Chapitre 36 La rencontre

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Eugenia Insigna dit, d’un ton qui semblait situé à mi-chemin entre la perplexité et le mécontentement : « Marlène chantait ce matin. Une chanson qui disait ‘‘Je me sens chez moi parmi les étoiles, là où les planètes tournent en liberté’’.

— Je la connais, dit Siever Genarr. Mais je ne te la chanterai pas, parce que je suis incapable de garder le ton. »

Ils venaient de finir leur repas. Ils déjeunaient tous les jours ensemble, maintenant, moment que Genarr attendait avec une satisfaction paisible ; pourtant Marlène constituait invariablement le sujet de la conversation et il sentait qu’Insigna se tournait peut-être vers lui uniquement par désespoir, car à qui d’autre aurait-elle pu parler librement de ce sujet ?

Il s’en moquait. Quel que soit le prétexte …

« Je ne l’ai jamais entendue chanter, reprit Insigna. Je l’en ai toujours cru incapable. En réalité, elle a un beau contralto.

— C’est le signe que maintenant, elle est heureuse … ou excitée … ou satisfaite … quelque chose de positif, Eugenia. Mon idée, c’est qu’elle a trouvé sa place dans l’univers, son unique raison de vivre. Cela n’est pas donné à tout le monde de découvrir cela. La plupart d’entre nous se traînent en cherchant la signification de leur vie, ne la trouvent pas et finissent soit résignés, soit désespérés. Moi, je suis du type résigné. »

Insigna réussit à sourire. « Je suppose que tu ne me ranges pas dans la même catégorie.

— Tu n’es pas désespérée, Eugenia, mais tu as tendance à t’engager dans des combats perdus d’avance. »

Elle baissa les yeux. « Tu fais allusion à Crile ?

— Si tu veux croire ça, d’accord. Mais en réalité, je pensais à Marlène. Elle est sortie une douzaine de fois. Elle adore ça. Cela la rend heureuse et pourtant tu es toujours en proie à la peur. Qu’est-ce qui t’inquiète ? »

Insigna retourna la question dans sa tête en faisant tourner sa fourchette dans son assiette. « J’ai l’impression d’avoir perdu. C’est une telle injustice. Crile a fait son choix et je l’ai perdu. Marlène a fait son choix et je suis en train de la perdre … si ce n’est pas la Peste qui me la prend, c’est Erythro.

— Je sais. » Il tendit la main et elle y laissa tomber la sienne, un peu distraitement.

« Marlène a de plus en plus envie d’aller se promener dans ce désert absolu et de moins en moins d’être avec nous. Pour finir, elle trouvera un moyen de vivre à l’extérieur et ne reviendra qu’à de longs intervalles … et puis elle disparaîtra.

— Tu as probablement raison, mais toute vie est une symphonie composée de pertes successives. On perd sa jeunesse, ses parents, ses amours, ses amis, son bien-être, sa santé et pour finir sa vie. Refuser de l’admettre ne change rien et, en plus, on perd la maîtrise de soi et la paix de l’esprit.

— Elle n’a jamais été heureuse, Siever.

— Tu te crois responsable ?

— J’aurais pu la comprendre un peu mieux.

— Il n’est jamais trop tard pour commencer. Marlène voulait une planète et elle l’a. Elle a voulu transformer un insupportable don en un moyen de communiquer avec un autre esprit, et elle a réussi. Voudrais-tu la forcer à renoncer à tout cela ? Pour qu’elle reste avec toi, voudrais-tu lui infliger une perte si grande que ni toi ni moi ne pouvons la concevoir, la perte du véritable usage de son cerveau exceptionnel ? »

Insigna rit un peu, bien que ses yeux soient noyés de larmes. « Tu ferais sortir un lapin de son terrier rien qu’en lui parlant, Siever.

— Vraiment ? Mes paroles n’ont pas été aussi efficaces que les silences de Crile.

— Il y avait d’autres facteurs. » Elle fronça les sourcils. « Cela ne fait rien. Tu es un grand réconfort pour moi, Siever.

— Que tu me réconfortes en me disant que je suis un réconfort pour toi, répondit Genarr d’un air piteux, c’est le signe que j’ai bien atteint l’âge que j’ai. Le feu ne fait plus que couver quand on ne demande plus ceci ou cela, mais d’être réconforté.

— Il n’y a rien de mal à cela.

— Rien du tout. Je suppose qu’il y a beaucoup de couples qui ont connu les folies de la passion et les rituels de l’extase et, à la fin, ils sont peut-être ravis d’échanger tout cela pour le réconfort. Je ne sais pas. Les victoires tranquilles sont tellement tranquilles. Essentielles, mais négligées.

— Comme toi, mon pauvre Siever ?

— Eugenia, j’ai passé toute ma vie à essayer de ne pas m’apitoyer sur moi, alors ne m’y pousse pas juste pour le plaisir de me voir me tordre de douleur.

— Oh, Siever, je n’ai pas envie de te voir te tordre de douleur.

— Je voulais juste te l’entendre dire. Tu vois comme je suis intelligent. Mais, tu sais, si tu veux un substitut à la présence de Marlène, je suis prêt à attendre le moment où tu auras besoin de réconfort. Je ne te quitterai pas, même pour un monde entier à moi tout seul … si tu n’as pas envie que je parte. »

Elle lui serra la main. « Je ne mérite pas quelqu’un comme toi, Siever.

— N’utilise pas cette excuse pour me repousser, Eugenia. Je suis prêt à me gaspiller pour toi et tu ne m’empêcheras pas de faire le suprême sacrifice.

— Tu n’as trouvé personne de plus valable ?

— Je n’ai pas cherché. Et je n’ai pas senti, non plus, chez les femmes de Rotor, un grand désir pour ma personne. En outre, que ferais-je d’un objet plus valable ? Ce n’est pas très excitant de s’offrir en tant que cadeau dûment mérité. C’est tellement plus romantique d’être un cadeau immérité, d’être un don du ciel.

— De te sentir divin dans ta condescendance envers celles qui sont indignes. »

Genarr hocha vigoureusement la tête. « J’aime cela. Oui. Oui. C’est exactement l’image qui me comble. »

Insigna rit de nouveau, et plus librement. « Tu es dingue. Je ne l’avais jamais remarqué, je ne sais pas pourquoi.

— J’ai des profondeurs cachées. Au fur et à mesure que tu me connaîtras mieux … »

Il fut interrompu par le vrombissement sec du récepteur de messages. Il fronça les sourcils.

« Juste au moment, Eugenia, où je t’avais amenée … je ne me souviens même pas par quelles manœuvres … au point où tu te sentais prête à tomber dans mes bras, on nous interrompt. Ah, là, là. » Sa voix changea brusquement de ton. « C’est un message de Saltade Leverett.

— Qui est-ce ?

— Tu ne le connais pas. Presque personne ne le connaît. C’est quasiment un ermite. Il travaille dans la ceinture d’astéroïdes parce que cela lui plaît d’être là-bas. Je n’ai pas vu ce vieux Leverett depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je dis ‘‘vieux’’, parce qu’il a mon âge. Le message est scellé. Adapté à mes empreintes, à ce que je vois. C’est donc assez secret pour que je sois censé te demander de partir avant de l’ouvrir. »

Insigna se leva aussitôt, mais Genarr lui fit signe de se rasseoir. « Non, Eugenia. Le secret, c’est une maladie de la bureaucratie. Je n’y accorde aucune attention. »

Il appuya son pouce droit sur la feuille, puis l’autre à un endroit approprié et les lettres commencèrent à apparaître. « J’ai souvent pensé que si quelqu’un n’avait plus de pouces … » Puis il se tut.

Toujours en silence, il passa le message à Insigna.

« J’ai le droit de le lire ?

— Bien sûr que non, mais qui s’en soucie ? Lis. »

Elle jeta un coup d’œil sur le message, puis leva les yeux. « Un vaisseau étranger ? Sur le point d’atterrir ici ? »

Genarr hocha la tête. « Du moins, c’est ce qu’ils disent.

— Mais … et Marlène ? s’exclama fiévreusement Insigna. Elle est dehors.

— Erythro la protégera.

