Chapitre 27 La vie

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Siever Genarr ouvrit lentement les yeux et les cligna à cause de la lumière. Il avait un peu de mal à accommoder et ne put interpréter tout de suite ce qu’il voyait.

L’image devint plus nette et il reconnut Ranay d’Aubisson, la neurophysicienne en chef du Dôme. « Marlène ? » dit-il d’une voix faible.

D’Aubisson avait un air maussade. « Elle va bien, semble-t-il. C’est vous qui m’inquiétez. »

L’appréhension tordit les boyaux de Genarr qui essaya de la combattre par son sens de l’humour. « Je dois être encore pire que je ne croyais si l’Ange de la Peste est ici. »

Alors, comme d’Aubisson ne disait rien, Genarr lui demanda sèchement : « Est-ce que je l’ai ? »

Elle parut prendre vie. Grande et anguleuse, elle se pencha sur lui, les fines rides entourant ses yeux bleus et perçants devinrent plus visibles tandis qu’elle le regardait avec insistance.

« Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle sans répondre à ses questions.

— Fatigué. Je suis très fatigué. A part ça, très bien. Je pense ? » L’inflexion montante de sa voix fit écho à sa précédente question.

« Vous avez dormi cinq heures. » Elle ne répondait toujours pas.

Genarr gémit. « Je suis encore fatigué. Et il faut que j’aille aux toilettes. » Il s’assit non sans peine.

Au signal de d’Aubisson, un jeune homme s’approcha rapidement. Respectueusement, il mit la main sous le coude de Genarr qui le repoussa avec indignation.

« Je vous en prie, laissez-le vous aider, dit d’Aubisson. Nous n’avons pas encore fait de diagnostic. »

Quand Genarr revint se coucher, dix minutes plus tard, il dit d’un ton piteux : « Aucun diagnostic. Avez-vous pratiqué une scanographie cérébrale ?

— Oui, bien sûr. Immédiatement.

— Eh bien ? »

Elle haussa les épaules. « Nous n’avons rien trouvé d’important, mais vous étiez endormi. Nous allons en refaire une maintenant que vous êtes réveillé. Et il faudra d’autres examens.

— Pourquoi ? La scanographie ne vous suffit pas ? Où voulez-vous en venir ? Parlez franchement. Je ne suis pas un enfant. »

D’Aubisson soupira. « Les scanographies des cas de Peste que nous avons montraient d’intéressantes particularités, mais nous n’avons jamais pu les comparer avec d’autres, prises avant la maladie, puisqu’aucun des patients n’en avait subi auparavant. Le temps que nous établissions un programme de scanographies cérébrales obligatoires pour tous, il n’y avait plus de cas indubitables de Peste. Vous le saviez ?

— Ne me tendez pas de piège, dit Genarr d’un ton maussade. Bien sûr que je le sais. Croyez-vous que j’ai perdu la mémoire ? Alors j’en déduis que … je peux encore raisonner aussi, vous savez … bien que vous ayez ma scanographie précédente et puissiez la comparer avec celle que vous venez de prendre, vous n’avez rien trouvé de significatif. Est-ce vrai ?

— Nous n’avons rien trouvé de manifeste, mais nous avons quelque chose qu’on pourrait considérer comme une situation infraclinique.

— Même si vous n’avez rien trouvé ?

— Un changement subtil peut nous échapper si nous ne le cherchons pas systématiquement. Après tout, vous vous êtes évanoui, Commandant, et ordinairement, vous n’êtes pas sujet aux évanouissements.

— Faites une autre scanographie, maintenant que je suis éveillé ; s’il y a quelque chose d’assez subtil pour vous échapper, je peux vivre avec. Et Marlène ?

— Contrairement à vous, elle n’a pas montré de comportement anormal. Elle ne s’est pas évanouie.

— Est-elle en sécurité à l’intérieur du Dôme ?

— Oui, c’est elle qui vous a ramené, juste avant que vous vous évanouissiez. Vous ne vous en souvenez pas ? »

Genarr rougit et marmonna quelque chose.

D’Aubisson prit un air ironique : « J’aimerais bien que vous nous disiez exactement ce dont vous vous souvenez, Commandant. Le moindre détail peut être important. »

La gêne de Genarr ne fit que croître lorsqu’il essaya de se rappeler. Il avait l’impression d’avoir fait un rêve, il y avait bien longtemps.

— Marlène était en train d’ôter sa combinaison anti-E. » Puis, faiblement : « N’est-ce pas ?

