Comme nous l’avons déjà constaté, il était rare que Janus Pitt s’offrît le luxe de s’apitoyer sur lui-même. Chez quelqu’un d’autre, il aurait considéré cela comme un signe méprisable de faiblesse et de sybaritisme. Cependant, il se révoltait parfois avec tristesse contre cette tendance qu’avaient les Rotoriens à lui laisser prendre toutes les décisions déplaisantes.
Il y avait un Conseil, oui, et dûment élu, qui s’appliquait méticuleusement à voter des lois et à prendre des décisions … sauf les plus importantes, celles qui portaient sur l’avenir de Rotor.
Cela, on le lui laissait.
Même pas consciemment, du reste. On ignorait simplement les questions importantes ; c’était un accord mutuel tacite qui les rendait inexistantes.
Ils étaient là dans un système vide, en train de construire, sans se presser, de nouvelles colonies, convaincus que le temps s’étendait à l’infini devant eux. Présumant tous calmement qu’une fois qu’ils auraient rempli cette nouvelle ceinture d’astéroïdes (dans plusieurs générations, et cette question ne concernait donc aucun de ceux qui vivaient actuellement) la technique de l’hyper-assistance aurait suffisamment progressé pour qu’on puisse sans trop de difficultés aller chercher ailleurs de nouvelles planètes à occuper.
On avait tout le temps. Le temps se fondait en éternité.
Pitt était toujours le seul à comprendre qu’on manquait de temps, qu’à tout moment, sans avertissement, la catastrophe pouvait fondre sur eux.
Quand le système solaire découvrirait-il Némésis ? Quand une colonie déciderait-elle de suivre l’exemple de Rotor ?
Cela arriverait forcément un jour. Némésis, s’avançant inexorablement vers le Soleil, finirait par atteindre ce point — encore lointain, mais assez proche tout de même — où il faudrait que les gens du système solaire soient aveugles pour ne pas la voir.
L’ordinateur de Pitt, avec l’aide d’un programmeur convaincu qu’il ne travaillait que sur un problème théorique, avait estimé que dans un millier d’années, la découverte de Némésis serait inévitable et que les Colonies commenceraient à se disperser.
Pitt lui avait alors posé la question : est-ce que les Colonies se dirigeraient vers Némésis ?
La réponse était non. A ce moment-là, l’hyper-assistance serait infiniment plus efficace et moins chère. Les Colonies connaîtraient mieux les étoiles les plus proches … sauraient lesquelles avaient des planètes, et de quels types. Elles ne perdraient pas leur temps avec une naine rouge et s’envoleraient vers les étoiles qui ressemblaient au Soleil.
Resterait alors la Terre, acculée au désespoir. Effrayée par l’espace, déjà nettement dégénérée et sombrant encore plus dans la misère au cours des siècles à venir, que ferait-elle lorsque l’apocalypse de Némésis se profilerait clairement dans un avenir proche ? Ils ne pourraient pas entreprendre un long voyage. C’était des Terriens. Attachés à la surface d’une planète. Ils seraient obligés d’attendre que Némésis se rapproche suffisamment. Ils ne pourraient espérer se rendre nulle part ailleurs que là.
Pitt eut une vision d’un monde en pleine décadence, essayant de s’abriter dans le système mieux organisé de Némésis, de trouver refuge auprès d’une étoile dont le système était assez solidement établi pour maintenir sa cohésion tandis qu’il détruirait celui du Soleil.
C’était un scénario terrible, mais inévitable.
Pourquoi Némésis ne s’éloignait-elle pas plutôt du Soleil ? Tout se serait passé différemment. A la longue, sa découverte serait devenue de moins en moins probable, et en admettant qu’elle ait eu lieu, Némésis aurait constitué un lieu de refuge moins désirable — et moins accessible. Si l’Étoile voisine s’était éloignée, la Terre n’aurait même pas eu besoin de chercher un refuge.
Mais il n’en était pas ainsi. Les Terriens allaient débarquer ; cette racaille dégénérée, avec son manque de rigueur et sa culture anormale, viendrait les envahir. Que pourraient faire les Rotoriens, sinon les détruire lorsqu’ils seraient encore dans l’espace ? Mais auraient-ils un Janus Pitt pour leur montrer qu’ils n’avaient pas le choix ? Auraient-ils un Janus Pitt, entre-temps, pour veiller à ce que Rotor ait les armes et la résolution de se préparer à faire cela quand le temps viendrait ?
L’analyse de l’ordinateur était faussement optimiste. La découverte de Némésis par le système solaire « devait » se produire d’ici mille ans, disait l’ordinateur. Mais quand exactement ? Et si la Terre découvrait Némésis demain ? Ou dans trois ans ? Est-ce qu’une colonie, cherchant à l’aveuglette l’étoile la plus proche, ne sachant rien d’utile sur les systèmes plus lointains, ne suivait pas « en ce moment même » la piste de Rotor ?
Tous les jours, Pitt se réveillait en se demandant : Est-ce pour aujourd’hui ?
Pourquoi ce supplice lui était-il réservé ? Pourquoi tous les autres dormaient-ils paisiblement dans le giron de l’éternité alors que lui était le seul à affronter, chaque jour, la possibilité d’un tel destin ?
Il avait pris des mesures, bien entendu. Il avait installé un Service de Balayage dans la ceinture d’astéroïdes, un scanner dont la fonction consistait à superviser les récepteurs automatisés qui balayaient constamment le ciel pour détecter, à une distance aussi grande que possible, la décharge abondante de déchets énergétiques d’une colonie qui approcherait de Némésis.
Il avait fallu un certain temps pour tout installer, mais depuis une douzaine d’années, on avait analysé toute bribe d’information suspecte et, de temps à autre, on soumettait au Gouverneur quelque chose qui semblait suffisamment louche. Chaque fois que la chose s’était produite, elle avait déclenché dans la tête de Pitt une sonnerie d’alarme.
Alarme toujours fausse, jusqu’ici, et le soulagement initial s’était, chaque fois, transformé en fureur contre les techniciens du Balayage. S’ils n’étaient pas sûrs de quelque chose, ils s’en lavaient les mains et se tournaient vers Pitt. C’était à lui de s’en charger, à lui de souffrir, à lui de prendre les décisions difficiles.
Ce fut à ce moment-là que l’apitoiement de Pitt sur lui-même se fit larmoyant et qu’il commença à s’inquiéter, à l’idée qu’il pourrait se montrer faible.
Il y avait cette histoire, par exemple. Pitt tripotait le rapport, que son ordinateur venait de décoder, et qui lui avait inspiré ce survol mental apitoyé de son propre dévouement au peuple rotorien, dévouement de tous les instants, intolérable et pas assez reconnu.
