Eugenia Insigna avait l’air abattue. « Es-tu vraiment décidée à ressortir, Marlène ?
— Maman, dit Marlène avec une patience lasse, tu parles comme si j’avais pris ma décision il y a cinq minutes, après être restée indécise pendant un certain temps. Je sais depuis très longtemps que c’est dehors, à la surface d’Erythro, que j’ai l’intention d’aller. Je n’ai pas changé d’avis et je n’en changerai pas.
— Tu es certaine d’être en sécurité et j’admets que, jusqu’ici, il ne t’est rien arrivé, mais …
— Je me sens en sécurité sur Erythro. Je suis ‘‘attirée’’ par elle. Oncle Siever comprend, lui. »
Eugenia regarda sa fille comme si elle allait continuer à discuter, mais elle se contenta de secouer la tête. Marlène avait décidé de sortir et rien ne pourrait l’en empêcher.
Cette fois, il faisait chaud, pensa Marlène, juste assez pour qu’une brise soit la bienvenue. Les nuages grisâtres couraient plus rapidement dans le ciel, et ils semblaient plus épais.
La pluie était prévue pour le lendemain et Marlène se dit que ce serait peut-être agréable d’être dehors sous les gouttes et de voir ce qui se passait. Cela ferait des éclaboussures dans le petit ruisseau, mouillerait les rochers et rendrait le sol boueux et spongieux.
Elle était arrivée à un rocher plat au bord du ruisseau. Elle l’essuya de la main et s’assit avec précaution ; elle regarda l’eau tourbillonner autour des rochers qui en parsemaient le cours et se dit que la pluie, ce devait être comme de prendre une douche.
Ce serait une douche tombant du ciel et dont on ne pourrait pas sortir. Une idée lui traversa l’esprit : Est-ce qu’elle aurait du mal à respirer ?
Non, sûrement pas. Il pleuvait souvent sur Terre et elle n’avait pas entendu dire que les gens se noyaient. Non, ce serait comme une douche. On pouvait respirer sous la douche.
La pluie ne serait pas chaude, or elle aimait les douches très chaudes. Elle y pensait avec indolence. C’était très silencieux, ici, très paisible ; elle pouvait se reposer, il n’y avait personne pour la voir, pour la surveiller, personne dont il faille interpréter le langage du corps. C’était merveilleux de ne pas être obligée d’interpréter.
Quelle température aurait la pluie ? La même température que Némésis ? Marlène serait mouillée ; elle avait toujours froid quand elle sortait de la douche. Et la pluie mouillerait aussi ses vêtements.
Mais ce serait stupide de porter des vêtements sous la pluie. On ne reste pas habillé sous la douche. S’il pleuvait, elle enlèverait ses vêtements.
Seulement … où ranger ses vêtements ? Quand on se douchait, on les mettait dans la machine à laver. Ici, sur Erythro, peut-être qu’on les glissait sous un rocher, ou qu’on se construisait une petite maison pour y laisser ses vêtements les jours de pluie. Après tout, pourquoi porter des vêtements quand il pleut ?
Ou quand il y a du soleil ?
On en a besoin quand il fait froid, bien sûr. Mais s’il fait chaud …
Mais alors, pourquoi est-ce que les gens portaient des vêtements sur Rotor où il faisait toujours chaud ? On les enlevait à la piscine … Marlène se souvint alors que les jeunes filles qui avaient un corps mince et bien fait étaient les premières à se déshabiller, et les dernières à remettre leurs habits.
Les gens comme Marlène n’ôtaient pas leurs vêtements en public. C’était peut-être pour cela qu’on en avait. Pour cacher son corps.
Pourquoi les esprits n’avaient-ils pas une forme qu’on puisse montrer ? En fait, ils en avaient une, mais les gens ne l’aimaient pas. Ils se plaisaient à regarder des corps bien faits et faisaient les dégoûtés devant des esprits bien faits. Pourquoi ?
Mais ici, sur Erythro où il n’y avait personne, elle pouvait ôter ses vêtements s’il faisait bon. Il n’y aurait personne pour la montrer du doigt ou se moquer d’elle.
En fait, elle pouvait faire ce qu’elle voulait ; elle avait un monde pour elle toute seule, un monde agréable, vide, qui l’entourait et l’enveloppait comme une immense et douce couverture et … rien que le silence.
Elle pouvait se détendre. Rien que le silence. Elle chuchota ces mots intérieurement afin de le troubler le moins possible.
Le silence.
Alors elle se redressa. Le silence ?
Mais elle était sortie pour entendre de nouveau la voix. Cette fois, elle ne crierait plus. Elle n’aurait plus peur. Où était la voix ?
