5

Miles avait sauté de son lit et était déjà à demi vêtu quand son cerveau abruti de sommeil se rendit compte que la sonnerie stridente n’était pas l’alerte au oua-oua. Il s’immobilisa, une botte à la main. Ce n’était pas un incendie, ni une attaque ennemie. Donc pas de son ressort, de toute façon. Le bêlement rythmé s’arrêta. On avait raison, le silence est d’or.

Il jeta un coup d’œil à la pendule aux chiffres lumineux. Elle proclamait qu’on était au milieu de la soirée. Il ne dormait que depuis deux heures. Il s’était écroulé sur son lit, épuisé, au retour d’une longue expédition au nord de l’île, en pleine tempête de neige, pour réparer les dommages causés par le vent à la Station onze. Le voyant rouge du signal d’appel au chevet de son lit ne clignotait pas pour l’avertir de tâches imprévues à accomplir. Il pouvait retourner se coucher.

Ce silence était déroutant.

Il enfila sa seconde botte et passa la tête par la porte. Deux officiers avaient fait de même et échangeaient des conjectures sur la cause de l’alerte. Le lieutenant Bonn émergea de sa chambre et fonça dans le couloir à grands pas en enfilant sa parka. Il avait une expression tendue, mi-inquiétude, mi-contrariété.

Miles saisit sa parka et courut le rejoindre.

— Vous avez besoin d’aide, lieutenant ?

Bonn le regarda et pinça les lèvres.

— Possible, admit-il.

Miles se mit à marcher à côté de lui, secrètement content que Bonn le juge capable d’être utile.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Un accident dans un bunker où sont emmagasinés des produits toxiques. Si c’est celui auquel je pense, nous risquons d’avoir un sacré problème.

Ils quittèrent le vestibule dont la double porte retenait la chaleur et se retrouvèrent dans une nuit limpide et glacée. De la neige fine crissait sous les bottes de Miles, balayée par un faible vent d’est. Au firmament, les étoiles gardaient leur éclat en dépit des lumières de la base. Les deux hommes se glissèrent dans le scat-cat de Bonn, leur haleine visible comme de la fumée jusqu’à ce que le système de dégivrage du plafond opère. Bonn sortit pleins gaz de la base par l’ouest.

Quelques kilomètres après les derniers champs de manœuvre, une rangée de tertres couverts de tourbe saillaient sous la neige. Un groupe de véhicules stationnaient à l’extrémité d’un des bunkers – deux scat-cats, y compris celui de l’officier de la base dirigeant le service incendie, et des ambulances. On voyait des lampes de poche s’agiter çà et là. Bonn vira, freina et ouvrit sa portière en toute hâte. Miles le suivit à vive allure dans un crissement de neige tassée.

Le médecin major donnait des directives à deux infirmiers qui chargeaient dans l’ambulance une forme enveloppée dans une couverture aluminisée et un soldat en salopette qui frissonnait et toussait.

— Mettez tous vos vêtements dans le caisson de destruction dès que vous atteindrez la porte, leur cria-t-il. Ainsi que les couvertures, le matériel de couchage, les attelles, tout. Douches de décontamination totale pour tous avant même de commencer à vous occuper de sa jambe cassée. L’analgésique le calmera dans l’intervalle… S’il se réveille, laissez courir. Je vous suis.

Le médecin se détourna en frissonnant et émit un sifflement consterné entre ses dents.

Bonn se dirigea vers le bunker. Le major et le chef du service incendie s’exclamèrent d’une seule et même voix :

— N’ouvrez pas cette porte !

— Il ne reste personne à l’intérieur, ajouta le major. Tout le monde a été évacué.

— Qu’est-ce qui s’est passé, exactement ?

Bonn frotta de sa main gantée le givre de la vitre afin de jeter un œil à l’intérieur.

— Deux types déplaçaient du matériel en vue de libérer un emplacement pour un nouvel envoi qui doit nous être expédié demain, s’empressa d’expliquer le lieutenant Yaski, le chef du service incendie. Leur chariot élévateur a basculé et l’un d’eux s’est retrouvé coincé dessous avec une jambe cassée.

