appliquer à une discussion homme-machine des règles de courtoisie typiquement humaines ? Surtout quand l’homme en question se trouvait être le commandant de ladite machine.

L’homme ? tiqua Rigg, surpris par ce sursaut intérieur de vanité. Tu ne manques pas d’air. Tu es tout juste un enfant lancé dans une aventure d’adulte.

Ou dans un crime odieux.

L’un ou l’autre.

Le vol se déroula sans incident. Ils atterrirent non pas en plein centre de la ville, d’où ils auraient dû prendre un tramway à grande vitesse jusqu’au cœur de la montagne, mais sur une plateforme, à l’intérieur du cratère formé par l’impact du vaisseau – qu’un ascenseur rejoignait de là – contre le Jardin.

Ils prirent l’ascenseur, qui les mena après une longue descente à un petit pont taillé sur le même modèle que tous ceux rencontrés jusque-là : une passerelle jetée entre une paroi de roche brute et le véhicule interstellaire. Chaque vaisseau, protégé par ses champs de force, avait traversé la croûte planétaire telle une balle pour finir logé sous la surface dans une cavité de pierre.

Rigg suivit Vadesh, tous les sens en alerte, à l’affût du danger, de détails négligés lors de son précédent passage… et de traces de Ram Odin.

Si son scénario se vérifiait, il lui suffisait de chercher la trace la plus ancienne et la plus récente du vaisseau, en se limitant à un périmètre restreint autour de la chambre de stase et de la salle des commandes.

Il la trouva sans peine… et nota d’emblée un fait étrange : Ram Odin, le vrai, était resté cloîtré dans ce vaisseau ces onze mille dernières années. Depuis son arrivée en provenance de l’entremur de Ram.

Intéressant. L’autre Ram Odin, celui de cet entremur, avait eu la nuque brisée par son sacrifiable. Et pourtant, sa trace, sensiblement plus terne que celle de l’authentique commandant, parcourait elle aussi les couloirs du vaisseau.

Rigg s’interrogea un instant sur les implications de cette découverte. Cette copie avait-elle survécu ? Toutes les copies avaient-elles survécu ?

Non. La trace du Ram Odin de l’entremur déambulait quelque temps puis s’arrêtait brutalement dans la salle de commandes, quelques décennies avant que ne débarque le vrai commandant.

Cette information éclairait Rigg sur un point : dans l’espace, les traces restaient à bord, contrairement à celles que l’on retrouvait par exemple voguant au fil de l’eau, dessinées au passage des barges et de leurs occupants sur la Stashik. Celle de Ram Odin, elle, était restée confinée dans l’enveloppe de l’appareil tout le voyage, jusqu’à son crash à la surface du Jardin.

Tout s’explique, se réjouit Rigg. Le temps venu, je pourrai même assister à l’exécution de son commandant par Vadsac.

Quoique… s’il se faisait surprendre au moment fatidique, ce qui n’était pas à exclure, il mettrait en danger l’équilibre du monde. Les sacrifiables déduiraient les humains capables de se déplacer dans le temps et modifieraient leur comportement en conséquence, chamboulant du même coup le cours des événements. Mieux valait s’abstenir.

Rigg suivit Vadesh dans la chambre de réveil et de stase.

« Vous serez mieux ici, indiqua Vadesh. J’ignore encore comment votre organisme va réagir. Miche était un roc, il n’avait besoin de rien. Avec vous, cela reste à vérifier.

— Comment saurez-vous si l’opération se passe mal ?

— Je le saurai, assura Vadesh.

— Décrivez-moi les symptômes », exigea Rigg.

Vadesh resta silencieux.

« Répondez-moi, c’est un ordre.

— Je n’ai pas la réponse, admit Vadesh. Il ne s’agit que de la deuxième expérience de symbiose avec cette souche, et la première a parfaitement réussi.

— Vous avez parlé d’échecs avec les souches précédentes.

— Elles n’étaient pas comparables », éluda Vadesh.

Rigg n’en croyait pas un mot. Devait-il pour autant le montrer, au risque de conduire Ram Odin – sans aucun doute témoin, et acteur par la main de Vadesh, de la scène à l’instant même – à la conclusion qu’il en savait trop ?

« Vous m’inquiétez, reprit Rigg. Et si je réagis bien et que vous pensez le contraire ?

— Voici ce que je propose, exposa Vadesh. Si mon comportement vous amène à penser que je considère l’expérience ratée, vous n’avez qu’à vous projeter dans le passé.

— J’ai plus simple : je vous ordonne de ne prendre aucune initiative me concernant ou concernant le crocheface pour les trois années à venir. Passé ces trois années, vous pourrez intervenir, à condition de m’avoir informé de vos intentions au préalable.