— Qu’en sais-tu ? C’est peut-être un vaisseau d’extraterrestres. Des vrais. Des non-humains. La chose d’Erythro n’a peut-être aucun pouvoir sur eux.

— Nous sommes des extraterrestres pour Erythro, pourtant il nous contrôle aisément.

— Il faut que je sorte.

— Quel bien cela … ?

— Je veux être avec ma fille. Viens. Aide-moi. Nous la ramènerons dans le Dôme.

— Si ce sont des envahisseurs tout-puissants et malveillants, ce serait peut-être dangereux de …

— Oh, Siever, est-ce le moment de raisonner ? Je t’en prie. Je veux rejoindre ma fille ! »

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Ils avaient pris des photos et maintenant, ils les étudiaient. Tessa Wendel secoua la tête. « C’est incroyable. Cette planète est totalement déserte. Sauf là.

— Il y a de l’intelligence partout, insista Merry Blankowitz, le front plissé. C’est indéniable, maintenant que nous nous sommes rapprochés. Déserte ou pas, elle abrite de l’intelligence.

— Mais d’une manière plus intense dans ce dôme ? N’est-ce pas ?

— Oui, capitaine. Là, elle est plus perceptible. Et plus familière. Hors du dôme, il y a de légères différences et je ne sais pas bien ce qu’elles signifient.

— Mais nous n’avons jamais testé d’intelligence supérieure autre qu’humaine », fit remarquer Wu.

Wendel se tourna vers lui. « Vous pensez que l’intelligence hors du dôme n’est pas humaine ?

— Puisque nous avons décidé que les êtres humains n’auraient pas pu s’enterrer sous toute la surface en treize années, à quelle autre conclusion aboutir ?

— Et le dôme ? Est-il humain ?

— C’est complètement différent, dit Wu, et cela ne dépend pas des plexons de Blankowitz. On y voit des instruments astronomiques. Le dôme — ou du moins une partie de celui-ci — est un observatoire astronomique.


— Des non-humains intelligents ne pourraient pas être astronomes ? demanda un peu ironiquement Jarlow.

— Bien sûr que si, mais avec des instruments qui leur seraient propres. Alors que je vois là un scanner à infrarouges assisté par ordinateur exactement semblable à ceux que je verrai sur Terre … Disons cela autrement. Oubliez la nature de l’intelligence. Je vois des instruments qui ont été fabriqués, soit dans le système solaire, soit selon des plans élaborés dans le système solaire. C’est indéniable. Je ne peux pas concevoir que des extraterrestres, sans aucun contact avec des êtres humains, puissent fabriquer de tels instruments.

— Très bien, Wu, conclut Wendel. Je suis d’accord avec vous. Même s’il existe autre chose sur cette planète, il y a, ou il y a eu, des êtres humains sous ce dôme.

— Pas seulement des êtres humains, capitaine, intervint sèchement Fisher. Des Rotoriens. Il ne peut pas y avoir d’autres êtres humains que des Rotoriens sur ce monde, en dehors de nous.

— C’est également incontestable, confirma Wu.

— C’est un si petit dôme, dit Blankowitz. Rotor abritait des dizaines de milliers de personnes.

— Soixante mille, murmura Fisher.

— Ils ne peuvent pas tous tenir dans ce dôme.

— D’abord, il peut y en avoir d’autres, dit Fisher. On pourrait survoler ce monde un millier de fois et laisser passer des tas de choses sans les voir.

— Il n’y a qu’un seul endroit où il se produit un changement dans le type de plexons émis. S’il y avait d’autres dômes comme celui-là, je les aurais repérés, j’en suis certaine, répliqua Blankowitz.

— Ou alors, ce que nous voyons n’est qu’une minuscule partie d’une structure qui s’étend peut-être sur des kilomètres, en dessous de la surface.

— Les Rotoriens sont arrivés dans une station spatiale, dit Wu. Elle peut encore exister. Il y en a peut-être même plusieurs. Ce dôme ne constitue peut-être qu’un avant-poste.

— Nous n’avons pas vu de station spatiale, intervint Jarlow.

— Nous ne l’avons pas cherchée, fit remarquer Wu. Nous nous sommes totalement concentrés sur ce satellite.

— Je n’ai pas détecté d’intelligence ailleurs que sur ce monde.

— Vous non plus, vous n’avez pas cherché, insista Wu. Il aurait fallu balayer tout l’espace à la recherche d’une station spatiale ou deux, mais dès que vous avez détecté des plexons en provenance de cette planète, vous n’avez pas regardé ailleurs.

— Je vais le faire, si vous pensez que c’est nécessaire. »

Wendel leva la main. « S’il y avait des stations spatiales, pourquoi ne nous ont-elles pas repérés ? Nous n’avons rien fait pour dissimuler nos émissions d’énergie. Après tout, nous étions joliment sûrs que ce système solaire serait vide.

— Ils sont peut-être aussi trop sûrs d’eux, capitaine. Ils ne cherchent pas à nous voir. Ou, s’ils nous ont détectés, ils se demandent peut-être à qui — ou à quoi — ils ont affaire, et ils hésitent avant d’agir. Nous connaissons un endroit de la surface de ce grand satellite où il doit y avoir des êtres humains, je pense donc que nous devrions atterrir et prendre contact avec eux.

— Vous croyez qu’on ne risque rien ? demanda Blankowitz.

— Je pense que non, répondit fermement Wu. Ils ne peuvent pas nous tirer dessus d’emblée. Ils ont sûrement envie d’en savoir plus à notre sujet. En outre, si nous restons dans l’indécision, nous n’aboutirons à rien et nous devrons revenir sur Terre pour dire ce que nous avons découvert. La Terre enverra toute une flotte de vaisseaux supraluminiques, mais on ne nous félicitera pas si nous ne rapportons qu’un minimum d’informations. On se souviendra de nous comme d’une expédition qui s’est dérobée à son devoir. » Il sourit d’un air légèrement moqueur. « Vous voyez, capitaine, j’ai bien retenu les leçons de Fisher.

— Alors, vous pensez qu’il faut atterrir maintenant et prendre contact, dit Wendel.

— Absolument.

— Et vous, Blankowitz ?

— Je suis curieuse. Non pas du dôme, mais de l’éventuelle vie extra-terrestre.

— Jarlow ?

— Je souhaite que nous ayons des armes adéquates, ou l’hyper-communication. Si nous sommes massacrés, la Terre ne saura rien absolument rien — du résultat de notre voyage. Alors, arrivera un autre équipage, aussi mal préparé, et qui sera aussi hésitant que nous. D’un autre côté, si nous survivons au contact, nous reviendrons avec des connaissances importantes. Je suppose qu’il faut tenter notre chance.

— Puis-je donner mon opinion, capitaine ? s’empressa de demander Fisher.

— Je pense que vous êtes d’avis d’atterrir afin de rencontrer les Rotoriens.

— Exactement. Atterrissons aussi silencieusement et discrètement que possible, et j’irai en reconnaissance. Si quelque chose tourne mal, alors vous décollez et revenez sur Terre en m’abandonnant. On peut se passer de moi, mais le vaisseau doit retourner sur Terre. »

Wendel dit aussitôt, le visage durci. « Pourquoi vous ?

— Parce que je connais les Rotoriens, et parce que … je le désire.

— Moi aussi, dit Wu. Il faut que j’y aille avec vous.

— Pourquoi risquer deux vies ? demanda Fisher.

— Parce qu’à deux, on est plus en sécurité que seul. Parce que, en cas d’ennui, on peut s’échapper pendant que l’autre fait diversion. Et par-dessus tout, parce que, comme vous dites, vous connaissez les Rotoriens. Votre jugement ne serait pas objectif.

— Alors, nous atterrissons, conclut Wendel. Fisher et Wu quitteront le navire. S’ils sont en désaccord sur la manière de procéder, Wu prendra les décisions.

— Pourquoi lui ? s’exclama Fisher, indigné.

— Wu a dit que vos décisions pourraient ne pas être objectives, soutint fermement Wendel en le regardant, et je suis d’accord avec lui. »

88

Marlène était heureuse. Elle avait l’impression d’être protégée, enlacée par des bras pleins de douceur. Elle voyait la lumière rougeâtre de Némésis et sentait le vent sur ses joues. Elle regardait les nuages qui obscurcissaient de temps à autre le large globe de Némésis et faisaient virer la lumière au gris.

