7

Le lendemain matin, Miles fut transféré dans un nouveau logement. Son guide le conduisit juste à l’étage au-dessous, ruinant l’espérance qu’avait Miles de revoir le ciel. L’officier ouvrit avec un code la porte d’un des appartements destinés aux témoins protégés. Et aussi, songea Miles, à certaines non-personnalités politiques. Se pouvait-il que la vie dans les limbes pût avoir un effet caméléonesque, le rendît translucide ?

— Combien de temps vais-je rester ici ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, enseigne, répliqua l’officier, qui le quitta.

Son sac, bourré de ses vêtements, et une malle remplie en hâte étaient posés par terre au milieu de la pièce. Toutes ses possessions de l’île Kyril, sentant le moisi, un souffle froid en provenance de l’humidité arctique. Miles farfouilla dedans – tout semblait y être, y compris sa documentation météo, puis parcourut son nouveau domaine. Le studio, chichement meublé dans le style à la mode vingt ans plus tôt, comprenait quelques fauteuils confortables, un lit, une kitchenette, des placards vides et des étagères. Pas de vêtements abandonnés, d’objets ou de laissés-pour-compte suggérant l’identité d’un occupant précédent.

Il devait y avoir des micros. Toute surface brillante pouvait dissimuler une caméra vidéo, et les micros n’étaient probablement pas dans la pièce. Mais étaient-ils branchés ? Ou, plus vexant, peut-être qu’Illyan ne se souciait même pas de les mettre en marche ?

Un garde était posté dans le couloir, il y avait des écrans de contrôle à distance, mais Miles ne semblait pas avoir de voisins. Il découvrit qu’il pouvait quitter le couloir et se promener dans les rares zones qui n’étaient pas de haute sécurité ; toutefois, les gardes en sentinelle aux portes extérieures, à qui l’on avait donné des consignes à son sujet, lui firent tourner bride, poliment mais fermement. Il s’imagina tentant une évasion par une descente du toit en rappel – il écoperait probablement d’une balle et ruinerait la carrière d’un malheureux garde.

Un officier de la Sécurité, le surprenant à errer sans but, le reconduisit à son logement, lui donna une poignée de bons pour la cafétéria et lui fit comprendre sans ambiguïté qu’on apprécierait qu’il reste chez lui entre les repas. Après son départ, Miles compta les bons, histoire d’évaluer la durée prévue de son séjour. Il y en avait cent. Il frissonna.

Il déballa malle et sac, passa dans la machine à laver sonique tout ce qui pouvait y entrer pour éliminer les relents du camp Permafrost, suspendit ses uniformes, nettoya ses bottes, disposa avec soin ses possessions sur les étagères, prit une douche et enfila une tenue de service verte propre.

Une heure de passée. Combien encore à venir ?

Il s’efforça de lire, mais ne réussit pas à se concentrer et finit par s’asseoir dans le fauteuil le plus confortable, les yeux fermés, feignant de croire que cette chambre sans fenêtres, hermétiquement close, était une cabine à bord d’un vaisseau spatial. En plein vol.


Deux soirs plus tard, il était assis dans le même fauteuil, digérant un lourd repas de la cafétéria, quand on sonna à la porte. Il sursauta, se leva à grand-peine et alla ouvrir en boitillant. Ce n’était probablement pas un peloton d’exécution, mais sait-on jamais…

Il changea presque d’idée à la vue de deux officiers de la Sécurité impériale en tenue verte, le visage de pierre.

— Excusez-moi, enseigne Vorkosigan, murmura l’un d’eux pour la forme.

Passant devant lui, il se mit à examiner la chambre au scanner. Miles cligna des paupières, puis vit qui se tenait un peu plus loin dans le couloir et exhala un « Ah ! » de compréhension. Sur un simple coup d’œil de l’homme au scanner, il leva les bras et se tourna avec docilité.

— Rien à signaler, conclut l’opérateur.

Miles fut sûr que c’était le cas. Ces types ne faisaient jamais rien à moitié, même au cœur de la Séc-Imp.

— Merci. Laissez-nous, s’il vous plaît. Vous pouvez attendre ici, dit le troisième homme.

Les membres de la Séclmp hochèrent la tête et prirent la pose de repos de chaque côté de la porte.

Miles échangea un salut réglementaire avec l’homme, bien que son uniforme ne comportât pas d’insignes de grade ou de section. Il était mince, de taille moyenne, avait des cheveux noirs, des yeux noisette au regard intense. Un triste petit sourire apparut et disparut sur le grave visage juvénile qui n’avait pas les rides du rire.

— Sire, dit cérémonieusement Miles.

L’empereur Grégor Vorbarra fit un brusque mouvement de tête et Miles referma la porte sur le duo de la Sécurité. Le visiteur royal se détendit légèrement.

— Salut, Miles !

