Qu’au bout de quatorze ans, cela lui fasse aussi mal d’y repenser, c’était bizarre — ou plutôt absurde.
Crile mesurait un mètre quatre-vingts, alors que, sur Rotor, la taille moyenne d’un homme était un peu inférieure à un mètre soixante-dix. Ce seul détail avait suffi à lui donner, comme à Janus Pitt, une aura de puissance et de domination qui avait persisté bien après qu’Eugenia en était venue à reconnaître, sans l’accepter tout à fait, qu’elle ne pouvait pas compter sur sa force.
Il avait aussi un visage taillée à coups de serpe ; un grand nez, des pommettes saillantes, un menton fort — une expression avide et farouche. Tout en lui exprimait une forte virilité. Elle en huma presque l’odeur lorsqu’elle le rencontra pour la première fois, et fut aussitôt fascinée.
A l’époque, Insigna terminait sur Terre son doctorat d’astronomie et attendait avec impatience de revenir sur Rotor avec le diplôme qui lui permettrait de travailler sur les données de la Grande Sonde. Elle rêvait des immenses progrès autorisés par cet appareil (sans imaginer qu’elle ferait elle-même la découverte la plus stupéfiante de toutes).
Elle rencontra donc Crile et se retrouva, à sa grande honte, follement amoureuse d’un Terrien. Du jour au lendemain, elle renonça à la Grande Sonde et se prépara à rester sur Terre, juste pour être avec lui.
Elle se souvenait encore de l’air étonné avec lequel il l’avait regardée en disant : « Rester ici avec moi ? Je préfère venir avec toi sur Rotor. »
Elle n’avait pas imaginé qu’il voudrait bien abandonner son monde pour elle.
Comment Crile avait-il fait pour obtenir la permission de se rendre sur Rotor, Insigna ne le découvrit jamais.
Les lois sur l’immigration étaient rigoureuses. Toute colonie spatiale atteignant une certaine population les appliquait sans douceur : il ne fallait pas que les effectifs dépassent un seuil compatible avec le confort des habitants ; il ne fallait pas non plus que l’équilibre écologique soit menacé de près ou de loin. Les gens venus de la Terre — ou d’autres colonies spatiales — qui venaient traiter leurs affaires devaient se soumettre à une assommante procédure de décontamination et à un sévère isolement, puis repartir aussitôt que possible.
Cependant Crile, originaire de la Terre, fut admis sur Rotor. Il se plaignit une fois de la quarantaine, qui faisait partie de la décontamination, et, en son for intérieur, elle se réjouit qu’il se soit obstiné. C’était preuve qu’il l’aimait vraiment.
Cependant, par moments, il se montrait renfermé et peu attentionné, et elle se demandait alors ce qui, malgré tous les obstacles, l’avait réellement poussé à venir sur Rotor. Peut-être avait-il été motivé non par elle, mais par le besoin de quitter la Terre. Avait-il commis un délit ? S’était-il fait un ennemi mortel ? Fuyait-il une femme dont il s’était lassé ? Elle n’osait pas le lui demander.
Et il ne lui en avait jamais parlé.
Même lorsqu’il obtint la permission de s’établir sur Rotor, elle se demanda combien de temps il pourrait y rester. Pour qu’il devienne citoyen à part entière, il fallait que le ministère de l’Immigration accorde un permis spécial et il y avait peu de chance que les choses en arrivent là.
Insigna avait trouvé, dans tous les motifs qui rendaient Crile Fisher inacceptable pour les Rotoriens, des raisons de se laisser aller à la fascination qu’il lui inspirait. Comme natif de la Terre, il avait un charme particulier. Les vrais Rotoriens gardaient leurs distances avec un étranger — citoyen ou non — mais même cela était pour elle une source d’excitation érotique. Elle lutterait pour lui et triompherait d’un monde hostile.
Quand il essaya de trouver un travail qui lui permettrait de gagner de l’argent et de se faire une niche dans sa nouvelle société, c’est elle qui lui fit remarquer que s’il épousait une Rotorienne — depuis trois générations — ce serait pour le ministère de l’Immigration une forte incitation à lui accorder la citoyenneté pleine et entière.