Ce fut comme si elle l’avait appelée, comme si elle l’avait sifflée …
« Marlène ! »
Son cœur se mit à battre plus vite. Mais elle ne faiblit pas. Il ne fallait montrer aucun signe de peur ou de trouble. Elle se contenta de regarder lentement autour d’elle et de dire, très calmement : « Où êtes-vous, je vous prie ?
— Ce n’est pas … indis … indispensable de fai … faire vibrer l’air … pour parler. »
C’était la voix d’Aurinel, mais elle ne parlait pas du tout comme Aurinel. Elle semblait avoir du mal à s’exprimer, mais comme si cela allait s’améliorer.
« Cela va s’améliorer », dit la voix.
Marlène n’avait pas parlé. Elle ne dit rien, mais se contenta de penser … « Je n’ai pas besoin de parler. Je n’ai qu’à penser.
— Il suffit de régler le pattern. C’est ce que vous faites.
— Mais je vous entends parler.
— Je règle votre pattern. C’est comme si vous m’entendiez. »
Marlène s’humecta les lèvres. Elle ne devait pas s’abandonner à la peur, il fallait rester calme.
« Il n’y a pas de qui … de quoi … avoir peur, dit la voix qui n’était pas tout à fait celle d’Aurinel.
— Vous entendez tout, n’est-ce pas ? pensa-t-elle.
— Cela vous ennuie ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas que vous sachiez tout. Je veux garder certaines pensées pour moi. » (Elle essaya de ne pas se dire que c’était comme cela que les autres réagissaient devant elle lorsqu’ils voulaient garder leurs pensées pour eux, mais Marlène savait que cette pensée-là lui échappait, au moment même où elle s’efforçait de ne pas penser.)
« Mais votre pattern ne ressemble pas à celui des autres.
— Mon pattern ?
— Le pattern de votre esprit. Ceux des autres sont … embrouillés … enchevêtrés. Le vôtre est … splendide. »
Marlène se lécha de nouveau les lèvres et sourit. Quand on percevait son esprit, on le trouvait splendide. Elle triompha et pensa avec mépris aux filles qui avaient seulement … une apparence.
La voix reprit : « Était-ce une pensée personnelle ? »
Marlène faillit répondre tout haut. « Oui.
— Je peux détecter la différence. Je ne réagirai plus à vos pensées personnelles. »
Marlène avait faim de louanges. « Avez-vous vu beaucoup de patterns ?
— Beaucoup depuis que les choses hu … maines sont arrivées. »
Elle n’est pas sûre du mot, pensa Marlène. La voix ne répondit pas et la jeune fille en fut étonnée. Cette surprise avait été une émotion intime, mas elle n’y avait pas pensé. Peut-être qu’une pensée personnelle était personnelle même si l’on n’en avait pas conscience. L’esprit savait qu’il pouvait détecter la différence, et c’était vrai. Cela se voyait dans le pattern.
La voix ne répondit pas non plus à cela. Il fallait que Marlène pose explicitement la question, pour montrer que ce n’était pas une pensée personnelle.
« S’il vous plaît, est-ce que ça se voit dans le pattern ? » Elle n’avait pas besoin de préciser. La voix saurait de quoi elle parlait.
« Oui. Tout se voit dans votre pattern parce qu’il est très bien conçu. »
Marlène ronronnait presque. Elle avait eu son compliment. Il était juste de le retourner. « Le vôtre doit être tout aussi bien conçu.
— Il est différent. Mon pattern se disperse. Il est simple en chacun de ses points, et complexe seulement quand on le prend dans son ensemble. Le vôtre est complexe en tous points. Il n’y a pas de simplicité en lui. Vous n’êtes pas comme les autres membres de votre espèce. Ils sont enchevêtrés. Ce n’est pas possible de s’entre-atteindre avec eux … non, de communiquer. On peut essayer de les réarranger, mais cela leur fait du mal, car leur pattern est fragile. Je ne le savais pas. Le mien ne l’est pas.
— Et le mien, il l’est ?
— Non. Il se règle de lui-même.
— Vous avez essayé de communiquer avec les autres, n’est-ce pas ?
— Oui. »
La Peste d’Erythro. (Il n’y eut pas de réponse. Cette pensée était personnelle.)
Marlène ferma les yeux et essaya de tendre son esprit, de localiser la source de la voix. Elle le fit sans savoir comment ; peut-être n’était-ce pas comme cela qu’il fallait opérer, peut-être qu’elle ne faisait rien. L’esprit allait rire de sa maladresse … s’il savait ce que c’était que de rire.
