Chapitre 34 Proches

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« C’est parfait, dit Tessa Wendel. Parfait, parfait, parfait. » Elle fit le geste de clouer quelque chose au mur. « Parfait. »

Crile Fisher savait de quoi elle parlait. Deux fois ils avaient traversé l’hyper-espace, dans des directions différentes. Deux fois, Crile avait vu le pattern des étoiles changer. Deux fois, il avait cherché le Soleil, l’avait trouvé un peu plus terne la première fois, un peu plus brillant la seconde. Il commençait à se prendre pour un vieux vagabond de l’hyperespace.

« J’ai cru comprendre que le Soleil ne nous gênait pas.

— Oh, si, mais d’une manière parfaitement calculable, si bien que son interférence matérielle est un plaisir psychologique — si tu comprends ce que je veux dire. »

Fisher dit, en jouant l’avocat du diable : « Le Soleil est joliment loin, tu sais. L’effet gravitationnel devrait être proche de zéro.

— C’est vrai, mais proche de zéro, ce n’est pas zéro. Deux fois nous avons traversé l’hyper-espace, et notre chemin virtuel s’est d’abord rapproché obliquement du Soleil, puis s’en est éloigné selon un autre angle. Wu avait effectué les calculs avant et le chemin que nous avons suivi correspondait à ces calculs, à quelques décimales près. Cet homme est un génie. Il glisse des raccourcis pas croyables dans le programme d’ordinateur.

— Je n’en doute pas, murmura Fisher.

— Aussi, plus besoin de se poser de questions, Crile. Demain, nous serons en vue de l’Étoile voisine. Nous pourrions même y arriver aujourd’hui … si nous étions vraiment pressés. Pas très près, bien sûr. Nous serons peut-être obligés de courir sur notre lancée pendant un temps raisonnable, par mesure de précaution. Nous ne connaissons pas la masse de l’Étoile voisine avec suffisamment de précision pour tenter une approche plus serrée. Nous n’avons pas envie d’être violemment repoussés et obligés de revenir. » Elle secoua la tête avec admiration. « Ce Wu. Je suis si contente de lui que je ne trouve même pas les mots pour le dire.

— Tu es sûre que cela ne t’ennuie pas un peu ?

— M’ennuyer ? Pourquoi ? » Elle regarda Fisher, l’air surpris, puis ajouta. « Tu crois que je devrais être jalouse ?

— Eh bien, je ne sais pas. Y a-t-il une chance pour que Chao-Li obtienne tout l’honneur de notre vol supraluminique et que l’on t’oublie, ou que l’on te considère seulement comme un précurseur ?

— Non, Crile, absolument pas. C’est gentil à toi de t’inquiéter à mon sujet, mais mon travail est enregistré dans les moindres détails. C’est moi qui aie élaboré les mathématiques de base du vol supraluminique. J’ai aussi contribué aux détails d’ingénierie, bien que l’honneur d’avoir dessiné le vaisseau revienne à d’autres que moi. Tout ce que Wu a fait, c’est d’ajouter un facteur de correction aux équations de base. C’est très important, bien entendu, et nous voyons maintenant que le vol supraluminique ne serait pas praticable sans lui, mais c’est comme la garniture d’un gâteau. Le gâteau est encore le mien.

— Bien. Si c’est comme cela, j’en suis heureux.

— En réalité, Crile, j’espère que Wu va prendre la direction du développement du vol supraluminique. Mes meilleures années sont derrière moi, scientifiquement parlant. Seulement scientifiquement, Crile.

— Je le sais, répondit Fisher en souriant.

— Mais scientifiquement, je me fais vieille. Mon œuvre repose sur l’exploitation des concepts que j’ai acquis en préparant ma thèse. J’ai mis vingt-cinq ans à en tirer les conclusions et je suis allée aussi loin que je le pouvais. Ce qu’il nous faut maintenant, ce sont des concepts flambant neufs qui vont bifurquer vers des territoires inexplorés. Je ne peux plus faire cela.

— Allons, Tessa, ne te sous-estime pas.