C’était le premier rapport qu’on lui envoyait depuis quatre mois et il lui semblait d’une importance très minime. Une source d’énergie suspecte approchait, mais étant donnée sa distance probable, elle était exceptionnellement faible, environ quatre fois plus petite que celle qu’on pourrait attendre d’une colonie. C’était une source d’énergie si faible qu’elle était presque inséparable du bruit.
Ils auraient pu lui épargner cela. Dire qu’il y avait là un pattern de longueur d’ondes bizarre qui semblait d’origine humaine, c’était ridicule. Que pouvait-on dire d’une source si faible … sauf que ce n’était pas une colonie et donc qu’elle ne pouvait pas être d’origine humaine, quel que soit son pattern de longueur d’ondes ?
Ces idiots de techniciens ne devraient pas m’importuner comme ça, pensa Pitt.
Il repoussa avec humeur le papier et prit le dernier rapport de Ranay d’Aubisson. Cette fille, Marlène, n’avait pas la Peste, pas encore. Elle insistait pour se mettre de plus en plus en danger … et pourtant restait indemne.
Pitt soupira. Ce n’était peut-être pas grave. La fille semblait vouloir rester sur Erythro et c’était aussi bien que si elle avait eu la Peste. En fait, cela forcerait Eugenia Insigna à y rester aussi et il serait débarrassé des deux femmes. Bien sûr, il se sentirait plus en sécurité si c’était d’Aubisson, et non Genarr, qui gouvernait le Dôme et surveillait la mère et la fille. Il arrangerait cela bientôt, en prenant soin de ne pas faire de Genarr un martyr.
Pourrait-on sans risque le nommer gouverneur de Rotor Deux ? Ce serait considéré comme une promotion et il ne pourrait guère refuser, surtout qu’en théorie, cela le placerait au même rang que Pitt lui-même. Mais est-ce que cela ne donnerait pas à Genarr un peu trop de la réalité du pouvoir, en plus de son apparence ? Y avait-il une troisième solution ?
Il faudrait qu’il y réfléchisse.
C’était ridicule ! Tout cela aurait été tellement plus simple si cette Marlène avait simplement attrapé la Peste.
Dans un accès d’irritation contre cette fille, il reprit le rapport sur la source d’énergie.
Regardez ça ! Une petite bouffée d’énergie et on venait l’importuner. Il ne permettrait pas ce genre de choses plus longtemps. Il pianota sur l’ordinateur un mémo à transmettre immédiatement. Il n’allait pas se laisser déranger pour des vétilles. Essayez donc de repérer une colonie !
A bord du Supraluminal, les découvertes survenaient l’une après l’autre, comme une série de coups de marteau.
Ils étaient encore à une très grande distance de Némésis lorsqu’on s’aperçut que l’étoile avait une planète.
« Une planète ! s’écria Crile Fisher d’un ton triomphant. Je le savais …
— Non, se hâta de dire Tessa Wendel, ce n’est pas ce que tu penses. Mets-toi bien dans la tête, Crile, qu’il y a planète et planète. Théoriquement, toutes les étoiles ont un système planétaire, d’un type ou d’un autre. Après tout, plus de la moitié des étoiles de notre galaxie appartiennent à des systèmes d’étoiles multiples et les planètes ne sont que des étoiles trop petites pour en être vraiment. Cette planète que nous voyons n’est pas habitable. Si elle l’était, nous ne la verrions pas à cette distance, surtout à la lumière atténuée de l’Étoile voisine.
— Tu veux dire que c’est une géante gazeuse.
— Bien entendu. Son absence m’aurait plus étonnée que sa présence.
— Mais si c’est une grande planète, il peut y en avoir aussi de plus petites.
— Peut-être, concéda Wendel, mais guère habitables. Soit elles seraient trop froides, soit leur rotation serait bloquée par la force des marées et elles présenteraient toujours la même face à l’étoile, ce qui les rendrait trop chaudes d’un côté et trop froides de l’autre. Tout ce que Rotor a pu faire — s’il est là — c’est de se mettre en orbite autour de l’étoile, ou peut-être autour de la géante gazeuse.
— C’est peut-être exactement ce qu’ils ont fait.
— Pendant tant d’années ? » Wendel haussa les épaules. « C’est concevable, je suppose, mais tu ne peux pas compter là-dessus, Crile. »
Les coups suivants furent plus stupéfiants.
« Un satellite ? dit Tessa Wendel. Eh bien, pourquoi pas ? Jupiter en a quatre assez gros. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que cette géante gazeuse en ait un ?
— Ce n’est pas un satellite comme ceux du système solaire, dit Henry Jarlow. Il a presque la taille de la Terre, d’après les mesures que j’ai pu faire.
— Eh bien, dit Wendel en gardant son indifférence, qu’est-ce qui en découle ?
— Rien, mais ce satellite présente des caractéristiques étranges. Je voudrais bien être astronome.
— Moi aussi, je voudrais bien qu’il y en ait un à bord, mais je vous en prie, continuez. Vous n’êtes pas complètement ignorant en astronomie.
— Puisqu’il gravite autour d’une géante gazeuse, il lui montre toujours la même face, alors qu’au cours de sa révolution, il se présente sous toutes les coutures à l’Étoile voisine. Et la nature de l’orbite est telle que, autant que je puisse le dire, la température de ce monde permet l’existence d’eau à l’état liquide. Et il a une atmosphère. Mais je ne suis pas astronome et je ne connais pas les subtilités sur le bout du doigt. Pourtant, il me semble qu’il y a des chances pour que ce satellite soit habitable. »
Crile Fisher reçut la nouvelle avec un large sourire. « Cela ne me surprend pas. Igor Koropatsky a prédit l’existence d’une planète habitable. Il l’a fait sans aucune donnée, juste par déduction logique.
— Vraiment ? Et quand t’a-t-il dit cela ?
— Un peu avant notre départ. Il m’a dit qu’il y avait peu de chances pour que quelque chose soit arrivé à Rotor au cours du voyage et que, puisqu’ils n’étaient pas revenus, ils avaient sans doute trouvé une planète à coloniser. Et voilà qu’il y en a une.
— Pourquoi, au juste, t’a-t-il dit cela, Crile ? »
Fisher se tut, réfléchit et répondit : « Il voudrait bien que nous explorions cette planète afin que la Terre puisse l’utiliser, quand viendra l’heure de l’évacuation.
— Et pourquoi ne m’a-t-il pas dit cela à moi ? As-tu une idée là-dessus ?
— Je suppose, Tessa, répondit Crile avec précaution, qu’il pensait que de nous deux, ce serait moi le plus facile à convaincre de l’urgence d’explorer la planète …
— A cause de ta fille.