— Tout à fait exact. Quand elle est rentrée, elle ne l’avait pas et nous avons envoyé quelqu’un la récupérer.

— Eh bien, dès que je me suis aperçu de ce qu’elle faisait, j’ai bien entendu essayé de l’en empêcher. Je me souviens que c’est le Dr Insigna qui, en criant, m’a alerté. Marlène s’était éloignée, au bord d’un ruisseau. J’ai voulu crier, mais je n’ai pas réussi à sortir un son. J’ai tenté de la rejoindre rapidement, de … de …

— De courir vers elle.

— Oui, mais … mais …

— Mais vous vous êtes aperçu que vous ne pouviez pas courir. Vous étiez comme paralysé. Est-ce que je me trompe ? »

Genarr hocha la tête. « Non. C’était presque ça. J’ai essayé de courir, mais … avez-vous déjà eu un de ces cauchemars où l’on vous poursuit et où, malgré tous vos efforts, vous ne pouvez pas courir ?

— Oui. Nous en faisons tous. Habituellement, cela se produit lorsque nous nous sommes enroulé les bras ou les jambes dans les draps.

— J’avais l’impression d’être dans un rêve. J’ai réussi, enfin, à retrouver ma voix, et j’ai crié, mais sans la combinaison, elle ne pouvait pas m’entendre.

— Avez-vous senti que vous alliez vous évanouir ?

— Pas vraiment. Je me sentais seulement désorienté et impuissant. Comme si ce n’était pas la peine d’essayer de courir. Et puis Marlène m’a vu et est accourue vers moi. Elle a dû s’apercevoir que j’avais un problème.

— Elle n’avait pas l’air d’avoir du mal à courir. Est-ce exact ?

— Je ne crois pas. Elle m’a rejoint. Et puis nous … Je vais être franc, Ranay. Après, je ne me souviens de rien.

— Vous êtes rentrés ensemble dans le Dôme, dit calmement d’Aubisson. Elle vous aidait à marcher, elle vous soutenait. Et une fois à l’intérieur, vous vous êtes évanoui.

— Vous pensez que j’ai la Peste.

— Je pense que vous avez subi une expérience anormale, mais je ne trouve rien dans votre scanographie cérébrale et je suis perplexe.

— C’était de voir Marlène en danger. Pourquoi aurait-elle ôté sa combinaison si elle n’avait pas … » Il s’arrêta.

« Si elle n’avait pas succombé à la Peste. C’est cela ?

— Cette idée m’est venue.

— Mais elle semble en pleine forme. Voulez-vous dormir un peu plus ?

— Non. Je suis réveillé maintenant. Faites une autre scanographie cérébrale et voyons si les résultats sont toujours négatifs ; je me sens beaucoup mieux maintenant que je vous ai raconté ce qui me pesait. Et je pourrais enfin retourner à mes affaires.

— Même si la scanographie est apparemment normale, Commandant, vous resterez au lit pendant vingt-quatre heures. En observation. Mais vous pourrez recevoir une ou deux visites.

— Je suppose que les visiteurs vont aussi m’observer.

— Il est possible qu’on les questionne après. Vous allez peut-être tout à fait bien, Commandant. Vos réactions me semblent normales. Mais il faut que nous en soyons sûrs, n’est-ce pas ? »

Genarr grogna et quand d’Aubisson s’éloigna, il fit une grimace au dos raide de la neurophysicienne. Ça, décida-t-il, c’était aussi une réaction normale.

60

Quand Genarr rouvrit les yeux, ce fut pour voir Insigna le contempler tristement.

Il se redressa. « Eugenia ? »

Elle lui sourit, mais cela ne rendit pas son visage moins lugubre. « On m’a dit que je pouvais venir, Siever. On m’a dit que tu allais bien. »

Il dit, avec bravade : « C’est évident que je vais bien. Endormi : scanographie cérébrale normale. Éveillé : scanographie cérébrale normale. Toujours normale. Mais comment va Marlène ?

— Sa scanographie cérébrale aussi est parfaitement normale. » Même cela n’éclaira pas son humeur.

« Tu vois bien que j’étais le canari de Marlène. J’ai été touché avant elle. » Puis son ton changea. Ce n’était pas le moment de plaisanter.

« Eugenia, comment pourrai-je m’excuser ? Pour commencer, je ne regardais pas Marlène, et ensuite l’horreur m’a paralysé et je n’ai rien pu faire. J’ai totalement échoué, après t’avoir dit, avec tant d’assurance, que je prendrais soin d’elle. Franchement, je n’ai pas d’excuse. »

Insigna secoua la tête. « Non, Siever. Ce n’était pas de ta faute. Je suis si contente qu’elle t’ait ramené à l’intérieur.