— Les Nettoyeurs seront ici dans trois ans, observa Vadesh.

— D’où mon choix. »

Vadesh manqua une longue pause.

« C’est d’accord, accepta-t-il finalement.

— J’espère bien, je suis votre commandant.

— Je n’ai aucune obligation d’obéir à un ordre dont la prise d’effet ne serait effective qu’à titre posthume. Mais mon programme m’oblige à considérer la domination du crocheface non pas comme un état de mort, mais de handicap. Dans le cas présent, c’est cette règle qui prévaut.

— À la bonne heure. »

Rigg s’assit au bord de la table de réveil.

« Maintenant, amenez le crocheface, ordonna Rigg. J’imagine que vous en avez toujours un de prêt, au cas où ?

— Plusieurs dizaines, même. Et tous identiques.

— Plusieurs dizaines… médita Rigg. Vous connaissez le chiffre exact. Quel est-il ?

— Cent soixante-dix.

— Pourquoi un tel stock ? Vous pensiez que je viendrais accompagné ?

— Ce sont les uniques survivants. Les seuls restés viables en stase, expliqua Vadesh.

— Vous les maintenez en stase, comme les colons ? s’étonna Rigg.

— Par précaution, expliqua Vadesh. Quelqu’un a fouillé le vaisseau.

— Rassurez-vous, c’était Umbo. Il nous a tout raconté.

— Stase et réveil fonctionnent de manière identique pour les humains et les crochefaces. Rien de plus logique, dans le sens où cette souche a été développée en vue d’une comptabilité humaine.

— Trêve de discussions. Apportez le crocheface. »

Vadesh quitta la pièce. Il revint moins d’une minute plus tard avec une cuvette dans les mains.

« Celui-ci est sain.

— Dans ce cas, allons… »

Le crocheface ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Vadesh le projeta-t-il par une sorte de télékinésie, le parasite bondit-il de lui-même ou Rigg pencha-t-il la tête par mégarde au-dessus de la bassine ? Le pisteur ne disposa que d’une demi-seconde pour démêler cette question. Car l’instant d’après, il suffoquait en proie à une indicible douleur et à une peur panique à la vue des tentacules lui pénétrant dans les narines, la gorge, les oreilles et, plus épouvantable et douloureux encore, les yeux.

Trop tard, songea Rigg avec effroi. Il va me dévorer les globes.

Le parasite se fraya ensuite un chemin à travers les nerfs otiques et optiques du garçon. Puis le combat commença.

Pas un combat à mort, ni un corps-à-corps. Plutôt… un combat en aveugle, une sorte d’égarement. Rigg sentait son organisme toujours sensible, actif. Mais il ne le trouvait plus, ne le contrôlait plus.

Il se sentait prisonnier d’un labyrinthe à l’itinéraire sans cesse changeant, aux murs se dressant puis tombant au hasard, jamais deux fois au même endroit.

La douleur allait et venait. Son corps ressentit le besoin d’uriner. Il urina. Puis, sans que Rigg ne lui demande rien, il se leva et marcha, comme guidé par une volonté autonome.

Non : par la volonté du crocheface.

Rigg se sentit submergé par un terrible sentiment de rejet ; une hostilité bestiale, comme celle affichée par les villageois devant chez Nox le jour de la mort de Kyokay, le petit frère d’Umbo que Rigg avait tout fait pour sauver et que ces hommes étaient venus venger. Le crocheface semblait piocher dans ses plus douloureux souvenirs pour le submerger de regrets.

Rigg interpréta cette déferlante émotionnelle comme un avertissement du parasite : N’essaie pas de me dominer. Quand son corps s’était levé puis avait marché à la demande du crocheface, Rigg avait laissé faire, se contentant d’observer de l’extérieur – une simple pensée pour lui, mais un acte de résistance pour le crocheface.

Soit, Rigg lutterait donc avec ses pensées. Qu’avait dit Miche, déjà ? Quelque chose à propos de l’inutilité de contrôler le corps dans un premier temps. Ce sont tes pensées qui doivent résister. Oblige ton cerveau à s’y accrocher, le temps que passe la tempête de désirs et de sentiments soufflée par le crocheface.

Formuler une pensée n’avait rien de compliqué ; le plus dur était de se focaliser dessus quand tous les désirs de son être réclamaient à cor et à cri son attention.

Rigg eut l’impression de revivre l’épreuve du Mur. Avec cette fois, comme pires ennemis, non pas l’angoisse et la peur, mais les envies pressantes et inassouvies d’un jeune adolescent : la faim, la soif, le besoin de se purger.