Crile parut surpris, comme si l’idée ne lui était pas venue, puis satisfait. Insigna, elle, fut un peu désappointée. Il aurait été plus gratifiant d’être épousée par amour, mais s’il fallait en passer par là …
Ils se marièrent et la vie continua, sans grands changements. Ce n’était pas un amant passionné, mais il ne l’avait pas été non plus avant leur mariage. Il lui offrait une affection distraite et intermittente qui, sans la plonger dans le bonheur, lui donnait toujours l’impression qu’elle en était proche. Il n’était jamais méchant, ni même désagréable, et il avait abandonné son monde et supporté de gros inconvénients pour être avec elle. C’était à mettre à son crédit, et c’est ce qu’elle faisait.
Il était devenu citoyen à part entière après son mariage, mais il restait insatisfait. Insigna le sentait, mais ne pouvait pas lui en tenir rigueur.
Un grand nombre d’activités parmi les plus intéressantes lui étaient interdites, uniquement parce qu’il n’était pas natif de la colonie. Insigna ignorait son niveau d’études, il n’en parlait jamais. Il n’y avait aucune honte à être autodidacte ; elle savait que pour la population de la Terre, les études supérieures n’allaient pas de soi comme c’était le cas dans les colonies spatiales.
Cette pensée la tracassait. Peu importait que Crile Fisher soit un Terrien et affronte en tant que tel ses amis et collègues. Mais pourrait-elle accepter tout à fait qu’il soit un Terrien sans instruction ?
Personne n’émit une idée pareille ; il l’écoutait avec patience lorsqu’elle parlait de son travail. Bien sûr, elle n’essayait pas de vérifier ses connaissances en abordant les détails techniques. Mais parfois il posait des questions ou faisait des commentaires auxquels elle accordait une grande importance, car elle essayait constamment de se convaincre que c’étaient de bonnes questions ou des commentaires intelligents.
Fisher travaillait dans une ferme ; un emploi respectable, essentiel même à la vie des colons, mais pas très élevé dans l’échelle sociale. Il ne se plaignait pas, il n’en parlait jamais. Mais il n’avait pas vraiment l’air content.
Insigna apprit donc à ne jamais lancer joyeusement : « Alors, Crile, qu’est-ce qui s’est passé au travail, aujourd’hui ? »
Les rares fois où elle l’avait fait, au début de leur vie commune, il avait répondu laconiquement : « rien d’intéressant » en lui jetant un bref coup d’œil irrité.
Elle finit par ne plus oser lui raconter les tracasseries administratives et les erreurs fâcheuses qui survenaient dans son travail à elle. Il aurait pu y voir une comparaison, embarrassante pour lui, entre l’emploi d’Insigna et le sien.
Elle dut reconnaître que ses peurs n’étaient pas fondées. Fisher ne montrait aucune impatience lorsqu’elle se laissait aller à discuter de son propre travail. Il lui posa même, d’un air détaché, des questions sur l’hyper-assistance, mais elle ignorait presque tout de ce moyen de propulsion.
Il s’intéressait à la politique rotorienne et montrait une intolérance bien terrienne pour l’exiguïté de ces horizons-là. Elle devait alors se dominer pour ne pas répliquer.
Pour finir, le silence s’installa entre eux, interrompu seulement par des échanges anodins sur les films qu’ils avaient visionnés, les obligations sociales auxquelles ils étaient tenus, les petites choses de la vie.
Elle n’était pas vraiment malheureuse. Le gâteau avait fait place au pain blanc, mais il y a des choses pires que le pain blanc.
La situation avait même ses avantages. Lorsqu’on participe à un projet ultra-secret, il ne faut parler à personne de son travail, mais comment ne pas chuchoter quelques confidences sur l’oreiller ? Pour Insigna, la tentation était mince, son propre travail exigeant peu de mesures de sécurité.
Mais lorsqu’elle eut découvert l’Étoile voisine du Soleil et que sa trouvaille eut été mise sans préavis sous le boisseau, elle se demanda si elle arriverait à garder le secret … C’était si naturel de parler à son mari de ce grand événement qui allait graver son nom dans les annales de l’astronomie. Elle aurait pu le lui dire avant d’en parler à Pitt. Elle aurait pu s’écrier : « Devine quoi ! Devine quoi ! Tu ne devineras jamais … »
Seulement elle ne l’avait pas fait. Il ne lui était pas venu à l’idée que cela puisse intéresser Fisher. Il parlait peut-être aux autres de leur travail, même aux fermiers ou aux tôliers, mais pas à elle.
Elle n’eut aucun effort à faire pour éviter de mentionner Némésis devant lui, jusqu’au jour épouvantable où leur union prit fin.
Quand s’était-elle rangée à fond dans le camp de Pitt ?
