La première fois qu’il lui avait parlé comme à une enfant, c’était seize ans auparavant, en 2220 — l’année excitante où la Galaxie et ses possibilités s’étaient offertes à eux.
Les cheveux de Janus Pitt étaient alors châtain foncé, et il n’était pas encore gouverneur de Rotor, même si l’on parlait de lui comme d’un homme qui montait. Pour l’heure, il était à la tête du Département de l’Exploration et du Commerce, et responsable de la Grande Sonde qui lui devait, en grande partie, son existence.
C’était la première fois que l’on envoyait un corps matériel dans l’espace par propulsion hyper-assistée.
Autant qu’on puisse le savoir, le procédé avait été inventé sur Rotor et Pitt avait été le plus fervent adepte du secret.
« Le système solaire est surpeuplé, avait-il dit à la réunion du Conseil. Il y a plus de colonies spatiales que d’espace pour les accueillir. Même la ceinture d’astéroïdes n’est qu’un pis-aller. Bientôt on y sera à l’étroit aussi. Le pire, c’est que toutes les colonies ont leur propre équilibre écologique, ce qui les éloigne peu à peu les unes des autres. On a limité le commerce par peur d’attraper les parasites ou les virus pathogènes des autres.
« La seule solution, chers Conseillers, c’est de quitter le système solaire — sans tambour ni trompette, sans avertir personne. Partons et cherchons un système où nous pourrons édifier un monde nouveau, avec notre propre type de société, notre propre manière de vivre. Ce serait impossible sans l’hyper-assistance, mais nous l’avons. Les autres colonies finiront par découvrir cette technique et partiront aussi. Le système solaire deviendra un pissenlit dont les grains dériveront dans l’espace.
« Mais si nous partons les premiers, nous découvrirons peut-être une planète avant les autres. Nous pourrons nous y établir solidement, si bien que lorsqu’ils nous suivront, et tomberont peut-être sur notre nouveau monde, nous serons assez forts pour les envoyer ailleurs. »
Bien sûr, il y avait eu des objections, parfois violentes. Il y avait ceux qui discutaient par peur — la peur de l’inconnu. Il y avait ceux qui parlaient sentiments — les sentiments pour la planète mère. Il y avait les idéalistes — qui voulaient partager l’hyper-assistance afin que les autres puissent également partir.
Pitt ne croyait pas beaucoup à ses chances. Il gagna parce qu’Eugenia Insigna lui fournit l’argument-clef, Quelle chance extraordinaire qu’elle soit venue le voir en premier.
Elle était très jeune, vingt-six ans seulement, mariée, mais pas encore enceinte. Elle arriva tout excitée, les joues en feu, chargée de listings.
Pitt se souvient qu’il avait froncé les sourcils en la voyant forcer sa porte. A l’époque, il était secrétaire d’État et elle … eh bien, elle n’était rien, bien que cela n’ait guère duré.
Mais lui, comment aurait-il pu prévoir ? Il eut un mouvement de recul devant l’excitation de la jeune femme. Dans son enthousiasme, elle allait l’obliger à examiner à fond les papiers qu’elle brandissait et il y perdrait une énergie précieuse.
Elle aurait dû passer par un de ses assistants. Il décida de le lui dire. « Je vois, Dr Insigna, que vous avez des données à me soumettre. Je m’en occuperai avec plaisir en temps voulu. Pourquoi ne pas laisser cela à l’un de mes collaborateurs ? » Et il lui montra la porte, d’un geste de la main. (Parfois, bien des années après, dans ses moments d’oisiveté, il se demandait ce qui serait arrivé si elle lui avait obéi, et son sang se glaçait à cette idée.)
« Non, non, monsieur le Secrétaire, dit-elle. C’est vous que je dois voir, et personne d’autre. » Sa voix défaillait. « C’est la plus grande découverte que l’on ait faite depuis … depuis … » Elle renonça. « C’est la plus grande de toutes. »
Pitt considéra les papiers d’un air dubitatif. Ces chercheurs croient toujours qu’une microscopique découverte dans leur microscopique domaine va ébranler le monde.
Résigné, il dit : « Bon, pouvez-vous m’expliquer cela simplement ?