— Salut à toi ! Heu !… (Miles désigna du geste les fauteuils.) Bienvenue dans mon humble demeure. Est-ce que les micros sont branchés ?

— J’ai demandé que non, mais je ne serais pas surpris qu’Illyan me désobéisse pour mon bien.

Grégor esquissa une grimace et, balançant à la main gauche un sac en plastique d’où sortait un cliquetis assourdi, il alla s’asseoir dans le fauteuil que Miles venait de quitter. Il s’appuya contre le dossier, passa une jambe par-dessus l’accoudoir et soupira avec lassitude, comme s’il expulsait tout l’air de sa poitrine.

— Tiens. Elégante anesthésie.

Miles prit le sac que Grégor lui tendait et regarda à l’intérieur. Deux bouteilles de vin, pas moins, et rafraîchies !

— Béni sois-tu, mon fils ! Ça fait un bail que j’ai envie de m’enivrer. Comment l’as-tu deviné ? À propos, par quel miracle es-tu entré ici ? Je me croyais à l’isolement.

Miles mit la seconde bouteille au réfrigérateur, trouva deux verres et souffla dessus pour en ôter la poussière. Grégor haussa les épaules.

— On ne pouvait guère me laisser dehors. Je m’améliore pour ce qui a trait au forcing, tu sais. Ce qui n’empêche pas qu’Illyan se soit assuré que ma visite privée était vraiment privée, crois-moi. Et je ne peux rester que jusqu’à vingt-cinq. (Grégor voûta les épaules à la pensée de son emploi du temps hyper-minuté.) Par ailleurs, la religion de ta mère accorde un bon karma à ceux qui visitent les malades et les prisonniers et j’ai cru comprendre que tu es l’un et l’autre.

Ainsi, c’était sa mère qui avait alerté Grégor. Il aurait dû s’en douter en voyant l’étiquette personnelle des Vorkosigan sur le vin. Et elle n’avait pas envoyé de la bibine ! Il cessa de balancer la bouteille par le col et la porta avec un respect accru. Il souffrait trop de la solitude, désormais, pour marquer plus d’embarras que de gratitude devant l’intervention maternelle. Il ouvrit la bouteille, versa et, suivant le cérémonial en usage à Barrayar, but une gorgée le premier. De l’ambroisie… Il s’affala sur l’autre fauteuil, dans une posture semblable à celle de Grégor.

— Content de te voir, de toute façon.

Miles observa son vieux camarade de jeu. S’ils avaient été un peu plus proches par l’âge, Grégor et lui, ils auraient mieux pu se couler dans le rôle de frères adoptifs ; le comte et la comtesse Vorkosigan avaient été les tuteurs officiels de Grégor depuis le chaos et la tuerie engendrés par les prétentions au trône de Vordarian. Les membres de la cohorte enfantine avaient été réunis comme étant des compagnons « sûrs », Miles, Ivan et Elena étant à peu près du même âge, Grégor, déjà solennel à cette époque, tolérant des jeux un peu plus enfantins que ceux auxquels allaient ses préférences.

L’empereur prit son verre et le dégusta à petites gorgées.

— Navré que ça n’ait pas marché pour toi, dit-il d’un ton bourru.

Miles pencha la tête de côté.

— Courte taille, courte carrière. (Il avala une plus grande lampée.) J’avais espéré quitter la planète. Entrer dans le corps spatial.

Grégor était sorti gradé de l’Académie impériale deux ans avant que Miles n’y entre. Il haussa les sourcils en signe d’assentiment.

— C’est ce que nous souhaitons tous, non ?

— Toi, tu as fait un an de service actif dans l’espace.

— Principalement en orbite. À feindre d’exécuter des patrouilles, entouré de navettes de la Sécurité… Toute cette comédie finissait par me taper sur les nerfs. Feindre que j’étais un officier, feindre que j’accomplissais une tâche au lieu de compliquer celle des autres par ma seule présence… Toi, au moins, on t’a permis de courir des risques réels.

— La plupart n’étaient pas prévus, je t’assure !

— Je suis de plus en plus convaincu que c’est ça, le truc, poursuivit Grégor. Ton père, le mien, nos deux grands-pères… tous ont survécu à des situations militaires réelles. Voilà comment ils sont devenus de vrais officiers. Pas par ces… études.

Sa main libre s’abattit dans un mouvement tranchant de hache.

— Ils ont été projetés dans des situations réelles, corrigea Miles. La carrière militaire de mon père a commencé officiellement le jour où le bataillon de la Mort de Youri le Fou a fait irruption chez lui pour liquider la plupart des membres de sa famille… Je crois qu’il avait onze ans ou à peu près. J’aime autant me passer de cette sorte d’initiation, merci bien ! Ce n’est pas le choix que ferait un être sensé.

— Hum, acquiesça Grégor d’un ton morose.