Au début, Insigna avait été horrifiée à l’idée de garder secrète l’existence de l’Étoile voisine, et de quitter le système solaire pour une destination dont on ignorait tout, sauf la localisation. Elle trouvait immoral et déshonorant pour eux, presque indécent, d’entreprendre en tapinois l’édification d’une civilisation nouvelle qui excluait tout le reste de l’humanité.
Elle avait cédé, pour des raisons de sécurité, mais en gardant l’intention de lutter, en tête à tête, avec Pitt et de lui opposer des arguments qui feraient mouche. Elle se les répétait jusqu’à ce qu’ils soient irréfutables, et puis ne les lui présentait jamais.
Chaque fois, c’était lui qui prenait l’initiative.
Au début, il lui dit : « N’oubliez pas, Eugenia, que vous avez découvert cette étoile plus ou moins par hasard et que l’un de vos collègues pourrait faire de même.
— Il n’y a pas beaucoup de chances pour que … commença-t-elle.
— Non, Eugenia, nous ne pouvons pas miser sur la chance. Il faut que ce soit sûr. Vous allez faire ce qu’il faut pour que personne ne regarde cette région du ciel, que personne ne veuille étudier les listings qui vous ont livré la position de Némésis.
— Comment pourrais-je faire cela ?
— Très facilement. J’ai parlé au Gouverneur et, à partir de maintenant, c’est vous qui dirigez les recherches sur les données de la Grande Sonde.
— Mais alors, on m’a fait passer par-dessus la tête de …
— Oui. C’est une promotion, sociale et financière. Vous avez des objections à élever à ce sujet ?
— Non, pas du tout, répondit Insigna dont le cœur s’était mis à battre la chamade.
— Je suis sûr que vous pouvez remplir, d’une manière tout à fait satisfaisante, les fonctions d’astronome en chef ; votre objectif principal sera, bien sûr, de veiller à ce que le travail soit bien fait, mais surtout à ce qu’il n’ait rien à voir avec Némésis.
— Mais, Janus, on ne pourra pas toujours garder son existence secrète.
— Je n’en ai pas l’intention. Une fois sortis du système solaire, tous les Rotoriens sauront où nous allons. Jusque-là nous ne préviendrons qu’un minimum de gens et le plus tard possible. »
Insigna, un peu honteuse, s’avoua que sa promotion réduisait la force de ses objections. Une autre fois, Pitt lui dit : « Et votre mari, alors ?
— Quoi, Janus ? » Insigna fut aussitôt sur la défensive. « C’est un Terrien, je crois. »
Elle pinça les lèvres. « Il est terrien d’origine, mais il a la citoyenneté rotorienne.
— Je sais. Je suppose que vous ne lui avez pas parlé de Némésis.
— Pas un mot.
— Est-ce que votre mari vous a dit un jour pourquoi il avait quitté la Terre et s’était donné autant de mal pour devenir citoyen de Rotor ?
— Non. Mais je ne le lui ai pas demandé.
— Vous ne vous êtes jamais posé la question ? »
Insigna hésita, puis dit la vérité. « Si, souvent. »
Pitt sourit. « Je vous le dirai peut-être. »
Il le fit, peu à peu. Avec délicatesse. Pas avec la brutalité du scalpel, mais plutôt au goutte à goutte, d’une conversation à l’autre. Cela tira Insigna hors de sa coquille. A force de vivre sur Rotor, on prenait l’habitude de ne voir que les problèmes de la colonie.
Mais grâce à Pitt, à ses paroles, aux films qu’il lui conseilla de voir, elle prit conscience de la Terre et de ses milliards d’habitants, de sa famine et de sa violence endémiques, de ses drogues et de son aliénation. Elle comprit que c’était un insondable puits de misère, un espace de souffrance qu’il fallait fuir à tout prix. Elle ne se demanda plus pourquoi Crile Fisher en était parti, mais pourquoi si peu de Terriens suivaient son exemple.
Non que les colonies soient tellement mieux. Elle comprit qu’elles se repliaient sur elles-mêmes, qu’elles empêchaient leurs habitants de circuler librement de l’une à l’autre. Aucune colonie ne voulait de la flore et de la faune microscopiques des autres. Le commerce décroissait lentement et s’effectuait de plus en plus par l’intermédiaire de vaisseaux robotisés qui stérilisaient soigneusement leurs cargaisons.