— Cela n’a jamais été l’un de mes défauts, Crile. Pour de nouvelles pensées, on a besoin de jeunes. Ils n’ont pas seulement un cerveau jeune, mais aussi un cerveau nouveau. Wu a un génome qui n’est jamais apparu dans l’humanité avant lui. Il a aussi connu des expériences qui sont essentiellement les siennes … pas celles de quelqu’un d’autre. Il peut avoir des pensées nouvelles. Bien sûr, il les fonde sur ce que j’ai fait avant lui, et il doit beaucoup à mon enseignement. C’est un de mes étudiants, Crile, l’enfant de mon intellect. Tout ce qu’il fait de bien rejaillit sur moi. Moi, jalouse de lui ? Je suis fière de lui. Qu’est-ce qu’il y a, Crile, tu n’as pas l’air heureux.

— Je suis heureux si tu l’es, Tessa, que j’en ai l’air ou pas. L’ennui, c’est que j’ai l’impression que c’est la théorie du progrès scientifique que tu m’exposes là. Est-ce que dans l’histoire des sciences, comme partout ailleurs, il n’y a pas eu des jalousies, des professeurs qui détestaient leurs élèves lorsqu’ils les surpassaient ?

— Bien sûr que si. Je peux te citer une demi-douzaine de cas notoires, mais ce sont des exceptions et moi, je ne réagis pas ainsi. Je ne dis pas qu’un jour, je n’en voudrai pas à Wu et à l’univers, mais ce n’est pas le cas pour l’instant et j’ai l’intention de savourer ce moment pendant qu’il … Oh, bon, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Elle appuya sur le bouton de réception et le visage de Merry Blankowitz apparut en trois dimensions sur le transmetteur.

« Capitaine, dit-elle en hésitant, nous sommes en train de discuter et je me demande si vous ne pourriez pas nous apporter votre avis.

— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ?

— Non, Capitaine. C’est juste une discussion sur la stratégie.

— Je vois. Eh bien, vous n’avez pas besoin de venir ici. Je vais me rendre dans la salle des machines. »

Le visage de Wendel était dépourvu de toute expression.

Fisher murmura : « Blankowitz n’a jamais l’air si grave d’habitude. Qu’est-ce qui les tracasse, crois-tu ?

— Je ne vais pas me poser de questions. Allons-y et on verra bien. » Et elle fit signe à Fisher de la suivre.

77

Ils étaient tous trois installés dans des sièges au sol, bien que l’apesanteur régnât à cet endroit. Ils auraient pu être assis chacun sur un mur différent, mais cela aurait porté atteinte au sérieux de la situation et, en plus, constitué un manque de respect pour le capitaine. On avait élaboré, pour la vie en apesanteur, une étiquette complexe.

Wendel n’aimait pas l’apesanteur et si elle avait voulu profiter de ses privilèges de capitaine, elle aurait pu insister pour que le vaisseau tourne constamment sur lui-même, produisant ainsi un effet centrifuge qui assurait une certaine impression de pesanteur. Elle savait parfaitement bien qu’on calculait plus facilement une trajectoire de vol quand le vaisseau restait immobile relativement à l’univers pris dans son ensemble, mais le faire sous une vélocité rotationnelle constante n’en augmentait pas trop les difficultés.

Néanmoins, insister pour qu’on établisse une telle rotation aurait été irrespectueux pour la personne qui travaillait sur l’ordinateur. Encore l’étiquette.

Tessa Wendel s’assit et Crile Fisher ne put s’empêcher de remarquer (avec un sourire intérieur) qu’elle vacillait légèrement. Bien qu’issue d’une colonie, elle ne s’était jamais habituée à l’espace. Alors que lui, tout Terrien qu’il était (encore un sourire secret … de satisfaction cette fois) pouvait se déplacer en apesanteur comme s’il y était né.

Chao-Li Wu respira à fond. Il avait un visage large, le genre de visage qui semble aller avec une petite stature, mais il était plus grand que la moyenne. Ses cheveux bruns étaient raides et ses yeux, nettement bridés.

« Capitaine, dit-il d’une voix douce.

— Qu’y a-t-il Chao-Li ? Si vous me dites qu’un problème est apparu dans la programmation, je vais être tentée de vous étrangler.

— Aucun problème, capitaine. Aucun. Il y a même une telle absence de problèmes que je me suis dit que nous avions terminé et pouvions revenir vers la Terre.

— Revenir vers la Terre ? Pourquoi ? Nous n’avons pas encore accompli notre tâche.

— Je pense que si, capitaine, répliqua Wu avec un visage dépourvu de toute expression. Nous ne savions pas quelle était notre tâche, au début. Or, nous avons élaboré un système pratique de vol supraluminique que nous n’avions pas quand nous sommes partis.