— Leur chariot a basculé ? Ils ont dû y mettre de la bonne volonté, commenta Bonn.

— Ils devaient sans doute chahuter, riposta le major avec impatience, mais ce n’est pas le pire. Ils ont fait tomber plusieurs fûts de fétaïne. Deux au moins se sont ouverts. Le bunker est plein de cette saloperie. Nous avons colmaté du mieux que nous avons pu. Le nettoyage, c’est votre problème. J’y vais.

On eût dit que le major voulait quitter sa peau aussi bien que ses vêtements. Il salua de la main et fonça vers son scat-cat pour suivre ses infirmiers et leurs patients dans l’opération de décontamination.

— De la fétaïne ! s’exclama Miles avec stupeur.

Bonn s’était écarté en hâte de la porte. La fétaïne, arme dissuasive, était un poison qui provoquait des mutations. À la connaissance de Miles, on ne l’avait encore jamais utilisé au combat.

— … Je croyais que ce truc était dépassé. Que ce n’était plus au menu.

À l’Académie, ses manuels de chimie et de biologie la mentionnaient à peine.

— En effet, dit sombrement Bonn. On n’en fabrique plus depuis vingt ans. Si je ne me trompe, c’est le dernier stock qui reste sur Barrayar. Bon sang ! ces barils n’auraient pas dû se fendre, même si on les avait laissés tomber d’une navette !

— Ils ont au moins vingt ans d’âge, donc, commenta le chef du service incendie. Corrosion ?

— Auquel cas, qu’en est-il des autres ? s’exclama Bonn en tendant le cou.

— C’est ce que je voulais dire, répliqua Yaski avec un hochement de tête.

— Est-ce que la fétaïne n’est pas détruite par la chaleur ? questionna nerveusement Miles en vérifiant qu’ils ne discutaient pas sous le vent du bunker. Un produit est chimiquement dissocié en composants inoffensifs, non ?

— Inoffensifs, c’est beaucoup dire, corrigea le lieutenant Yaski. Mais au moins ils ne désentortillent pas tout l’A. D. N. de vos couilles.

— Y a-t-il des explosifs en dépôt là-dedans, lieutenant Bonn ? demanda Miles.

— Non, seulement la fétaïne.

— Si vous lanciez, disons, deux mines au plasma par la porte, la fétaïne ne serait-elle pas entièrement décomposée chimiquement avant que le toit ne fonde ?

— Il ne manquerait plus que le toit fonde ! Ou le sol. Si ce truc se répandait librement dans le permafrost… Mais si on déclenchait un dégagement lent de chaleur avec ces mines et qu’on jetait quelques kilos de plastifiant neutre, le bunker s’obturerait tout seul… Oui, ça pourrait marcher. En fait, ce serait peut-être la méthode la plus sûre pour venir à bout de cette saloperie. Notamment si l’étanchéité des barils restants laisse à désirer.

— Cela dépendrait de quel côté souffle le vent, objecta Yaski en lançant un coup d’œil à la base puis à Miles par-dessus son épaule.

— Léger vent d’est prévu avec chute de la température jusqu’à 7 heures demain matin, énonça Miles. Ensuite, il tournera au nord et prendra de la force. Oua-oua à partir de 18 heures demain soir.

— Si l’on doit procéder ainsi, autant s’y mettre maintenant, alors, dit Yaski.

— D’accord, répliqua Bonn avec décision. Je vais rassembler mon équipe, rassemblez la vôtre. Je vais chercher les plans du bunker, calculer les temps pour le déclenchement des charges et je vous rejoindrai, vous et l’officier du matériel, au bâtiment de l’administration dans une heure.

Bonn posta le sergent du service incendie en sentinelle pour maintenir tout le monde à bonne distance du bunker. Une tâche peu enviable mais pas insupportable dans les conditions présentes, et le garde avait l’autorisation de s’abriter dans son scat-cat quand la température baisserait aux alentours de minuit. Miles accompagna Bonn au bâtiment administratif pour vérifier ses prévisions sur la direction du vent au bureau météo.