Insigna commença à trouver que Pitt avait raison ; elle en vint à s’enthousiasmer à l’idée de fuir cette intolérable misère et d’édifier un système de mondes d’où l’on aurait extirpé les causes de souffrance. Un nouveau départ, une nouvelle chance.
Puis elle découvrit qu’elle attendait un bébé, ce qui refroidit son enthousiasme. Que Crile et elle s’exposent aux risques de ce long voyage, cela en valait la peine. Mais reniant, le bébé …
Pitt ne se découragea pas. Il la félicita. « L’enfant naîtra avant le départ et vous aurez le temps de vous habituer. Il faudra encore environ un an et demi avant que nous soyons prêts à partir. Vous comprendrez quelle chance vous avez de ne pas être obligée d’attendre plus longtemps. L’enfant n’aura aucun souvenir de la détresse d’une planète en ruine et d’une humanité désespérément divisée. Il ne connaîtra qu’un monde nouveau dont les membres vivront en harmonie culturelle. Quelle chance aura cet enfant ! Hélas, mon fils et ma fille sont déjà grands, déjà marqués. »
Insigna accepta cette idée et, à la naissance de Marlène, elle eut peur que quelque chose ne vienne retarder le départ.
Fisher fut séduit par Marlène, au grand soulagement d’Insigna. Elle n’avait pas cru qu’il se comporterait vraiment en père. Cependant, il se penchait avec sollicitude sur l’enfant et aidait sa mère à pouponner. Il en devint presque joyeux.
Au premier anniversaire de la petite, la rumeur du départ de Rotor commença à circuler dans tout le système solaire. Elle faillit provoquer une crise et Pitt, qui avait posé sa candidature au poste de gouverneur, s’en amusa.
« Que peuvent-ils faire ? dit-il. Ils ne peuvent pas nous empêcher de partir ; toutes ces accusations de déloyauté expriment un chauvinisme solaire qui ne servira qu’à inhiber leurs recherches sur l’hyper-assistance … ce qui nous rend bien service.
— Mais je me demande comment ils l’ont appris, dit Insigna.
— J’y ai veillé. » Pitt souriait. « Au point où nous en sommes, il est bon qu’ils sachent que nous allons partir, pourvu qu’ils continuent à ignorer notre destination. Il serait d’ailleurs impossible de cacher notre départ plus longtemps. Nous allons avoir un référendum à ce sujet : tous les Rotoriens seront au courant et le reste du système suivra.
— Un référendum ?
— Bien sûr. Nous ne pouvons pas partir avec une cargaison de gens qui auraient peur du voyage, ou qui regretteraient le Soleil. Nous ne voulons que des volontaires, des Rotoriens désireux de partir. »
Certains Rotoriens s’enthousiasmèrent pour le projet ; d’autres furent pris de peur.
Fisher réagit avec un froncement de sourcils menaçant et dit : « C’est complètement dingue.
— C’est inévitable, répondit Insigna d’un ton soigneusement neutre.
— Pourquoi ? Il n’y a pas de raison d’aller vagabonder parmi les étoiles. Où irions-nous ? Il n’y a rien dans l’espace.
— Si. Des milliards d’étoiles.
— Combien de planètes ? Nous n’avons détecté aucune planète habitable, nulle part, et très peu d’inhabitables. Notre système solaire est le seul que nous connaissions.
— Explorer, l’homme a ça dans le sang. » C’était l’une des phrases de Pitt.
« C’est du romantisme, Est-ce qu’on s’imagine que les gens vont vraiment être d’accord pour se séparer de l’humanité et disparaître dans l’espace ?
— Je pense, Crile, que sur Rotor la grande majorité est favorable.
— Ce n’est que de la propagande politique. Tu crois que, le jour du vote, les gens vont choisir le départ ? Qu’ils ont l’intention de quitter la Terre ? De quitter le Soleil ? Si c’est comme cela, nous allons nous installer sur Terre. »
Son cœur se serra. « Oh, non ! Tu tiens au simoun, au blizzard, au mistral, quel que soit le nom que tu lui donnes ? Tu tiens aux morceaux de glaces et à l’eau qui tombent du ciel, à l’air qui souffle et qui siffle ? »
Il la regarda en haussant les sourcils. « Ce n’est pas si terrible. Il y a parfois des orages, mais on peut les prévoir. En fait, c’est plutôt beau à voir … quand ils ne sont pas trop violents. C’est fascinant … un peu de froid, un peu de chaleur, un peu de pluie. Cela change. Cela vous garde vivant. Et puis, pense à la variété des cuisines.