— Je sais cela, et alors ?

— Nous n’avons aucun moyen de communiquer avec la Terre. Si nous continuons maintenant vers l’Étoile voisine et s’il nous arrive quelque chose, la Terre n’aura jamais de vol supraluminique pratique. Ceci peut affecter gravement l’évacuation de la Terre lorsque l’Étoile voisine approchera de notre système. Je sens qu’il est important que nous revenions rendre compte de ce que nous avons appris. »

Wendel l’avait écouté attentivement. « Je vois. Et vous, Jarlow, qu’en pensez-vous ? »

Henry Jarlow était grand, blond et austère. Son visage arborait une expression mélancolique qui donnait une impression totalement fausse de son caractère, et ses longs doigts avaient quelque chose de magique lorsqu’ils besognaient dans les entrailles d’un ordinateur ou de tout autre appareil du bord.

« Je pense que Wu a raison, dit-il. Si on avait la communication supraluminique, on pourrait envoyer l’information à la Terre et continuer. Ce qui nous arriverait après n’aurait pas beaucoup d’importance, sauf pour nous. Mais on ne peut pas garder secrète la correction gravitationnelle.

— Et vous, Blankowitz ? » demanda calmement Wendel.

Merry Blankowitz s’agita, mal à l’aise. C’était une petite jeune femme dont les longs cheveux noirs étaient coupés droit, juste au-dessus des sourcils. Cette frange, la délicatesse de sa structure osseuse et ses mouvements rapides et nerveux, la faisaient ressembler à une Cléopâtre en miniature.

« Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idées bien définies à ce sujet, mais les hommes m’ont un peu persuadée. Vous ne croyez pas que c’est important de faire parvenir l’information à la Terre ? Nous avons découvert des effets cruciaux au cours de ce voyage et nous avons besoin de navires meilleurs et en plus grand nombre, avec des ordinateurs conçus pour prendre en compte la correction gravitationnelle. Nous pourrons alors effectuer une seule transition entre le Soleil et l’Étoile voisine et le faire sous des forces gravitationnelles plus intenses, si bien que nous pourrons partir plus près du Soleil et arriver plus près de l’Étoile voisine, sans avoir besoin de perdre des semaines aux deux extrémités. J’ai l’impression qu’il faut que la Terre soit au courant de cela.

— Je vois, dit Wendel. Le point essentiel, me semble-t-il, c’est : ne serait-il pas plus sage de rapporter tout de suite à la Terre l’information de la correction gravitationnelle ? Wu, est-ce aussi essentiel que vous le laissez entendre ? Vous n’avez pas eu l’idée de cette correction ici, sur le vaisseau. Il me semble que nous en avons discuté il y a des mois. » Elle réfléchit un moment. « Presque une année.

— Nous n’en avons pas vraiment discuté, capitaine. Vous vous êtes emportée et vous ne m’avez pas écouté, autant que je m’en souvienne.

— Oui. J’ai reconnu que je m’étais trompée. Mais vous avez dû mettre cela par écrit. Je vous ai dit de faire un rapport officiel et que je l’examinerai quand j’en aurais le temps. » Elle leva la main. « Je sais que je ne l’ai pas fait et je ne me souviens même pas de l’avoir reçu, mais je suppose, Wu, que tel que je vous connais, vous avez rédigé ce rapport en détails, avec tout le raisonnement et les mathématiques qu’on pourrait souhaiter. Ne l’avez-vous pas fait et ce rapport n’est-il pas dans les archives ? »

Les lèvres de Wu se pincèrent, mais le ton de sa voix resta le même. « Oui, j’ai préparé un rapport, mais c’était de la pure spéculation et je suppose que personne n’y a prêté attention … pas plus que vous, capitaine.

— Pourquoi non ? Tout le monde n’est pas aussi stupide que moi.

— Même si on y a prêté attention, ce n’était rien de plus que des conjectures. Quand nous reviendrons, nous pourrons présenter des preuves.

— Une fois que l’hypothèse est énoncée, quelqu’un trouve la preuve. Vous savez comment la science fonctionne. »

Wu dit, d’une voix lente et pleine de signification : « Quelqu’un.

