Chapitre 26 La planète

58

Depuis trois ans qu’Igor Koropatsky avait succédé à Tanayama à la tête du projet, Crile Fisher ne l’avait vu que deux fois.

Il n’eut cependant aucun mal à le reconnaître lorsque l’entrée-photo signala son image. C’était toujours le même personnage corpulent et cordial, du moins en apparence. Il était bien habillé et portait une grande cravate bouffante, à la dernière mode.

Fisher, qui avait passé la matinée à se détendre, n’était guère présentable, mais personne ne pouvait refuser de recevoir Koropatsky, même s’il arrivait à l’improviste.

Il afficha l’image pleine de tact représentant la silhouette humoristique d’un hôte (ou d’une hôtesse, car le sexe était volontairement ambigu), la main levée en un geste qui, pour tout le monde, signifiait « Une minute, je vous prie », sans avoir à le dire d’une manière plus brutale.

Fisher eut ainsi quelques minutes pour se peigner et rajuster ses vêtements. Il aurait pu se raser, mais il sentit qu’il serait impoli de faire attendre plus longtemps le directeur du TBI …

La porte glissa sur le côté et Koropatsky entra en souriant. « Bonjour, Fisher. Je sais que je vous dérange.

— Pas du tout, monsieur le directeur, répondit Fisher en s’efforçant d’avoir l’air sincère, mais si vous souhaitez voir le Dr Wendel, je crains bien qu’elle ne soit en train de travailler au vaisseau. »

Koropatsky grogna. « Voyez-vous, je m’en doutais un peu. Il ne me reste donc plus qu’à parler avec vous. Puis-je m’asseoir ?

— Oui, bien sûr, monsieur le directeur, répondit Fisher contrarié de ne pas avoir offert un siège à Koropatsky. Vous voulez boire quelque chose ?

— Non. » Koropatsky se tapota le ventre. « Je me pèse chaque matin et cela suffit presque à me couper l’appétit. Fisher, je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec vous, d’homme à homme. J’en ai eu envie.

— Ce sera avec plaisir », marmonna Fisher qui commençait à se sentir mal à l’aise. A quel sujet, se demandait-il.

« Notre planète a une dette envers vous.

— Si vous le dites, monsieur le directeur.

— Ce sont vos paroles qui nous ont amenés à l’Étoile voisine.

— Oui, monsieur le directeur.

— Et c’est vous qui avez convaincu le Dr Tessa Wendel à quitter Adelia pour la Terre.

— Oui, monsieur le directeur.

— Et vous l’avez soutenue dans son travail depuis huit ans, en la rendant … heureuse, hein ? »

Il eut un petit rire gras et Fisher sentit qu’un peu plus, Koropatsky allait lui enfoncer son coude dans les côtes.

« Nous nous entendons bien, répondit-il prudemment.

— Mais, vous ne vous êtes jamais mariés.

— Je le suis déjà, monsieur le directeur.

— Et séparé de votre femme depuis quatorze ans. On pourrait facilement arranger un divorce.

— J’ai aussi une fille.

— Qui resterait votre fille, même si vous vous remariiez.

— Ce serait une formalité dépourvue de signification.

— Bon, d’accord. » Koropatsky hocha la tête. « Peut-être même que cela marche mieux comme ça. Vous savez que le vaisseau supraluminique est prêt à partir.

— C’est ce que m’a dit le Dr Wendel.

— Pourtant, une chose manque toujours.

— Ah, bon ? » (Une froide angoisse envahit Fisher. Encore un retard ?) « Qu’est-ce qui manque, monsieur le directeur ?

— Les communications. Je croyais que si l’on avait un appareil capable de propulser un vaisseau plus vite que la lumière, il y en aurait un autre qui enverrait des ondes, ou tout autre porteur de message, également plus vite que la lumière. Il me semblait que ce serait plus facile d’envoyer un message supraluminique qu’un vaisseau supraluminique.

— Je l’ignore, monsieur le directeur.

— Cependant, le Dr Wendel m’assure qu’il n’y a pas de moyen de communication supraluminique efficace. A la longue, m’a-t-elle dit, on en trouvera un, mais elle ne veut pas attendre car cela peut prendre très longtemps.

— Moi non plus, je ne veux pas attendre.

— Oui, et moi j’ai envie de progrès et de succès. Nous attendons depuis des années et je désire voir le vaisseau s’envoler et revenir. Mais cela signifie qu’une fois qu’il sera parti, nous n’aurons plus aucun contact. »

Il hocha pensivement la tête et Fisher garda un silence discret. (A quoi rime tout cela ? Où ce vieil ours veut-il en venir ?)

Koropatsky leva les yeux vers Fisher. « Vous savez que l’Étoile voisine se dirige vers nous ?

— Oui, monsieur le directeur, mais j’ai cru comprendre qu’elle passerait au large.

— C’est ce que les gens ont envie de croire. La vérité, Fisher, c’est qu’elle passera assez près pour perturber considérablement le mouvement orbital de la Terre. »

Fisher se tut un moment, sous l’effet du choc. « Et détruire la planète ?

