Kattimoro Tanayama, avec sa ténacité habituelle, tint encore durant l’année qu’il s’était allouée, plus une autre, avant que la longue lutte prenne fin. Quand le temps arriva, il quitta le champ de bataille sans un mot, sans un signe, si bien que les instruments enregistrèrent sa mort avant que ceux qui l’entouraient ne l’aient vue entrer dans la pièce.
Cela fit peu de remous sur Terre ou dans les colonies, car le Vieux avait toujours fait son travail loin des yeux du public, et il en tirait toute sa force. Seuls ceux qui avaient affaire à lui personnellement connaissaient son pouvoir ; et ceux qui avaient le plus besoin de sa force furent particulièrement soulagés de le voir partir.
Tessa Wendel apprit la nouvelle par le canal télévisé qui reliait son quartier général à World City. Elle s’y attendait depuis des mois, mais cela n’amortit pas le choc.
Qu’allait-il se passer ? Qui allait succéder à Tanayama ? Quels changements déciderait-on ? Elle se posait ces questions depuis longtemps mais elle en percevait maintenant la vraie signification. Finalement, comme les autres, elle n’avait pas vraiment cru que le Vieux allait mourir.
Elle chercha un réconfort auprès de Crile Fisher. Wendel était assez réaliste pour savoir que ce n’était pas son corps de femme mûre qui retenait Fisher. Dans moins de deux mois, elle allait atteindre l’âge incroyable de cinquante ans. Il en avait maintenant quarante-cinq et lui non plus n’était plus de la première jeunesse, mais chez un homme, c’était moins flagrant. En tout cas, elle pouvait toujours s’imaginer que c’était elle qui le retenait, métaphoriquement, surtout lorsque, littéralement, elle l’avait en son pouvoir.
« Alors, qu’est-ce qui va arriver, maintenant ?
— Ce n’est pas une surprise, Tessa. Cette mort aurait dû arriver plus tôt.
— D’accord. Mais c’était sa détermination aveugle qui permettait à ce projet de continuer.
— Tant qu’il a vécu, tu avais très envie qu’il meure. Maintenant, tu t’inquiètes. Mais le projet continuera. Une opération de cette envergure possède sa vie propre, et on ne peut pas l’arrêter.
— As-tu jamais essayé de calculer combien ça coûtait ? Il va y avoir un nouveau directeur du TBI et le Congrès mondial va certainement choisir un homme facile à contrôler. Il n’y aura pas d’autre Tanayama pour faire trembler tout le monde — pas dans un avenir prévisible. Et quand ils jetteront les yeux sur le budget, maintenant que la main noueuse de Tanayama ne peut plus le couvrir, ils verront qu’ils sont dans le rouge et ils voudront faire des coupes claires.
— Le pourront-ils ? Ils ont déjà tellement dépensé. Vont-ils tout arrêter sans rien avoir à montrer ? Ce serait vraiment un fiasco.
— Ils rejetteront le blâme sur Tanayama. ‘‘Il était fou, diront-ils, c’était un égocentrique en proie à une obsession’’ — ce qui n’est pas complètement faux, comme nous le savons bien — et eux s’en laveront les mains, remettront la Terre sur le droit chemin et renonceront à une chose que cette planète ne peut pas s’offrir. »
Fisher sourit. « Tessa, mon amour, ta pénétration de la pensée politique est probablement normale pour une hyper-spatialiste géniale. Le directeur du Bureau est — en théorie, et tel que le voit le public — un fonctionnaire appointé aux pouvoirs limités, soumis au Président et au Congrès mondial. Ces élus soi-disant puissants ne peuvent pas publier que Tanayama les menait tous et qu’ils se cachaient dans les coins de peur que leurs cœurs battent sans sa permission. Le public apprendrait qu’ils sont lâches et incapables et ils risqueraient de perdre leurs postes aux prochaines élections. Ils ne mettront pas fin au projet. Ils feront quelques économies symboliques.
— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ? murmura Wendel.
— Ma longue expérience des élus. Et puis, si nous arrêtions tout, les colonies pourraient obtenir la propulsion hyperluminique avant nous … et partir pour l’espace lointain en nous abandonnant, comme l’a fait Rotor.