— Le champ protecteur est-il activé ?
— A quoi bon ?
— Je ne veux pas que quelqu’un d’autre nous entende jusqu’à ce que … Il va falloir que je vérifie et revérifie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus le moindre doute. Mais, en réalité, j’en suis sûre. Ce que je dis n’a pas beaucoup de sens, n’est-ce pas ?
— Non, pas beaucoup, dit froidement Pitt en mettant le doigt sur le bouton. Le champ est activé. Parlez.
— Tout est là. Je vais vous montrer.
— Non. Dites-le-moi d’abord. Oralement. Brièvement. »
Elle respira à fond. « Monsieur le Secrétaire, j’ai découvert l’étoile la plus proche. » Ses yeux étaient grands ouverts et son souffle, rapide.
« L’étoile la plus proche est Alpha du Centaure, répliqua Pitt, et on la connaît depuis quatre siècles.
— C’est ce que nous pensions, mais j’en ai découvert une autre, avec une planète visible. Me croyez-vous ? »
Pitt l’examina attentivement. C’était typique. S’ils étaient jeunes, enthousiastes, inexpérimentés, ils s’enflammaient prématurément, à tous les coups.
« Vous en êtes sûre ?
— Oui. Absolument. Laissez-moi vous montrer les données. C’est la découverte la plus …
— Si découverte il y a. Et ne me montrez pas vos données. Je les étudierai plus tard. Racontez-moi ça. S’il y a une étoile plus proche qu’Alpha du Centaure, pourquoi ne l’a-t-on pas découverte plus tôt ? Pourquoi cela vous est-il arrivé à vous, Dr Insigna ? » Il savait qu’il devenait blessant, mais elle ne parut pas s’en apercevoir.
« Voilà pourquoi. Elle est derrière un nuage, un nuage de poussière, très dense, qui se trouve justement entre elle et nous. Sans ce nuage, ce serait une étoile de magnitude huit, et on l’aurait remarquée. La poussière en fait une étoile de magnitude dix-neuf, perdue parmi des millions d’autres. Il n’y avait pas de raison de la remarquer. Elle est loin dans le ciel austral de la Terre, et la plupart des télescopes de l’ère précédant les colonies spatiales n’étaient même pas pointés dans sa direction.
— Et vous, pourquoi l’avez-vous remarquée ?
— A cause de la Grande Sonde. Vous voyez, cette Étoile voisine et le Soleil changent de position l’un par rapport à l’autre. Je suppose que le Soleil et elle tournent lentement autour d’un centre de gravité commun. Il y a huit ou dix siècles, on aurait pu voir l’Étoile voisine à côté du nuage, dans tout son éclat, mais il aurait fallu un télescope pour l’apercevoir et cet instrument ne date que de six siècles — un peu moins dans les régions de la Terre où l’Étoile voisine aurait été visible. Dans quelques siècles, on la reverra nettement, de l’autre côté du nuage de poussière. Mais on n’a pas eu besoin d’attendre si longtemps. La Grande Sonde l’a trouvée pour nous. »
Pitt commençait à s’enflammer un peu. « Vous voulez dire que la Grande Sonde était assez loin dans l’espace pour prendre une photo de l’Étoile voisine sous un angle tel que le nuage ne la masquait plus ?
— Exactement. Nous avions une étoile de magnitude huit inconnue ; le spectre était celui d’une naine rouge. On ne peut pas voir les naines rouges de très loin : celle-ci devait être joliment proche pour être aussi brillante.
— Oui, mais pourquoi plus proche qu’Alpha du Centaure ?
— Naturellement, j’ai étudié la même région vue de Rotor et je n’ai pas trouvé l’étoile de magnitude huit. Par contre, je suis tombée sur une étoile de magnitude dix-neuf qui n’était pas présente sur la photo prise par la Grande Sonde. J’ai supposé que c’était la même étoile obscurcie par le nuage ; elle n’était pas exactement à la même place, mais c’était une conséquence de la parallaxe.
— Oui, je vois. Des objets apparemment voisins, mais situés très loin de l’observateur, semblent se désolidariser lorsque celui-ci se déplace.