Mais elle voyait aussi facilement en gris qu’en rouge et pouvait distinguer des nuances et des teintes qui formaient des dessins fascinants. Et si le vent fraîchissait lorsque la lumière de Némésis était occultée, il ne la glaçait jamais. Erythro semblait améliorer sa vue, réchauffer l’air autour de son corps quand c’était nécessaire, et s’occuper d’elle à tous égards.

Et elle parlait à Erythro. Elle avait décidé de s’adresser aux cellules qui composaient la vie sur Erythro comme à Erythro elle-même. Comme à la planète. Pourquoi pas ? Qu’est-ce que c’était d’autre ? Individuellement, il s’agissait seulement de cellules, aussi primitives — plus primitives, même — que celles de son propre corps. Toutes ensemble, elles formaient un organisme composé d’un trillion de milliards de minuscules pièces connectées entre elles, qui remplissaient, imprégnaient et « étreignaient » tant la planète qu’on pouvait aussi bien se dire que « c’était » la planète.

Comme c’est étrange, pensait Marlène. Avant l’arrivée de Rotor, cette forme de vie géante n’avait jamais dû savoir qu’il existait de la vie en dehors d’elle-même, une autre vie différente.

Marlène n’avait pas besoin d’exprimer clairement, dans son esprit, ses sensations et ses questions. Erythro s’élevait devant elle, parfois, comme une mince fumée grise qui formait une silhouette humaine dont les contours vacillaient, telle un spectre. On avait l’impression de quelque chose qui coulait. Marlène savait, indubitablement mais sans vraiment le voir, qu’à chaque seconde, des millions de cellules invisibles partaient pour être immédiatement remplacées par d’autres. Aucune cellule procaryote ne pouvait survivre longtemps hors de sa pellicule d’eau, si bien que chacune n’était qu’une partie évanescente de la silhouette ; pourtant celle-ci restait aussi permanente qu’elle le souhaitait, et ne perdait jamais son identité.

Erythro n’avait jamais repris la forme d’Aurinel. Elle avait deviné, sans qu’on le lui dise, que cela troublait la jeune fille. Son apparence, neutre maintenant, ne changeait légèrement que selon les caprices de la pensée de Marlène. Erythro pouvait suivre les délicates modifications du pattern de son esprit beaucoup mieux qu’elle-même, se dit Marlène, et cette forme s’y adaptait et ressemblait à quelque silhouette née de son imagination du moment ; lorsque Marlène essayait de se concentrer sur elle et de l’identifier, elle se transformait doucement en autre chose. Parfois, Marlène entrevoyait la courbe de la joue de sa mère, le nez fort d’oncle Siever, quelques traits des garçons et des filles qu’elle avait connus à l’école.

C’était une symphonie interactive. Point tant une conversation entre elles qu’un ballet mental que Marlène ne pouvait pas décrire, quelque chose d’infiniment apaisant, d’une variété illimitée, changeant partiellement d’apparence, de voix, de pensée.

Cette conversation se déroulait sur tant de dimensions que sa possibilité de répondre, réduite à la parole, lui donnait l’impression d’être plate, sans vie. Sa capacité de lire le langage du corps s’épanouissait en quelque chose qu’elle n’avait jamais imaginé auparavant. Les pensées s’échangeaient bien plus vite — et bien plus profondément — que par l’entremise du langage, fruste et rudimentaire.

Erythro lui expliquait le choc qu’il avait éprouvé en rencontrant d’autres esprits … ou plutôt la remplissait de ce choc. Des esprits. Plusieurs. Elle aurait pu aisément comprendre un autre esprit. Un autre monde. Mais rencontrer tant d’esprits, entassés les uns sur les autres, chacun différent, s’imbriquant dans un petit espace. Impensable.

Les pensées qui imprégnaient l’esprit de Marlène, pendant qu’Erythro s’exprimait, ne pouvaient se traduire que froidement en mots qui laissaient à désirer. Derrière eux, les inondant et les noyant, il y avait les émotions, les sentiments, les vibrations neuroniques qui fracassaient Erythro en un réarrangement de concepts.

Elle avait fait des expériences avec les esprits — les avait palpés. Pas exactement comme les hommes palpaient, quelque chose d’entièrement différent qu’on pouvait rapprocher, très approximativement, de ce concept humain. Alors quelques-uns des esprits s’étaient désagrégés, partiellement désintégrés, et c’était devenu désagréable. Erythro avait cessé de palper les esprits au hasard et cherché ceux qui pourraient supporter le contact.

« Et vous m’avez trouvée ? dit Marlène.

— Je vous ai trouvée.

— Mais pourquoi ? pourquoi m’avez-vous cherchée ? » demanda-t-elle avidement.

La silhouette vacilla et devint plus grise. « Juste pour vous trouver. »

Ce n’était pas une réponse. « Pourquoi voulez-vous que je sois avec vous ? »

La silhouette commença à s’effacer et la pensée que Marlène perçut était fugitive. « Juste pour que vous soyez avec moi. »

Et la silhouette disparut.

Seule son image avait disparu. Marlène sentait toujours sa protection, sa chaleur enveloppante. Mais pourquoi avait-elle disparu ? Est-ce que ses questions lui avaient déplu ?

Elle entendit un bruit.

Sur un monde vide, c’est possible de cataloguer rapidement les sons, car il n’y en a guère. Il y a le bruit de l’eau qui coule et, plus subtil, le gémissement de l’air qui souffle. Il y a les sons prévisibles que l’on fait soi-même, le martellement des pas, le bruissement des vêtements et le sifflement de la respiration.

Marlène entendit autre chose que tout cela et se retourna dans la direction du bruit. Sur l’affleurement rocheux qui était à sa gauche, apparut une tête d’homme.

Sa première pensée fut que quelqu’un du Dôme était venu la chercher et elle éprouva un mouvement de colère. Pourquoi venaient-ils la déranger ? Dorénavant, elle refuserait d’emporter l’émetteur d’ondes.

Mais elle ne reconnut pas ce visage ; elle avait, maintenant, rencontré tous les résidents du Dôme. Elle ne connaissait pas leurs noms et ne savait rien sur eux, mais quand elle voyait quelqu’un du Dôme, elle savait qu’elle l’avait déjà vu …

Or, elle n’avait jamais aperçu celui-là dans le Dôme.

Les yeux de l’étranger étaient fixés sur elle. Il avait la bouche entrouverte, comme quelqu’un qui halète. Puis il atteignit le sommet et se mit à courir vers elle.

Elle lui fit face. La protection qu’elle sentait autour d’elle était forte. Elle n’avait pas peur.

Il s’arrêta à trois mètres d’elle, penché en avant comme s’il avait atteint une barrière qu’il ne pouvait franchir et qui l’empêchait d’avancer plus loin.

Pour finir, il dit d’une voix étranglée : « Roseanne ? »

89

Marlène le dévisagea, l’examinant soigneusement. Ses micromouvements étaient imprégnés d’un désir ardent et irradiaient un sentiment de possession, d’intimité.

Elle fit un pas en arrière. Comment était-ce possible ? Pourquoi serait-il …

Le vague souvenir d’une image-holo qu’elle avait vue lorsqu’elle était petite …

Elle ne pouvait plus le nier. Si impossible, si inimaginable que cela puisse être …

Elle se blottit dans sa couverture protectrice et dit : « Père ? »

Il se précipita vers elle comme s’il allait la prendre dans ses bras et, de nouveau, elle fit un pas en arrière. Il s’arrêta, vacilla, puis mit la main sur son front comme pour lutter contre un vertige.

Il dit : « Marlène. Je voulais dire, Marlène. »

Il le prononçait mal, remarqua-t-elle. Deux syllabes. Mais ce n’était pas de sa faute. Comment aurait-il pu savoir ?

Un autre homme survint et vint se poster à côté de lui. Il avait des cheveux noirs et raides, un visage large, des yeux comme des fentes, un teint jaunâtre. Marlène n’avait jamais vu un homme comme lui. Elle resta bouche bée, puis s’obligea à la refermer.