— Ah bon ? Comment le pourraient-elles ?
— Étant donnée leur connaissance de l’hyper-assistance, n’est-il pas inévitable qu’elles découvrent le vol supraluminique ? »
Wendel regarda Fisher d’un air sardonique. « Crile, mon amour, ta pénétration de l’hyper-spatialisme est probablement normale pour un extorqueur de secrets de première classe. Est-ce là ce que tu penses de mon travail ? Que c’est une conséquence inévitable de l’hyper-assistance ? N’as-tu pas compris que l’hyper-assistance découle simplement de la pensée relativiste ? Elle ne permet pas de voyager plus vite que la lumière. Se déplacer à des vitesses supraluminiques, cela suppose un véritable saut théorique et pratique. Ce n’est pas une simple conséquence de l’hyper-assistance et j’ai expliqué cela à différents membres du gouvernement. Ils se plaignaient des lenteurs et des dépenses et j’ai dû leur expliquer les difficultés que nous rencontrons. Ils s’en souviendront et ne craindront pas de mettre fin au projet. Je ne peux pas les cravacher en leur disant, brusquement, que nous pouvons être gagnés à la course. »
Fisher secoua la tête. « Bien sûr que si, tu peux le leur dire. Ils te croiront parce que c’est vrai. On peut facilement nous devancer.
— Tu n’as pas écouté ce que je viens de te dire ?
— Si, mais tu as oublié un élément. Laisse un peu de place au sens commun, surtout chez l’homme que tu viens de traiter d’extorqueur de secrets de première classe.
— De quoi parles-tu, Crile ?
— Ce saut de l’hyper-assistance au vol supraluminique n’est vraiment spectaculaire que si l’on commence à zéro, comme tu l’as fait. Il n’en sera pas de même pour les colonies. Crois-tu donc qu’elles ignorent tout de nos recherches ? Crois-tu que mes collègues terriens et moi nous soyons les seuls extorqueurs de secrets du système solaire ? Les colonies ont les leurs, qui travaillent aussi dur et aussi efficacement que nous. Ils ont appris que tu étais sur Terre dès le jour de ton arrivée.
— Et alors ?
— Crois-tu qu’ils n’ont pas d’ordinateurs pour leur dire ce que tu as écrit et publié en ce domaine ? Crois-tu qu’ils n’ont pas accès à ces articles ? Crois-tu qu’ils ne les ont pas lus laborieusement et soigneusement et qu’ils n’ont pas découvert que tu estimais théoriquement possibles les vitesses supraluminiques ? »
Wendel se mordit la lèvre et dit : « Eh bien …
— Oui, penses-y. Quand tu as écrit sur la vitesse supraluminique, ce n’étaient que des spéculations. Tu étais la seule à la juger possible. Personne ne te prenait au sérieux. Mais maintenant, tu es venue sur Terre et tu y es restée. Brusquement, tu as disparu et tu n’es pas rentrée sur Adelia. Ils ne savent peut-être pas en détail ce que tu fais, car la sécurité de ce projet a été aussi efficace que la paranoïa de Tanayama. Pourtant, ta simple disparition est pleine de sens et, à la lumière de ce que tu as publié, ils n’ont aucun doute sur la nature de tes recherches.
« Un projet comme Hyper City ne peut pas être gardé totalement secret. Les incroyables sommes d’argent investies ont dû laisser des traces. Si les colonies grattent çà et là, elles trouveront des petits bouts d’information, qui pourraient être convertis en miettes de connaissance. Et chaque miette leur apportera des indications qui leur permettront de progresser beaucoup plus vite que tu n’as pu le faire. Dis-leur cela, Tessa, si la question de mettre fin au projet vient sur le tapis. On peut nous dépasser, et c’est ce qui arrivera si nous cessons de courir. Cette idée les fera prendre feu autant que Tanayama, et elle a le mérite d’être vraie. »
Wendel resta silencieuse très longtemps tandis que Fisher l’étudiait avec soin.
« Tu as raison, mon cher extorqueur de secrets, dit-elle enfin. J’ai commis une erreur en te considérant, à la légère, comme un amant et non comme un conseiller.