— La Grande Sonde s’éloigne de nous à une fraction importante d’année-lumière, mais un tel changement de position ne produit pas un déplacement notable des étoiles lointaines. Pour celle-là, le déplacement est énorme. J’examinais le ciel aux différentes positions où se trouvaient la Grande Sonde lorsqu’elle revenait dans l’espace normal. J’avais trois photos prises à ces moments-là et plus la Grande Sonde captait cette étoile loin du bord du nuage, plus elle était brillante. En tenant compte de la parallaxe, il apparaît que l’Étoile voisine est à un peu plus de deux années-lumière. Moitié moins loin qu’Alpha du Centaure. »
Pitt la regardait pensivement sans mot dire, ce qui acheva d’inquiéter la jeune femme.
« Monsieur le Secrétaire, voulez-vous voir mes données, maintenant ?
— Non. Maintenant, il faut que je vous pose des questions. Si je vous comprends bien, les chances pour que quelqu’un s’occupe d’une étoile de magnitude dix-neuf, tente de calculer sa parallaxe et d’établir sa distance sont négligeables ?
— Proches de zéro.
— Y a-t-il une autre façon de remarquer qu’une étoile de faible luminosité est très proche de nous ?
— Elle peut avoir un mouvement propre important … pour une étoile. Si vous la regardez longtemps, son mouvement changera sa position dans le ciel suivant une ligne plus ou moins droite.
— Est-ce que, dans ce cas, on pourrait la remarquer ?
— Peut-être, mais toutes les étoiles, même proches, n’ont pas un mouvement propre important. Elles se déplacent dans trois dimensions et nous ne voyons le mouvement propre que dans une projection à deux dimensions.
— Cette étoile a-t-elle un grand mouvement propre ?
— Je dois avoir quelques photos anciennes de cette région du ciel et je pourrais détecter un mouvement propre appréciable. Il me faut un peu de temps.
— Mais pensez-vous qu’elle puisse avoir le genre de mouvement propre qui s’imposerait à l’attention des astronomes, s’il arrivait que, par hasard, ils la remarquent ?
— Non, je ne pense pas.
— Alors il se peut que nous soyons les seuls à connaître l’existence de cette Étoile voisine, puisque nous sommes les seuls à avoir envoyé une sonde aussi loin.
— La Grande Sonde n’est pas un projet entièrement secret, monsieur le Secrétaire. Nous avons accepté d’y intégrer des programmes de recherche des autres colonies et d’en discuter avec tout le monde, y compris la Terre, qui ne s’intéresse guère à l’astronomie en ce moment.
— Oui, les Terriens laissent cela aux colonies, ce qui est logique. Mais une autre colonie n’a-t-elle pas pu envoyer, en secret, une sonde semblable ?
— J’en doute fort. Ils auraient eu besoin de l’hyper-assistance et nous gardons ce type de propulsion totalement secret. Et s’ils l’avaient découvert tout seuls, nous le saurions. Ils auraient accompli des vols d’essai dans l’espace, ce qui aurait vendu la mèche.
— Selon le Pacte de Transparence scientifique, toutes les données apportées par la Grande Sonde doivent être largement publiées. Est-ce que vous avez déjà informé … »
Insigna l’interrompit, indignée. « Bien sûr que non. Il faudrait que j’en apprenne plus long avant de publier ma découverte. Ce sont les résultats préliminaires que je suis venue vous exposer.
— Mais vous n’êtes pas le seul astronome à travailler sur les données de la Grande Sonde. Je suppose que vous avez montré vos résultats à des confrères. »
Insigna rougit et détourna les yeux. Puis elle dit, d’un ton agressif : « Non, je ne l’ai pas fait. J’ai remarqué ces données. Je les ai étudiées. J’en ai tiré une signification. Moi. Et je veux être sûre de m’en voir attribuer le mérite. C’est l’étoile la plus proche du Soleil et je veux, dans les annales de la science, être celle qui l’a découverte.
— Il peut y en avoir une plus proche. » Pitt se permit, pour la première fois, de sourire.
« On le saurait depuis longtemps. Même mon étoile serait connue sans l’existence, incongrue, de ce minuscule nuage qui l’occulte. Il est hors de question qu’il y ait une autre étoile plus proche de nous.