— Il connaît la situation.
— Et pourquoi toi, tu ne m’en as pas parlé ?
— Je n’étais pas sûr qu’il y ait quelque chose à dire. Je pensais qu’il valait mieux attendre de voir si Koropatsky ne s’était pas trompé. Puisque ce n’est pas le cas, je te le dis, maintenant. La planète doit être habitable, si l’on en croit son raisonnement.
— C’est un satellite, dit Wendel, visiblement en colère.
— Une distinction, mais pas une différence.
— Écoute, Crile. Personne ne semble prendre ma position en considération. Koropatsky te raconte des âneries afin de nous obliger à explorer le système, puis à revenir sur Terre avec cette bonne nouvelle. Wu voulait nous obliger à revenir avant même que nous l’atteignions. Tu ne penses qu’à retrouver ta famille, sans te soucier du reste. Dans tout cela, personne ne semble accorder la moindre attention au fait que je suis le capitaine et que c’est moi qui vais prendre les décisions. »
La voix de Fisher se fit cajoleuse. « Sois raisonnable, Tessa. Quelles décisions as-tu à prendre ? Quel choix as-tu ? Tu dis que Koropatsky m’a raconté des âneries, mais pas du tout. Il y a une planète. Ou un satellite … si tu préfères. Il faut l’explorer. La survie de la Terre pourrait dépendre de son existence. C’est peut-être la future patrie de l’humanité. En fait, il se pourrait qu’il abrite déjà des humains.
— Toi aussi, sois raisonnable, Crile. Une planète peut avoir la bonne dimension, et la bonne température, et être tout de même inhabitable pour des tas de raisons. Après tout, suppose qu’elle ait une atmosphère irrespirable, ou une activité volcanique incroyable, ou un haut niveau de radioactivité. Elle n’a qu’une naine rouge pour l’éclairer et la chauffer, et elle est au voisinage immédiat d’une géante gazeuse. Ce n’est pas un environnement normal pour un monde du type Terre et en quoi un environnement aussi anormal l’affecte-t-il ?
— Il faut tout de même l’explorer, même si c’est pour découvrir qu’elle est inhabitable.
— Pour cela, il ne sera peut-être pas nécessaire d’atterrir, dit Wendel d’un air maussade. Nous nous approcherons d’elle pour mieux juger. Crile, essaie, je t’en prie, de ne pas excéder les données. Je ne pourrais pas supporter ta déception. »
Fisher hocha la tête. « J’essaierai … Pourtant, Koropatsky a prévu, par le raisonnement, l’existence d’une planète habitable alors que tous les autres disaient que c’était totalement impossible. Toi aussi, Tessa, tu me l’as dit et redit. Mais il y a une planète et elle est, peut-être, habitable. Alors, laisse-moi espérer tant que je le pourrais. Peut-être les Rotoriens sont-ils sur ce monde et ma fille aussi. »
Chao-Li Wu dit d’un air un peu indifférent : « Tessa Wendel est vraiment furieuse. La dernière chose que voulait le capitaine, c’était trouver une planète ici — plutôt un monde, puisqu’elle ne nous permet pas de l’appeler une planète — et peut-être habitable. Cela veut dire qu’il faudra l’explorer et revenir faire notre rapport. Vous savez qu’elle n’en a pas envie. C’est sa seule et unique chance de voyager dans l’espace. Une fois le voyage terminé, elle n’y retournera jamais. D’autres travailleront sur les techniques supraluminiques, d’autres exploreront la galaxie. Elle n’aura qu’un poste consultatif. Cela ne lui plaira pas du tout.
— Et vous-même, Chao-Li ? Retournerez-vous dans l’espace, si la chance se présente ? » demanda Blankowitz.
Wu n’hésita pas une seconde. « Je crois que je ne désire pas beaucoup me promener dans l’espace. Je n’ai pas le virus de l’exploration. Mais vous savez … hier soir, l’envie bizarre de m’établir ici s’est emparée de moi … si le satellite est habitable. Et vous ?
— M’établir ici ? Sûrement pas. Je ne dis pas que j’aimerais rester toute ma vie sur Terre, mais je voudrais bien y revenir un moment, avant de repartir.
— J’y ai pensé. Ce satellite, c’est un cas sur … combien ? dix mille ? Qui s’imaginerait qu’il existe un monde habitable dans le système d’une naine rouge ? Il faudrait l’explorer. Je suis même prêt à y rester un moment pendant que quelqu’un d’autre retournerait sur Terre pour attester que je suis le premier à avoir découvert l’effet gravitationnel. Vous protégeriez mes intérêts, n’est-ce pas, Merry ?
— Bien sûr que oui, Chao-Li. Et le capitaine Wendel aussi. Elle a signé le rapport, en tant que témoin.
— Comme vous. Et je pense que le capitaine a tort de vouloir explorer la Galaxie. Elle pourrait visiter une centaine d’étoiles sans voir un monde aussi étrange que celui-là. Pourquoi chercher la quantité alors qu’on a la qualité sous la main ?
— Personnellement, dit Blankowitz, je pense que ce qui l’ennuie, c’est la gamine de Fisher. Et s’il la trouvait ?
— Et alors ? Il peut la ramener sur Terre. Qu’est-ce que cela pourrait faire ?
— Il y a aussi une épouse, vous savez.
— Vous en a-t-il parlé ?
— Cela ne veut pas dire qu’il … »
Elle referma la bouche en entendant un bruit, à l’extérieur ; Crile Fisher entra et les salua d’un hochement de tête.
Blankowitz s’empressa de prendre la parole, comme pour effacer la conversation précédente : « Henry a-t-il terminé sa spectroscopie ?
— Je n’en sais rien, répondit Fisher. Le pauvre garçon est inquiet. Je pense qu’il a peur de mal interpréter les données.
— Allons, intervint Wu. C’est l’ordinateur qui fait l’interprétation. Il peut s’abriter derrière lui.
— Non, il ne peut pas, répliqua Blankowitz avec véhémence. Cela m’amuse. Vous, les théoriciens, vous pensez que nous, les observateurs, nous nous contentons de surveiller un ordinateur, de le caresser un peu en lui disant ‘‘C’est un bon chien, ça’’, et puis de lire les résultats. Les choses ne se passent pas comme cela. Ce que l’ordinateur dit dépend de ce qu’on met dedans, et j’ai toujours entendu les théoriciens faire des reproches aux observateurs lorsque l’observation ne leur plaisait pas. Je n’en ai jamais entendu un seul dire : ‘‘Il doit y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond avec l’ordinateur’’ …
— Attendez, dit Wu. Ne laissez pas libre cours à vos récriminations. M’avez-vous entendu faire des reproches aux observateurs ?