— Pourquoi les deux devraient-ils s’exclure ?
— Je sais très bien que tu as tes propres motivations.
— Qu’importe, même si c’est vrai, pourvu que les miennes me fassent courir dans la même direction que toi ? »
Une délégation des membres du Congrès finit par arriver, avec Igor Koropatsky, le nouveau Directeur du TBI. Il avait occupé des postes subalternes pendant des années et Tessa ne le connaissait pas.
C’était un homme silencieux, avec des cheveux gris, clairsemés, un nez plutôt gros, un double menton, l’air bien nourri et bon enfant. Il était sans aucun doute astucieux, mais manquait visiblement de l’énergie presque maladive de Tanayama. Cela se voyait à un kilomètre.
Des membres du Congrès l’accompagnaient, bien sûr, comme pour montrer que ce successeur était leur propriété et qu’ils le contrôlaient. Ils devaient espérer que cela durerait. Ils avaient reçu une longue et amère leçon avec Tanayama.
Personne ne parla de mettre fin au projet. Ils semblaient plutôt désireux que les choses s’accélèrent … si possible. Lorsque Wendel essaya, avec prudence, de souligner la possibilité que les colonies les gagnent de vitesse, ou du moins, les suivent de près, ils acceptèrent l’idée sans faire de difficultés puis abandonnèrent le sujet, comme une chose évidente.
Koropatsky, qui était leur porte-parole, dit : « Dr Wendel, je ne vous demanderai pas de me faire faire le tour d’Hyper City. Je suis déjà venu et j’aime mieux consacrer ce temps à la réorganisation du Bureau. Je n’ai pas l’intention de me montrer irrespectueux envers mon distingué prédécesseur, mais tout changement de direction d’un corps administratif important exige pas mal de réorganisation. De nature, je ne suis pas formaliste. Parlons donc librement et sans cérémonie ; j’aimerais poser quelques questions auxquelles, je l’espère, vous voudrez bien répondre de telle sorte qu’un homme qui ne possède que peu de connaissances scientifiques puisse comprendre. »
Wendel hocha la tête. « Je ferai de mon mieux, monsieur le directeur.
— Bien. Quand comptez-vous nous donner un vaisseau supraluminique opérationnel ?
— Vous savez certainement, monsieur le directeur, que c’est une question à laquelle je ne peux pas vraiment répondre. Nous sommes à la merci de difficultés et d’accidents imprévisibles.
— Supposons qu’il n’y ait qu’une quantité raisonnable de difficultés et d’accidents.
— Dans ce cas, puisque nous en avons terminé au niveau scientifique et qu’il ne nous reste plus que l’ingénierie, si la chance nous sourit, nous aurons peut-être un vaisseau dans trois ans.
— Autrement dit, nous serons prêts en 2236.
— Certainement pas plus tôt.
— Combien de personnes pourra-t-il emmener ?
— De cinq à sept, peut-être.
— Jusqu’où pourra-t-il aller ?
— Aussi loin que nous le désirerons, monsieur le directeur. C’est cela, l’intérêt de la vitesse supraluminique. Comme nous traversons l’hyperespace, où les lois ordinaires de la physique ne s’exercent plus, même la conservation de l’énergie, cela ne coûte pas plus de parcourir mille années-lumière qu’une. »
Le directeur s’agita, l’air mal à l’aise. « Je ne suis pas physicien, mais j’ai du mal à accepter l’idée d’un environnement sans contrainte. Tout y est vraiment possible ?
— Il y a des contraintes. Pour entrer et sortir de l’hyper-espace, il nous faut le vide et une intensité gravitationnelle inférieure à un certain chiffre. Nous découvrirons sûrement d’autres contraintes au cours des vols d’essai. Les résultats nécessiteront peut-être d’autres délais.
— Une fois que vous aurez le vaisseau, où effectuerez-vous le premier vol ?
— Il pourrait être prudent de limiter le premier voyage à l’orbite de Pluton, par exemple, mais on peut considérer cela comme une perte de temps. Une fois que nous aurons la technologie qui nous permettra de voyager d’une étoile à l’autre, la tentation d’en visiter une sera irrésistible.