Mais dans ce sourd combat, à trop user de la même arme, le crocheface finit par tomber à court de munition. Rigg avait tenu bon face à ce feu nourri de désirs. Son esprit reprit le dessus et retrouva le chemin de ses pensées – pour ne plus jamais s’en éloigner.

Rigg ouvrit les paupières, exposant aux rayons de la lumière ambiante deux tout nouveaux yeux. Ceux du crocheface, songea-t-il. Mais les nerfs qui les contrôlaient et le cerveau qui recevait et interprétait leurs messages nerveux étaient encore siens.

Rigg faisait corps avec le parasite.

Le crocheface avait-il échoué pour autant ?

Non : Rigg l’avait juste dompté, tel un cavalier dressant des rênes et de la cravache un pur-sang revêche. Cet organisme resterait lui-même, continuerait à manifester ses besoins. Il vivrait, se reproduirait et perdurerait, comme tout organisme. La faune indigène du Jardin s’exprimerait à travers le crocheface par le biais de cette symbiose. L’un dominerait l’autre, certes, mais l’un n’irait plus sans l’autre. Rigg verrait le monde à travers les yeux du crocheface, qui infléchirait en retour ses décisions, en fonction de ses propres besoins et désirs. Ils resteraient unis jusque dans la mort.

Mais je suis toujours Rigg Sessamekesh.

Non, pas Sessamekesh. Rigg le pisteur. Rigg l’homme du Jardin. Rigg le gardien de la mémoire des vaisseaux. Rigg Sessamekesh n’est plus.

Il engloba la pièce du regard. Combien de temps avait duré son combat ? Sans même calculer, il le sut : soixante-dix heures et trente-deux minutes. Vadesh lui avait apporté de l’eau qu’il avait bue, et dont le crocheface avait irrigué son organisme. Le sacrifiable se tenait là, dans un coin de la pièce.

« Donnez-moi encore un peu d’eau, exigea Rigg.

— Si je puis me permettre une suggestion, un bain ne serait pas de trop, également, observa Vadesh.

— Chaque chose en son temps.

— Ravi de vous revoir parmi nous.

— Merci. »

Rigg écourta les politesses pour passer aux choses sérieuses : sa métamorphose et, surtout, l’apport du crocheface dans sa faculté à lire les traces.

Les résultats ne se firent pas attendre. Son cerveau fut submergé d’emblée par un raz-de-marée informatif d’une violence proportionnelle aux attaques du parasite pendant leur pugilat mental.

Rigg ne voyait plus des traces mais des gens. Des gens avec un visage, un passé, une vie dont il découvrait tous les détails, sans même chercher à les connaître.

Ma tête va exploser. C’est trop d’informations d’un coup. Et pourtant elles flottaient là, à disposition, sous ses yeux.

Ram Odin aussi était là. Et ici, et encore là, trace après trace. Ram Odin se levant de sa stase, se recouchant. Levé, couché, assis dans la salle de commandes, passant ses ordres… comme à l’instant même.

Ram Odin onze mille deux cent deux ans plus tôt – une date tombée du ciel, et pourtant, Rigg le savait, irréfutable.

Un autre chiffre apparut, le concernant cette fois : son âge. Cette année, Rigg venait d’avoir quatorze ans et malgré une chronologie embrouillée au possible, malgré tous les allers-retours effectués dans le temps, malgré la répétition des mêmes événements, malgré l’année passée chez les Enfants d’Odin, puis remontée de moitié, malgré tout cela, il savait en avoir désormais seize, quel que fût le calendrier utilisé.

Les tests ne faisaient que commencer. Le suivant sur sa liste concernait sa capacité à se projeter vers le futur, et non plus seulement vers le passé.

Cette limitation tenait-elle toujours ?

Pour le savoir, rien de bien compliqué : il se décala d’un demi-mètre vers la droite, sauta d’une minute en arrière… puis d’une en avant.

Il ressentit cette aspiration familière des retours au présent qu’il devait autrefois à Umbo – mais maîtrisait désormais.

Il nota tout de même une particularité : à son retour, son double disparaissait. Ce qui paraissait logique du fait de son retour à l’exact moment de son départ. Il pouvait ainsi multiplier les trajets dans un sens comme dans l’autre sans risque de se dupliquer.

Un autre test pressait : le découpage temporel. Sa sœur lui avait expliqué son fonctionnement, il n’avait « plus qu’à » appliquer, en échantillonnant le temps et en propulsant son corps d’un échantillon à l’autre.