— Vous n’avez pas beaucoup apprécié les remarques d’Henry …
— Je les ai acceptées tout de même. Je n’ai aucune théorie sur ce monde.
— Et c’est pour cela que vous avalez tout ce qu’il vous raconte. »
A ce moment, Henry Jarlow entra avec Tessa Wendel. Il avait l’air d’un nuage sur le point de se décider à pleuvoir.
« Bon, Jarlow, dit Wendel, nous voilà tous réunis. Alors, dites-nous. A quoi ce satellite ressemble-t-il ?
— L’ennui, c’est qu’il n’y a pas assez d’ultra-violets dans la lumière de cette mauviette d’étoile pour donner un coup de soleil à un albinos. Il a fallu que je me contente des micro-ondes et elles viennent de me révéler qu’il y avait de la vapeur d’eau dans l’atmosphère. »
Wendel écarta cette donnée d’un haussement d’épaules plein d’impatience. « Nous n’avions pas besoin de vous pour dire cela. Un monde de la taille de la Terre qui a une température permettant l’existence de l’eau à l’état liquide a forcément de la vapeur d’eau. Cela rend son habitabilité plus probable, mais rien qu’un peu.
— Oh, non, dit Jarlow d’un air gêné. Elle est habitable. Il n’y a aucun doute là-dessus.
— A cause de la vapeur d’eau.
— Non. J’ai quelque chose de mieux.
— Quoi ? »
Jarlow regarda les quatre autres d’un air résolu, et dit : « Diriez-vous qu’un monde est habitable s’il est effectivement habité ?
— Oui, je pense que je me résoudrais à le dire, répondit calmement Wu.
— Vous prétendez que vous avez vu, à cette distance, qu’il était habité ? demanda sèchement Wendel.
— Oui, c’est exactement ce que je dis, capitaine. Il y a de l’oxygène libre dans l’atmosphère … et en grande quantité. Comment serait-ce possible sans photosynthèse ? Comment pourrait-il y avoir photosynthèse en l’absence de vie ? Et comment une planète serait-elle inhabitable, si elle abrite de la vie productrice d’oxygène ? Dites-le moi. »
Un profond silence tomba sur regroupe, puis Wendel répliqua : « C’est tellement improbable, Jarlow. Êtes-vous sûr de ne pas avoir semé la pagaille dans la programmation ? »
Blankowitz haussa les sourcils en regardant Wu, comme pour dire : « Vous voyez ? »
Jarlow répondit froidement : « Je n’ai jamais semé la pagaille, comme vous dites, dans une programmation, pourtant je suis prêt à me soumettre au contrôle de quelqu’un d’autre qui en saurait plus long que moi sur l’analyse des infrarouges atmosphériques. Ce n’est pas mon domaine, mais je me suis consciencieusement servi du livre de Blanc et Nkrumah sur ce sujet. »
Crile Fisher, qui avait pris de l’assurance depuis l’incident avec Wu, n’hésita pas à énoncer son point de vue.
— Écoutez, dit-il, ce fait sera confirmé ou infirmé lorsque nous nous rapprocherons, mais pourquoi ne pas présumer que l’analyse du Dr Jarlow est correcte et voir où cela nous mène ? S’il y a de l’oxygène dans l’atmosphère de cette planète, pourquoi ne pas supposer qu’on pourrait la terraformer ? »
Tous les yeux se tournèrent vers lui.
« La terraformer ? répéta Jarlow d’un air ébahi.
— Oui, la terraformer. Pourquoi pas ? Prenons une planète qui pourrait être habitable, sauf qu’elle possède l’atmosphère de gaz carbonique et d’azote de mondes sans vie comme Mars et Vénus ; vous jetez des algues dans ses océans et bientôt, on peut dire : ‘‘Adieu, gaz carbonique’’ et ‘‘Salut, oxygène.’’ Ou peut-être faire autre chose. Je ne suis pas un expert. »
Ils le regardaient tous fixement.
« Si je suggère cela, poursuivit-il, c’est que je me souviens d’en avoir entendu parler dans les fermes de Rotor. Il y avait même des séminaires sur le terraforming, auxquels j’ai assisté parce que je croyais que cela avait quelque chose à voir avec le programme de l’hyper-assistance. Hélas non, mais j’ai entendu pas mal de choses là-dessus.
— Dans tout ce que vous avez entendu sur le terraforming, dit enfin Jarlow, vous souvenez-vous du temps que cela prend ?
— Je n’en sais rien. Cela en gagne, j’en suis sûr.
— D’accord. Il a fallu deux ans à Rotor pour arriver là … s’ils y sont. Cela veut dire qu’ils sont ici depuis treize ans. Supposons que ceux de Rotor soient des algues solides jetées dans les océans, qu’elles aient survécu et qu’elles se soient multipliées en produisant de l’oxygène ; eh bien pour arriver au niveau actuel, c’est-à-dire à dix-huit pour cent d’oxygène pour quelques traces de gaz carbonique, j’estime qu’il aurait fallu plusieurs milliers d’années. Peut-être quelques centaines seulement … si les conditions étaient extraordinairement favorables. Cela prendrait certainement plus de treize ans. Et puis, les algues de la Terre sont adaptées aux conditions terrestres. D’autre part, les algues peuvent ne pas se reproduire, ou le faire très lentement, jusqu’à ce qu’elles se soient adaptées. Treize ans n’auraient rien changé. »
Fisher ne semblait pas découragé. « Ah, mais il y a beaucoup d’oxygène et pas de gaz carbonique, et si cela n’est pas le résultat de l’action de Rotor, d’où cela provient-il ? Ne croyez-vous pas qu’il faut supposer l’existence d’une vie extra-terrestre sur ce monde ?
— C’est ce que j’ai supposé, dit Jarlow.
— C’est peut-être le cas, intervint Wendel. Une végétation indigène effectue la photosynthèse. Cela ne veut pas dire, pour le moment, que les Rotoriens sont sur ce monde, ou qu’ils ont jamais atteint ce système. »
Fisher avait l’air agacé. « Eh bien, capitaine, dit-il en accentuant cette nomination formelle, je dois dire que cela ne signifie pas non plus que les Rotoriens ne sont pas sur ce monde, ni qu’ils n’ont pas atteint le système. Si la planète a une végétation propre, il n’est pas nécessaire de la terraformer et les Rotoriens ont pu s’y installer tout de suite.
— Je ne sais pas, dit Blankowitz. J’aurais tendance à penser que toute végétation évoluant sur une planète étrangère ne pourrait guère nourrir des êtres humains. Je doute qu’ils puissent la digérer ; ou même l’assimiler, s’ils pouvaient la digérer. Je parierais plutôt sur sa toxicité. Et s’il y a une vie végétale, il y a aussi une vie animale, et nous savons ce que cela entraîne.