Le deuxième homme dit au premier d’une voix douce et incrédule : « C’est votre fille, Fisher ? »

Les yeux de Marlène s’agrandirent. Fisher ! C’était bien son père.

Celui-ci ne regardait pas l’autre homme. Rien qu’elle. « Oui », répondit-il.

L’autre reprit, encore plus doucement. « Dès la première donne, Fisher ? Vous arrivez ici et la première personne que vous rencontrez, c’est votre fille ? »

Fisher parut faire un effort pour détourner les yeux de sa fille, mais il échoua. « Je crois, Wu. Marlène, ton nom de famille, c’est Fisher, n’est-ce pas ? Eugenia Insigna est bien ta mère ? Je m’appelle Crile Fisher et je suis ton père. »

Il lui tendit les bras.

Marlène était bien consciente que l’expression de désir ardent peinte sur son visage était réelle, mais elle recula encore et dit froidement : « Comment se fait-il que vous soyez ici ?

— J’arrive de la Terre pour te retrouver. Te retrouver enfin. Après toutes ces années.

— Pourquoi revenir ? Vous m’avez abandonnée quand j’étais bébé.

— J’étais obligé de le faire, mais j’ai toujours eu l’intention de revenir, pour toi. »

Alors une autre voix — dure comme l’acier — se fit entendre. « Alors, tu es revenu pour Marlène ? Uniquement pour elle ? »

Eugenia Insigna était là, le visage pâle, les lèvres presque décolorées, les mains tremblantes. Derrière elle Siever Genarr, l’air étonné, restait à l’arrière-plan. Ni l’un ni l’autre ne portait de combinaison protectrice.

Insigna reprit, d’une voix précipitée, semi-hystérique : « J’ai pensé que c’étaient des gens d’une colonie, des gens de la Terre. J’ai même pensé que ce pourrait être une forme de vie non-humaine. J’ai évoqué toutes les éventualités auxquelles je pouvais penser, lorsqu’on m’a dit qu’un vaisseau étranger avait atterri. Je n’ai jamais imaginé que ce pourrait être Crile Fisher qui revenait. Et pour Marlène !

— Je suis venu avec d’autres personnes, pour une importante mission. Voici Chao-Li Wu, un compagnon de bord. Et … et …

— Et nous nous rencontrons. L’idée ne t’est jamais venue que tu pourrais me rencontrer ? Ou bien tes pensées étaient-elles uniquement fixées sur Marlène ? Cette importante mission, c’était quoi ? Retrouver Marlène ?

— Non. Ça, ce n’est pas une mission. Juste un désir.

— Et moi ? »

Fisher baissa les yeux. « Je suis venu pour Marlène.

— Tu es venu pour elle ? Pour l’emmener ?

— J’ai pensé … » commença Fisher, puis il se tut.

Wu le regardait d’un air étonné. Genarr fronçait les sourcils, pensif et plein de colère.

Insigna pivota sur ses talons pour faire face à sa fille. « Marlène, vas-tu partir avec cet homme ?

— Je ne vais nulle part, avec personne, maman, répondit calmement Marlène.

— Tu as ta réponse, Crile. Tu m’as abandonnée avec un enfant d’un an et tu ne vas pas revenir quinze ans après en disant : ‘‘Au fait, maintenant je l’emmène’’, sans une pensée pour moi. C’est biologiquement ta fille, un point c’est tout. Elle est à moi qui m’en suis occupée et l’ai aimée pendant quinze ans.

— Vous n’avez aucune raison de vous quereller à mon sujet, maman. »

Chao-Li Wu fit un pas en avant. « Excusez-moi, Fisher m’a présenté, mais on ne m’a présenté personne. Madame, vous êtes ?

— Eugenia Insigna Fisher. » Elle pointa le doigt sur Fisher. « Sa femme … autrefois.

— Et c’est votre fille, madame.

— Oui. C’est Marlène Fisher. »

Wu s’inclina légèrement. « Et cet autre gentleman …

— Je suis Siever Genarr, le commandant du Dôme que vous voyez derrière moi, à l’horizon.

— Ah, bien. Commandant, j’aimerais vous parler. Je regrette qu’une querelle familiale ait éclaté, mais elle n’a rien à voir avec notre mission.

— Et quelle est au juste votre mission ? » gronda une nouvelle voix. Un homme aux cheveux blancs, à la bouche tombante, arriva, tenant quelque chose qui ressemblait à une arme.

« Salut, Siever », dit-il en passant devant Genarr.

Celui-ci parut stupéfait. « Saltade. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je représente le gouverneur Janus Pitt de Rotor. Je vous répète ma question, monsieur. Quelle est votre mission ? Et comment vous appelez-vous ?

— Je suis le Dr Chao-Li Wu. Et vous, monsieur ?

— Saltade Leverett.

— Bonjour. Nous sommes venus avec des intentions de paix, dit Wu en surveillant l’arme.

— Je l’espère, répondit Leverett d’un air résolu. J’ai avec moi six vaisseaux qui gardent le vôtre dans leurs viseurs.

— Vraiment ? Ce petit dôme ? Avec une flotte ?

— Ce petit dôme n’est qu’un minuscule avant-poste. Ma flotte existe. Ne croyez pas que je bluffe.

— Je vous crois sur parole. Mais notre petit vaisseau vient de la Terre. Nous sommes arrivés ici en vol supraluminique. Vous comprenez ce que cela veut dire ? Plus vite que la lumière.

— Je comprends ce que vous voulez dire. »

Genarr intervint brusquement : « Est-ce que le Dr Wu dit la vérité, Marlène ?

— Oui, oncle Siever.

— Intéressant, murmura Genarr.

— Je suis ravi de voir mes paroles confirmées par cette jeune femme. Dois-je supposer qu’il s’agit de l’expert de Rotor en propulsion supraluminique ?

— Vous n’avez rien à supposer, dit Leverett d’un air impatient. Pourquoi êtes-vous venus ici ? Personne ne vous a invités.

— Non, c’est vrai. Nous ne pensions pas trouver ici quelqu’un qui trouverait à redire à notre présence. Mais je vous supplie de ne pas vous abandonner, sans raison, à un accès de mauvaise humeur. Un faux mouvement de votre part et notre vaisseau disparaîtra dans l’hyper-espace. »

Marlène dit rapidement : « Il n’en est pas sûr.

— J’en suis tout à fait sûr. Et même si vous réussissez à détruire ce vaisseau, notre base, sur Terre, sait où nous sommes et reçoit constamment nos rapports. Si quelque chose nous arrive, la prochaine expédition sera composée de cinquante navires de guerre supraluminiques. Ne prenez pas de risque inutile, monsieur.

— Ce n’est pas vrai, dit Marlène.

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? demanda Genarr.

— Il ment quand il dit que la base sur Terre sait où il est ; ce n’est pas vrai.

— Cela me suffit, dit Genarr. Saltade, ces gens n’ont pas l’hyper-communication. »

L’expression de Wu ne changea pas. « Vous vous fiez aux conjectures d’une adolescente ?

— Ce ne sont pas des conjectures, mais une certitude. Saltade, je vous expliquerai plus tard. Croyez-moi sur parole.

— Demandez à mon père, intervint soudain Marlène. Il vous le dira. » Elle n’avait pas compris pourquoi son père connaissait son don … elle ne l’avait sûrement pas, ou du moins ne l’avait pas montré, à l’âge d’un an, mais il était clair qu’il savait. C’était criant, même si les autres ne pouvaient pas le voir.

« Pas la peine de frimer, Wu. Marlène peut lire en nous. »

Pour la première fois, le sang-froid de Wu parut l’abandonner. Il fronça les sourcils et dit d’un ton acerbe : « Comment pouvez-vous savoir cela, même si c’est votre fille ? Vous ne l’avez pas vue depuis sa tendre enfance.

— J’ai eu une sœur comme ça », dit Fisher à voix basse.

Genarr, comprenant brusquement, s’écria : « C’est génétique, alors. Intéressant. Eh bien, Dr Wu, vous voyez que nous avons ici un instrument qui ne vous permet pas de bluffer. Alors, parlons à cœur ouvert. Pourquoi êtes-vous venus ici ?