Il n’y eut pas de réponse.
« Pensez à quelque chose.
Aussitôt, la pensée revint « Que dois-je penser ? »
Elle ne venait pas de quelque part. Elle ne venait pas d’ici ou de là. Elle venait de l’intérieur de son esprit.
Elle pensa (furieuse de son incapacité) : « Quand avez-vous senti le pattern de mon esprit ?
— Dans le nouveau conteneur d’être humains.
— Sur Rotor ?
— Sur Rotor. »
Brusquement tout s’éclaira. « Vous vouliez que je vienne. Vous m’avez appelée.
— Oui. »
Bien sûr. Sinon, pourquoi aurait-elle eu envie de se rendre sur Erythro ? Pour quelle autre raison aurait-elle regardé cette planète avec un tel désir le jour où Aurinel était venu lui dire que sa mère la cherchait ?
Elle serra les dents. Il fallait qu’elle continue à le questionner. « Où êtes-vous ?
— Partout.
— Êtes-vous la planète ?
— Non.
— Montrez-vous.
— Je suis là. » Et brusquement, la voix vint d’une certaine direction.
Marlène regarda fixement le petit ruisseau et, soudain, elle s’aperçut que pendant tout le temps où elle avait communiqué mentalement avec la voix, c’était la seule chose qu’elle avait perçue. Elle n’avait eu conscience de rien d’autre autour d’elle. C’était comme si son esprit s’était fermé afin d’être plus sensible à la chose qui l’avait rempli.
Et maintenant, le voile se soulevait. L’eau courait le long des rochers, bouillonnait autour d’eux, formait un petit tourbillon marqué par des bulles. Elles tournaient et éclataient, tandis que de nouvelles bulles naissaient, formant un dessin dont l’essence ne changeait pas, mais qui ne se répétait jamais vraiment.
Une par une, les bulles éclatèrent sans aucun bruit, et l’eau devint lisse, mais continua à tourner. Comment pouvait-elle savoir que l’eau tournait puisque rien n’apparaissait à sa surface ?
Parce qu’elle scintillait très légèrement à la lumière rose de Némésis. Marlène la voyait tourner car les miroitements formaient, en tourbillonnant et en se combinant, les arcs de cercle d’une spirale. Ses yeux captivés suivaient lentement leurs mouvements tandis qu’ils se rassemblaient pour former le schéma d’un visage, avec deux trous sombres pour les yeux et une balafre pour la bouche.
Le dessin se précisa tandis que Marlène le contemplait, fascinée. Il devint un vrai visage qui la regardait de ses yeux vides, un visage assez réel pour qu’elle le reconnaisse.
C’était celui d’Aurinel Pampas.
Siever Genarr dit, pensivement et lentement, en s’efforçant de parler calmement : « Et alors, tu es partie. »
Marlène hocha la tête. « Je suis partie aussi la fois où j’ai entendu la voix d’Aurinel. Aujourd’hui, je suis partie quand j’ai vu le visage d’Aurinel.
— Je te comprends …
— Vous me ménagez, oncle Siever.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Te donner des coups de pied ? Laisse-moi te ménager … si cela me plaît. L’esprit, comme tu l’appelles, a trouvé la voix et le visage d’Aurinel dans le tien, c’est évident. Ils doivent y être très net. Vous étiez très intimes, Aurinel et toi ? »
Elle le regarda d’un air soupçonneux. « Que voulez-vous dire ? Très intimes ?
— Je ne sous-entends rien d’extraordinaire. Êtiez-vous amis ?
— Oui, bien entendu.
— Tu avais le béguin ? »
Marlène se tut et pinça les lèvres. Puis elle dit : « Je pense que oui.
— Et maintenant ?
— Eh bien, à quoi bon ? Il me traitait comme une petite fille. Comme une petite sœur, peut-être.
— Cela n’a rien de bizarre, étant donné les circonstances. Mais tu penses toujours à lui … c’est pourquoi tu as évoqué sa voix, puis son visage.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par ‘‘évoqué’’ ? C’était une voix réelle et un vrai visage.
— En es-tu certaine ?
— Bien sur que oui.
— As-tu parlé de cela à ta mère ?
— Non. Pas un mot.
— Pourquoi ?
— Oh, oncle Siever. Vous la connaissez. Je ne pourrais pas supporter toute cette … nervosité. Je sais. Vous allez me dire que c’est parce qu’elle m’aime, mais cela ne rend pas les choses plus faciles.
— Tu es d’accord pour m’en parler, Marlène, et je t’aime beaucoup.