— Conclusion, Dr Insigna : vous et moi, nous sommes les seuls à connaître l’existence de cette Étoile voisine. Ai-je raison ? Il n’y a personne d’autre ?
— Non, monsieur. Rien que vous et moi, jusqu’à maintenant.
— Pas seulement jusqu’à maintenant. Cela doit rester secret jusqu’à ce que je décide de le dire à d’autres.
— Mais le Pacte … de Transparence scientifique ?
— Il ne faut pas en tenir compte. Il y a toujours des exceptions à tout. Votre découverte touche à la sécurité des colonies. Si celle-ci est en danger, nous ne sommes pas obligés de divulguer votre découverte. Nous n’avons pas révélé le principe de la propulsion hyper-assistée, non ?
— Mais l’existence de l’Étoile voisine n’a rien à voir avec la sécurité de la colonie.
— Tout à voir, Dr Insigna. Vous ne l’avez pas encore compris, mais vous êtes tombée par hasard sur quelque chose qui va peut-être changer la destinée de l’espèce humaine. »
Elle resta figée sur place, à le regarder avec de grands yeux.
— Asseyez-vous. Nous sommes des conspirateurs, vous et moi, et il faut que nous soyons amis. A partir de maintenant, je vous appellerai Eugenia quand nous serons seuls, et vous m’appellerez Janus. »
Insigna hésitait. « Je ne crois pas que ce soit convenable.
— Il le faudra bien, Eugenia. Nous ne pouvons pas conspirer en nous parlant sur un ton froid et impersonnel.
— Mais je n’ai pas envie de conspirer. Et je ne vois pas pourquoi il faudrait garder secrète la découverte de l’Étoile voisine.
— Je suppose que vous avez peur d’en perdre le bénéfice. »
Insigna hésita un moment, puis dit : « Vous pouvez parier votre dernière puce informatisée que j’en ai peur, Janus. Je veux remporter l’honneur de cette découverte.
— Pour le moment, oubliez que l’Étoile voisine existe. Vous savez que je suis en pourparlers pour obtenir que Rotor quitte le système solaire. Quelle est votre position ? Aimeriez-vous partir ? »
Elle haussa les épaules. « Je n’en suis pas sûre. Ce serait agréable de voir certains corps célestes de près, pour la première fois … mais c’est aussi un peu effrayant, vous ne trouvez pas ?
— Effrayant, de partir de chez vous ?
— Oui.
— Mais, chez vous, c’est ici. Sur Rotor. » Il fit un grand geste circulaire. « Votre patrie se déplacera avec vous.
— Mais, monsieur le … Janus, Rotor n’est pas mon seul environnement. Nous avons aussi les autres colonies, la planète Terre, tout le système solaire.
— C’est un voisinage surpeuplé. Un jour ou l’autre, certains d’entre nous devront partir, qu’ils le veuillent ou non. Il fut un temps où l’homme a été obligé de traverser des chaînes de montagnes et des océans. Il y a deux siècles, les habitants de la Terre ont dû quitter leur planète pour les colonies spatiales. Ce n’est qu’un épisode d’une très vieille histoire.
— Je comprends, mais il y a des gens qui ne sont jamais partis. Il y a des gens qui restent sur Terre. Il y a des gens qui vivent dans la même région de la Terre depuis d’innombrables générations.
— Et vous voulez aussi être pantouflarde ?
— En tout cas, c’est le point de vue de Crile, mon mari. Il est très critique sur vos idées, Janus.
— Ma foi, il est bien libre. Mais le vrai problème est ailleurs. Quand les gens pensent à quitter le système solaire, où croient-ils qu’ils iront ?
— Vers Alpha du Centaure, bien entendu. C’est l’étoile qu’on croyait la plus proche. Même avec l’hyper-assistance, on ne peut pas aller plus vite que la lumière et cela nous prendra quatre ans. C’est déjà un long voyage.