Aussi oppressé, devina Miles, par son père légendaire, le prince Serg, que lui l’était par son père vivant, le comte Vorkosigan. Miles évoqua brièvement ce qu’il en était venu à considérer comme « les deux Serg ». L’un – peut-être l’unique version que connaissait Grégor ? – était le héros mort, bravement sacrifié sur le champ de bataille ou du moins proprement désintégré en orbite. L’autre, le Serg supprimé : le commandant névrosé, le sodomite sadique, dont la mort prématurée lors de l’invasion malheureuse d’Escobar avait peut-être été le plus grand coup de chance politique dont eût jamais bénéficié Barrayar… La moindre allusion aux facettes multiples du personnage avait-elle jamais été autorisée à filtrer jusqu’à Grégor ? Aucun de ceux qui avaient connu Serg n’en parlait, le comte Vorkosigan moins que quiconque. Un jour, Miles avait rencontré une des victimes de Serg. Il espérait que cela n’arriverait jamais à Grégor. Il décida de changer de sujet.

— Bon ! Nous sommes tous au courant de mes exploits. Qu’as-tu fabriqué, toi, ces trois derniers mois ? J’ai regretté de manquer ton anniversaire. On l’a fêté sur l’île en se soûlant, ce qui l’a rendu impossible à distinguer de n’importe quel autre jour.

Grégor sourit, puis soupira.

— Une flopée de cérémonies. Une éternité à faire le planton… On pourrait me remplacer la moitié du temps par un mannequin, tout le monde n’y verrait que du feu. J’ai passé des heures à esquiver les allusions transparentes à mon mariage que font mes divers conseillers.

— Sur ce point-là, ils n’ont pas tort. Si tu… te retrouvais écrasé demain par une table à thé à roulettes, la question de la succession se poserait de façon cruciale. Je peux citer impromptu au moins six candidats avec des atouts défendables pour le pouvoir absolu, et il en sortirait encore une quantité des murs. Certains, dénués d’ambitions personnelles, seraient néanmoins prêts à tuer pour empêcher d’autres de l’obtenir, ce qui est précisément la raison pour laquelle tu n’as pas encore d’héritier désigné.

Grégor pencha la tête.

— Tu fais partie du lot, tu sais.

— Avec ce corps ? (Miles ricana.) Il faudrait vraiment qu’ils détestent quelqu’un pour me coller cette étiquette. À ce stade, ce serait le moment ou jamais de fuir la maison. Vite et loin. Accorde-moi une faveur : marie-toi, établis-toi et dépêche-toi de nous faire une demi-douzaine de petits Vorbarrans.

Grégor parut encore plus déprimé.

— Tiens, bonne idée. Fuir la maison. Je me demande jusqu’où j’irais avant qu’Illyan me rattrape.

Tous deux jetèrent un coup d’œil involontaire vers le plafond, bien qu’en vérité Miles ne fût pas certain de l’emplacement des micros.

— Mieux vaut espérer qu’Illyan te rattrape avant que quelqu’un d’autre le fasse.

Miséricorde, cette conversation devenait morbide !

— Dis-moi… N’y a-t-il pas eu un empereur de Chine qui a fini balayeur ? Et mille et un émigrés de moindre rang… des comtesses qui tenaient des restaurants… S’évader est possible.

— S’évader de son hérédité vor ? Autant… courir pour se débarrasser de son ombre !

Parfois, la nuit, la chose semblait possible, mais alors… Miles secoua la tête et inspecta le sac qui était encore bossué.

— Ah ! Tu as apporté un jeu de tacti-go. (Il n’avait aucune envie de jouer au tacti-go, ce truc l’ennuyait depuis l’âge de quatorze ans, mais tout valait mieux que ça. Il le sortit et le plaça entre eux avec un entrain forcé.) Ça me rappelle le bon vieux temps.

Hideuse pensée.

Grégor se tira de sa torpeur et engagea une manœuvre d’ouverture. Faisant semblant d’y prendre de l’intérêt, afin de distraire Miles, qui simulait de l’intérêt, afin de remonter le moral de Grégor, qui feignait… Miles, la tête ailleurs, battit Grégor beaucoup trop vite à la première partie ; à la suivante, il se concentra mieux et fut récompensé par une étincelle d’authentique intérêt – oubli de soi bienheureux – de la part de Grégor. Ils ouvrirent la seconde bouteille. Miles commença à ressentir les effets du vin langue pâteuse, somnolence et abrutissement. Cela ne lui demanda presque aucun effort pour laisser Grégor gagner.

— Je ne crois pas t’avoir battu à ce jeu depuis que tu as eu tes quatorze ans, dit Grégor avec un soupir qui dissimulait une secrète satisfaction devant le score très bas de cette dernière partie. Tu devrais être officier, bon sang !