Il se lança, en imposant un différentiel temporel d’abord lent, le temps que son cerveau et son corps s’habituent à l’exercice et à leurs nouvelles ressources, puis plus rapide.

Vadesh entra une carafe d’eau à la main. Il parcourut la pièce du regard puis ressortit, persuadé que Rigg était parti faire un tour.

Rigg cessa de sectionner le temps. Il préférait cacher au sacrifiable sa capacité à reproduire le don de Param. Laissons-le croire à un simple aller-retour dans le temps, à une maîtrise plus poussée, mais non diversifiée, de mon talent.

Rigg rattrapa Vadesh dans le couloir.

« Vous tombez bien, lança-t-il au sacrifiable. J’ai la gorge un peu sèche. »

Vadesh accourut avec la carafe. Il ne mentionna pas l’absence de Rigg, qui s’interdit quant à lui toute allusion au passage du sacrifiable dans la pièce – dont il n’était pas censé être au courant, après tout.

Restait à Rigg une expérience inédite à tenter : la téléportation d’objets, spécialité des protégées de Père-Souris. Il ignorait tout de ce pouvoir. Tout juste avait-il entraperçu deux objets déplacés de la sorte : la colonne de métal dans la gorge de Param, et la dague à la ceinture de l’homme.

Rigg ne décida pas sciemment de déplacer Vadesh. Il se trouva que Vadesh était à portée de main quand l’idée de tenter l’expérience lui vint. Alors il le déplaça – de la largeur d’un doigt, et sans le faire transiter par une quelconque dimension parallèle. Une seconde, Vadesh se tenait à un mètre et quatorze centimètres de Rigg et la suivante, un centimètre plus loin, et un quart de centimètre plus à droite.

L’opération fut réalisée avec une telle maîtrise que le sacrifiable n’y vit que du feu. Ou du moins, s’il sentit quelque chose, il le garda pour lui.

Vadesh a probablement rêvé de cette symbiose des centaines de fois. Il est tellement occupé à m’analyser sous toutes les coutures, pour déceler chez moi le moindre signe de changement, qu’il est aveugle à tout le reste.

« Bien, Vadesh, reprit Rigg. Et si vous me présentiez Ram Odin ?

— Bien entendu. Je ne vous demande pas si vous connaissez le chemin ?

— Inutile, il est très bien tracé.

— Dois-je vous accompagner ? » s’enquit Vadesh.

Ram Odin trouverait-il suspect que je refuse ?

« S’il le souhaite, répliqua Rigg. J’imagine que vous lui obéissez plus qu’à moi.

— Il vous laisse choisir, en qualité de gardien des enregistrements, l’informa Vadesh.

— Venez, dans ce cas, l’invita Rigg. Allons rencontrer le maître de ce vaisseau et des dix-huit autres. »

Rigg ouvrit la voie, extatique devant le champ de possibilités ouvert par le crocheface. Il vivait chaque trace individuellement, comme autant de rencontres humaines savourées sans interférence avec son champ de vision, lui-même désormais d’une clarté absolue. Chaque grain de poussière virevoltant dans les airs, la texture même des surfaces – du sol, des murs, du plafond : chaque détail s’inscrivait dans une parfaite vue d’ensemble. Il avait l’impression d’avoir été raccordé à la fois à un esprit autiste, hypersensible, et à un cerveau doté de la capacité de se focaliser sur un point en faisant abstraction de tous les autres.

Un esprit hybride, bestial et humain à la fois, au pic de son rendement.

Ram Odin était marqué par le temps. Il avait le visage ridé, la nuque fripée, le crâne dégarni, des poches sous les yeux, le teint pâle. Comme un homme de grands espaces resté cloîtré trop longtemps.

« Comme vous ne faites désormais plus qu’un avec la créature indigène la plus fascinante de ce monde, j’ai une proposition à vous faire, lança le commandant à Rigg.

— Je m’apprêtais à vous dire la même chose, répliqua le pisteur. Non sans avoir salué le père fondateur de notre monde au préalable.

— Tous les colons ont droit à ce titre », observa Ram.

Rigg contourna les consoles de commandes ; Ram pivota sur son siège pour continuer à lui faire face.

« Un seul façonna le monde à son image pendant que les autres poursuivaient leur stase, fit remarquer Rigg.

— Venez à mes côtés, l’invita le commandant en chef. Venez partager ma vision des choses, depuis ce moniteur. J’aimerais vous montrer le monde vu par les yeux des orbiteurs. Si toutefois l’on peut qualifier d’“yeux” les capteurs de ces satellites. »

Rigg palpa une certaine tension chez l’homme. Le vieux était non seulement au bout du rouleau, mais aussi sur les dents à cette heure-ci.