Miles introduisit les données les plus récentes dans les ordinateurs météo afin de fournir à Bonn les prévisions les plus précises possible sur les vecteurs de vent prévus dans la prochaine journée de vingt-six heures et sept minutes de Barrayar. Il attendait la fiche de l’imprimante quand il aperçut par la fenêtre Bonn et Yaski s’éloignant en hâte dans le noir. Peut-être avaient-ils changé le lieu de rendez-vous avec l’officier du matériel ? Miles songea à se lancer à leur poursuite, mais les prévisions ne différaient guère des précédentes. Etait-il nécessaire qu’il les regarde cautériser le dépôt de poison ? Ce pouvait être intéressant… instructif… mais, en vérité, il n’avait plus rien à faire là-bas. En tant que fils unique et père potentiel de quelque futur comte Vorkosigan –, avait-il même le droit de s’exposer par pure curiosité aux risques effrayants de phénomènes mutagènes ? La base ne semblait pas courir de danger immédiat, du moins pas avant que le vent tourne. Ou était-ce de la lâcheté déguisée en logique ? La prudence est une vertu, avait-il entendu dire.

Bien réveillé, à présent, et trop énervé ne serait-ce que pour imaginer pouvoir retrouver le sommeil, il s’affaira de-ci de-là pour rattraper le retard que lui avait coûté sa joyeuse petite expédition matinale. Au bout d’une heure, il en avait terminé. Quand il se surprit à épousseter le matériel et les étagères, il conclut que le moment était venu de retourner au lit, qu’il eût envie de dormir ou pas. Mais une lueur passant devant la fenêtre attira son attention. Un scat-cat s’arrêtait devant le bâtiment.

Bonn et Yaski étaient de retour. Déjà ? Ç’avait été rapide… à moins qu’ils n’aient pas encore commencé. Miles retira le mince feuillet de plastique portant les nouvelles données sur le vent et se dirigea vers le bureau du génie, au fond du couloir.

Le bureau de Bonn était éteint, mais celui du commandant de la base illuminait le couloir. Miles entendit des voix irritées. Serrant le feuillet plastique, il s’approcha.

La porte menant au bureau intérieur était ouverte. Metzov, assis devant sa console, crispait le poing sur la surface clignotante. Bonn et Yaski se tenaient raides devant lui. Miles fit claquer prudemment sa feuille de plastique pour annoncer sa présence. Yaski tourna la tête vers lui.

— Envoyez Vorkosigan, c’est déjà un mutant, pas vrai ?

Miles salua.

— Je vous demande pardon… je ne suis pas un mutant. Ma dernière rencontre avec un poison militaire a provoqué des dommages tératogènes, et non pas génétiques. Mes futurs enfants devraient être aussi sains que ceux de n’importe qui. Où voulez-vous m’envoyer, lieutenant ?

Metzov darda sur Miles un regard menaçant mais ne donna pas suite à la suggestion de Yaski. Miles tendit sans un mot le feuillet à Bonn qui, après y avoir jeté un coup d’œil, grimaça et le fourra d’un geste rageur dans la poche de son pantalon.

— Bien entendu, je comptais leur faire endosser des vêtements de protection, continua Metzov, s’adressant à Bonn avec irritation. Je ne suis pas fou.

— Je l’avais compris, commandant, mais les hommes refusent d’entrer dans le bunker même avec un équipement anticontamination, répliqua Bonn d’un ton sans réplique. Je ne saurais les en blâmer. Les précautions classiques sont, à mon avis, inadaptées pour la fétaïne. Le produit a un pouvoir de pénétration incroyablement élevé pour son poids moléculaire. Il passe à travers tout ce qui est perméable.

— Vous ne sauriez les blâmer ? répéta Metzov avec stupeur. Lieutenant, vous avez donné un ordre. Ou vous étiez censé le donner.

— Je l’ai donné, mais…

— Mais… vous leur avez laissé sentir votre indécision. Votre faiblesse. Bon sang ! quand vous donnez un ordre, il faut le donner, pas tergiverser !

— Pourquoi devons-nous conserver ce produit ? intervint Yaski.

— Nous en avons déjà discuté. C’est notre rôle, lui rétorqua Metzov d’une voix grondante. Nos ordres. Vous ne pouvez pas exiger obéissance de quelqu’un si vous n’obéissez pas vous-même.