— Pour sauver le système solaire. Demandez à cette jeune femme — puisqu’elle est votre autorité en tout — si je ne dis pas la vérité, cette fois.

— Bien sûr que vous dites la vérité, Dr Wu. Nous sommes au courant. C’est ma mère qui a découvert que la Terre était en danger.

— Et nous l’avons aussi découvert, jeune fille, sans le secours de votre mère. »

Saltade Leverett les regardait l’un après l’autre et dit : « Puis-je vous demander de quoi vous parlez ?

— Janus Pitt sait tout cela, Saltade. Je suis désolé qu’il ne vous en ait rien dit, mais si vous prenez contact avec lui, il vous mettra au courant. Dites-lui que nous avons affaire à des gens qui peuvent voyager plus vite que la lumière et que nous pouvons conclure un marché. »

90

Tous quatre étaient assis dans le bureau de Siever Genarr et celui-ci essayait de ne pas se laisser submerger par son sens de l’Histoire. Il participait à la première négociation interstellaire. S’ils ne se distinguaient pas, chacun, dans un autre domaine, leurs noms résonneraient dans les couloirs de l’histoire galactique rien que pour cela.

Deux et deux.

Pour le système solaire (la Terre, en réalité, et qui aurait pensé que cette planète décadente représenterait le système solaire et que c’était elle, et non l’une des colonies énergiques, dans le vent, qui élaborerait le vol supraluminique) il y avait Chao-Li Wu et Crile Fisher.

Wu était volubile et insinuant ; un mathématicien, mais qui possédait clairement une perspicacité pragmatique. Au contraire, Fisher (Genarr n’arrivait pas à s’habituer à lui) restait silencieux, perdu dans ses pensées, et ne participait guère à la discussion.

De l’autre côté, il y avait Saltade Leverett, méfiant et gêné d’être en contact étroit avec trois autres hommes, mais ferme … Face au flot verbeux de Wu, il n’avait aucune difficulté à s’exprimer clairement.

Quand à Genarr, il était aussi silencieux que Fisher, mais attendait qu’ils règlent la question … puisqu’il savait quelque chose que les autres ignoraient.

La nuit était tombée et les heures s’étaient écoulées. On leur avait servi d’abord le déjeuner, puis le dîner. Ils avaient fait des pauses pour détendre la tension et durant l’une d’elles, Genarr était sorti pour voir Eugenia Insigna et Marlène.

« Cela ne se passe pas si mal. Les deux côtés ont beaucoup à gagner.

— Et Crile ? demanda Insigna inquiète. Il n’a plus reparlé de Marlène ?

— Franchement, Eugenia, ce n’est pas le sujet de la discussion et il n’a pas cité son nom. Je pense qu’il est très malheureux.

— Il ferait bien de l’être », dit Insigna amèrement.

Genarr hésita. « Qu’en penses-tu, Marlène ? »

La jeune fille tourna vers lui ses yeux noirs insondables. « J’ai dépassé cela, oncle Siever.

— Tu te montres un peu dure », murmura Genarr.

Mais Insigna lui lança sèchement : « Et pourquoi ne devrait-elle pas se montrer dure ? Elle a été abandonnée par lui.

— Je ne me montre pas dure, dit pensivement Marlène. Si je pouvais quelque chose pour apaiser son esprit, je le ferai. Mais je ne suis pas à lui, vous comprenez. A toi non plus, maman. Je suis désolée, mais j’appartiens à Erythro. Oncle Siever, tu me diras ce qu’ils ont décidé, n’est-ce pas ?

— Je te le promets.

— C’est important.

— Je sais.

— Je devrais être là, pour présenter Erythro.

— Je suppose qu’Erythro y est, mais tu feras partie de notre groupe avant que ce soit fini. Même si je ne te le promettais pas, Marlène, ce que je fais, je pense qu’Erythro y veillerait. »

Et il retourna pour poursuivre la discussion.

Chao-Li Wu se laissa aller en arrière dans son fauteuil ; il n’y avait aucun signe de lassitude sur son visage malin.

« Résumons-nous. En l’absence de propulsion supraluminique, cette étoile — je l’appellerai Némésis, comme vous — est la plus proche du système solaire, si bien que tout vaisseau en route pour les étoiles aurait tendance à s’y arrêter en premier. Maintenant que l’humanité a le vrai vol supraluminique, la distance ne compte plus et les êtres humains ne chercheront plus l’étoile la plus proche, mais la plus accueillante. On partira en quête d’étoiles qui ressemblent au Soleil, autour desquelles gravite au moins une planète du type Terre. Némésis sera écartée.

« Rotor qui s’est conduit comme un maniaque du secret, afin de tenir les autres à l’écart et de garder ce système solaire pour lui tout seul, n’en a plus besoin. Non seulement ce système n’intéresse pas les autres colonies, mais Rotor lui-même n’a plus besoin de le désirer ainsi. Votre colonie peut, si elle le veut, partir à la recherche d’une étoile du type Soleil. Il y en a des millions dans les bras de la spirale galactique.

« Afin d’acquérir le vol supraluminique, il peut vous venir à l’idée de pointer une arme sur moi et d’exiger que je vous dise tout ce que je sais. Je m’occupe de mathématiques théoriques et mes connaissances sont limitées. Même si vous arriviez à vous emparer de notre vaisseau, vous en tireriez peu de chose. Ce qu’il vous faut, c’est envoyer sur Terre une députation de scientifiques et de techniciens qui y recevront l’enseignement adéquat.

« En échange, nous vous demandons ce monde que vous appelez Erythro. J’ai cru comprendre que vous ne l’occupiez pas, sauf ce Dôme qui ne sert qu’à des recherches astronomiques. Vous vivez dans des stations spatiales.

« Si les colonies du système solaire peuvent errer dans l’espace à la recherche de planètes habitables, la Terre en est incapable. Il nous faudra évacuer huit milliards de Terriens en quelques milliers d’années et, plus Némésis se rapprochera du système solaire, plus Erythro pourra aisément servir d’escale aux Terriens jusqu’à ce qu’on puisse les transférer sur des mondes semblables à la Terre.

« Nous allons retourner sur Terre avec un Rotorien de votre choix, comme preuve que nous sommes réellement venus ici. On construira d’autres vaisseaux qui le ramèneront ; vous pouvez en être sûrs puisque nous avons besoin d’Erythro. A notre retour ici, nous emmènerons vos scientifiques qui apprendront la technique du vol supraluminique, technique que nous accorderons également aux colonies. Ai-je bien résumé ce que nous avons décidé ? »

Leverett répondit. « Ce n’est pas si facile que cela. Il faudra terraformer Erythro, si elle doit abriter un très grand nombre de Terriens.

— Oui, j’ai laissé ces détails de côté. Il faudra s’occuper de cela, mais ce ne sera pas nous.

— C’est vrai ; le gouverneur Pitt et le Conseil devront donner l’accord de Rotor.

— Et le Congrès mondial aussi, mais étant donné l’ampleur de l’enjeu, je ne prévois pas d’échec.

— Il faudra établir des garanties. Jusqu’où peut-on faire confiance à la Terre ?

— Aussi loin que la Terre peut faire confiance à Rotor, j’imagine ; il faudra bien un an pour mettre au point ces garanties. Ou cinq ans. Ou dix ans. En tout cas, il faudra des années pour construire suffisamment de vaisseaux, mais nous envisageons un programme qui devrait durer plusieurs milliers d’années et qui prendra fin avec l’abandon de la Terre et le début de la colonisation de la Galaxie.

— En supposant que nous n’entrions pas en compétition avec d’autres intelligences.

— Supposition que nous pouvons garder à l’esprit jusqu’à ce que nous puissions l’abandonner. Cela, c’est pour l’avenir. Allez-vous maintenant consulter votre Gouverneur ? Allez-vous choisir le Rotorien qui nous accompagnera et pourrons-nous bientôt partir ? »

Fisher se pencha en avant. « Puis-je suggérer que ma fille, Marlène … »

Mais Genarr ne le laissa pas finir sa phrase. « Je suis désolé Crile. Je l’ai consultée. Elle ne quittera pas ce monde.