— Ce n’est pas un bon jeu de guerre, à ce qu’en dit papa. Pas assez de facteurs de hasard et de surprises incontrôlées pour simuler la réalité. Ça me plaît tel quel.

C’était apaisant, en somme, une logique routinière sans réflexion, échec et parade, une multiplicité de coups qui s’enchaînaient, avec des options toujours parfaitement objectives.

Grégor leva les yeux.

— Il faut que tu le saches. Je ne comprends toujours pas pourquoi on t’a envoyé à l’île Kyril. Tu avais déjà commandé une vraie flotte spatiale – même s’il ne s’agissait que d’une bande de mercenaires crasseux.

— Chut ! Officiellement, cet épisode n’existe pas dans mon dossier militaire. Heureusement ! Cela n’enchanterait pas mes supérieurs. Je commandais. Je n’ai pas obéi. De toute façon, j’ai moins commandé qu’hypnotisé les Mercenaires Dendarii. Sans le capitaine Tung qui avait décidé de soutenir mes prétentions pour servir ses propres desseins, l’équipée se serait terminée de façon très déplaisante. Et beaucoup plus tôt.

— J’ai toujours cru qu’Illyan les utiliserait davantage, après, commenta Grégor. Même si c’était par inadvertance, tu avais amené secrètement au service de Barrayar toute une organisation militaire.

— Oui, et même à leur insu. Ça, alors, c’est secret.

— Allons ! Les affecter à la section d’Illyan était une fiction légale, tout le monde le savait. (Et sa propre affectation à la section d’Illyan se révélerait-elle, elle aussi, une fiction légale ?) Illyan est trop prudent pour se laisser entraîner dans des entreprises militaires intergalactiques comme passe-temps. Je crains fort que son principal intérêt envers les Mercenaires Dendarii ne soit de les tenir aussi loin que possible de Barrayar. Les mercenaires font leurs choux gras du chaos des autres peuples.

« En plus, ils sont d’une drôle de taille… moins d’une douzaine de vaisseaux, trois ou quatre mille hommes… pas ton équipe de base invisible composée de six hommes pour opération discrète, bien qu’ils puissent en composer, et pourtant ils sont trop peu pour s’engager dans des situations planétaires. Ce sont des soldats à base spatiale, et non terrienne. Leur spécialité, c’était le blocus de couloirs interstellaires. Sans danger. Peu préoccupés par le matériel, surtout attachés à bousculer les civils sans armes… c’est comme cela que j’ai fait leur connaissance, quand notre vaisseau-cargo a été arrêté par leur blocus et qu’ils sont allés trop loin dans l’intimidation. Je frémis à la pensée des risques que j’ai courus. Quoique je me sois souvent demandé, sachant ce que je sais maintenant, si j’aurais été capable… (Miles s’arrêta, secoua la tête.) Ou peut-être que c’est comme pour les hauteurs. Mieux vaut ne pas regarder en bas. On se paralyse, puis on se casse la gueule.

Miles n’aimait pas l’altitude.

— Comme expérience militaire, quelle comparaison avec la base Lazkowski ? demanda Grégor d’un ton rêveur.

— Oh ! il y avait certains points communs, admit Miles. Les deux étaient des jobs pour lesquels je n’étais pas entraîné, les deux étaient potentiellement mortels. Je m’en suis tiré avec ma peau – en en perdant un peu. L’épisode dendarii a été pire. J’ai perdu le sergent Bothari. En un sens, j’ai perdu Elena. Au moins, au camp Permafrost, j’ai réussi à ne perdre personne.

— Peut-être fais-tu des progrès.

Miles secoua la tête et but. Il aurait dû mettre de la musique. Le lourd silence de cette pièce était oppressant quand la conversation tombait. Le plafond n’était probablement pas aménagé de façon hydraulique pour descendre l’écraser dans son sommeil ; la Sécurité avait des moyens beaucoup moins salissants pour venir à bout de prisonniers récalcitrants. Il paraissait seulement s’abaisser vers lui. Bon ! je ne suis pas grand, se dit-il. Peut-être qu’il me ratera.

— Je suppose que ce ne serait pas… convenable, commença Miles avec hésitation, de te demander d’essayer de me sortir d’ici. C’est toujours assez gênant de quémander des faveurs impériales. C’est comme tricher, ou quelque chose comme ça.

— Quoi, tu demandes à un prisonnier de la Séclmp d’en sauver un autre ? (Les yeux noisette de Grégor étaient ironiques sous leurs sourcils noirs.) C’est un peu embarrassant pour moi de me heurter aux limites de mon pouvoir impérial absolu. Ton père et Illyan sont comme deux parenthèses autour de moi.

Ses mains en coupe se rapprochèrent dans un geste d’écrasement.

C’était un effet subliminal de la pièce, conclut Miles. Grégor le ressentait aussi.