— L’Etoile voisine, par exemple ?
— Ce serait logique. L’ex-directeur Tanayama voulait qu’on y aille, mais je dois faire remarquer qu’il y a d’autres étoiles beaucoup plus intéressantes. Sirius n’est que quatre fois plus loin et cela nous donnerait l’occasion d’observer de près une naine blanche.
— Dr Wendel, je pense que notre objectif doit être l’Etoile voisine, et pas seulement pour les raisons propres à Tanayama. Si vous vous rendiez jusqu’à une autre étoile — n’importe laquelle — et que vous reveniez, comment pourriez-vous prouver que vous y êtes vraiment allée ? »
Wendel eut l’air surpris. « Prouver ? Je ne vous comprends pas.
— Je veux dire, que pourriez-vous riposter si l’on vous accusait d’avoir monté un vol truqué ?
— Truqué ? » Wendel se leva, furieuse. « Vous m’insultez. »
La voix de Koropatsky s’enfla soudain, dominatrice. « Asseyez-vous, Dr Wendel. Je ne vous accuse de rien. J’essaie de prévoir une situation et de m’en protéger. Cela fait presque trois siècles que l’humanité se déplace dans l’espace. C’est un épisode historique pas tout à fait oublié et ma subdivision du globe le rappelle particulièrement bien. Quand, en ces temps de réclusion planétaire, on a lancé les premiers satellites, il y eut des gens pour soutenir que toutes les données fournies par ces satellites étaient truquées. Les premières photos de la face cachée de la Lune furent traitées de faux. Même les premières images de la Terre vue de l’espace furent qualifiées d’impostures par ceux qui croyaient que la Terre était plate. Si nous prétendons avoir la propulsion supraluminique, nous nous heurterons aux mêmes ennuis.
— Pourquoi, monsieur le directeur ? Pourquoi quelqu’un penserait-il que nous mentons au sujet d’une chose pareille ?
— Ma chère Wendel, vous êtes naïve. Depuis plus de trois siècles, Albert Einstein est le demi-dieu qui a inventé la cosmologie. Les gens, de génération en génération, se sont habitués à l’idée que la vitesse de la lumière est une limite absolue. Ils ne sont pas près à renoncer à ce concept. Même le principe de causalité — et on ne peut rien trouver de plus fondamental que : la cause précède l’effet — semble violé par votre découverte. C’est une chose.
« Une autre, Dr Wendel, c’est que les colonies peuvent trouver politiquement utile de convaincre leurs populations, et les Terriens aussi, que nous mentons. Cela nous entravera, nous embarquera dans des polémiques, nous fera perdre du temps, et leur fournira l’occasion de nous rattraper. Aussi je vous le demande : Y a-t-il une preuve qui puisse authentifier un tel voyage ? »
Wendel répondit d’une voix glaciale : « Monsieur le directeur, une fois de retour, nous permettrons aux scientifiques de visiter notre navire. Nous leur expliquerons les techniques que nous avons utilisées et …
— Non, non, non. Je vous en prie. Arrêtez. Cela ne pourrait convaincre que des scientifiques bien informés comme vous.
— Alors, quand nous reviendrons, nous rapporterons des photos du ciel et des étoiles les plus proches qui seront dans des positions légèrement différentes les unes par rapport aux autres. D’après ces positions relatives, il sera possible de calculer exactement où nous étions par rapport au Soleil.
— Cela aussi, c’est pour les scientifiques. Cela ne convaincrait pas un citoyen moyen.
— Nous aurons des photos en gros plan de l’étoile que nous visiterons. Elle sera complètement différente du Soleil.
— Mais on fait cela dans n’importe quel programme d’holovision banal traitant de voyage interstellaire. C’est un classique du space-opera. Vos photos n’apporteraient rien de plus qu’un épisode de Capitaine Galaxie.
— Dans ce cas, dit Wendel les dents serrées d’exaspération, je ne vois rien. Si les gens ne veulent pas nous croire, eh bien, ils ne nous croiront pas. C’est à vous de traiter ce genre de problème. Je ne suis qu’une physicienne.