— Si sa mère part avec elle, peut-être que …

— Non, Crile. Sa mère n’a rien à faire avec cela. Même si vous vouliez reprendre la vie commune avec votre femme, et qu’Eugenia décide de repartir avec vous, Marlène resterait sur Erythro. Et si vous décidiez de rester ici pour être avec elle, ce ne serait pas mieux. Vous l’avez perdue, comme sa mère l’a perdue. »

Fisher dit avec colère : « Ce n’est qu’une enfant. Elle ne peut pas prendre ce genre de décisions.

— Malheureusement pour vous, et pour Eugenia, et pour nous tous, ici présents, et peut-être même pour toute l’humanité, elle peut prendre ce genre de décisions. En fait, j’ai promis que quand nous aurions terminé, et je pense c’est le cas, nous l’instruirions de nos décisions.

— Ce n’est certainement pas nécessaire, dit Wu.

— Allons, Siever, intervint Leverett, nous ne sommes pas obligés de demander la permission d’une petite fille.

— Je vous en prie, écoutez-moi, répliqua Genarr. C’est nécessaire et nous sommes obligés de le faire. Laissez-moi tenter une expérience. Je propose de faire venir Marlène afin que nous puissions lui dire ce que nous avons décidé. Si l’un de vous pense que ce n’est pas désirable, laissons-le partir. Qu’il se lève et qu’il parte.

— Je pense que vous avez perdu la tête, Siever, dit Leverett. Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps avec une adolescente. J’ai besoin de parler à Pitt. Où est votre transmetteur ?

Il se leva et, presque aussitôt, tituba et tomba. Wu se leva à moitié, alarmé. « Mr Leverett … »

Leverett roula sur lui-même et tendit le bras. « Aidez-moi à me relever. »

Genarr lui prêta main-forte et le reconduisit à son siège. « Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il.

— Je n’en sais rien. J’ai eu une terrible douleur dans la tête, durant un moment.

— Alors, vous ne pouvez pas quitter la pièce. » Genarr se tourna vers Wu. « Puisque vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire de voir Marlène, vous voulez partir ?

Avec précaution, les yeux fixés sur Genarr, Wu se leva lentement de son fauteuil, fit la grimace et se rassit. « Nous ferions peut-être mieux de voir cette jeune femme, dit-il très poliment.

— Il le faut, répondit Genarr. Sur ce monde, ce que veut Marlène Fisher à force de loi. »

91

« Non ! dit Marlène avec tant de véhémence que ce fut presque un hurlement. Vous ne pouvez pas faire ça !

— On ne peut pas faire quoi ? demanda Leverett, ses sourcils blancs froncés.

— Faire d’Erythro une escale … »

Leverett lui jeta un regard de colère et ses lèvres se retroussèrent comme s’il allait parler, mais Wu intervint. « Pourquoi pas, jeune fille ? C’est un monde vide, inutilisé.

— Il n’est pas vide. Il n’est pas inutilisé. Oncle Siever, explique-leur.

— Ce que Marlène veut dire, c’est qu’Erythro est habité par d’innombrables cellules procaryotes capables d’effectuer la photosynthèse. C’est pour cela qu’il y a de l’oxygène sur cette planète.

— Très bien, dit Wu. Quelle différence cela fait-il ? »

Genarr s’éclaircit la voix. « Individuellement, les cellules sont aussi primitives que la vie peut l’être au niveau du virus, mais apparemment, on ne peut pas les considérer individuellement. Prises dans leur ensemble, elles constituent un organisme d’une énorme complexité. Planétaire.

— Un organisme ? » Wu restait poli.

« Un unique organisme, et Marlène l’appelle du nom même de la planète, puisque les cellules sont intimement apparentées à elle.

— Vous parlez sérieusement ? dit Wu. Comment avez-vous appris l’existence de cet organisme ?

— Essentiellement par Marlène.

— Par cette jeune femme qui est peut-être une … hystérique ? »

Genarr leva un doigt. « Ne dites rien contre elle, même en plaisantant. Je ne suis pas certain qu’Erythro — l’organisme — ait le sens de l’humour. Nous le connaissons essentiellement par Marlène, mais pas seulement. Quand Saltade Leverett s’est levé pour partir, il a été renversé. Quand vous vous êtes à moitié levé tout à l’heure, peut-être aussi pour quitter la pièce, vous ne vous êtes pas senti bien. Ce sont les réactions d’Erythro. Il protège Marlène en agissant directement sur nos esprits. Lorsque nous nous sommes installés sur ce monde, il a, par mégarde, déclenché une petite épidémie de maladie mentale que nous avons appelé la Peste d’Erythro. J’ai bien peur que, s’il le souhaite, il puisse provoquer des dommages mentaux irrémédiables ; et s’il le veut, il peut tuer. Je vous en prie, n’en faites pas l’expérience.

— Vous voulez dire que ce n’est pas Marlène qui … dit Fisher.

— Non, Crile. Marlène a des capacités indiscutables, mais elle n’est pas destructrice. C’est Erythro qui est dangereux.

— Comment l’empêcher d’être dangereux ? demanda Fisher.

— En écoutant poliment Marlène, pour commencer. Vous n’avez qu’à me laisser parler avec elle. Au moins, Erythro me connaît. Et croyez-moi quand je dis que je veux sauver la Terre. Je n’ai pas envie de provoquer des milliards de morts. »

Il se tourna vers Marlène. « Tu comprends, Marlène, que la Terre est en danger ? Ta mère t’a expliqué que Némésis pourrait détruire la Terre.

— Je le sais, oncle Siever, répondit Marlène d’une voix angoissée, mais Erythro appartient à lui-même.

— Il pourrait vouloir partager, Marlène. Il permet bien au Dôme de rester sur la planète. Nous ne la dérangeons pas, apparemment.

— Mais il n’y a même pas mille personnes dans le Dôme et qui ne sortent pas. Le Dôme ne gêne pas Erythro parce que, grâce à lui, il peut étudier des esprits humains.

— Il pourra en étudier encore plus si les Terriens viennent ici.

— Huit milliards ?

— Non, pas huit milliards d’un coup. Ils ne viendront s’installer ici que temporairement et puis ils partiront ailleurs. Il n’y aura ici, en même temps, qu’une fraction de la population.

— Ce seront tout de même des millions. J’en suis sûre. On ne pourra pas les fourrer tous sous un dôme et leur fournir l’eau, la nourriture et tout ce dont ils auront besoin. On sera obligé de les répartir sur Erythro et de terraformer la planète. Erythro ne pourrait pas y survivre. Il faudra qu’il se protège.

— Tu en es certaine ?

— Il sera bien obligé.

— Cela signifierait la mort de milliards de personnes.

— Il n’y peut rien. » Elle pinça les lèvres et dit « Il y a un autre moyen.

— De quoi parle cette fille ? demanda Leverett d’un ton bourru. Quel autre moyen ? »

Marlène jeta un bref coup d’œil sur lui, puis se tourna vers Genarr.

« Je ne sais pas. C’est Erythro qui sait. Du moins … du moins, il dit que la connaissance est ici, mais qu’il ne peut pas l’expliquer. »

Genarr leva les deux bras pour arrêter ce qui allait être une avalanche de questions. « Laissez-moi parler. »

Puis il dit doucement : « Marlène, calme-toi. Cela ne sert à rien de t’inquiéter pour Erythro. Tu sais qu’il peut se protéger contre n’importe quoi. Dis-moi pourquoi Erythro ne peut pas expliquer cette connaissance. »

Marlène était oppressée et suffoquait. « Erythro sait que cette connaissance est ici, mais il n’a pas l’expérience humaine, la science humaine, les manières de penser humaines. Il ne la comprend pas.

— Cette connaissance est dans les esprits ici présents ?

— Oui, oncle Siever.

— Peut-il sonder nos esprits ?

— Il pourrait les blesser. Il ne peut sonder que mon esprit sans lui faire de mal.

— Je m’y attendais, mais as-tu cette connaissance ?

— Non, bien sur que non. Mais il peut se servir de mon esprit pour sonder les autres. Le vôtre. Celui de mon père. Tous.

— Est-ce sans danger ?