— Je le sais, oncle Siever, mais vous n’êtes pas du genre nerveux. Vous considérez les choses d’un point de vue logique.
— Dois-je prendre cela pour un compliment ?
— C’est comme cela que je l’ai dit.
— Dans ce cas, examinons ce que tu as découvert et faisons-le logiquement.
— D’accord, oncle Siever.
— Bien. Pour commencer, il y a quelque chose de vivant sur cette planète.
— Oui.
— Et ce n’est pas la planète elle-même.
— Non, pas du tout. Il a dit que non.
— Mais c’est, apparemment, une chose vivante.
— C’est l’impression que j’ai eue. L’ennui, oncle Siever, c’est que cela ne s’est pas passé comme la télépathie est censée marcher. Ce n’est pas comme de lire dans les pensées et de parler. Il y a aussi des impressions qui vous viennent d’un coup, comme quand on regarde globalement une image et non les petits morceaux d’ombres et de lumière qui la composent.
— Cette impression, c’était celle d’une chose vivante.
— Et intelligente.
— Très intelligente.
— Mais pas technologique. Nous n’avons rien trouvé de technologique sur cette planète. Cette chose vivante qui n’est pas visible, pas apparente, plane sur la planète … pense … raisonne … mais ne fait rien. Est-ce exact ? »
Marlène hésita. « Je ne peux pas vraiment dire, mais peut-être as-tu raison.
— Et alors, nous sommes arrivés. Crois-tu que la chose s’est aperçue que nous arrivions ?
Marlène secoua la tête. « Je ne peux pas dire.
— Allons, ma chérie, elle était consciente de ton existence alors que tu étais encore sur Rotor. Elle a dû s’apercevoir qu’une intelligence envahissait le système de Némésis quand nous étions encore loin. As-tu eu cette impression ?
— Je ne crois pas, oncle Siever. Je pense que cet esprit ne savait rien sur nous avant que nous atterrissions sur Erythro. Cela a attiré son attention et alors, il a regardé autour de lui et a découvert Rotor.
— Tu as peut-être raison. Alors il a fait des expériences sur les nouveaux esprits qu’il sentait sur Erythro. C’était la première fois qu’il rencontrait un esprit autre que le sien. Depuis combien de temps vit-il, Marlène ? Tu en as une idée ?
— Pas vraiment, oncle Siever, mais j’ai l’impression qu’il vit depuis longtemps, peut-être depuis aussi longtemps que la planète.
— Peut-être. En tout cas, quel que soit son âge, c’était la première fois qu’il se retrouvait plongé dans autant d’esprits très différents du sien. Ça va jusque-là, Marlène ?
— Oui.
— Aussi a-t-il fait des expériences sur ces nouveaux esprits et parce qu’il ne savait rien d’eux, il les a endommagés. Ce fut la Peste d’Erythro.
— Oui, répondit Marlène, s’animant soudain. Il n’a pas parlé explicitement de la Peste, mais l’impression était forte. La maladie est la conséquence de cette première expérimentation.
— Et quand il s’est aperçu qu’il provoquait des dégâts, il s’est arrêté.
— Oui, c’est pour cela que nous n’avons plus la Peste.
— Et à partir de là, semble-t-il, cet esprit est devenu bienveillant, il a acquis un sens moral que nous pouvons ratifier, il ne veut pas nuire aux autres esprits.
— Oui ! s’exclama Marlène ravie. Ça, j’en suis sûre.
— Mais quelle forme de vie est-ce ? Est-ce un esprit ? Quelque chose d’immatériel ? Quelque chose que nos sens ne peuvent capter ?
— Je l’ignore, oncle Siever, soupira Marlène.
— Alors, laisse-moi te répéter ce qu’il t’a dit. Arrête-moi si je me trompe. Il a dit que son pattern se ‘‘disperse’’ ; qu’il est ‘‘simple en chacun de ses points, et complexe seulement quand on le prend dans son ensemble’’ ; qu’il n’est pas ‘‘fragile’’. C’est bien ça ?
— Oui.
— Et la seule vie que nous ayons jamais trouvée sur Erythro, ce sont les procaryotes, les minuscules cellules qui ressemblent à des bactéries. Si cette chose n’est pas spirituelle et immatérielle, il ne me reste plus que ces procaryotes. Est-il possible que ces petites cellules, qui semblent séparées, soient en réalité les composantes d’un organisme planétaire ? Le pattern de son esprit serait alors dispersé. Il serait simple en chacun de ses points et complexe lorsqu’on le prendrait dans son ensemble. Et il ne serait pas fragile, car même si une grande partie en était détruite, l’organisme planétaire serait à peine touché dans son ensemble. »
Marlène regardait fixement Genarr. « Alors, j’ai parlé à des microbes ?
