Chapitre 15 La Peste

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Ils en étaient au dessert lorsqu’Eugenia Fisher sourit à Genarr et dit : « On dirait que la vie est agréable, ici. »

Genarr lui rendit son sourire. « Assez agréable, mais claustrophobique. Nous vivons sur un monde immense, cependant je suis cloîtré dans le Dôme. Les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes. Quand je rencontre quelqu’un d’intéressant, il repart au bout de deux ou trois mois. Votre arrivée, à toutes deux, aurait été une occasion d’holovision, même si tu avais été quelqu’un d’autre. Et en plus, c’était toi …

— Flatteur », répliqua tristement Insigna.

Genarr s’éclaircit la gorge. « Marlène m’a dit, pour mon bien, tu comprends, que tu n’avais pas surmonté … »

Mais Insigna se hâta de l’interrompre.

— Je n’ai pas vu d’équipe d’holovision. »

Genarr renonça à sa tentative. « Juste une façon de parler. Nous préparons une petite soirée pour demain où je te présenterai à tout le monde.

— Ils feront des commentaires sur mon physique, sur ma façon de m’habiller, sur ce qu’ils ont entendu dire à mon sujet.

— Bien sûr. Mais Marlène est invitée aussi, ce qui signifie, je pense, que tu en sauras bien plus sur nous que nous sur toi.

Insigna parut mal à l’aise. « Marlène a fait des siennes ?

— Tu veux dire qu’elle a utilisé son don sur moi ? Oui.

— Je lui avais dit de ne pas le faire.

— Je ne crois pas qu’elle puisse s’en empêcher.

— Tu as raison. C’est impossible. Mais je lui ai dit de ne pas t’en parler.

— Oh, je lui ai ordonné de passer outre. En me servant de mon titre de commandant.

— Je suis désolée. C’est tellement agaçant.

— Pas pour moi. Eugenia, je t’en prie, essaie de comprendre. J’aime bien ta fille. J’ai dans l’idée qu’elle est très malheureuse de savoir tant de choses et d’être aussi peu aimée.

— Je te préviens. Elle va te lasser. Et elle n’a que quinze ans.

— Toutes les mères oublient qu’elles ont eu quinze ans. Marlène a fait allusion à un garçon et tu sais qu’un chagrin d’amour blesse autant à quinze ans qu’à trente-cinq, peut-être même plus. Réfléchis qu’étant donnée ton apparence, tes années d’adolescence ont dû être ensoleillées. Marlène sait qu’elle n’est pas belle. Elle sent que son intelligence ne compense rien et elle est furieuse, bien qu’elle sache que la colère ne sert à rien.

— Eh bien, Siever, je ne te savais pas psychologue, dit Insigna en essayant de plaisanter.

— Non, je ne le suis pas. C’est juste quelque chose que je peux comprendre. Je suis passé par là.

— Oh … » Insigna semblait ne plus savoir quoi dire.

« Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas l’intention de pleurer sur mon sort et je n’essaie pas non plus de te forcer à sympathiser avec ce pauvre type au cœur brisé … que je ne suis pas. J’ai quarante-neuf ans, pas quinze, et j’ai appris à m’accepter comme je suis. Si j’avais été beau et stupide à quinze ou vingt et un ans, comme je l’ai souhaité à l’époque, je resterais stupide aujourd’hui … mais je ne serais plus beau. A la longue, je n’ai pas perdu au change et ce sera pareil pour Marlène, j’en suis sûr … si elle a le temps.

— Que veux-tu dire par là, Siever ?

— Marlène m’a dit qu’elle avait parlé à ton bon ami Pitt et que, délibérément, elle s’en était fait un ennemi afin qu’il vous exile toutes les deux sur Erythro.

— Je ne suis pas d’accord avec ce qu’elle a fait. Marlène en est arrivée au point où elle croit qu’elle peut tirer les fils des marionnettes et cela peut lui attirer de sérieux ennuis.

— Je ne voudrais pas t’effrayer, Eugenia, mais je pense que c’est déjà fait.