— Même dans ce cas, s’entêta Fisher, il est possible que les Rotoriens aient clôturé un morceau de terrain, tué la vie indigène à l’intérieur du périmètre et semé leurs propres plantes. J’imagine que cette plantation étrangère — si vous voulez l’appeler ainsi — s’étendrait avec les années.
— Rien que des suppositions, murmura Wendel.
— En tout cas, continua Fisher, cela ne sert à rien de rester là à bâtir des scénarios alors qu’il serait logique d’étudier cette planète — et d’aussi près que possible. Même de l’explorer … si cela paraît faisable. »
Et Wu dit avec une force surprenante : « Je suis tout à fait d’accord.
— Je suis biophysicienne, intervint Blankowitz, et s’il y a de la vie sur la planète, nous devons l’explorer, quelles que soient ses autres caractéristiques. »
Wendel les regarda l’un après l’autre et, rougissant légèrement, conclut : « Je suppose qu’il le faut. »
« Plus nous nous rapprochons, dit Tessa Wendel, plus nous recueillons d’informations, plus tout cela est troublant. Serait-ce un monde mort ? Il n’y a aucun éclairage sur l’hémisphère obscur ; aucun signe de végétation ou d’une autre forme de vie.
— Aucun signe flagrant, fit remarquer froidement Wu, mais il faut bien qu’il y ait quelque chose pour maintenir de l’oxygène dans l’air. N’étant pas chimiste, je ne trouve pas de processus chimique qui puisse faire cela. Quelqu’un a une idée ? »
Il attendit à peine la réponse.
— En fait, je me demande si un chimiste pourrait trouver une explication chimique. Si oxygène il y a, il doit être produit par un processus biologique. Nous ne connaissons rien d’autre.
— En disant cela, intervint Wendel, nous nous basons sur notre expérience, qui est celle d’une atmosphère contenant de l’oxygène … celle de la Terre. Un jour, on se moquera peut-être de nous. Peut-être que la Galaxie est jonchée de planètes dont l’atmosphère est pleine d’oxygène sans relation avec la vie et on retiendra de nous que nous nous sommes retrouvés dans une impasse uniquement parce que nous venions d’une planète qui est une anomalie, avec son oxygène issu de la vie.
— Non, dit Jarlow en colère. Vous ne pouvez pas vous en tirer comme cela, capitaine. Vous pouvez imaginer toutes sortes de scénarios, mais vous ne pouvez pas attendre des lois de la nature qu’elles changent pour votre commodité. Si vous voulez trouver une source non biologique à une atmosphère contenant de l’oxygène, il faut nous proposer un mécanisme.
— Mais, il n’y a aucun signe de chlorophylle dans la lumière réfléchie par ce monde.
— Pourquoi devrait-il y en avoir ? s’exclama Jarlow. Il y a beaucoup de chances pour qu’une molécule différente ait évolué sous la pression sélective de la lumière d’une naine rouge. Puis-je émettre une hypothèse ?
— Je vous en prie, répondit amèrement Wendel. Vous ne faites pas grand-chose d’autre, n’importe comment.
— Très bien. Tout ce que nous pouvons dire pour le moment, c’est que les continents de cette planète semblent totalement dénués de vie. Mais, cela ne signifie rien. Il y a quatre cents millions d’années, les continents de la Terre étaient aussi stériles, pourtant la planète avait de l’oxygène dans son atmosphère et une vie abondante.
— Une vie marine.
— Oui, capitaine. Il n’y a rien à reprocher à une vie marine. Et cela inclut des algues, ou leur équivalent … des plantes microscopiques qui fabriquent de l’oxygène. Les algues des mers terrestres produisent quatre-vingt pour cent de l’oxygène qui se déverse chaque année dans l’atmosphère. Est-ce que cela n’explique pas la présence d’oxygène dans l’atmosphère ainsi que le manque apparent de vie terrestre ? Cela signifie aussi que nous pouvons explorer sans danger la planète en atterrissant sur la surface stérile de ce monde et en étudiant la mer avec les instruments dont nous disposons … en laissant à des expéditions ultérieures, convenablement équipées, le soin de faire un travail plus détaillé.
— Oui, mais les êtres humains sont des animaux terrestres. Si Rotor a atteint ce système, ils ont sûrement tenté de coloniser les continents et il n’y a aucun signe de cette colonisation. Est-ce vraiment nécessaire d’étudier plus à fond ce monde ? demanda le capitaine.
— Oh, oui, se hâta de répondre Wu. Nous ne pouvons pas revenir rien qu’avec des déductions. Nous avons besoin de faits. Il pourrait y avoir des surprises.
— Vous en prévoyez ? demanda Wendel avec un peu de colère.
— Peu importe que j’en prévoie ou non. Pouvons-nous revenir sur Terre et leur dire que, sans y regarder de près, nous sommes sûrs qu’il n’y aura pas de surprise ? Ce ne serait pas raisonnable.
— Il me semble que vous avez changé d’idée du tout au tout. Vous étiez prêt à revenir avant même d’avoir atteint l’Étoile voisine.
— Autant que je m’en souvienne, on m’a fait changer d’idée. Dans ce cas, et étant données les circonstances, nous devons explorer cette planète. Je sais, capitaine, qu’on peut être tenté de saisir cette occasion de visiter quelques autres systèmes solaires, mais maintenant qu’il y a un monde apparemment habitable en vue, il faut revenir avec un maximum d’informations sur quelque chose qui peut s’avérer bien plus important pour la Terre que n’importe quelle quantité d’informations du type catalogue sur les étoiles les plus proches. En outre … » il montra du doigt le hublot d’observation avec une expression qui ressemblait à de la surprise, « … je veux voir ce monde de plus près. J’ai l’impression qu’il est dénué de tout danger.
— L’impression ? dit Wendel d’un air sardonique.
— J’ai le droit d’avoir des intuitions, capitaine. »
Merry Blankowitz dit d’une voix un peu enrouée : « Moi aussi, j’ai des intuitions, capitaine, et cela m’ennuie. »
Wendel regarda la jeune femme avec étonnement. « Vous pleurez, Blankowitz ?
— Non, pas vraiment, capitaine. Je suis juste bouleversée.
— Pourquoi ?
— Je me suis servie du DN.
— Le détecteur neuronique ? Sur ce monde vide ? Pourquoi ?
— Parce que je suis venue ici pour cela. Parce que c’est mon travail.
— Et les résultats sont négatifs, dit Wendel. Je suis désolée, Blankowitz, mais si nous visitons d’autres systèmes, vous aurez peut-être plus de chance.