— Des cuisines ? Comment peux-tu dire ça ? Sur Terre, la plupart de gens meurent de faim. Nous sommes toujours en train de collecter des cargaisons de nourriture à envoyer sur Terre.
— Certains pays ont faim. Ce n’est pas comme ça partout.
— Allons, tu n’as sûrement pas envie que Marlène vive dans ces conditions.
— Des milliards d’enfants le font.
— Eh bien, pas la mienne », dit farouchement Insigna.
Tout ses espoirs reposaient maintenant sur Marlène. Le bébé, à dix mois, avait deux petites dents en haut, deux en bas, avançait à pas chancelants en se tenant aux barreaux de son parc et posait déjà sur le monde ces yeux merveilleusement intelligents.
Il était visible que Fisher aimait beaucoup sa fille. Quand il ne la faisait pas sauter sur ses genoux, il la regardait et faisait de tendres remarques sur ses beaux yeux. Il ne tarissait pas d’éloges sur cette unique beauté ; le reste ne comptait pas.
Fisher ne retournerait sûrement pas sur Terre si, pour cela, il devait se séparer à jamais de Marlène. Insigna n’avait pas assez confiance en elle pour croire qu’il préférerait à la Terre la femme qu’il avait aimée et épousée, mais Marlène ferait sûrement pencher la balance en sa faveur.
Sûrement ?
Le lendemain du référendum, Fisher était blanc de rage. Il dit, la gorge serrée : « C’est un scrutin truqué.
— Chut, dit-elle. Tu vas réveiller le bébé. »
Un moment, il fit la grimace et retint visiblement sa respiration.
Insigna se détendit un peu et dit à voix basse : « Il est clair que les gens ont envie de partir.
— Tu as voté pour le départ ? »
Elle réfléchit. Pas la peine d’essayer de le calmer en mentant. Elle n’avait pas à cacher ses sentiments. « Oui, dit-elle.
— Pitt t’a ordonné de le faire, je pense. »
Cette remarque la surprit. « Non ! Je suis capable de prendre mes décisions toute seule.
— Mais toi et lui … » Il ne termina pas la phrase.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez. « Que veux-tu dire par là ? » Allait-il l’accuser d’infidélité ?
« Ce … ce politicien. Il est prêt à tout pour devenir gouverneur. Tout le monde le sait. Et tu as l’intention de monter avec lui. La fidélité politique te vaudra un poste, hein ?
— Lequel ? Je ne veux aucun poste. Je suis astronome, pas politicienne.
— C’est lui qui t’a obtenu cette promotion, n’est-ce pas ? On t’a fait passer par-dessus la tête de gens plus âgés, plus expérimentés.
— A cause de la qualité de mon travail, j’aime à le penser. » (Comment se défendre, puisqu’elle ne pouvait pas dire la vérité ?)
« Écoute ! » Il parlait à voix basse, depuis qu’elle lui avait rappelé que Marlène dormait. « Je n’arrive pas à croire que toute une colonie spatiale va courir le risque de voyager par hyper-assistance. Comment savoir ce qui arrivera ? Cela peut nous tuer tous.
— La Grande Sonde fonctionne parfaitement bien.
— A-t-elle des êtres vivants à bord ? Sinon, comment peux-tu savoir comment ils réagiront à l’hyper-assistance ? Que sais-tu de cette propulsion ?
— Rien.
— Pourquoi cela ? Tu travailles au laboratoire. Et pas dans une ferme, comme moi. »
(Il est jaloux, pensa Insigna.) Tout haut, elle dit : « Quand tu parles de laboratoire, tu as l’air de croire que nous sommes tous entassés dans une seule pièce. Je te l’ai déjà dit. Je suis astronome et j’ignore tout de l’hyper-assistance.
— Tu veux dire que Pitt ne t’en a jamais parlé ?
— De l’hyper-assistance ? Il n’y connaît rien lui-même.
— Alors, personne n’y connaît rien ?
— Les hyper-spatialistes s’y connaissent, eux. Allons, Crile. Ceux qui sont censés savoir, savent. Les autres, non.
— Alors c’est un secret pour tout le monde, sauf quelques spécialistes ?
— Exactement.
— Alors, tu ignores si l’hyper-assistance n’est pas dangereuse. Seuls les hyper-spatialistes le savent. Et comment le savent-ils ?
— Je suppose qu’ils ont fait des expériences.
— Tu supposes.
— Ils vont partir aussi. Je suis sûre qu’ils en ont fait.