— Allons, Siever, c’est impossible. Pitt peut être entêté et autoritaire, mais il n’est pas méchant. Il ne va pas s’attaquer à une adolescente, juste parce qu’elle lui a joué un tour idiot. »

Le dîner était fini, mais les lumières restaient tamisées dans la résidence plutôt élégante de Genarr, et Insigna fronça légèrement les sourcils lorsque celui-ci se pencha pour appuyer sur le bouton qui activait le champ protecteur.

« Des secrets, Siever ? dit-elle avec un rire forcé.

— Oui, Eugenia. Tu ne connais pas Pitt aussi bien que moi. Je suis entré en conflit avec lui et c’est pourquoi je me suis retrouvé ici. Il a voulu se débarrasser de moi. Dans mon cas, l’exil a suffi. Pour Marlène, cela ne sera peut-être pas assez. »

Un autre rire forcé. « Allons, Siever. Où veux-tu en venir ?

— Écoute-moi et tu comprendras. Pitt est un homme plein de dissimulation. Il déteste qu’on devine ses intentions. Mais voilà qu’arrive Marlène, capable de lire clairement les pensées et les motivations cachées. Alors il l’expédie ici … avec toi, puisqu’il ne peut pas l’envoyer seule.

— D’accord. Et alors ?

— Crois-tu vraiment qu’elle reviendra un jour sur Rotor ?

— C’est de la paranoïa, Siever. Tu ne vas pas croire que Pitt veut lui imposer un exil permanent ?

— Il le peut, en tout cas. Eugenia, tu ignores l’histoire des débuts du Dôme ; Pitt la connaît, et moi aussi. Il faut que tu saches pourquoi nous en restons là sans faire aucun effort pour coloniser Erythro.

— Tu me l’as expliqué. La lumière …

— Ça, c’est l’explication officielle, Eugenia. La lumière, on peut s’y habituer. Qu’est-ce que nous avons d’autre ? Un monde à pesanteur normale, avec une atmosphère respirable, des écarts de température agréables, des saisons qui rappellent celles de la Terre et aucune forme de vie dépassant le stade procaryote, juste des cellules qui ne sont d’ailleurs pas infectieuses. Cependant nous n’essayons pas de le coloniser.

— D’accord. Mais pourquoi, alors ?

— Aux premiers jours du Dôme, les gens sortaient librement pour explorer la planète. Ils ne prenaient aucune précaution spéciale, ils respiraient l’air, ils buvaient l’eau.

— Oui ?

— Et puis, certains tombèrent malades. Mentalement. Sans espoir de guérison. Ce n’était pas une folie furieuse, mais … ils étaient coupés de la réalité. Certains vont un peu mieux maintenant, mais aucun, que je sache, n’a jamais guéri complètement. Apparemment, ce n’est pas contagieux et on les soigne, sur Rotor … en cachette. »

Eugenia fronça les sourcils. « Qu’est-ce que tu me racontes là, Siever ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.

— Rappelle-toi le penchant de Pitt pour le secret. Tu n’avais pas besoin de ces données-là. Ce n’était pas ta spécialité. Mais moi, il a bien fallu me mettre au courant parce qu’on m’a envoyé ici pour que je règle le problème. Si j’avais échoué, nous aurions dû abandonner totalement Erythro et cela aurait provoqué pas mal de peur et de mécontentement. »

Il resta silencieux un moment, puis reprit : « Je n’avais pas le droit de te dire cela. Je viole un secret d’État. Mais, pour Marlène … »

Une expression de profonde inquiétude envahit le visage d’Eugenia. « Qu’est-ce que tu veux dire ? Que Pitt …

— Pitt s’est dit que Marlène pourrait bien attraper ce que nous appelons ‘‘la Peste d’Erythro’’. Cela ne la tuerait pas. Cela ne la rendrait peut-être même pas malade, au sens habituel du terme, mais son cerveau serait suffisamment détérioré pour que son don particulier disparaisse, et c’est ce que Pitt désire.