— Mais, justement, capitaine. Les résultats ne sont pas négatifs. Je détecte de l’intelligence sur cette planète et c’est pour cela que je suis bouleversée. C’est un résultat ridicule et je ne le comprends pas.
— Peut-être que l’appareil ne fonctionne pas, dit Jarlow. Il est tellement nouveau que ce ne serait pas étonnant qu’il ne soit pas fiable.
— Mais pourquoi ne fonctionnerait-il pas ? Est-ce qu’il nous détecte, à bord du vaisseau ? Ou donne-t-il faussement une réponse positive ? Je l’ai vérifié. Le champ protecteur est en parfait état et si j’ai faussement un résultat positif, je devrais l’avoir ailleurs. Il n’y a aucune réponse positive concernant la géante gazeuse, par exemple, ou l’Étoile voisine, ou n’importe quel point choisi au hasard dans l’espace, mais chaque fois que je balaie le satellite, j’en ai une.
— Vous voulez dire, commenta Wendel, que sur ce monde, où nous ne pouvons détecter aucun signe de vie, vous captez de l’intelligence ?
— C’est une réaction très minime. C’est à peine si je peux la capter.
— Capitaine, intervint Crile Fisher, reprenons au point de vue de Jarlow. S’il y a de la vie dans l’océan de cette planète, que nous ne pouvons pas détecter parce que l’eau est opaque, ce peut être une vie intelligente, et c’est elle qu’a captée le Dr Blankowitz.
— Fisher a raison, dit Wu. Après tout, une vie marine, bien qu’intelligente, ne serait probablement pas technologique. On ne peut pas faire du feu dans l’eau. Une vie non technologique ne serait pas très visible, mais pourrait être intelligente tout de même. Et il n’y a rien à craindre d’une espèce non technologique, bien qu’intelligente, surtout si elle ne peut pas quitter la mer et que nous restons sur terre. Cela rend les choses plus intéressantes et notre investigation encore plus nécessaire. »
Blankowitz dit, d’un air contrarié : « Vous parlez tout le temps et tellement vite que je ne peux pas placer un mot. Vous vous trompez tous. Si c’était une vie intelligente marine, je n’aurais une réponse positive qu’en provenance des océans. Je l’obtiens partout, régulièrement. De la terre aussi bien que de la mer. Je n’y comprends rien.
— Sur terre aussi ? s’exclama Wendel, incrédule. Alors, l’appareil est détraqué.
— Absolument pas. C’est pour cela que je suis tellement bouleversée. Je n’y comprends rien. » Puis, comme pour atténuer ces paroles, elle ajouta : « La réaction est très faible, bien sûr, mais elle existe.
— Je crois pouvoir l’expliquer », dit Fisher.
Tous les yeux se tournèrent vers lui, et il se mit aussitôt sur la défensive. « Je ne suis pas un scientifique, mais ce n’est pas pour cela que je ne peux pas voir quelque chose d’aussi évident. Il y a de l’intelligence dans la mer, mais nous ne pouvons pas la voir parce que l’eau nous la cache. D’accord, cela paraît logique. Mais il y a aussi de l’intelligence sur terre. Elle est aussi cachée. Parce qu’elle est sous terre.
— Sous terre ? explosa Jarlow. Pourquoi sous terre ? Il n’y a rien de nocif dans l’air ou dans la température ou dans tout ce que nous captons. De quoi se protégerait-elle ?
— De la lumière, d’abord, répliqua Fisher avec force. Je parle des Rotoriens. Supposons qu’ils aient colonisé la planète. Voudraient-ils rester exposés à la lumière rouge de l’Étoile voisine ? Lumière sous laquelle la vie végétale rotorienne ne pourrait pas prospérer, et qui en plus les déprimerait ? Sous terre, ils auraient de la lumière artificielle, ce qui leur conviendrait mieux, à eux et à leurs plantes. En outre … »
Il s’arrêta et Wendel dit : « Quoi d’autre ?
— Eh bien, il faut que vous compreniez les Rotoriens. Ils vivent à l’intérieur d’un monde. C’est à ça qu’ils sont habitués et pour eux, c’est normal. Vivre en surface, ils ne trouveraient pas cela confortable. Ils s’enfonceraient sous terre, tout naturellement.
— Alors, dit Wendel, le détecteur neuronique de Blankowitz aurait repéré la présence d’êtres humains sous la surface de la planète.
— Oui. Pourquoi pas ? C’est l’épaisseur du sol entre leurs cavernes et la surface qui affaiblit la réaction que mesure le détecteur neuronique.
— Mais, objecta le capitaine, Blankowitz a plus ou moins la même réaction en provenance de la terre et de la mer.
— De la planète entière. Très régulièrement, dit celle-ci.
— Bon, répliqua Fisher. De la vie indigène sous la mer, des Rotoriens sous terre. Pourquoi pas ?
— Attendez, intervint Jarlow. Vous avez une réaction positive partout, Blankowitz. C’est bien ça ?
— Partout. J’ai détecté de légères augmentations et diminutions, mais la réponse est si minime que je n’en suis pas vraiment sûre. Ce qui est certain, c’est qu’il y a de l’intelligence partout sur la planète.
— Je pense, poursuivit Jarlow, que c’est possible dans la mer, mais sous terre ? Vous supposez que les Rotoriens, en treize années, treize seulement, ont creusé un réseau de tunnels sous toute la surface de la planète ? Si vous aviez une réaction dans un secteur, ou même deux — de petites surfaces, occupant une minuscule fraction de celle de ce monde — j’envisagerais la possibilité d’un terrier rotorien. Mais sous toute la surface ? Je vous en prie ! Un peu de sérieux.
— Dois-je en déduire, Henry, que vous suggérez qu’il y a une intelligence extra-terrestre souterraine sur toute la planète ? demanda Wu.
— Je ne vois pas d’autre conclusion, à moins de décider que l’appareil de Blankowitz est complètement dénué de valeur.
— Dans ce cas, dit Wendel, je me demande s’il n’y a pas du danger à atterrir. Une intelligence extra-terrestre ne se montre pas nécessairement amicale, et le Supraluminal n’est pas équipé pour faire la guerre.
— Je ne pense pas qu’il faille renoncer, s’entêta Wu. Nous devons découvrir quelle sorte de vie c’est, et en quoi elle peut interférer avec les plans que nous pourrions faire pour évacuer la Terre et nous installer ici.
— Il y a un seul endroit où la minuscule réponse est plus intense que partout ailleurs, dit Blankowitz. Pas de beaucoup. Est-ce que je dois tenter de le retrouver ?
— Allez-y. Essayez, répondit Wendel. Nous étudierons soigneusement les environs et déciderons s’il faut atterrir ou non.
— Je suis sûr qu’il n’y a aucun danger », affirma Wu avec un sourire un peu narquois.