— Allons, allons, docteur. Ne vous mettez pas en colère, je vous prie. Quand Christophe Colomb est revenu de sa première traversée de l’océan, personne ne l’a accusé de mensonge. Pourquoi ? Parce qu’il ramenait avec lui des indigènes du nouveau monde qu’il avait visité.
— Très bien, mais les chances de découvrir des mondes habitables et d’en ramener des spécimens sont très minces.
— Peut-être que non. On croit, vous le savez, que les Rotoriens ont pu partir pour l’Etoile voisine ; ils y sont peut-être toujours.
— C’est ce que croyait le directeur Tanayama. Cependant, il se peut qu’à cause d’un accident, d’une erreur scientifique, de problèmes psychologiques, ils n’aient jamais atteint leur objectif. Ce qui expliquerait, aussi, qu’ils ne soient jamais revenus.
— Néanmoins, insista Koropatsky, ils sont peut-être arrivés.
— Même s’ils sont arrivés, ils ont dû simplement, en l’absence à peu près certaine de monde habitable, se mettre en orbite autour de l’étoile. Dans cet isolement, les tensions psychologiques, qui ne les auraient pas arrêtés pendant le voyage, ont dû les détruire et il est probable qu’il n’y ait plus, maintenant, qu’une colonie morte tournant à jamais autour de l’Étoile voisine.
— Alors, vous voyez bien que ce doit être notre objectif, car une fois que vous serez là-bas, vous chercherez Rotor, mort ou vivant. Dans l’un et l’autre cas, vous devrez rapporter quelque chose d’indubitablement rotorien et ce sera alors facile pour tout le monde de croire que vous êtes vraiment allés dans les étoiles. » Il lui fit un grand sourire. « Même moi, je vous croirais, et cela répond à ma question : comment allez-vous prouver que vous avez fait un voyage supraluminique ? Voilà quelle est votre mission et, grâce à elle, la Terre continuera à vous fournir l’argent, les ressources et la main-d’œuvre dont vous aurez besoin. »
Après un dîner durant lequel on ne parla guère technique, Koropatsky dit à Wendel, du ton le plus amical possible, mais non sans une pointe de glace par en dessous : « Malgré tout, n’oubliez pas que vous n’avez que trois ans pour réussir. Au maximum. »
« Alors, tu n’as même pas eu besoin de mon habile stratagème, dit Crile Fisher avec un petit soupir de regret.
— Non. Ils étaient déterminés à continuer, sans qu’il soit nécessaire de les menacer d’une concurrence redoutable. La seule chose qui les tracassait, c’était cette accusation de mensonge. Je suppose que Tanayama ne pensait qu’à détruire Rotor. Du moment que son désir était réalisé, le monde pouvait bien crier au truquage tant qu’il voulait.
— Cela ne se serait pas produit. Il aurait obligé le vaisseau à lui ramener une preuve de la destruction de Rotor qui aurait convaincu tout le monde. Quelle sorte de type c’est, le nouveau directeur ?
— Tout à fait le contraire de Tanayama. Il semble doux, presque sur le point de se répandre en excuses, mais j’ai l’impression que le Congrès mondial aura autant de mal à le manœuvrer que Tanayama. Il faut qu’il s’installe dans son poste, c’est tout.
— D’après ce que tu m’as dit de votre entretien, il semble plus raisonnable que Tanayama.
— Oui, mais cela me tarabuste … cette histoire de mensonge. S’imaginer qu’on puisse truquer un vol spatial. C’est sans doute parce que les Terriens n’ont aucun sens de l’espace. Aucun. Parce que vous avez cette immense planète et que, sauf dans un nombre microscopique de cas, vous ne la quittez jamais. »
Fisher sourit. « Eh bien, je fais partie du nombre microscopique d’hommes qui l’ont quittée. Souvent. Et toi, tu viens d’une colonie. Nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, liés à une planète.
— C’est vrai, dit Wendel en lui jetant un regard en coin. Parfois, tu me donnes l’impression d’avoir oublié que je suis originaire d’une colonie.
— Crois-moi, je m’en souviens. Je ne me murmure pas constamment : Tessa est originaire d’une colonie ! Tessa est originaire d’une colonie ! mais je le sais.