— Mais si on pouvait voyager plus vite et aller plus loin ? »
Insigna se tut un moment, pour réfléchir, puis dit : « Je pense qu’on irait tout de même vers Alpha du Centaure. On resterait encore dans le voisinage. La nuit, les étoiles seraient à peu près les mêmes. Cela nous réconforterait. Nous serions plus près de chez nous, si nous voulions revenir. Et puis, Alpha du Centaure, la plus grande des trois étoiles du système, est pratiquement une jumelle du Soleil. B est plus petite, mais pas trop. Même si l’on ne tient pas compte de C, qui est une naine rouge, on a tout de même deux étoiles pour le prix d’une, donc deux séries de planètes.
— Supposons qu’une colonie spatiale parte pour Alpha du Centaure. Elle trouve une planète suffisamment habitable, s’y installe pour édifier un monde nouveau et ici, dans le système solaire, on apprend la nouvelle. Où iraient les autres colonies, si elles décidaient de partir à leur tour ?
— Vers Alpha du Centaure, bien sûr, dit Insigna sans hésiter.
— Ainsi l’espèce humaine a tendance à se rendre dans un endroit bien précis, et si une colonie réussit à s’y installer, les autres suivent rapidement le même chemin, jusqu’à ce que le nouveau système soit aussi surpeuplé que le premier, qu’il y ait beaucoup de peuples aux nombreuses cultures, et pour finir, beaucoup de colonies aux environnements écologiques divers.
— Alors, il sera toujours temps de chercher d’autres étoiles.
— Mais à chaque fois, Eugenia, la réussite d’une colonie en attirera d’autres. Une étoile salubre, une bonne planète, et voilà le troupeau qui arrive en masse.
— Je suppose que oui.
— Si au contraire nous partons pour une étoile qui n’est qu’à deux années-lumière d’ici, seulement la moitié de la distance d’Alpha du Centaure, et que personne ne le sache, sauf nous, qui nous suivra ?
— Personne, jusqu’à ce qu’on découvre l’existence de l’Étoile voisine.
— Cela peut prendre pas mal de temps. En attendant, ils afflueront en foule sur Alpha du Centaure, ou tout autre objectif bien évident. Ils ne remarqueront pas une naine rouge qui est à leur porte, ou s’ils le font, ils penseront que ce système est impropre à la vie humaine — s’ils ne savent pas que des êtres humains ont déjà décidé de s’y rendre. »
Insigna regarda fixement Pitt, d’un air incertain. « Mais qu’est-ce que cela fait ? Supposons que nous y allions et que personne n’en sache rien. Quel avantage en tirerions-nous ?
— Nous aurons tout un inonde pour nous. S’il y a une planète habitable …
— Sûrement pas. Il n’y en a pas autour d’une naine rouge.
— Alors, nous pourrons utiliser les matières premières qui y existent pour créer autant de colonies que nous voudrons.
— Vous voulez dire qu’il y a aura davantage de place pour nous.
— Oui. Beaucoup plus que si les foules nous suivaient de près.
— Alors, nous aurions seulement un peu plus de temps, Janus. Même si nous étions seuls, nous finirions par remplir tout l’espace disponible dans ce système. Cela nous prendrait cinq cents ans au lieu de deux cents. Quelle différence cela ferait-il ?
— Une énorme différence, Eugenia. Si on laisse les colonies s’entasser comme elles veulent, nous aurons des milliers de cultures différentes qui apporteront avec elles toutes les haines, toutes les inadaptations produites par la lamentable histoire de la Terre. Laissez-nous le temps d’y aller seuls et nous édifierons un système de colonies dont la culture et l’environnement écologique seront uniformes. Ce sera une situation infiniment meilleure — moins chaotique, moins anarchique.
— Moins intéressante. Moins variée. Moins vivante.
— Pas du tout. Nous nous diversifierons, j’en suis sûr. Les colonies auront chacune leurs différences, mais à partir d’une base commune. Elles formeront un groupe bien plus homogène. C’est une expérience qui vaut la peine d’être tentée. Pourquoi ne pas consacrer un système solaire à une expansion raisonnée et voir si ça marche ? On peut prendre une étoile, une naine rouge qui n’a l’air de rien et à laquelle personne ne s’intéresserait, et s’en servir pour voir si on peut édifier une nouvelle sorte de société, peut-être meilleure que les autres.