Wendel se contenta de froncer les sourcils d’un air malheureux.
Ce qu’il y avait de bizarre chez Saltade Leverett (pensait Janus Pitt), c’est qu’il se plaisait dans la ceinture d’astéroïdes. Apparemment, il y avait des gens qui aimait vraiment le vide, l’inanimé.
— Ce n’est pas que je déteste les gens, expliquait Leverett. Je peux communiquer avec eux par holovision … parler avec eux, les écouter, rire avec eux. Je peux tout faire, sauf les toucher et sentir leur odeur … et qui en a envie ? En outre, on est en train de construire cinq stations spatiales dans la ceinture d’astéroïdes ; je peux les visiter et avoir mon content d’êtres humains … et les sentir aussi, si c’est bon pour moi. »
Quand il venait sur Rotor — la « métropole », comme il tenait à l’appeler — il ne cessait de regarder de côté et d’autre, comme s’il s’attendait à ce que les gens se précipitent sur lui.
Il jetait les mêmes coups d’œil soupçonneux sur les sièges et s’asseyait en s’y glissant obliquement, dans l’espoir, peut-être, d’essuyer l’aura que le précédent postérieur y aurait laissé.
Janus Pitt avait estimé que son ami serait le gouverneur idéal du Projet Astéroïde. Cette situation lui avait, en effet, donné carte blanche pour tout ce qui concernait la partie extérieure du système némésien. Ce qui comprenait non seulement les colonies en construction, mais aussi le Service de Balayage.
Ils avaient fini de déjeuner dans l’intimité de l’appartement de Pitt, car Saltade aurait préféré mourir de faim que de se rendre dans une salle à manger où le public était admis (ou simplement une troisième personne qu’il ne connaissait pas). Pitt était même étonné que Leverett ait accepté de manger avec lui.
Le Gouverneur l’étudiait avec désinvolture. Leverett était si maigre, si parcheminé, qu’on avait l’impression qu’il n’avait jamais été jeune et ne serait jamais vieux. Ses yeux étaient d’un bleu délavé et ses cheveux jaunâtres.
« Quand est-ce que tu es venu pour la dernière fois sur Rotor ?
— Cela fait presque deux ans, Janus, et je trouve cela peu aimable de ta part de m’obliger à subir cela.
— Pourquoi, Saltade, qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne t’ai pas convoqué, mais je suis content que tu sois là, mon vieil ami.
— Tu m’aurais convoqué que ce serait pareil. C’est ce message que tu as envoyé pour dire que tu ne voulais plus qu’on te dérange pour des vétilles. Es-tu devenu si important que tu ne veux plus t’occuper que de grandes choses ? »
Le sourire de Pitt devint un peu tendu. « Je ne sais pas de quoi tu parles, Saltade.
— Je parle du rapport qu’ils ont reçu de toi. Ils ont détecté une petite radiation en provenance de l’espace. Ils t’ont prévenu et tu leur as envoyé un de tes fameux mémo pour leur dire qu’il ne fallait plus t’importuner.
— Oh, ça ! » (Pitt se souvint. C’était le jour où il s’était apitoyé sur lui-même et tellement énervé. Il avait tout de même le droit de s’énerver de temps en temps, non ?) « Eh bien, tes techniciens sont là pour guetter l’arrivée des colonies. Ils n’ont pas besoin de me raser avec des problèmes mineurs.
— Si c’est ton attitude, d’accord. Mais il s’avère qu’ils ont trouvé quelque chose qui n’est pas une colonie et ils n’osent pas t’en parler. Ils se sont adressés à moi et m’ont demandé de te transmettre la nouvelle, en dépit de ton ordre de ne plus te déranger pour des vétilles. Ils s’imaginent que je sais m’y prendre avec toi, mais je ne m’en crois pas capable, Janus. Vas-tu devenir acariâtre dans ton âge mûr ?
— Ne jacasse pas comme cela, Saltade. Qu’est-ce qu’ils ont capté ? dit Pitt d’un air qui était bien revêche.
— Ils ont repéré un vaisseau spatial.
— Que dis-tu … un vaisseau ? Et pas une colonie ? »
Leverett leva une main noueuse. « Pas une colonie. J’ai dit un vaisseau.
— Je ne comprends pas.
— Qu’y a-t-il à comprendre ? Il te faut un ordinateur ? Dans ce cas, le tien est là. Un vaisseau spatial, un navire qui se déplace dans l’espace, avec un équipage à bord.
— Grand comment ?
— Il pourrait abriter une demi-douzaine de personnes, je pense.
— Alors, ce doit être un des nôtres.
— Non. Nous avons pris en compte chacun des nôtres. Il n’est pas de fabrication rotorienne. Le Service de Balayage n’a peut-être pas osé t’en parler, mais il a bien travaillé. Aucun ordinateur, nulle part dans le système, n’a participé à la construction d’un navire semblable à ce vaisseau spatial, et personne n’aurait pu le faire sans l’aide d’un ordinateur.
— Alors, tu en conclus ?
— Que ce n’est pas un vaisseau rotorien. Il vient d’ailleurs. Tant qu’il est resté la moindre chance qu’il ait pu être fabriqué par nous, mes techniciens se sont tus et ne t’ont pas dérangé, selon tes instructions. Quand il s’est avéré, définitivement, que ce n’était pas un des nôtres, ils se sont adressés à moi pour dire qu’il fallait t’en parler, mais qu’ils ne le feraient pas. Tu sais, Janus, passé un certain point, bafouer le personnel, cela entrave la productivité.
— Tais-toi, dit Pitt de mauvaise humeur. Comment ce vaisseau pourrait-il ne pas être rotorien ? D’où viendrait-il ?
— Je suppose qu’il vient du système solaire.
— Impossible ! Un vaisseau de la taille que tu dis avec une demi-douzaine de gens à bord n’aurait pas pu faire le voyage depuis le système solaire. Même s’ils avaient découvert l’hyper-assistance, et il est tout à fait concevable qu’ils l’aient maintenant, une demi-douzaine de personne dans des locaux confinés pendant plus de deux ans ne termineraient pas le voyage vivants. Peut-être y a-t-il des équipages exemplaires, bien entraînés et extraordinairement adaptés à cette tâche, qui feraient le voyage et arriveraient en partie sains d’esprit, mais personne dans le système solaire n’oserait tenter cela. Seule une colonie, un monde indépendant occupé par des gens habitués depuis l’enfance à vivre sur une station spatiale, pourraient accomplir un voyage interstellaire et le terminer en bon état.