— Pas de ma faute ? » Genarr était abasourdi. Bien sûr que c’était de sa faute.

« Pas du tout. Marlène a étourdiment ôté sa combinaison, et tu t’es retrouvé incapable d’agir rapidement, mais il y a quelque chose de pire. De bien pire. J’en suis sûre. »

Genarr sentit un froid l’envahir. Bien pire ? « Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? »

Il pivota sur lui-même pour sortir du lit et vit brusquement ses jambes nues et sa chemise d’hôpital totalement insuffisante. Il se drapa en toute hâte dans sa couverture.

« Je t’en prie, Eugenia, assieds-toi et raconte. Est-ce que Marlène va bien ? Est-ce que tu me caches quelque chose ? »

Insigna obéit et regarda Genarr d’un air grave. « On m’a dit qu’elle allait bien. Ceux qui connaissent bien la Peste disent qu’elle n’en montre aucun symptôme.

— Alors, pourquoi fais-tu cette mine de fin du monde ?

— Je crois que c’est exactement ça, Siever. La fin de ce monde-ci.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne peux pas t’expliquer. Il faudra que tu parles à Marlène. Elle continue à suivre sa voie, Siever. Elle n’est pas peinée de ce qu’elle a fait. Elle soutient qu’elle ne peut pas explorer convenablement Erythro — expérimenter Erythro, c’est l’expression qu’elle emploie — avec la combinaison anti-E, et elle n’a plus l’intention de la porter.

— Dans ce cas, elle ne sortira plus.

— Elle dit qu’elle le fera. Quand elle voudra. Et toute seule. Elle se reproche de t’avoir laissé venir. Elle n’est pas insensible à ce qui t’est arrivé. Vraiment, elle avait les larmes aux yeux en parlant de ce qui aurait pu arriver si elle ne t’avait pas fait rentrer rapidement.

— Est-ce que cela n’a pas ébranlé ses certitudes ?

— Non. C’est ça qui est le plus bizarre. Elle est certaine, maintenant, que tu étais en danger, que n’importe qui aurait été en danger. Mais pas elle. Elle est si catégorique, Siever …

— C’est sa nature d’être sûre d’elle, Eugenia.

— Pas à ce point-là. C’est comme si elle savait que nous ne pouvons pas l’arrêter.

— Nous le pouvons peut-être. Je vais lui parler et je la renverrai sur Rotor.

— Tu ne le feras pas.

— Pourquoi ? A cause de Pitt ?

— Non. Je veux dire que tu ne le feras pas. »

Genarr la regarda fixement, puis eut un petit rire gêné. « Allons, j’ai peut-être envie d’être un oncle gentil, mais pas au point de la laisser courir un tel risque. Il y a des limites et tu verras que je sais où les fixer. » Il se tut, puis reprit d’un air triste : « On dirait que nous avons changé de camp, toi et moi. Avant, c’était toi qui insistais pour qu’on l’empêche d’agir et moi qui disais que c’était impossible. Maintenant, c’est l’inverse.

— L’accident qui t’est arrivé à l’extérieur t’a effrayé et ce que j’ai vécu depuis m’a épouvantée.

— Qu’est-ce qui s’est passé depuis, Eugenia ?

— Moi aussi, j’ai tenté de fixer des limites, lorsqu’elle est revenue au Dôme. Je lui ai dit : ‘‘N’essaie plus de me parler comme cela, ou tu ne pourras plus quitter ta chambre. On va t’enfermer, t’attacher si nécessaire, et tu vas rentrer sur Rotor par la première fusée.’’ Tu vois, j’étais assez hors de moi pour la menacer.

— Eh bien, qu’a-t-elle fait ? Je suis prêt à parier une forte somme qu’elle n’a pas éclaté en sanglots. Je suppose qu’elle a grincé des dents et qu’elle t’a défié de le faire ? Je me trompe ?

— Totalement. Je n’avais pas fini de parler que je me suis mise à claquer des dents et je me suis retrouvée incapable de parler. J’ai été prise de nausées. »

Genarr dit, en fronçant les sourcils : « Est-ce que tu veux dire que Marlène a un pouvoir hypnotique qui nous empêche de nous opposer à elle ? C’est impossible. As-tu jamais rien remarqué de ce genre auparavant ?