— Maintenant, nous comprenons ce qui vous inquiète, Wu. Vous n’avez pas peur que la Terre n’obtienne pas un moyen pratique de voler plus vite que la lumière. Vous avez peur que, là-bas, ils le fassent et que l’honneur d’avoir été le premier vous échappe. Est-ce que je me trompe ?

— Capitaine, il n’y a rien de mal à cela. Un scientifique a le droit de se préoccuper de sa carrière.

— Avez-vous oublié que je suis le capitaine de ce vaisseau et que c’est moi qui prends les décisions ?

— Je ne l’ai pas oublié, mais nous ne sommes pas sur un navire à voiles du XVIIIe siècle. Nous sommes tous des scientifiques, et nous devons prendre les décisions d’une manière démocratique. Si la majorité souhaite revenir …

— Attendez avant de poursuivre, dit soudain Fisher, vous permettez que je dise quelque chose ? Je suis le seul qui n’ait pas parlé et si nous voulons être démocratiques, j’aimerais prendre la parole à mon tour. Je peux, capitaine ?

— Allez-y, répondit Wendel qui serrait et desserrait son poing droit, comme si elle avait envie de prendre quelqu’un à la gorge.

— Il y a environ sept siècles et demi, Christophe Colomb partit de l’Espagne à la voile et se dirigea vers l’ouest ; il finit par découvrir l’Amérique, sans savoir que c’était ça qu’il avait fait. En route, il découvrit aussi que la déviation du compas magnétique par rapport au nord géographique, appelée la ‘‘déclinaison magnétique’’, changeait avec la longitude. C’était une découverte importante, la première vraie découverte scientifique faite au cours d’un voyage en mer.

« Qui savait que Colomb avait découvert la variation de la déclinaison magnétique ? Pratiquement personne. Qui savait que Colomb avait découvert l’Amérique ? Pratiquement personne. Aussi, supposons que Colomb, après avoir découvert cette variation, ait décidé, à mi-chemin, de rentrer à la maison et d’annoncer cette bonne nouvelle au roi Ferdinand et à la reine Isabelle, préservant ainsi sa priorité sur la découverte du phénomène. Cette découverte aurait peut-être été accueillie avec intérêt et les monarques auraient fini par envoyer une autre expédition commandée, disons, par Amerigo Vespucci qui, lui, aurait découvert l’Amérique. Dans ce cas, qui se souviendrait que Colomb a fait une découverte concernant le compas ? Pratiquement personne. Qui se souviendrait que Vespucci a découvert l’Amérique ? Pratiquement tout le monde.

« Alors, vous voulez vraiment revenir ? La découverte de la correction gravitationnelle, certains s’en souviendront comme d’un petit effet secondaire du voyage supraluminique. Mais c’est l’équipage de la prochaine expédition, qui atteindra réellement l’Étoile voisine, que l’on saluera comme celle qui a effectué le premier voyage stellaire supraluminique. A vous trois, même à vous, Wu, on n’accordera qu’une note en bas de page.

« Vous vous imaginez peut-être que pour vous récompenser de cette grande découverte que Wu a faite, c’est vous qu’on enverra lors de la seconde expédition ; je crains bien que non. Vous voyez, Igor Koropatsky, le directeur du TBI, qui attend notre retour, désire surtout des informations sur l’Étoile voisine et son système planétaire. Il explosera comme le Krakatoa quand il découvrira que nous étions sur le point d’arriver lorsque nous avons décidé de revenir. Et bien, sûr, le capitaine Wendel sera forcé d’expliquer que vous trois, vous vous êtes mutinés, ce qui est un délit extrêmement grave, même si nous ne sommes pas sur un navire à voiles du XVIIIe siècle. Loin de partir avec la prochaine expédition, vous ne reverrez plus jamais un laboratoire de votre vie. Comptez là-dessus. Ce que vous verrez, en dépit de vos distinctions scientifiques, ce sera une cellule de prison. Ne sous-estimez pas la colère de Koropatsky. Alors, réfléchissez. On continue vers l’Étoile voisine ? Ou on revient ? »

Il y eut un silence.

« Je pense que Fisher a expliqué clairement la situation, dit sévèrement Wendel. Est-ce que quelqu’un a quelque chose à dire ?

— Je n’avais pas examiné les choses en détail, dit Blankowitz à voix basse. Je pense qu’il faut continuer. »

Jarlow grogna : « Je le pense aussi.

— Et vous, Chao-Li Wu ? » demanda Wendel.