— Je le ferais si je le pouvais, ajouta Grégor d’un ton plus proche de l’excuse, mais Illyan a signifié on ne peut plus clairement qu’il voulait te garder à l’ombre. Pour un temps, du moins.

— Un temps… (Miles avala la dernière gorgée de son vin et jugea plus sage de ne pas s’en resservir. L’alcool était un dépresseur, à ce qu’on disait.) Combien de temps ? Nom d’une pipe, si je n’ai pas quelque chose à faire bientôt, je vais être le premier cas de combustion humaine spontanée enregistré sur vidéo. (Il pointa un doigt vers le plafond dans un geste obscène.) Je ne demande même pas à quitter le bâtiment, mais qu’on me donne quelque chose à faire ! Un travail de bureau, de portier… Je suis un excellent artiste égoutier et je n’ai pas mon pareil pour vidanger les tuyauteries… N’importe quoi ! Papa avait discuté avec Illyan de m’affecter à la Sécurité… comme à la dernière section où l’on voudrait de moi… Il devait avoir dans l’idée autre chose qu’une mascotte !

Il se versa du vin, histoire d’endiguer sa logorrhée. Il en avait trop dit. Au diable le vin ! Au diable les jérémiades !

Grégor, qui avait bâti une petite tour avec des jetons de tacti-go, la renversa du doigt.

— Oh ! mascotte n’est pas un mauvais boulot, si tu réussis à le décrocher. (Il remua lentement le tas.) Je vais voir ce que je peux faire.


Miles ne sut pas si c’était l’empereur, les micros ou de lents rouages déjà en mouvement, mais deux jours plus tard, il fut affecté à l’emploi d’assistant administratif du commandant de la garde du bâtiment. C’était du travail sur ordinateur : établissement d’horaires, paie, mise à jour des fichiers informatiques. Le travail l’intéressa une semaine, pendant qu’il se mettait au courant, puis se révéla abrutissant. Au bout d’un mois, l’ennui et la banalité commençaient à lui taper sur les nerfs. Etait-il dévoué ou simplement stupide ? Les gardes, Miles s’en rendait compte maintenant, devaient rester en prison toute la journée, eux aussi. En fait, en tant que garde, une de ses tâches était à présent de se maintenir lui-même dedans. Diablement malin de la part d’Illyan, personne d’autre n’aurait pu le retenir s’il avait été décidé à s’évader. Il trouva bien une fenêtre, une fois, et regarda dehors. Il tombait du grésil.

Allait-il ficher le camp de cette satanée boîte avant la Foire d’Hiver ? Combien de temps le monde met-trait-il à l’oublier, de toute façon ? S’il se suicidait, l’enregistrerait-on officiellement comme abattu par un garde lors d’une tentative d’évasion ? Illyan essayait-il de le faire sortir de ses gonds ou seulement de sa section ?


Un autre mois s’écoula. À titre d’exercice spirituel, il décida d’occuper ses heures de loisir à regarder toutes les vidéos d’entraînement de la bibliothèque militaire, par ordre strictement alphabétique. L’assortiment était vraiment ahurissant. Il fut particulièrement abasourdi par la vidéo de trente minutes (sous H : Hygiène) expliquant comment prendre une douche – probable qu’il y avait des recrues débarquées du fond de la cambrousse qui avaient besoin du mode d’emploi. Au bout de quelques semaines, il s’était frayé un chemin jusqu’au L : Laser (fusil) ; modèle D-67 ; circuit d’alimentation à piles, entretien, réparation, quand il fut interrompu par un appel lui enjoignant de se présenter au bureau d’Illyan.

Le bureau d’Illyan était quasiment inchangé depuis la dernière visite de Miles – la même pièce intérieure sans fenêtres, Spartiate, meublée pour l’essentiel par un bureau-console qui avait l’air de pouvoir servir à piloter un vaisseau interplanétaire – mais, maintenant, il y avait deux fauteuils. L’un était d’une vacance prometteuse. Peut-être Miles ne finirait-il pas au tapis, au propre comme au figuré, cette fois-ci ? L’autre était occupé par un homme en tenue verte avec des insignes de capitaine et l’œil d’Horus de la Sécurité impériale au col.

Intéressant, ce capitaine. Miles le jaugea du coin de l’œil tandis qu’il échangeait un salut réglementaire avec Illyan. Dans les trente-cinq ans, peut-être, il avait quelque chose de l’expression indéchiffrable d’Illyan, mais une carrure plus massive. Pâle. Il pouvait aisément passer pour un rond-de-cuir. Mais on pouvait aussi acquérir cet air-là en restant longtemps claquemuré dans un vaisseau spatial.

— Enseigne Vorkosigan, voici le capitaine Ungari. Le capitaine Ungari est un de mes agents galactiques. Il a dix ans d’expérience dans la collecte des renseignements pour cette section. Sa spécialité est l’évaluation militaire.