— Néanmoins, nous avons là un petit vaisseau qui n’a pas été fabriqué par nous. C’est un fait et tu es bien obligé de l’accepter, je t’assure. D’où as-tu dit qu’il venait ? L’étoile la plus proche, c’est le Soleil ; cela aussi, c’est un fait. S’il ne venait pas de là, il serait parti d’un autre système solaire et le voyage aurait duré plus de deux ans. Si deux ans déjà, c’est impossible …
— Et s’il ne s’agissait pas d’êtres humains ? Si d’autres formes de vie, avec une autre psychologie, pouvaient endurer de longs voyages dans un milieu confiné ?
— Et s’il y avait des gens pas plus grands que ça ? » Leverett écarta le pouce et l’index d’un centimètre, « et que le vaisseau constitue pour eux une colonie ? Eh bien, ce n’est pas ça. Ce ne sont pas des extraterrestres. Et ce ne sont pas des Tom Pouce. Ce vaisseau n’est pas rotorien, mais humain. On s’attendrait à ce que des extraterrestres soient complètement différents de nous, et qu’ils construisent des navires complètement différents des nôtres. Ce vaisseau est humain jusqu’au numéro de code inscrit sur sa coque, qui est en alphabet terrestre.
— Tu ne m’avais pas dit ça !
— Je croyais que ce n’était pas nécessaire.
— C’est peut-être un vaisseau humain, mais il doit être en commande automatique. Ou bien, il a un équipage de robots.
— Peut-être. Dans ce cas, nous pouvons le bombarder, non ? S’il n’y a pas d’être humain à bord, cela ne posera pas de problème d’éthique. On détruira leur bien, mais tant pis, ils avaient qu’à ne pas s’introduire sans permission dans notre système.
— Je vais y réfléchir. »
Leverett sourit largement. « Non ! Ce vaisseau n’a pas voyagé deux ans dans l’espace.
— Que veux-tu dire ?
— As-tu oublié dans quel état était Rotor lorsque nous sommes arrivés ici ? Nous avions voyagé pendant deux ans, et la moitié de ce temps dans l’espace normal, juste en dessous de la vitesse de la lumière. A cette vélocité, la surface avait été érodée par les collisions avec des atomes, des molécules et des poussières. Il a fallu le polir et le réparer. Tu t’en souviens ?
— Et ce vaisseau ? demanda Pitt sans se soucier de dire s’il s’en souvenait.
— Aussi brillant que s’il n’avait pas parcouru des millions de kilomètres à des vélocités ordinaires.
— C’est impossible. Ne m’ennuie pas avec des histoires pareilles.
— Ce n’est pas impossible. Quelques millions de kilomètres à des vélocités ordinaires, c’est tout ce qu’ils ont fait. Le reste du chemin … ils sont passés par l’hyper-espace.
— De quoi parles-tu ? » La patience de Pitt s’épuisait.
« De vol supraluminique. Ils l’ont.
— C’est théoriquement impossible.
— Vraiment ? Eh bien, si tu as une autre explication, donne-la-moi. »
Pitt le regarda avec de grands yeux, la bouche ouverte. « Mais …
— Je sais. Les physiciens disent que c’est impossible, mais ils l’ont quand même. Maintenant, écoute ce que je vais te dire. S’ils ont le vol supraluminique, ils doivent avoir la communication supraluminique. Alors, le système solaire sait qu’ils sont ici et sera au courant de tout ce qui s’y passera. Si nous détruisons le vaisseau, le système solaire le saura aussi et, au bout d’un certain temps, une flotte sortira de l’espace et tirera sur nous.
— Que faire, alors ? » Pitt se retrouvait, pour le moment, dans l’incapacité de penser.
« Quoi d’autre que de les accueillir amicalement, de découvrir qui ils sont, ce qu’ils font et ce qu’ils désirent ? J’ai dans l’idée qu’ils se préparent à atterrir sur Erythro. Il faut y aller et leur parler.
— Sur Erythro ?
— S’ils sont sur Erythro, Janus, où veux-tu que nous allions ? Il faut les y affronter. Saisissons cette chance. »
Pitt sentit son esprit se remettre lentement en marche. « Puisque cela te semble nécessaire, tu accepterais de t’en charger ? Avec un vaisseau et un équipage, bien entendu.
— Tu ne veux pas y aller ?
— En tant que Gouverneur, je ne peux pas m’abaisser à accueillir un vaisseau étranger.
— Ta dignité officielle est au-dessus de ça, à ce que je vois. Alors, je vais affronter les extraterrestres, ou les petits bonshommes, ou les robots, bref quoi que ce soit, sans toi.
— Je serai bien entendu en contact permanent avec toi, Saltade. Par la voix et par l’image.
— Et à distance.
— Oui, mais une mission réussie aura, ensuite, sa récompense.
— Vraiment ? Dans ce cas … » Leverett regarda Pitt d’un air méditatif.
Pitt attendit, puis dit : « Vas-tu donner ton prix ?
— Je vais ‘‘suggérer’’ un prix. Tu veux que j’accueille ce vaisseau sur Erythro, alors moi, je veux Erythro.
— Explique-toi.
— Je veux m’installer sur Erythro. Je suis las des astéroïdes. Je suis las du Balayage. Je suis las des gens. J’en ai assez. Je veux un monde vide. Je veux y construire une belle résidence, obtenir du Dôme la nourriture et tout le nécessaire, m’occuper de ma propre ferme et de mes animaux, si je peux les convaincre de se reproduire. »
— Cela fait longtemps que tu y penses ?
— Je ne sais pas. L’idée m’est venue peu à peu. Et depuis que je suis ici et que je vois Rotor avec ses foules et ses bruits, Erythro me semble mieux que jamais. »
Pitt se renfrogna. « Vous êtes deux à penser cela. Tu es comme cette jeune folle.
— Quelle folle ?
— La fille d’Eugenia Insigna. Tu connais Insigna, je suppose.
— L’astronome ? Bien sûr. Je n’ai jamais rencontré sa fille.
— Elle est complètement folle. Elle veut rester sur Erythro.
— Je ne trouve pas que ce soit une preuve de folie. J’estime que c’est très sensé. Si elle veut s’installer sur Erythro, une femme, je pourrais la supporter … »
Pitt leva un doigt. « J’ai dit ‘‘jeune’’.
— Quel âge a-t-elle ?
— Quinze ans.
— Ah ? Eh bien, elle vieillira. Malheureusement, moi aussi.
— Elle n’a rien d’une pin-up.
— Si tu parles de beauté, moi non plus je ne suis pas beau. Tu as mes conditions.
— Tu veux que ce soit enregistré officiellement sur l’ordinateur ?
— Juste une formalité, hein, Janus ? »
Pitt ne sourit pas. « Très bien. Nous allons essayer de voir où atterrit le vaisseau et préparer ton transport sur Erythro. »