— Je n’en suis pas sûr, Marlène. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle cadre bien avec les faits et je n’en trouve pas d’autre qui puisse les expliquer aussi bien. En outre, si nous considérons les centaines de milliards de cellules qui composent notre cerveau, chacune d’elles, prise séparément, ne compte pas beaucoup. Tu es un organisme dans lequel toutes les cellules cérébrales sont agglutinées. Si tu parles à un autre organisme dans lequel toutes les cellules cérébrales sont à la fois séparées et liées, disons, par de minuscules ondes radio, est-il tellement différent du tien ?
— Je ne sais pas, dit Marlène, visiblement troublée.
— Mais passons à une autre question très importante. Pourquoi cette forme de vie — quoi qu’elle soit — aurait-elle besoin de toi ? »
Marlène eut l’air très surprise. « Il peut me parler, oncle Siever. Il peut me transmettre des idées.
— Alors tu penses qu’il veut juste quelqu’un à qui parler ? Crois-tu que lorsque nous, les humains, sommes arrivés ici, il s’est aperçu pour la première fois qu’il était seul ?
— Je l’ignore.
— Aucune impression de cela ?
— Aucune.
— Cet esprit pourrait nous détruire. » Genarr se parlait à lui-même maintenant. « Il le pourrait sans difficulté s’il se lassait de toi, ou s’il s’ennuyait avec toi.
— Non, oncle Siever.
— Mais il m’a rendu malade lorsque j’ai voulu m’interposer entre lui et toi. Et il a fait la même chose au Dr d’Aubisson, à ta mère et au garde.
— Oui, mais juste assez pour vous empêcher de me contrecarrer. Il ne vous a pas causé d’autre dommage.
— Alors, il aurait fait tout cela juste pour te faire sortir à l’extérieur, afin de pouvoir te parler, et avoir de la compagnie. Cela ne me semble pas une raison suffisante.
— Peut-être que la vraie raison, c’est quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre. Peut-être est-ce un esprit si différent du nôtre qu’il ne peut pas expliquer ses raisons, ou que, s’il le faisait, nous n’y comprendrions rien.
— Mais cet esprit n’est pas si différent que cela, puisqu’il peut converser avec toi. Il reçoit tes idées et te transmet les siennes, hein ? Vous communiquez tous les deux.
— Oui.
— Et il te comprend assez bien pour essayer de te plaire en adoptant la voix et le visage d’Aurinel. »
Marlène baissa la tête et fixa des yeux le plancher.
Genarr dit doucement : « Puisqu’il nous comprend, nous pouvons le comprendre, donc il faut que tu découvres pourquoi il a besoin de toi. Ce serait très important de le savoir, car qui sait ce qu’il prépare ? Nous ne pouvons découvrir cela que par toi, Marlène. »
La jeune fille tremblait. « Je ne sais pas comment faire, oncle Siever.
— Tu n’as qu’à continuer ce que tu as fait. L’esprit semble amical avec toi et s’expliquera peut-être. »
Marlène leva les yeux et étudia Genarr. « Tu as peur, oncle Siever.
— Bien sûr que j’ai peur. Nous avons affaire à un esprit infiniment plus puissant que le nôtre. Il peut, s’il le désire, nous liquider tous.
— Je ne parle pas de cela, oncle Siever. Tu as peur pour moi. »
Genarr hésita. « Es-tu encore sûre d’être en sécurité sur Erythro ? Est-ce sans danger pour toi de parler avec cet esprit ? »
Marlène sauta sur ses pieds et dit, presque avec arrogance : « Bien sûr que oui. Il n’y a aucun risque. Il ne me fera aucun mal. »
Elle en avait l’air totalement persuadée, mais le cœur de Genarr se serra. Ce qu’elle pensait ne comptait pas, puisque son esprit avait été « réglé » par celui d’Erythro. Pourrait-il lui faire confiance, maintenant ? se demanda-t-il.
Après tout, pourquoi cet esprit, formé de milliards de milliards de procaryotes n’aurait-il pas, comme Pitt, un programme en vue ? Et pourquoi dans son désir ardent de le réaliser, ne montrerait-il pas la duplicité de Pitt ?
Et si cet esprit mentait à Marlène pour des raisons qui lui étaient propres ?
Lui, Genarr, avait-il le droit de lui envoyer Marlène dans de telles conditions ?
Mais est-ce que cela rentrait en ligne de compte, qu’il en ait le droit ou non ? Avait-il le choix ?