Ungari gratifia Miles d’un salut poli, puis le toisa. Que pouvait bien penser cet espion du soldat chétif debout devant lui ? Miles s’efforça de se tenir plus droit. Ce qu’Ungari pensait de lui n’était nullement évident.

Illyan se carra contre le dossier de son fauteuil pivotant.

— Dites-moi, enseigne, qu’avez-vous appris dernièrement par les Mercenaires Dendarii ?

— Monsieur ? (Miles eut un haut-le-corps. La conversation ne prenait pas la tournure qu’il attendait.) Je… Rien, dernièrement. J’ai reçu, il y a environ un an, un message d’Elena Bothari… Bothari-Jesek, c’est-à-dire. Mais c’était personnel. Des vœux d’anniversaire.

— Celui-là, je l’ai, répliqua Illyan avec un hochement de tête.

Ah, oui, salaud !

— Rien depuis ?

— Non, monsieur.

— Hum ! (Illyan désigna de la main le siège libre.) Asseyez-vous, Miles. Revoyons un peu d’astrographie. La géographie est la mère de la stratégie, à ce qu’on dit.

Illyan manipula un bouton sur sa console. Une carte d’itinéraire de connexions de couloirs de navigation se développa en trois dimensions sur l’écran holo. Cela ressemblait assez à la maquette en boules et bâtonnets de quelque étrange molécule organique représentée en lumière colorée, les boules figurant les carrefours d’espaces territoriaux, les bâtonnets les couloirs de navigation dans le vide qui les séparait ; indication schématique, comprimée, plutôt qu’à l’échelle. Illyan centra le champ sur une portion, des étincelles rouges et bleues au centre d’une boule par ailleurs vide, avec quatre bâtonnets plantés selon des angles irréguliers et aboutissant à des boules plus complexes comme une sorte de croix celtique déformée.

— Cela vous rappelle quelque chose ?

— Là, au centre, c’est le Moyeu de Hegen, n’est-ce pas, monsieur ?

— Bien. (Illyan lui tendit sa télécommande.) Faites-moi un résumé stratégique du Moyeu de Hegen, enseigne.

Miles s’éclaircit la voix.

— C’est un système d’étoiles doubles sans planètes habitables, quelques stations et satellites fournisseurs d’énergie, et très peu de raisons de s’attarder. Comme beaucoup de raccordements de connexions, c’est plus une étape d’itinéraire qu’un lieu de séjour, tirant sa valeur de ce qui l’entoure. Dans le cas présent, quatre régions voisines d’espace territorial avec des planètes colonisées.

Tout en parlant, Miles éclairait chaque partie de l’image pour la faire ressortir.

— Aslund. Aslund est un cul-de-sac comme Barrayar ; le Moyeu de Hegen est sa seule porte de sortie vers le grand réseau galactique. Le Moyeu de Hegen est aussi vital pour Aslund que Komarr, notre porte de sortie, l’est pour nous.

« L’ensemble de Jackson. Le Moyeu de Hegen n’est qu’une des cinq portes pour sortir de l’espace territorial de Jackson ; au-delà de l’Ensemble de Jackson se situe la moitié de la galaxie explorée.

« Vervain. Vervain a deux sorties, l’une vers le Moyeu, l’autre vers les secteurs de connexions contrôlés par l’Empire de Cetaganda.

« Et, pour finir, notre bonne voisine, la planète et république de Pol. Laquelle à son tour se connecte à notre propre multiconnecteur Komarr. De Komarr part aussi notre pas de sortie extra-orbital direct vers le secteur de Cetaganda, itinéraire qui a été ou étroitement contrôlé ou carrément interdit à la circulation cetagandienne depuis que nous l’avons conquis.

Miles jeta un coup d’œil à Illyan, quêtant son approbation, espérant être sur la bonne piste. Illyan regarda à son tour Ungari qui haussa imperceptiblement les sourcils. En signe de quoi ?

— Stratégie des couloirs de navigation. Le jeu du berceau avec le diable qui manipule les ficelles, murmura Illyan en guise de commentaires. (Il plissa les yeux en examinant son schéma scintillant.) Quatre joueurs, une seule table de jeu. Cela devrait être simple… En tout cas, dit-il en tendant la main pour récupérer sa télécommande, avant de se réinstaller dans son fauteuil avec un soupir, le Moyeu de Hegen est plus qu’un goulet d’étranglement éventuel pour les quatre systèmes voisins. Vingt-cinq pour cent de notre propre trafic commercial y passe, via Pol. Et bien que Vervain soit fermé aux vaisseaux militaires de Cetaganda, tout comme Pol l’est aux nôtres, les Cetas expédient des échanges civils importants par le même couloir et au-delà de l’Ensemble de Jackson. Tout ce qui – comme une guerre – bloque le Moyeu de Hegen semble aussi dommageable à Cetaganda qu’à nous.