— Pas vraiment. Cependant, il y aura de tels changements climatiques que la Terre deviendra inhabitable.

— En est-on sûr ? demanda Fisher, peu disposé à le croire.

— Je ne sais pas si les scientifiques sont jamais vraiment sûrs de quelque chose. Mais ils le sont assez pour qu’il y ait lieu de songer aux mesures à prendre. Nous avons cinq mille ans et nous sommes en train de mettre au point la propulsion supraluminique — en supposant que le vaisseau fonctionne bien.

— Si le Dr Wendel dit qu’il marchera, il marchera.

— Espérons-le. Mais cela nous laisse en mauvaise posture. Il va falloir construire cent trente mille stations spatiales semblables à Rotor pou transporter huit milliards de personnes, avec des plantes et des animaux en suffisance pour recréer des mondes viables. En admettant que la population n’augmentera pas trop.

— Peut-être que nous pourrions assumer une moyenne de vingt-six par an, fit remarquer prudemment Fisher. Nos compétences s’accroîtront avec les siècles et notre contrôle des naissances fonctionne depuis des dizaines d’années.

— Bon. Maintenant dites-moi : où iront toutes ces colonies ?

— Je ne sais pas, monsieur le directeur.

— Nous devrons trouver des planètes assez semblables à la Terre pour qu’il ne soit pas nécessaire de les terraformer à grand prix.

— Même si nous ne trouvons pas de planète habitable, nous pouvons mettre les colonies en orbite autour d’étoiles accueillantes. » Fisher ne put s’empêcher de faire, de la main, un mouvement circulaire.

« Mon cher ami, cela ne marcherait pas.

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le directeur, cela marche ici même, dans le système solaire.

— Pas du tout. Il y a une planète, dans le système solaire, qui abrite 99 % de l’espèce humaine. L’humanité, c’est encore nous, et les colonies ne sont qu’une espèce de duvet qui nous entoure. Le duvet peut-il exister tout seul ? Je ne crois pas.

— Vous avez peut-être raison, monsieur le directeur.

— Peut-être ? répliqua Koropatsky avec passion. Les colonies font semblant de nous mépriser, mais elles ne pensent qu’à nous. Laissées à elles-mêmes, elles dépériraient.

— Vous avez peut-être raison, monsieur le directeur, mais l’expérience n’a jamais été tentée.

— Nous avons déjà connu une situation du même type, au moins par analogie. Dans les premiers temps de l’histoire, des êtres humains se sont installés dans des îles et ont été coupés de leur lieu d’origine. Les Irlandais ont colonisé l’Islande ; les Norvégiens ont colonisé le Groenland ; des mutins ont colonisé l’île Pitcairn ; les Polynésiens ont colonisé l’île de Pâques. Résultat ? Les colons se sont étiolés, ils se sont parfois totalement éteints. Toujours la stagnation. Aucune civilisation ne s’est développée ailleurs que sur les continents ou sur des îles situées à proximité d’un continent. L’humanité a besoin d’espace, de variété, d’un horizon, d’une frontière. Vous voyez ?

— Oui, monsieur le directeur. » (Passé un certain point, pourquoi discuter ?)

« Alors il faut que nous trouvions une planète. Ce qui nous ramène à Rotor. »

Fisher leva les sourcils de surprise. « A Rotor ?

— Oui. Depuis quatorze ans qu’ils sont partis, que leur est-il arrivé ?

— Le Dr Wendel pense qu’ils n’ont peut-être pas survécu.

— Je sais. Mais j’aimerais avoir votre opinion.

— Je n’en ai pas, monsieur le directeur. J’espère seulement qu’elle se trompe. J’ai une fille sur Rotor.

— Peut-être. Réfléchissez ! Qu’est-ce qui aurait pu les détruire ? Une défaillance technique.

— Un mini-trou noir, un astéroïde indétecté …

— Vous en avez la preuve ? Ce sont juste des hypothèses et d’une probabilité proche de zéro, les astronomes vous le diront.

— J’aimerais bien croire qu’ils sont arrivés sains et saufs.

— D’où la question suivante : si Rotor est sain et sauf en orbite autour de l’Étoile voisine, qu’est-ce qu’ils y font ?

— Ils vivent. » (C’était à mi-chemin entre l’affirmation et la question.)

— Mais comment ? Une seule colonie solitaire en un long périple éternel autour d’une naine rouge ? Ils se seraient étiolés et s’en seraient vite aperçus.

— Et ils seraient morts ?

— Non. Ils auraient renoncé et seraient rentrés. Seulement ils ne l’ont pas fait et je pense qu’ils ont trouvé une planète habitable dans le système de l’Étoile voisine.

— Mais il ne peut pas y avoir de planète habitable en orbite autour d’une naine rouge, monsieur le directeur. Il n’y a pas assez d’énergie, à moins d’être très près, et alors il y a beaucoup trop d’effet de marée. » Il s’arrêta et murmura, penaud : « C’est le Dr Wendel qui me l’a expliqué.