Wu haussa les épaules. « Je ne peux pas m’opposer à tous les autres.

— Je suis heureuse de vous l’entendre dire. L’incident est oublié, en ce qui concerne les autorités de la Terre, mais il vaudrait mieux que ce genre de choses, qui peut être considéré comme une mutinerie, ne se renouvelle pas. »

78

De retour dans leur cabine, Fisher dit : « J’espère que cela ne t’ennuie pas que je m’en sois mêlé. J’avais peur que tu exploses pour rien.

— Non, c’était bien. Je n’aurais pas pensé à l’analogie avec Christophe Colomb, qui était parfaite. Merci, Crile. » Elle lui prit la main et la serra.

Il sourit brièvement. « Il faut bien que je justifie ma présence à bord.

— Tu as fait plus que la justifier. Et tu n’as pas idée du dégoût que j’ai éprouvé à voir Wu agir ainsi alors que je venais de te dire combien j’étais heureuse de ses découvertes, et de l’honneur qu’il en tirerait. Je me sentais magnanime d’accepter ainsi de partager l’honneur avec lui, de respecter l’éthique de la recherche scientifique qui accorde à chacun son juste dû, et le voilà qui fait passer la satisfaction de son orgueil avant le projet.

— Nous sommes tous des êtres humains, Tessa.

— Je sais. Et s’apercevoir que la conscience d’un homme présente de vilaines taches morales ne change pas le fait qu’il a un esprit scientifique terriblement pénétrant.

— Je suis malheureusement obligé d’admettre que mes propres arguments étaient basés sur des désirs personnels et non sur le bien public. Je veux atteindre l’Étoile voisine pour des raisons qui n’ont rien à faire avec le projet.

— Je le sais. Je te suis tout de même reconnaissante. » Elle avait des larmes dans les yeux et cela embarrassa Fisher.

Il l’embrassa.

79

Ce n’était rien qu’une étoile, trop pâle pour trancher sur les autres. En réalité, Crile Fisher l’aurait perdue s’il n’avait pas demandé au réseau informatique de tracer des cercles concentriques autour d’elle. « En tant qu’étoile, elle semble décevante, n’est-ce pas ? » dit-il, l’air morose.

Merry Blankowitz, seule avec lui devant le panneau d’observation, répondit : « Ce n’est que cela, Crile. Une étoile.

— Je veux dire que sa lumière est faible … et pourtant, nous sommes si près.

— Près, c’est une manière de parler. Nous sommes encore à un dixième d’année-lumière, ce qui n’est pas si près que cela. Le capitaine se montre prudent. Moi, j’aurais amené le Supraluminal à proximité. Je n’en peux plus d’attendre.

— Avant la dernière transition, vous parliez de rentrer à la maison, Merry.

— Pas vraiment. Ils m’avaient seulement convaincue. Dès que vous avez fait votre petit discours, j’ai compris que j’étais une crétine. J’avais compté que si nous revenions, nous repartirions tous une seconde fois, mais vous avez vraiment clarifié la situation. Oh, j’ai tellement envie de me servir du DN. »

Fisher savait que le DN, c’était le détecteur neuronique. Lui aussi était excité. Détecter de l’intelligence, ce serait savoir qu’ils étaient tombés sur quelque chose d’infiniment plus important que les métaux, les rochers, les glaciers et les vapeurs qu’ils pouvaient découvrir.

« Vous pourriez, d’ici ? demanda-t-il.

— Non. Il faudra se rapprocher plus. Si nous restions à cette distance, nous ne pourrions qu’avancer sur notre lancée. Cela nous prendrait environ un an. Une fois que le capitaine aura fait les observations nécessaires au point où nous sommes, nous effectuerons une autre transition. J’espère donc que dans deux jours, au plus, nous serons à une ou deux unités astronomiques de l’Étoile voisine et que je pourrai commencer à faire mes observations et me sentir enfin utile. C’est dur de sentir qu’on est un poids mort.

— Oui, répliqua sèchement Fisher. Je sais.

— Je suis désolée, Crile. Je ne parlais pas de vous.

— Vous auriez pu. Je ne servirai peut-être à rien, quelle que soit la distance qui nous séparera de l’Étoile voisine.

— Vous serez utile si nous détectons de l’intelligence. Vous pourrez leur parler. Vous êtes rotorien et nous avons besoin de vous.