« Et pourtant, après des années de neutralité morose et d’indifférence sur le plan de la coopération, cette région vide est soudain devenue le théâtre de ce que je suis bien forcé d’appeler une course aux armements. Les quatre voisins semblent tous s’être créé des intérêts militaires. Pol a renforcé son potentiel de combat sur l’ensemble de ses six stations de sortie interstellaires en direction du Moyeu retirant même des armées du côté tourné vers nous, ce que je trouve un peu surprenant, puisque Pol nous a témoigné une extrême méfiance depuis que nous avons pris Komarr. Le consortium de l’Ensemble de Jackson fait de même. Vervain a engagé une flotte de mercenaires appelés les Rangers de Randall.

« Toute cette activité provoque une panique larvée sur Aslund, qui a un intérêt vital dans le Moyeu de Hegen pour des raisons évidentes. Aslund consacre cette année la moitié de son budget militaire à une station de sortie de grande taille – une véritable forteresse flottante – et pour combler les trous durant ces préparatifs, son gouvernement a lui aussi engagé des hommes de main. Vous les connaissez peut-être. Ils s’appelaient la flotte des Mercenaires libres Dendarii.

Illyan marqua un temps et haussa un sourcil, guettant la réaction de Miles.

Etait-ce enfin un lien ? Miles relâcha sa respiration.

— Ils s’étaient spécialisés dans le blocus à un moment donné. C’est significatif, je pense. Ah !… On les appelait les Dendarii. Ont-ils changé de nom dernièrement ?

— Ils sont revenus depuis peu à leur dénomination première qui est, semble-t-il, les Mercenaires Oserans.

— Bizarre. Pourquoi ?

— Bonne question ! (Illyan pinça les lèvres.) Une parmi beaucoup d’autres, bien que ce ne soit guère la plus urgente. Mais c’est le rapport avec Cetaganda – ou l’absence de rapport – qui me tracasse. Le chaos généralisé dans toute la région serait aussi préjudiciable à Cetaganda qu’à nous. Mais si, une fois le chaos passé, Cetaganda finissait par avoir la haute main sur le Moyeu de Hegen… ah ! alors ces gens-là pourraient bloquer ou contrôler le trafic de Barrayar, comme nous faisons pour le leur, via Komarr. En fait, si l’on considère l’autre côté du couloir Komarr-Cetaganda comme étant sous leur contrôle, cela les mettrait en travers de deux de nos quatre principaux itinéraires galactiques. C’est labyrinthique, indirect… cela pue les méthodes de Cetaganda à plein nez. Sauf que je n’arrive pas à repérer qui tire quelques-unes des ficelles. Ils doivent être là-bas, même si je ne parviens pas encore à les voir… (Morose, Illyan secoua la tête.) Si le pas de sortie de l’Ensemble de Jackson était coupé, tout le monde devrait changer d’itinéraire et passer par l’empire de Cetaganda…

— Ou par chez nous, intervint Miles. Pourquoi Cetaganda nous accorderait-il pareille faveur ?

— J’ai pensé à une possibilité. En fait, à neuf. Mais celle-ci est pour vous, Miles. Quelle est la meilleure façon de s’emparer d’un couloir de navigation ?

— Par les deux extrémités en même temps, récita Miles par pur automatisme.

— Ce qui est une des raisons pour lesquelles Pol a pris soin de ne jamais nous laisser masser la moindre force militaire dans le Moyeu de Hegen. Mais supposons que quelqu’un sur Pol ait vent de cette vilaine rumeur que j’ai eu tant de mal à étouffer, selon laquelle les Mercenaires Dendarii sont l’armée privée d’un certain petit seigneur vor de Barrayar ? Que vont penser ces gens-là ?

— Que nous nous préparons à les attaquer, dit Miles. Ils pourraient devenir paranoïaques… paniquer… et même rechercher une alliance temporaire avec, mettons, Cetaganda ?

— Très bien, répliqua Illyan avec un hochement de tête approbateur.

Le capitaine Ungari, qui avait écouté avec la patience de qui a déjà réfléchi au problème, jeta un coup d’œil légèrement approbateur à Miles et accepta lui aussi l’hypothèse d’un signe de tête.

— Mais même si on les considère comme une armée indépendante, reprit Illyan, les Dendarii ont une influence déstabilisante supplémentaire dans la région. La situation, dans son ensemble, est inquiétante… Elle se tend de jour en jour, sans raison apparente. Une force armée légèrement supérieure… une erreur… un incident mortel… risque de déclencher des troubles, le chaos classique, le vrai, impossible à arrêter. Des raisons, Miles ! Je veux des renseignements.