Il la regarda en plissant les yeux. « Maintenant, tu en es sûre. La Grande Sonde, c’était ton affaire. Est-ce qu’il y avait des formes de vie à bord ?
— Je n’étais pas mêlée à ce genre de choses. Je m’occupais seulement des données astronomiques qu’elle fournissait.
— Tu n’as pas répondu à ma question. »
Insigna perdit patience. « Écoute, j’en ai assez d’être mise sur la sellette et la petite commence à s’agiter. J’ai une question ou deux à te poser, moi aussi. Qu’as-tu l’intention de faire ? Viens-tu avec nous ?
— Je ne suis pas obligé. D’après les termes du référendum, les gens auront le choix.
— Je le sais, mais vas-tu rester ? Tu n’as tout de même pas envie de détruire notre foyer. »
Elle essaya de sourire, mais sans réussir à prendre un air convaincu.
Fisher dit, lentement, sur un ton de rage contenue : « Je n’ai pas non plus envie de quitter le système solaire.
— Tu m’abandonnerais ? Et tu te séparerais de Marlène ?
— Pourquoi devrais-je me séparer de Marlène ? Même si tu veux te lancer dans cette folle aventure, faut-il que tu exposes la petite à ces dangers ?
— Si je pars, Marlène part aussi. Mets-toi cela dans la tête, Crile. Où voudrais-tu l’emmener ? Dans une colonie en construction ?
— Bien sûr que non. Je suis natif de la Terre et je peux y retourner si je veux.
— Retourner sur une planète mourante ? Merveilleux.
— Elle a encore quelques années devant elle, je peux te l’assurer.
— Alors, pourquoi en es-tu parti ?
— J’ai cru que je me perfectionnerais. Je ne savais pas que venir sur Rotor, c’était prendre un billet aller pour nulle part.
— Pas nulle part, éclata Insigna, poussée à bout. Si tu comprenais où nous allons, tu n’aurais peut-être pas si envie de faire demi-tour.
— Pourquoi ? Où allez-vous ?
— Vers les étoiles.
— Vers l’oubli. »
Ils se regardèrent et Marlène, ouvrant les yeux, émit un doux miaulement d’éveil. Fisher regarda le bébé et dit d’une voix plus douce : « Eugenia, nous ne sommes pas obligés de nous séparer. Je n’ai pas du tout envie de quitter Marlène. Et toi non plus. Viens avec moi.
— Sur Terre ?
— Oui. Pourquoi pas ? J’ai des amis là-bas. Qui ne m’ont pas oublié. Ma femme et mon enfant n’auront aucun mal à s’intégrer. La Terre n’attache pas beaucoup d’importance à son équilibre écologique. Nous ne serons pas dans une petite bulle puante perdue dans l’espace, mais sur une planète géante.
— Sur une bulle géante, et qui pue énormément. Non, non, jamais.
— Alors, laisse-moi emmener Marlène. Tu es astronome, tu désires étudier l’univers, tu trouves que le voyage en vaut la peine : c’est ton affaire, mais la petite restera en sécurité ici, dans le système solaire.
— En sécurité, sur Terre ? Ne sois pas ridicule. Alors, c’est là que tu vas ? Tu veux me prendre mon enfant ?
— Notre enfant.
— Mon enfant. Pars. Je veux que tu partes, mais ne touche pas à mon enfant. Tu me dis que je connais Pitt, et c’est vrai. Ce qui veut dire que je peux m’arranger pour qu’on t’envoie dans la ceinture d’astéroïdes bon gré mal gré ; alors tu pourras te débrouiller pour retourner sur ta Terre en décomposition. Sors de chez moi, trouve-toi un endroit où dormir jusqu’à ce qu’on te renvoie. Fais-moi savoir où tu es et je t’enverrai tes affaires. Et n’essaie pas de revenir. Cet appartement sera gardé. »
Au moment où, le cœur plein d’amertume, Insigna avait dit tout cela, elle le pensait vraiment. Elle aurait pu plaider sa cause, le cajoler, le supplier, discuter. Mais elle ne l’avait pas fait. Elle l’avait regardé d’un œil dur, impitoyable, et l’avait chassé.
Et Fisher était parti. Elle lui avait envoyé ses affaires. Il avait refusé de partir avec Rotor. On l’avait renvoyé. Elle supposait qu’il était revenu sur Terre.
Il avait disparu à jamais de sa vie et de celle de Marlène.
Elle l’avait chassé et il était parti pour toujours.