— Erythro le pense, mais … oh, oncle Siever, j’ai peur !

— C’est de la folie », chuchota Wu et Genarr mit aussitôt le doigt sur ses lèvres.

Fisher s’était dressé sur ses pieds. « Marlène, il ne faut pas que … »

Genarr lui fit signe, avec colère, de se rasseoir. « Nous ne pouvons rien faire, Crile. Il y a des milliards d’êtres humains en cause — nous n’avons pas cessé de le répéter — et il faut laisser l’organisme faire ce qu’il peut. Marlène ?

Les yeux de Marlène s’étaient tournés vers le haut. Elle semblait entrée en transe. « Oncle Siever, chuchota-t-elle. Tiens-moi fort. »

Elle s’avança en titubant vers Genarr qui la saisit pour l’empêcher de tomber et la serra contre lui. « Marlène … détends-toi … tout ira bien … » Il s’assit avec précaution dans son fauteuil en tenant le corps rigide de la jeune fille.

92

Ce fut comme une explosion de lumière qui obscurcit le monde. Rien n’existait en dehors d’elle.

Genarr n’était même pas conscient d’être Genarr. Le moi n’existait plus. Il n’y avait qu’un brouillard lumineux d’une grande complexité, capable de communiquer, s’étendant et se divisant en fils qui gardaient la même complexité lorsqu’ils se séparaient de lui.

Il tourbillonna, recula, puis s’étendit et se rapprocha de nouveau. Encore et encore, d’une façon hypnotique, comme quelque chose qui avait toujours existé et existerait toujours, éternellement.

Le brouillard tombait sans fin dans une ouverture qui s’élargissait lorsqu’il approchait, sans pour cela devenir plus large. Il continuait à changer sans s’altérer. De petites bouffées se déployèrent pour former une nouvelle complexité.

Encore et encore. Pas de son. Pas de sensation. Pas même de vision. La conscience de quelque chose qui avait les propriétés de la lumière sans être la lumière. C’était l’esprit qui devenait conscient de lui-même.

Et puis, douloureusement — s’il y avait quelque chose comme la douleur dans l’univers — et avec un sanglot — s’il y avait quelque chose ressemblant à un bruit dans l’univers — il commença à se ternir, et à tourner, tournoyer, de plus en plus vite, pour devenir un point lumineux qui lança un éclair, puis disparut.

93

L’univers faisait lourdement sentir son existence.

Wu s’étira et dit : « Est-ce que quelqu’un d’autre a éprouvé la même chose ? »

Fisher hocha la tête.

Leverett dit : « Bon, j’y crois. Si c’est de la folie, alors nous sommes tous fous. »

Mais Genarr, tenant toujours Marlène dans ses bras, se pencha avec inquiétude sur elle. Elle respirait irrégulièrement. « Marlène, Marlène. »

Fisher lutta pour se remettre sur ses pieds. « Va-t-elle bien ?

— Je n’en sais rien, murmura Genarr. Elle est vivante, mais cela ne suffit pas. »

Les paupières de la jeune fille se soulèvent. Elle regarda fixement Genarr, avec des yeux vides qui n’accommodaient pas.

« Marlène, chuchota Genarr, désespéré.

— Oncle Siever », répondit-elle en chuchotant aussi.

Genarr respira enfin. Au moins, elle le reconnaissait.

« Ne bouge pas, dit-il. Attends que ce soit fini.

— C’est fini. Je suis si contente que ce soit fini.

— Mais tu te sens bien ? »

Elle se tut, puis reprit : « Oui, je me sens bien. Erythro dit que je vais bien.

— Avez-vous trouvé cette connaissance cachée que nous sommes censés posséder ? demanda Wu.

— Oui, Dr Wu, je l’ai. » Elle passa la main sur son front humide. « C’était vous, en réalité, qui l’aviez.

— Moi ? s’exclama Wu. Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne la comprends pas. Mais si je vous la décris, vous comprendrez peut-être.

— Décrire quoi ?

— Quelque chose qui est comme la gravité, mais qui au lieu d’attirer les choses les éloigne.

— La répulsion gravitationnelle, oui. Cela fait partie du vol supraluminique. » Il respira à fond et son corps se redressa. « C’est une découverte que j’ai faite.

— Eh bien, si vous passez près de Némésis en vol supraluminique, il se produit une répulsion gravitationnelle. Plus vite vous allez, plus il y a de répulsion.

— Oui, le vaisseau serait repoussé.

— Némésis ne serait-elle pas aussi poussée dans la direction opposée ?

— Oui, en raison inverse de sa masse, mais le déplacement de Némésis serait incommensurablement petit.

— Même si cela se répétait sur des centaines d’années ?

— Le déplacement serait encore très petit.

— Mais sa trajectoire changerait lentement et sur des années-lumière la distance augmenterait et Némésis passerait juste assez loin de la Terre pour que celle-ci soit épargnée.

— Eh bien … dit Wu.

— Est-ce qu’on peut faire quelque chose comme ça ? demanda Leverett.

— On pourrait essayer. Un astéroïde, passant à des vitesses ordinaires, glissant dans l’hyper-espace pendant un trillionième de seconde et revenant à une vitesse ordinaire à un million de kilomètres de là. Des astéroïdes en orbite autour de Némésis plongeant toujours du même côté dans l’hyper-espace. » Il se perdit un moment dans ses pensées. Puis, sur la défensive : « J’y aurais sûrement pensé tout seul, avec le temps.

— C’est vous qui aurez tout l’honneur de la découverte, dit Genarr. Après tout, Marlène a lu cela dans votre esprit. »

Il regarda les trois autres et poursuivit : « Eh bien, messieurs, à moins qu’il se passe quelque chose d’épouvantable, ne parlons plus d’utiliser Erythro comme escale, ce que cet organisme ne nous permettrait pas, n’importe comment. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter de l’évacuation de la Terre … si nous apprenons à utiliser pleinement la répulsion gravitationnelle. Je pense que la situation s’est grandement améliorée depuis que nous avons fait intervenir Marlène.

— Oncle Siever.

— Oui, ma chérie.

— J’ai sommeil. »

94

Tessa Wendel regardait Crile Fisher d’un air grave. « Je ne cesse de me répéter : ‘‘Il est revenu.’’ Dès qu’on m’a appris que tu avais retrouvé les Rotoriens, j’ai pensé que tu ne reviendrais plus.

— La première personne que j’ai rencontrée … c’était Marlène. »

Il avait les yeux perdus dans le vague et Wendel se tut. Il fallait lui laisser le temps d’examiner tout cela en détail. Il y avait bien d’autres choses auxquelles penser.

Ils ramenaient avec eux un Rotorien : Ranay d’Aubisson, une neurophysicienne. Vingt ans auparavant, elle avait travaillé dans un hôpital terrien. Il y aurait des gens pour se rappeler d’elle et la reconnaître. Ainsi que des dossiers qui serviraient à l’identifier. Elle serait la preuve vivante de ce qu’ils avaient fait.

Wu n’était plus le même. Il imaginait une foule de moyens d’utiliser la répulsion gravitationnelle pour modifier légèrement la trajectoire de l’Étoile voisine. (Il l’appelait Némésis, mais s’il réussissait, ce nom perdrait sa sinistre signification.)

Et Wu était devenu modeste. Il ne revendiquait plus l’honneur de la découverte, ce que Wendel trouvait totalement incroyable. Il disait que le projet avait été trouvé pendant la conférence et qu’il ne dirait rien de plus.

Mieux encore, il avait pris la décision définitive de retourner dans le système némésien, pas seulement pour diriger le projet. Il avait envie de s’y installer. « S’il faut que je marche », disait-il.

Wendel s’aperçut que Fisher la regardait, les sourcils légèrement froncés. « Pourquoi, Tessa, pensais-tu que je ne reviendrais pas ? »

Elle était décidée à parler franchement, « Ta femme est plus jeune que moi, Crile, et elle tenait à votre fille, j’en étais sûr. Et tu désirais si ardemment avoir ta fille que je croyais que …

— Que je revivrais avec Eugenia parce que c’était le seul moyen d’obtenir Marlène ?