— Mais c’est horrible, Siever. Impensable. Une enfant …

— Eugenia, je ne dis pas que cela va arriver. Ce que Pitt désire, il ne l’obtient pas forcément. Dès mon arrivée ici, j’ai imposé des moyens de protection drastiques. Personne ne sort du Dôme, sauf avec l’équivalent d’une combinaison spatiale, et nous ne restons jamais longtemps dehors. Les processus de filtration ont été améliorés. Depuis que j’ai institué ces mesures, nous n’avons eu que deux cas, très légers.

— Mais qu’est-ce qui provoque ça ? »

Genarr eut un bref éclat de rire, qui n’avait rien de gai. « Nous l’ignorons. C’est cela le pire. Nous ne pouvons pas perfectionner nos moyens de défense. Les expériences indiquent qu’il n’y a rien, ni dans l’air ni dans l’eau, qui puisse expliquer cela. Ni dans le sol … après tout, c’est le sol d’Erythro que nous avons dans le Dôme ; nous ne pouvons pas nous en séparer. Nous consommons l’air et l’eau de la planète, mais convenablement filtrés. En outre, beaucoup de gens ont respiré l’air d’Erythro et bu son eau sans aucune protection, et ils l’ont fait impunément.

— Alors, les procaryotes ?

— Impossible. Nous en avons tous respiré et ingéré par inadvertance, et les expériences faites sur des animaux n’ont donné aucun résultat. Si la Peste était transmise par les procaryotes, elle serait contagieuse, et elle ne l’est pas. Nous avons étudié les radiations émises par Némésis et elles semblent inoffensives. Pire encore, une fois — une seule fois — quelqu’un qui n’était jamais sorti du Dôme est tout de même tombé malade. C’est un mystère.

— Tu as une théorie ?

— Moi ? Non. Je suis seulement content que la Peste ait virtuellement disparu. Pour combien de temps ? Quelqu’un a émis une hypothèse …

— Laquelle ?

— Un psychologue m’a fait un rapport que j’ai transmis à Pitt. Il prétend que ceux qui ont été frappés avaient plus d’imagination que les autres, qu’ils étaient, mentalement parlant, hors du commun. Plus intelligents, plus créatifs, plus originaux. Il pense que, quelle que soit la cause de la maladie, les cerveaux plus brillants sont moins résistants, plus facilement dérangés.

— Et tu y crois ?

— Je n’en sais rien. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas d’autre facteur discriminant. Les deux sexes sont presque également touchés, et l’on n’a rien trouvé pour l’âge, l’éducation ou les caractéristiques physiques. Bien sûr, les victimes de la Peste constituent un échantillon réduit et les statistiques ne sont pas vraiment valables. Pitt a estimé que nous pouvions nous passer des êtres exceptionnels et, ces derniers temps, tous ceux qui sont venus sur Erythro étaient un peu … rustres ; pas inintelligents, tu comprends, mais plus bûcheurs que brillants. Comme moi. Je suis le sujet idéal pour l’immunité à la Peste : un cerveau ordinaire. Tu es d’accord ?

— Allons, Siever, tu n’es pas …

— D’autre part, dit Genarr sans attendre qu’elle ait fini sa phrase, je dirais que le cerveau de Marlène est vraiment hors du commun.

— Oh, oui. Je vois ce que tu veux dire.

— C’est Marlène qui a demandé à partir pour Erythro. Elle lui a fourni elle-même le bon moyen de se débarrasser d’un esprit qu’il avait reconnu comme dangereux.

— Alors, il faut que nous partions … que nous revenions sur Rotor.

— Oui, mais je suis sûr que Pitt peut vous en empêcher. Je te conseille d’effectuer tes mesures le plus rapidement possible et, pour Marlène, nous allons prendre toutes les précautions possibles. La Peste a disparu et la théorie selon laquelle les cerveaux hors du commun y sont particulièrement vulnérables n’est qu’une hypothèse, rien de plus. Nous pouvons garder Marlène en sécurité et ce sera bien fait pour Pitt. Tu verras. »

Insigna, l’estomac noué, regardait Genarr avec de grands yeux, sans vraiment le voir.

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