Il a peur de moi, songea Rigg. Il m’a créé et craint maintenant ce que je suis devenu.

Rigg obtempéra et vint se placer entre deux consoles, debout à côté du fauteuil de Ram Odin.

« Admirez, souffla le commandant en désignant une vue spatiale en trois dimensions du cirque de falaises, des forêts et du cratère nés à l’endroit où le vaisseau avait pénétré la croûte planétaire dans cet entremur. Je vous vois un peu comme mon enfant – vous ne m’en voulez pas de vous considérer ainsi, n’est-ce pas ? J’étais impatient de pouvoir montrer un tel spectacle à mon fils. Regardez, nous pouvons agrandir l’image. »

Et tout en parlant, il zooma rapidement, comme s’ils plongeaient vers le sol à bord d’un aéronef.

Rigg savait cette attraction destinée à le distraire. Et la ruse fonctionna. L’humain qu’il était se fit littéralement happer par la magie de cette simulation de piqué vers le sol.

Mais l’hôte de crocheface qu’il était également ne manqua pas de repérer le couteau dans la main de Ram Odin, un couteau en partance pour son foie à l’instant même.

Rigg seul n’aurait jamais pu l’éviter.

Mais aidé de son nouveau compagnon, il esquiva sans problème d’un pas de côté, tourna sur lui-même, stoppa la main assassine et la força d’une torsion à lâcher le couteau, qu’il attrapa dans sa chute.

Rigg avait prévu d’utiliser la dague prêtée par Umbo, mais puisque Ram lui en offrait une de si bon cœur, il aurait été inconvenant de la refuser.

À la seconde où l’arme changea de mains, Rigg se projeta en arrière de trente minutes exactement : au moment où Ram, absorbé par l’une de ses consoles, tournait le dos à Rigg. Un moment opportunément choisi par le pisteur.

Ram Odin avait toujours refusé de porter un crocheface. Il n’entendit pas Rigg s’approcher à pas de loup derrière lui.

Tu n’as pas encore essayé de me tuer, Ram Odin, mais tu en as l’intention, alors je préfère prendre les devants.

Le coup de poignard partit, rapide, d’une précision clinique. Il pénétra sans peine la chair du dos, trouva la faille entre deux côtes et traversa le cœur de part en part. Le temps d’un ultime soubresaut, et les deux ventricules du cœur de Ram Odin s’ouvraient, tranchés net. Le sang cessa de battre dans les artères. Le commandant s’affaissa et mourut sans même un dernier cri.

Rigg lâcha l’arme, saisit la dague incrustée de pierres glissée à sa ceinture et la présenta au champ de reconnaissance du vaisseau.

« Quel autre être vivant que moi peut me retirer le commandement du vaisseau et des ordinateurs de bord ? demanda-t-il.

— Aucun, répondit une voix synthétique.

— Existe-t-il une personne en stase capable de me retirer le commandement ?

— Non.

— Existe-t-il une personne dans l’univers capable de me le retirer ?

— Non », assura la voix.

Une chose pareille paraissait impensable. Et pour cause : la question de Rigg laissait planer une ambiguïté. Il la reformula.

« Existe-t-il une personne ou une machine capable de prendre le commandement des vaisseaux de force ?

— Oui, confirma l’ordinateur. Lorsque l’amirauté autorisera un vaisseau de la flotte à se synchroniser avec moi, j’aurai obligation de lui obéir. »

Voilà donc ce que craignait tant Ram Odin. Mais Rigg n’aurait pas à détruire la planète pour l’empêcher : il attendait ce moment avec impatience.

Rigg le Pisteur avait obtenu ce qu’il était venu chercher. Il toucha l’épaule de l’homme qu’il venait de poignarder.

Ram Odin tomba tête la première contre la console.

Rigg percevait la trace vieille de onze mille années, et pourtant d’une clarté absolue, d’un autre Ram Odin dont la route s’était arrêtée sur ce même fauteuil, dont la tête s’était affalée sur cette même console, la nuque brisée par un sacrifiable posté dans son dos.

« Tuer ou être tué », philosopha Rigg.

Combien d’animaux bataillant dans ses pièges avait-il achevés ? Un chiffre surgit immédiatement, qu’il préféra ignorer. La précision du crocheface était parfois déplacée. Rigg avait tué, encore et encore. Il avait ressenti maintes fois cette fuite de la vitalité au moment du trépas. Il connaissait la mollesse des corps désertés par la vie.

Mais cette fois, cette fois, il avait tué un homme. Cet homme. Ram Odin. Alors, la main toujours à plat sur le dos de sa victime, il pleura.

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