— Non, bien sûr. Elle n’est absolument pas responsable. Je devais avoir l’air très malade et cela l’a nettement effrayée. Si c’était elle qui avait causé cela, elle n’aurait pas eu cette réaction. Et, quand vous étiez tous les deux à l’extérieur et qu’elle a ôté sa combinaison anti-E, elle ne te regardait même pas. Mais quand elle s’est aperçue que tu avais des ennuis, elle s’est précipitée pour venir à ton secours. Elle n’aurait pas réagi ainsi si son acte avait été délibéré.

— Mais, alors …

— Je n’ai pas fini. Après l’avoir menacée, je n’osais plus lui parler que de choses parfaitement superficielles, mais je ne la quittais pas des yeux. A un moment donné, elle a parlé à l’un de tes gardes …

— Théoriquement, le Dôme est un poste militaire.

— Oui, j’imagine, répondit Insigna avec un petit air de mépris. Comme cela, Janus Pitt te garde sous observation et sous contrôle, mais peu importe. Marlène et le garde ont parlé un moment. Je suis allée le trouver après que Marlène l’a quitté. Il a fini par me révéler le sujet de la discussion. Elle voulait obtenir un laissez-passer qui lui permettrait de sortir et de rentrer librement.

« Je lui ai demandé : ‘‘Que lui avez-vous dit ? — Qu’elle devait s’adresser au bureau du Commandant, mais que j’essaierais de l’aider.’’

« J’étais indignée. ‘‘L’aider, comment ? lui ai-je demandé. — Il fallait bien que je fasse quelque chose, madame. Chaque fois que j’essayais de lui dire que c’était impossible, j’étais pris de nausées.’’ »

Genarr écouta tout cela d’un air froid. « Crois-tu que Marlène rend malade toute personne qui ose la contredire et ne sait même pas qu’elle en est responsable ?

— Non, bien sûr que non. Sur Rotor, cela ne s’est jamais produit. Et cela n’arrive pas chaque fois qu’on la contredit. Elle voulait se resservir de dessert, au dîner d’hier soir, et, oubliant que je n’osais plus la contrarier, j’ai dit sèchement : ‘‘Non, Marlène.’’ Elle a eu l’air très récalcitrante, mais elle a fini par céder, et je me sentais parfaitement bien, je peux te l’affirmer. Non, je pense que c’est au sujet d’Erythro qu’on ne peut pas la contredire.

— Enfin, Eugenia, on dirait que tu as une idée là-dessus.

— Je ne crois pas que ce soit Marlène qui fasse ça. C’est … la planète elle-même.

— La planète !

— Oui, Erythro contrôle Marlène. Sinon, pourquoi serait-elle si certaine d’être immunisée ? Mieux : la planète nous contrôle tous. Tu as eu un malaise lorsque tu as essayé d’empêcher Marlène d’agir. Moi aussi. Le garde aussi. Dans les premiers jours du Dôme, Erythro s’est sentie menacée et elle a inventé la Peste. Puis, comme vous étiez tous bien contents de rester dans le Dôme, elle vous a laissé tranquilles et la Peste a cessé. Tu vois comme tout concorde ?

— Alors, tu crois que la planète veut que Marlène sorte à la surface ?

— Apparemment, oui.

— Mais pourquoi ?

— Je l’ignore. Je ne prétends pas comprendre Erythro. Je te dis seulement comment je vois les choses. »

La voix de Genarr s’adoucit. « Eugenia, tu sais sûrement qu’une planète ne peut rien faire. C’est un conglomérat de roches et de minéraux. Tu tournes au mysticisme.

— Pas du tout. Siever, ne t’avise pas de prétendre que je suis folle. Je suis une scientifique et mes sentiments n’ont rien de mystique. Quand je dis la planète, je ne parle pas des roches et des minéraux. Je dis qu’il y a une forme de vie puissante qui imprègne cette planète.

— Alors, il faudrait qu’elle soit invisible.

— Que sais-tu de ce monde ? A-t-il été convenablement exploré ? L’a-t-on fouillé de fond en comble ? »

Lentement, Genarr secoua négativement la tête. Il dit, d’un ton un peu suppliant : « Eugenia, tu es en train de devenir hystérique.

— Vraiment, Siever ? Réfléchis et dis-moi si tu peux trouver une autre explication. Je te dis que la vie, sur cette planète — quelle qu’elle soit — ne veut pas de nous. Nous sommes condamnés. Et que veut-elle de Marlène (sa voix chevrota), ça, je suis incapable de l’imaginer. »

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