— Un Rotorien seulement pendant quelques années, dit Fisher en souriant tristement.

— C’est assez, n’est-ce pas ?

— Nous verrons. » Il changea volontairement de sujet. « Êtes-vous certaine que le détecteur neuronique fonctionnera ?

— Absolument sûre. On peut suivre n’importe quelle colonie en orbite juste par sa radiation de plexons.

— Qu’est-ce que c’est, des plexons ?

— C’est un nom que j’ai inventé, pour nommer le complexe/photon caractéristique du cerveau des mammifères. On pourrait détecter des chevaux, vous savez, si on n’était pas si loin, mais on peut détecter des cerveaux humains en masses à des distances astronomiques.

— Pourquoi plexons ?

— A cause de ‘‘complexe’’. Un jour, vous verrez, on se servira des plexons, non seulement pour détecter la vie, mais aussi pour étudier le fonctionnement du cerveau. J’ai inventé un nom pour cela … la plexophysiologie. Ou peut-être la plexoneuronique.

— Vous pensez que les noms, c’est important ?

— Oh, oui. Cela vous permet de parler avec concision. Vous n’êtes pas obligé de dire, ‘‘ce domaine de la science qui concerne la relation entre ceci et cela’’. Vous dites ‘‘la plexoneuronique’’ … oui, cela sonne mieux. C’est un raccourci. Cela gagne du temps pour réfléchir à des sujets plus importants. Et puis … » Elle hésita.

« Oui ? Et puis ? »

Les mots jaillirent brusquement. « Si j’ai inventé un nom et qu’on l’adopte, cela suffit pour que j’aie droit à une note dans l’histoire des sciences. Vous savez : ‘‘Le mot ‘plexon’a été utilisé pour la première fois en 2237 par Merrilee Augina Blankowitz lors du premier vol plus-vite-que-la-lumière du Supraluminal.’’ Je ne serai probablement pas nommée ailleurs, ou pour une autre raison, mais je m’en contenterai.

— Et si vous détectiez vos plexons, Merry, et qu’il n’y ait aucun être humain présent ?

— Vous voulez dire, de la vie extra-terrestre ? Ce serait encore plus excitant que de repérer des gens. Mais il n’y a guère de chance. Nos espoirs d’en rencontrer une ont toujours été déçus. Nous pensions qu’il pourrait y avoir des formes de vie primitives sur la Lune, sur Mars, sur Callisto, sur Titan. Nous n’avons jamais rien trouvé. Beaucoup de gens se sont interrogés sur des formes de vie bizarres — les galaxies vivantes, les nuages de poussières vivants, la vie à la surface d’une étoile à neutrons, toutes sortes de choses. Il n’existe aucune preuve de tout cela. Non, si je détecte quelque chose, ce sera de la vie humaine. J’en suis convaincue.

— Ne pourriez-vous pas détecter les plexons émis par les cinq personnes à bord du vaisseau ? Est-ce que nous n’occultons pas tout ce qu’on peut détecter à des millions de kilomètres à la ronde ?

— Cela complique les choses, Crile, c’est vrai. Il faut équilibrer le DN de façon à nous éliminer et c’est un travail délicat. Même une petite fuite effacerait tout ce que nous pourrions détecter ailleurs. Un jour, Crile, on enverra des DN robots dans l’hyper-espace, à toutes sortes d’endroits, pour détecter des plexons. Il n’y aura pas d’êtres humains dans le voisinage et cela suffira à les rendre au moins deux ou trois plus sensibles que ce que l’on peut obtenir d’eux maintenant, avec nous dans le coin. Nous saurons dans quel système il y a de l’intelligence avant d’y arriver nous-mêmes. »

Chao-Li Wu apparut. Il regarda Fisher avec un peu de répugnance et dit d’un ton neutre : « Comment est l’Étoile voisine ?

— On ne voit pas grand-chose à cette distance, répondit Blankowitz.

— Eh bien, nous allons probablement effectuer une autre transition demain ou après-demain, et alors nous verrons.

— Ce sera excitant, non ?

— Si nous trouvons les Rotoriens. » Il jeta un coup d’œil à Fisher. « Mais, les trouverons-nous ? »

Si c’était une question destinée à Fisher, celui-ci ne répondit pas. Il se contenta de regarder Wu avec un visage dépourvu de toute expression.

Les trouverons-nous ? pensa-t-il.

La longue attente tirait à sa fin.

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