— Et les autres ? » Elle fit un geste de la main comme pour englober l’espace illimité qui les entourait. « Prends Hyper City, entourée par d’incroyables mesures de sécurité, et dans quel but ? Contre les colonies. Tout ce qui importe, c’est d’obtenir la propulsion supraluminique avant que les colonies n’entament leurs recherches. Et qui est à la tête du projet ? Une physicienne originaire des colonies.
— C’est la première fois que tu penses à ça depuis cinq ans que tu diriges le projet ?
— Non, j’y pense périodiquement. Je ne comprends pas, c’est tout. Comment se fait-il qu’ils n’aient pas peur de se fier à moi ? »
Fisher rit. « Tu es une scientifique.
— Et alors ?
— On considère les scientifiques comme des mercenaires qui ne sont attachés à aucune société. Donne à un scientifique un problème fascinant et tout l’argent, tout l’équipement et tout le personnel dont il a besoin pour le résoudre, et il ne se souciera pas du reste. Sois franche … La Terre, Adelia, les colonies, l’humanité même, tu t’en moques. Tu veux seulement concevoir la propulsion supraluminique et c’est la seule chose à laquelle tu te dévoues. »
Wendel jeta avec colère : « C’est un stéréotype, et aucun scientifique n’y correspond. Je ne suis pas comme ça.
— Je suis sûr qu’ils s’en sont aperçus, Tessa, c’est pourquoi tu es probablement sous surveillance constante. Je suis sûr que certains de tes assistants les plus proches sont tenus d’épier tes activités et d’en rendre compte au gouvernement.
— Tu fais allusion à toi, je pense.
— Ne me dis pas que tu n’as jamais songé que j’avais pu recevoir l’ordre de rester avec toi en qualité d’extorqueur de secrets.
— Je dois t’avouer que l’idée m’est venue à l’esprit … de temps à autre.
— En fait, on ne m’a rien demandé de tel. Je suppose que je suis trop intime avec toi pour qu’on me fasse confiance. Mais je suis tout à fait sûr qu’on fait des rapports sur moi et que mes activités sont soigneusement épluchées. Aussi longtemps que je te rends heureuse …
— Tu es vraiment insensible, Crile. Comment peux-tu plaisanter là-dessus ?
— Je ne plaisante pas. J’essaie d’être réaliste. Si tu te fatiguais de moi, je perdrais mon poste. Une Tessa malheureuse ne produirait peut être plus rien, je serais obligé de sortir de ta vie et on introduirait, en douceur, mon successeur. Après tout, ta satisfaction compte bien plus que la mienne à leurs yeux et je reconnais que c’est logique. Tu comprends mon réalisme ? »
Là-dessus, Wendel se pencha pour caresser la joue de Crile. « Ne te fais pas de souci. Je pense que je me suis trop habituée à toi pour me fatiguer de ta présence. Quand le sang chaud de la jeunesse coulait dans mes veines, je me lassais de mes hommes et je les larguais, mais maintenant …
— Cela te coûterait trop d’efforts, hein ?
— Si tu veux voir la chose comme ça. Mais peut-être suis-je amoureuse à ma manière.
— Je comprends ce que tu veux dire. L’amour, le repos de la physicienne. Et ces Terriens qui n’ont pas le sens de l’espace !
— En voilà justement un exemple. Koropatsky veut que nous allions vers l’Étoile voisine pour y chercher Rotor. Comment pourrait-on faire ça ? De temps à autre, nous repérons un astéroïde et le perdons avant d’avoir pu calculer son orbite. Sais-tu combien il faut de temps pour retrouver un astéroïde perdu, malgré tous nos instruments ? Parfois des années. L’espace est grand, même au voisinage d’une étoile, et Rotor est petit.
— Oui, mais on cherche un astéroïde parmi cent mille autres. Rotor sera le seul objet de ce type près de l’Étoile voisine.
— Qui t’a dit cela ? Même si l’Etoile voisine n’a pas un système solaire semblable au nôtre, il serait curieux qu’elle ne soit pas entourée de débris de toutes sortes.