D’une façon générale, Illyan voulait des renseignements avec la même passion qu’un drogué en manque réclame sa piqûre. Il se tourna vers Ungari.

— Alors, qu’en pensez-vous, capitaine ? Fera-t-il l’affaire ?

Ungari mûrit longuement sa réponse.

— Il est physiquement plus frappant que je ne m’y attendais.

— En tant que camouflage, ce n’est pas forcément un inconvénient. En sa compagnie, vous devriez devenir quasi invisible. La chèvre servant de paravent au chasseur.

— Peut-être. Mais a-t-il la carrure suffisante ? Je n’aurai pas un temps fou à consacrer au baby-sitting.

À en juger par sa voix, Ungari était un de ces officiers modernes qui ont reçu de l’éducation, bien qu’il ne portât pas épinglé à son revers l’insigne d’une académie militaire.

— L’amiral semble le penser. Qui suis-je pour en discuter ?

Ungari lança un coup d’œil en direction de Miles.

— Etes-vous sûr que le jugement de l’amiral n’est pas influencé par… des espérances personnelles ?

Vous voulez dire qu’il prend ses désirs pour la réalité, fut la traduction que se fit mentalement Miles de cette délicate hésitation.

— Ce serait bien la première fois, riposta Illyan avec un haussement d’épaules.

Et il y a une première fois pour tout, pensa simultanément le trio. Illyan se tourna vers Miles et le tint sous le feu de son regard.

— Miles, vous croyez-vous capable – si besoin est – de jouer de nouveau le rôle de l’amiral Naismith, pour un temps bref ?

Il l’avait senti venir, mais, prononcés à haute voix, les mots lui hérissèrent l’échine. Ressusciter cette persona supprimée… Ce n’était pas qu’un rôle, Illyan !

— Aucun problème pour rejouer les Naismith, bien sûr. C’est d’arrêter de les jouer qui m’effraie.

Illyan se permit un sourire glacial, traitant la remarque en boutade. Miles sourit jaune. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c’était… Trois quarts trucage et boniments, un quart… d’autre chose. Zen, Gestalt, illusion ? Des moments incontrôlables d’exaltation dans l’état alpha… Pourrait-il recommencer ? Peut-être en savait-il trop désormais. D’abord on se paralyse, puis on se casse la gueule. Peut-être ne serait-ce que de la comédie, cette fois-ci.

Illyan se rejeta en arrière dans son fauteuil, leva les mains paume contre paume et les laissa tomber dans un geste libérateur.

— Très bien, capitaine Ungari. Il est à vous. Usez de lui comme bon vous semble. Votre mission, donc, est de rassembler des renseignements sur la situation actuelle dans le Moyeu de Hegen ; en second lieu, si possible, d’utiliser l’enseigne Vorkosigan pour écarter de la scène les Mercenaires Dendarii. Si vous décidez d’établir un contrat bidon afin de les éloigner du Moyeu, vous pouvez tirer sur le compte des opérations secrètes un acompte convaincant. Vous connaissez les résultats que je veux. Je regrette de ne pouvoir rendre mes ordres plus spécifiques, faute de renseignements que vous-même devrez obtenir.

— Cela m’est égal, monsieur, répliqua Ungari en souriant légèrement.

— Hum ! Profitez de votre indépendance tant qu’elle dure. Elle prendra fin avec votre première erreur. (Le ton d’Illyan était sardonique, mais son regard confiant. Puis il dévisagea Miles.) Miles, vous voyagerez en tant qu’« amiral Naismith », lui-même voyageant incognito, retournant par exemple à la flotte Dendarii. Si le capitaine Ungari décide que vous devez adopter le rôle de Naismith, il se fera passer pour votre garde du corps, afin d’être toujours à même de maîtriser la situation. C’est un peu trop demander à Ungari que d’être à la fois responsable de sa mission et de votre sécurité, aussi aurez-vous également un vrai garde du corps. Ce système donnera au capitaine Ungari une liberté d’action exceptionnelle, parce qu’il justifiera que vous soyez en possession d’un vaisseau personnel – nous avons un pilote spatial et un courrier rapide que nous avons obtenu de… Peu importe, mais il n’a aucun lien avec Barrayar. Il est présentement immatriculé à Jackson, ce qui cadre très bien avec la personnalité mystérieuse de l’amiral Naismith. C’est si manifestement faux que personne n’ira chercher une seconde couche de… de fausseté. (Illyan marqua un temps.) Vous obéirez, cela va sans dire, aux ordres du capitaine Ungari.

Le regard fixe et direct d’Illyan était aussi froid que l’heure de minuit à l’île Kyril.

Miles sourit avec soumission pour montrer qu’il avait compris. Je serai sage, monsieur… Laissez-moi quitter la planète ! De fantôme à appât, style chèvre pour attirer le tigre… était-ce réellement une promotion ?

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