— Oui, les astronomes m’ont dit cela aussi. Mais la nature leur réserve tout de même des surprises. Avez-vous compris pourquoi nous acceptons que vous fassiez partie du voyage ?

— Oui, monsieur le directeur. Votre prédécesseur me l’a promis en échanges des services que j’ai rendus.

— J’ai une bien meilleure raison. Mon prédécesseur, un grand homme, un homme admirable, était aussi très malade vers la fin. Ses ennemis pensaient qu’il était devenu paranoïde. Il croyait que Rotor était au courant du danger qui menaçait la Terre et que cette colonie était partie sans nous avertir parce qu’elle voulait notre destruction ; et que Rotor devait être puni. Seulement il est mort et je suis là. Je ne suis ni vieux, ni malade, ni paranoïde.

— N’est-ce pas quelque chose dont vous devriez discuter avec le Dr Wendel, monsieur le directeur ? C’est elle, le capitaine du vaisseau.

— Le Dr Wendel vient des colonies. Vous êtes un loyal Terrien.

— Le Dr Wendel a loyalement travaillé pendant des années au projet supraluminique.

— Pouvons-nous compter sur elle pour exécuter à la lettre et selon l’esprit les intentions de la Terre sur Rotor ?

— Puis-je vous demander, monsieur le directeur, en quoi consistent ces intentions ? Je suppose qu’il ne s’agit plus de punir la colonie de ne pas nous avoir avertis.

— C’est exact. Ce que nous voulons maintenant, c’est l’association, la fraternité humaine. Une fois établis ces rapports amicaux, il faudra revenir très vite avec autant d’informations que possible sur Rotor et sa planète.

— Si l’on dit cela au Dr Wendel, elle exécutera sûrement ces ordres. »

Koropatsky gloussa.

« Elle doit savoir que quand elle reviendra, avec l’expérience vitale d’un vol supraluminique réussi, elle nous sera plus chère que jamais ; il faudra qu’elle conçoive de nouveaux vaisseaux, plus avancés ; elle devra former des jeunes au pilotage supraluminique. Elle sait qu’on ne lui permettra plus jamais de s’aventurer dans l’hyper-espace, car elle sera trop précieuse pour qu’on l’expose à de nouveaux risques. Donc, avant de rentrer, elle peut être tentée de pousser plus loin l’exploration. Elle peut souhaiter découvrir de nouvelles étoiles, atteindre de nouveaux horizons. Mais nous voulons seulement qu’elle atteigne Rotor, qu’elle rassemble des informations et qu’elle revienne. Nous ne voulons pas perdre du temps. Vous comprenez ? » Sa voix était devenue dure.

Fisher déglutit. « Vous n’avez sûrement pas de raison de croire …

— J’ai toutes les raisons du monde. Le Dr Wendel a toujours été dans une situation délicate ici … Elle est la personne la plus précieuse, sur Terre, et elle vient des colonies. On a établi en détail son profil psychologique. On l’a beaucoup étudiée, avec et sans son consentement, et il en ressort que si on lui en donne la possibilité, elle s’en ira explorer l’univers. Et nous ne pourrons pas communiquer avec elle. Nous ne saurons pas où elle est, ni ce qu’elle fait. Nous ne saurons même pas si elle est vivante.

— Et pourquoi me dites-vous cela, monsieur le directeur ?

— Parce que nous savons que vous avez beaucoup d’influence sur elle. Montrez-vous ferme.

— Vous me surestimez, monsieur le directeur.

— Certainement pas. Vous aussi, on vous a beaucoup étudié ; nous savons que le bon docteur est très attaché à vous … Peut-être plus que vous ne le pensez. Nous savons, aussi, que vous êtes un loyal fils de la Terre. Vous auriez pu partir avec Rotor, rester avec votre femme et votre fille, mais vous êtes revenu sur Terre, en sachant que vous les perdiez à jamais. Vous l’avez fait en sachant aussi que mon prédécesseur, Tanayama, vous considérerait comme un incapable, et que cela ruinerait votre carrière. Je sais que je peux compter sur vous pour veiller à ce que le Dr Wendel reste sous contrôle et nous revienne rapidement, et je sais aussi que cette fois, vous nous ramènerez les informations dont nous avons besoin.

— J’essaierai, monsieur le directeur.

— Vous dites cela sans y croire. Je vous en prie, réfléchissez à l’importance de ce que je vous demande de faire. Il faut que nous sachions ce que font les Rotoriens, quelles sont leurs forces et comment est leur planète. Une fois que nous aurons tout cela, nous saurons ce que nous devrons faire, quelles devront être nos forces et à quelle sorte de vie il faudra nous préparer. Parce que, Fisher, nous avons besoin d’une planète, et tout de suite. Nous n’avons pas le choix, il faudra nous emparer de la planète de Rotor.

— Si elle existe, répliqua Fisher d’une voix rauque.

— Il vaut mieux qu’elle existe. La survie de la Terre en dépend. »

Загрузка...