— Des débris morts, comme nos astéroïdes. Mais Rotor est une colonie en plein fonctionnement, elle émettra une large gamme de radiations et on la détectera facilement.
— Si Rotor est toujours une colonie opérationnelle. Sinon ? Ce sera juste un astéroïde de plus, presque impossible à repérer en un temps raisonnable. »
Fisher ne put empêcher son visage de se crisper.
Wendel s’en aperçut et s’approcha de lui pour mettre le bras autour de ses épaules ; il ne réagit pas. « Oh, mon chéri, tu connais la situation. »
Fisher répondit d’une voix étranglée. « Je sais. Mais ils ont pu survivre. N’est-ce pas ?
— Oui, dit Wendel avec un optimisme un peu factice, et, dans ce cas, tant mieux pour nous. Comme tu me l’as fait remarquer, on pourrait facilement situer Rotor grâce aux radiations qui en émanent. Et mieux encore …
— Oui ?
— Koropatsky veut que nous ramenions quelque chose de Rotor, car ce serait la meilleure preuve que nous avons été très loin dans l’espace et que nous en sommes revenus, parcourant ainsi plusieurs années-lumière en quelques mois. Sauf que … Que pourrions-nous rapporter de convaincant ? Suppose que nous trouvions des morceaux de métal en train de dériver. Cela ne marcherait pas. Une pièce métallique sans identification, nous aurions fort bien pu l’emporter avec nous. Même si nous réussissions à trouver un débris caractéristique de Rotor … un artefact qui ne pourrait exister que sur une colonie … il pourrait être considéré comme un faux.
« Mais si Rotor est toujours une colonie vivante, nous pourrions persuader un Rotorien de revenir avec nous. Un Rotorien, on peut l’identifier. Aux empreintes digitales et rétiniennes, à l’analyse de l’ADN. Il y a même des gens, sur les autres colonies ou sur Terre, qui pourraient reconnaître le Rotorien que nous ramènerions. Koropatsky a suggéré brutalement que c’est ce qu’il faut faire. Il a fait remarquer que Christophe Colomb, revenant de son premier voyage, a ramené un indigène d’Amérique avec lui.
« Bien sûr, il y a une limite à ce que nous pouvons rapporter, d’animé ou d’inanimé. Un jour, nous aurons des vaisseaux aussi grands qu’une colonie, mais le premier va être petit et, selon certains critères, rudimentaire, j’en suis certaine. Nous ne pourrons ramener qu’un seul Rotorien ; il faudra choisir.
— Ma fille, Marlène.
— Elle ne voudra peut-être pas. Nous ne pourrons prendre que quelqu’un qui est d’accord pour revenir dans le système solaire. Il n’y en aura peut-être qu’un sur des milliers, et si elle ne veut pas …
— Marlène viendra volontiers. Vous n’aurez qu’à me laisser lui parler. Je saurai bien la persuader.
— Sa mère ne voudra peut-être pas.
— Je lui parlerai aussi, dit obstinément Fisher. D’une manière ou d’une autre, j’y arriverai. »
Wendel soupira de nouveau. « Je ne peux pas te laisser avec cette idée en tête, Crile. Tu ne comprends donc pas que nous ne pourrions pas ramener ta fille, même si elle était disposée à le faire ?
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
— Elle avait un an quand tu es parti. Elle n’a aucun souvenir du système solaire. Personne ici ne pourrait l’identifier. Il n’y a probablement aucun dossier la concernant dans tout le système solaire. Non, il nous faudra emmener un être humain d’âge mûr, qui a rendu visite à d’autres colonies, ou mieux encore, à la Terre. »
Elle s’arrêta, puis dit fermement : « Ta femme conviendrait tout à fait. Ne m’as-tu pas dit qu’elle avait terminé ses études sur Terre ? Elle avait un dossier à l’université et on pourra l’identifier. Bien sûr, je préférerais quelqu’un d’autre. »
Fisher resta silencieux.
Wendel reprit, presque timidement : « Je suis désolée, Crile. Ce n’est pas ce que je souhaiterais pour toi. »
Et Fisher finit par répondre, d’un ton amer : « Laisse-moi croire simplement que ma Marlène est vivante. Nous verrons ce que nous pourrons faire. »