— Quelque chose comme ça. »

Fisher secoua la tête. « Cela n’aurait pas marché. J’ai d’abord cru que c’était Roseanne, ma sœur. A cause de ses yeux, surtout, et elle lui ressemblait aussi un peu par d’autres détails. Pourtant, elle était bien plus que Roseanne. Tessa, elle n’était pas humaine, elle n’est pas humaine. Je t’expliquerai plus tard, je … » Il secoua de nouveau la tête.

« Ça ne fait rien, Crile. Tu n’es pas obligé de m’expliquer.

— Ce n’est pas un échec total. Je l’ai vue. Elle est vivante. Elle va bien. Et je finis par croire que je ne désirais rien de plus. Après cette … expérience, d’une certaine manière, Marlène est devenue … seulement Marlène. Pour le reste de ma vie, Tessa, tu es tout ce que je désire.

— Et tu t’en accommodes, Crile ?

— Je fais plus que cela, je m’en réjouis, Tessa. Je vais divorcer. Nous nous marierons. Je laisserai Rotor et Némésis à Wu ; toi et moi, nous nous installerons sur Terre, ou nous irons dans la colonie de ton choix. Nous aurons tous deux de belles pensions et nous pouvons laisser la Galaxie et ses problèmes aux autres. Nous en avons fait assez, Tessa. Voilà ce que je souhaite.

— Et moi, je me demande comment je vais faire pour attendre. »

Une heure plus tard, ils étaient encore dans les bras l’un de l’autre.

95

« Je suis bien contente de ne pas avoir été là, dit Eugenia Insigna. Je n’arrête pas d’y penser. Pauvre Marlène. Elle a eu tellement peur.

— Oh, oui. Mais elle l’a fait, elle a permis que la Terre soit sauvée. Même Pitt ne peut plus rien. En un sens, le travail qu’il a accompli durant toute sa vie est devenu inutile. Non seulement son projet d’édifier secrètement une nouvelle civilisation n’a plus aucune raison d’être, mais en plus il doit nous aider à superviser le projet de sauvetage de la Terre. Il y est obligé. Rotor ne peut plus se cacher. On peut y venir n’importe quand et toute l’humanité, de la Terre et des colonies, se tournerait contre nous si nous ne rejoignions pas la race humaine. Cela n’aurait pas pu arriver sans Marlène. »

Insigna ne pensait pas à des choses si élevées. « Mais quand elle a eu peur, vraiment peur, c’est vers toi qu’elle s’est tournée, pas vers Crile.

— Oui.

— Et c’est toi qui l’as tenue dans tes bras, pas Crile.

— Oui. Mais, Eugenia, n’en fais pas toute une histoire. Elle me connaissait, et elle ne connaissait pas Crile.

— Il faut toujours que tu expliques tout d’une manière rationnelle. C’est bien toi, Siever. Mais je suis contente qu’elle se soit tournée vers toi. Il ne la méritait pas.

— C’est vrai. Il ne la méritait pas. Mais, maintenant … je t’en prie, Eugenia, ne parle plus de cela. Crile est parti. Il ne reviendra jamais. Il a vu sa fille. Il l’a même vue découvrir un moyen de sauver la Terre. Je ne lui en veux pas, et toi non plus. Alors, je t’en prie, changeons de sujet. Sais-tu que Ranay d’Aubisson est partie avec eux ?

— Oui. Tout le monde en parle. Elle ne me manquera pas. Je trouve qu’elle n’était pas très compréhensive avec Marlène.

— Toi non plus, Eugenia. C’est une très bonne chose pour elle. Une fois qu’elle a compris que la soi-disant Peste d’Erythro n’était pas un champ d’étude intéressant, son travail ici a perdu tout son sens, mais elle amène sur Terre la nouvelle scanographie cérébrale et peut mener là-bas une belle vie professionnelle.

— Bon. Tant mieux pour elle.

— Wu reviendra. C’est un homme très brillant. C’est son cerveau qui a fourni la découverte adéquate. Tu sais, je suis sûr que quand il reviendra travailler sur l’Effet de Répulsion, son vrai désir sera de rester sur Erythro. L’organisme de cette planète l’a choisi comme il a choisi Marlène. Et le plus drôle, c’est qu’il a choisi aussi Leverett, je pense.

— Quel est son critère de sélection ?

— Tu veux dire, pourquoi prend-il Wu et pas Crile ? Pourquoi Leverett et pas moi ?

— Je vois bien que Wu doit être un homme plus brillant que Crile, mais toi, Siever, tu l’es bien plus que Leverett. Non que j’aie envie de te perdre.

— Merci. Je suppose que l’organisme d’Erythro a un critère très personnel. Je crois même en avoir une vague idée.

— Vraiment ?

— Oui. Lorsque l’organisme d’Erythro a pénétré en nous par l’intermédiaire de Marlène, il a sondé mon esprit. J’ai eu un aperçu de ses pensées. Pas consciemment, bien sûr, mais quand il s’est retiré, je savais des choses que j’ignorais avant. Marlène a un étrange talent qui lui permet de communiquer avec l’organisme et qui permet à celui-ci d’utiliser le cerveau de ta fille pour sonder les autres cerveaux, mais je pense que c’est juste un avantage pratique. Il a choisi Marlène pour une raison bien plus insolite.

— Quoi ?

— Imagine que tu es un morceau de ficelle. Qu’éprouverais-tu si tu découvrais soudain, inopinément, un morceau de dentelle ? Imagine que tu es un cercle. Que ressentirais-tu si tu tombais par hasard sur une sphère ? Erythro ne connaissait qu’une seule sorte d’esprit … le sien. Il était immense, mais tellement prosaïque, parce que composé de trillions de milliards d’unités cellulaires qui ne communiquent que d’une façon très approximative.

« Puis il est tombé sur des esprits humains dans lesquels les unités cellulaires, comparativement peu nombreuses, possèdent un nombre inimaginable d’interconnexions — une incroyable complexité. De la dentelle au lieu de ficelle. Il a dû être écrasé par cette pure beauté. Et découvrir que l’esprit de Marlène était le plus beau de tous. C’est pourquoi il a sauté sur elle. Est-ce que tu ne ferais pas pareil … si tu avais la chance d’acquérir un Rembrandt ou un Van Gogh ? C’est pour cela qu’il la protège avec tant de ferveur. Ne protégerais-tu pas une grande œuvre d’art ? Cependant, il lui a fait prendre des risques pour le bien de l’humanité. Cela a été dur pour Marlène, mais c’est un geste plutôt noble de sa part. Pour moi, l’organisme d’Erythro est un amateur d’art, un collectionneur de beaux esprits. »

Insigna éclata de rire. « Alors, Wu et Leverett auraient de très beaux esprits ?

— Probablement aux yeux d’Erythro. Et cet organisme augmentera sa collection lorsque des scientifiques arriveront de la Terre. Il finira par rassembler un groupe d’êtres humains différents du commun des mortels. Le groupe d’Erythro. Il pourra les aider à trouver de nouvelles patries dans l’espace et, à la fin, peut-être que la Galaxie aura deux sortes de mondes : des mondes peuplés de Terriens et des mondes peuplés de pionniers plus efficaces, de véritables Hommes de l’Espace. Je me demande comment cela finira. Ce sera sûrement eux qui forgeront l’avenir. D’une certaine manière, je le regrette.

— Ne pense pas à cela, supplia Insigna. Laisse les gens du futur s’occuper de l’avenir. Toi et moi, nous sommes des êtres humains, et nous nous jugeons selon des critères humains. »

Genarr sourit joyeusement, ce qui illumina son visage agréablement banal. « J’en suis heureux car je trouve ton esprit beau, et peut-être penses-tu la même chose du mien.

— Oh, Siever, je l’ai toujours trouvé beau. Toujours. » Le sourire de Genarr s’assombrit un peu. « Mais il y a d’autres sortes de beauté, oui, je sais.

— Plus pour moi. Tu as toutes les sortes de beauté, Siever ; nous avons perdu notre matinée, mais il nous reste l’après-midi. »

— Dans ce cas, que puis-je désirer de plus, Eugenia ? Peu importe la matinée … si nous passons l’après-midi ensemble.

Leurs mains s’étreignirent.

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