Chapitre 11 L’orbite

19

Le moment de tranquillité avait pris fin. Tout à fait arbitrairement, Pitt annula ses rendez-vous de l’après-midi. Il avait besoin de temps pour réfléchir.

Il voulait surtout penser à Marlène.

Sa mère, Eugenia Insigna Fisher, posait problème, et cela n’avait fait qu’empirer depuis douze ans. Elle prenait les choses trop à cœur et s’emballait facilement. Cependant, c’était un être humain ; on pouvait la mener et la contrôler ; on pouvait l’enfermer entre les murs confortables de la logique ; et même si parfois elle se débattait un peu, on arrivait à l’y maintenir.

Il n’en allait pas de même de Marlène. C’était un monstre, et Pitt se félicitait qu’elle se soit dévoilée aussi étourdiment, juste pour aider sa mère en une circonstance banale. Mais elle manquait d’expérience, et de cette sagesse qui aurait dû la pousser à cacher ses capacités jusqu’à ce qu’elle puisse les utiliser d’une façon vraiment dévastatrice.

Elle deviendrait plus dangereuse en grandissant ; il fallait l’arrêter dans son élan. Ce serait l’œuvre d’un autre monstre : Erythro.

Pitt s’attribuait le mérite d’avoir, dès le début, reconnu que cette planète était un monstre. Elle aussi avait une physionomie qu’on pouvait déchiffrer … le reflet de la lumière sanglante de son étoile lui donnait une expression sinistre et menaçante.

Quand ils atteignirent la ceinture d’astéroïdes, à cent cinquante millions de kilomètres de l’orbite que Mégas et Erythro parcouraient autour de Némésis, Pitt dit, plein de confiance : « Arrêtons-nous là. »

Il ne s’attendait pas à des difficultés. Sa décision était tellement rationnelle. Némésis rayonnait peu de chaleur et de lumière. Cela importait peu puisque Rotor fonctionnait à la micro-fusion. C’était même un avantage. Et faible comme elle l’était, pas de danger que cette lumière rouge pèse sur le cœur, assombrisse l’esprit et fasse frissonner l’âme.

Et puis, dans la ceinture d’astéroïdes, les effets gravitationnels de Némésis et de Mégas restaient faibles et toute manœuvre serait, en conséquence, moins coûteuse en énergie. On pourrait facilement exploiter les gisements des planétoïdes et, vu la faible lumière de Némésis, ils devaient comporter beaucoup de corps volatiles.

L’idéal !

Pourtant, les Rotoriens exprimèrent clairement, à une écrasante majorité, leur désir de placer la station en orbite autour d’Erythro. Pitt s’évertua à souligner qu’ils baigneraient dans une lumière rouge fortement déprimante, qu’ils seraient soumis à l’attraction de Mégas autant qu’à celle d’Erythro et qu’il leur faudrait peut-être aller chercher les matières premières dans les astéroïdes.

Pitt en discuta rageusement avec Tambor Brossen, qui l’avait précédé dans la fonction de gouverneur. Cet homme un peu fatigué était plus à l’aise dans son nouveau rôle de vieil homme d’État que dans son ancienne charge. (Il disait, paraît-il, qu’à l’inverse de Pitt, il n’éprouvait aucun plaisir à prendre des décisions.)

L’importance que Pitt accordait à l’emplacement de la colonie amusait Brossen ; il ne le montrait pas, mais cela se lisait dans ses yeux. « Pourquoi, Janus, voulez-vous absolument dresser les Rotoriens à se ranger toujours à votre point de vue ? Laissez-les agir un peu à leur gré ; ils seront d’autant plus prêts à vous céder en d’autres occasions. S’ils veulent graviter autour d’Erythro, laissez-les faire.

— Mais c’est absurde, Tambor. Vous ne le voyez pas ?

— Bien sûr que si. Je vois aussi que Rotor a été, toute sa vie, en orbite autour d’un monde assez grand. Cela plaisait aux Rotoriens et c’est ce qu’ils veulent de nouveau.

— Nous étions en orbite autour de la Terre. Erythro n’est pas la Terre ; elle ne lui ressemble en rien.

— C’est une planète, et à peu près de la même taille que la Terre. Elle a des océans et des continents. Il y a de l’oxygène dans son atmosphère. Nous pourrions parcourir des milliers d’années-lumière avant de trouver un monde qui ressemble autant à la Terre. Croyez-moi, laissez-les faire. »

Pitt avait suivi le conseil de Brossen, même si quelque chose en lui continuait à murmurer son désaccord. Rotor Deux aussi était en orbite autour d’Erythro, ainsi que les deux autres stations en construction. Bien entendu, on avait prévu d’installer des colonies dans la ceinture d’astéroïdes, mais le public ne semblait guère pressé de réaliser ce projet.

Pitt considérait ce choix comme la plus grande erreur depuis la découverte de Némésis. Il aurait dû l’empêcher. Et cependant … cependant … aurait-il pu contraindre les Rotoriens ? Aurait-il dû en faire davantage ? Jusqu’où pouvait-il aller sans risquer de nouvelles élections et la destitution ?

Le gros problème, c’était la nostalgie. Les gens avaient tendance à se tourner vers le passé et Pitt ne pouvait pas toujours les forcer à regarder vers l’avenir. Témoin Brossen …

Pitt l’avait vu sur son lit de mort, sept ans auparavant. Lui seul avait réussi à saisir ses dernières paroles. Brossen avait fait signe à Pitt de se pencher vers lui. Le vieil homme, s’agrippant faiblement à lui d’une main à la peau aussi sèche que du papier, avait chuchoté : « Comme il était brillant, le Soleil de la Terre … » Et il était mort.

Les Rotoriens ne pouvaient pas oublier combien le Soleil était brillant et combien la Terre était verte, la logique de Pitt les exaspérait et ils exigeaient que Rotor tourne autour d’une planète absolument pas verte gravitant autour d’un soleil qui ne brillait pas davantage.

D’où un retard de dix ans. Ils auraient gagné dix ans sur leur programme de développement s’ils s’étaient installés dans la ceinture d’astéroïdes. Pitt en était convaincu.

C’était assez pour exaspérer Pitt, mais Erythro recelait bien d’autres sujets de mécontentement.

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