« Voyons ce que nous pourrions faire, poursuivit-il, si nos énergies n’étaient pas épuisées et brisées par d’inutiles différences culturelles, et notre biologie constamment dénaturée par des incursions écologiques étrangères. »
Insigna était ébranlée. Même si cela ne marchait pas, l’humanité aurait appris quelque chose … Et si cela marchait ?
Puis elle secoua la tête. « Inutile de rêver à cela. Nous ne pourrons pas garder le secret de l’Étoile voisine.
— Eugenia, dites la vérité. C’est par hasard que vous l’avez remarquée. C’est par hasard que vous avez comparé les deux cartes du ciel. Ce secret est-il si facile à trouver ? »
Insigna ne répondit pas, mais l’expression de son visage suffit à Pitt.
Sa voix était devenue plus douce, presque hypnotique. « Un siècle suffirait. En cent ans, nous serions assez nombreux et assez forts pour nous protéger et obliger les autres à continuer vers d’autres mondes. Nous n’aurons pas besoin de nous cacher plus longtemps. »
Insigna resta encore silencieuse.
« Ai-je réussi à vous convaincre ? demanda Pitt.
— Pas entièrement.
— Alors, je ne vous demanderai qu’une seule faveur. Pendant que vous réfléchissez, ne parlez à personne de l’Étoile voisine et donnez-moi toutes les données la concernant pour que je les garde en sécurité. Je ne les détruirai pas. Vous avez ma parole. Nous en aurons besoin si nous décidons de nous y rendre. C’est d’accord, Eugenia ?
— Oui, » finit-elle par dire à voix basse. Puis elle demanda, brusquement : « Encore une chose. Il faut que vous me laissiez choisir son nom. Ce sera mon étoile. »
Pitt eut un petit sourire. « Comment voulez-vous l’appeler ? L’étoile Insigna ? L’étoile Eugenia ?
— Non. Je ne suis pas bête à ce point. Je veux l’appeler Némésis.
— Némésis ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— A la fin du vingtième siècle, on s’est brièvement demandé s’il existait une étoile à proximité du Soleil. Cela n’a pas abouti. On n’a rien trouvé, mais cette étoile fantôme a été nommée « Némésis » dans les articles qui lui étaient consacrés. J’aimerais rendre hommage à ces hardis penseurs.
— Némésis ? N’est-ce pas le nom d’une déesse grecque ? Plutôt déplaisante ?
— C’est la déesse du châtiment divin, de la vengeance justifiée. Ce mot est entré dans le langage cultivé. L’ordinateur le donne comme archaïque.
— Et pourquoi les gens du vingtième siècle ont-ils choisi un nom pareil ?
— A cause du nuage cométaire. Ils disaient que Némésis, dans sa révolution autour du Soleil, traversait ce nuage et provoquait des désastres cosmiques qui détruisaient une bonne partie de la vie sur Terre tous les vingt-six millions d’années.
— Vraiment ? » Pitt avait l’air stupéfait.
« Non, pas vraiment. Cette hypothèse n’a pas tenu, mais je veux tout de même qu’elle s’appelle Némésis. Et que ce nom soit enregistré comme venant de moi.
— Je vous le promets, Eugenia. C’est votre découverte et elle sera dans nos archives. Finalement, quand le reste de l’humanité retrouvera Némésis, on saura qui l’a trouvée. Votre étoile sera la première, autre que le Soleil, à éclairer une civilisation humaine ; et la première, sans exception, à éclairer une civilisation humaine qui avait pris naissance ailleurs. »
Pitt la regarda partir, plutôt confiant. Elle finirait par tomber d’accord. Elle avait voulu nommer l’Étoile voisine. Elle voudrait sûrement aller la voir. Elle ne pourrait pas résister au désir d’élaborer autour de son étoile une civilisation logique et ordonnée dont descendraient un jour toutes les civilisations de la Galaxie.
Alors, juste au moment où il allait se détendre à la lueur de ce futur doré, une pensée horrible, qui lui était certainement étrangère, l’effleura.
Pourquoi Némésis ? Pourquoi avait-elle eu l’idée de donner à son étoile le nom de la déesse du châtiment divin ?
Il fut à deux doigts de penser qu’il s’agissait d’un mauvais présage.