Aveuglément ?

— Le bureau d’études a sûrement conservé la recette dans ses tiroirs, dit Miles, brusquement conscient de la portée inquiétante de la discussion. On peut en fabriquer d’autre si on y tient vraiment. Toute fraîche.

— Taisez-vous, Vorkosigan, grommela Bonn.

— Encore un échantillon de votre humour ce soir, enseigne, et je vous fous aux arrêts ! lança Metzov.

Le sourire de Miles se figea. Subordination. Le Prince Serg, se rappela-t-il. Que Metzov boive donc toute la fétaïne qu’il voulait, il s’en moquait éperdument, ce n’était pas lui qui en souffrirait les conséquences. Les conséquences, tu te rappelles ?

— N’avez-vous jamais entendu parler de cette belle coutume qui consiste à fusiller sur-le-champ le soldat qui désobéit à vos ordres, lieutenant ? reprit Metzov à l’intention de Bonn.

— Je… je ne crois pas que je puisse proférer cette menace, mon général, dit Bonn avec raideur.

Sans compter, pensa Miles, que nous ne sommes pas sur un champ de bataille. Je me trompe ?

— Ces techs ! s’exclama Metzov d’un ton dégoûté. Je n’ai pas dit « menacer », j’ai dit « fusiller ». Faites un exemple, et les autres obéiront.

Miles songea qu’il ne goûtait guère l’humour de Metzov. Ou bien le général parlait-il sérieusement ?

— Mon général, la fétaïne est un mutagène violent, insista Bonn. Je ne suis pas sûr que les autres obéiraient, quelle que soit la menace. C’est une chose qui échappe à tout raisonnement… Je… moi-même, je n’ai pas une réaction très rationnelle sur le sujet.

— Je le vois bien.

Metzov considéra Bonn d’un regard froid, puis Yaski, qui avala sa salive et se redressa, l’échiné raide. Miles s’efforça de se rendre invisible.

— Si vous devez continuer à feindre d’être des officiers de l’armée, vous les techs, vous avez besoin d’une leçon sur la manière d’obtenir l’obéissance de vos hommes, décréta Metzov. Rassemblement de vos équipes devant le bâtiment administratif dans vingt minutes. Je vous réserve une petite revue disciplinaire à l’ancienne mode.

— Vous ne pensez pas sérieusement à… passer quiconque par les armes, n’est-ce pas ? dit Yaski avec inquiétude.

Metzov sourit aigrement.

— Je ne crois pas que ce sera nécessaire. (Il regarda Miles.) Quelle est la température extérieure en ce moment, officier météo ?

— Cinq degrés au-dessous de zéro, mon général, répondit Miles, bien décidé à n’ouvrir la bouche que si on lui adressait la parole.

— Et le vent ?

— Vent d’est, neuf kilomètres à l’heure, mon général.

— Très bien. (L’œil de Metzov brilla d’un éclat cruel.) Vous pouvez disposer, messieurs. Veillez à faire exécuter vos ordres, cette fois.


Les mains au chaud dans des gants fourrés et emmitouflé dans sa parka, le général Metzov se tenait à côté du mât métallique où ne flottait pour l’heure aucun drapeau, regardant fixement la route mal éclairée. Il pense voir quoi ? se demanda Miles. Il n’était pas loin de minuit, à présent. Yaski et Bonn alignaient leurs équipes, une quinzaine d’hommes vêtus de salopettes thermo-isolantes et de parkas.

Miles frissonna, et pas seulement à cause du froid. Le visage balafré de Metzov paraissait irrité. Et fatigué. Et vieux. Et redoutable. Il rappelait un peu à Miles son grand-père dans ses mauvais jours. Quoique Metzov, au fond, fût plus jeune que le père de Miles. Miles était né quand son père avait déjà atteint l’âge mûr, un raté dans la ligne des générations. Son grand-père, le vieux général comte Piotr, avait parfois l’air d’un réfugié d’un autre siècle. En fait, les vraies revues disciplinaires à l’ancienne comportaient des matraques de caoutchouc bourrées de plomb. Jusqu’où remontait l’esprit de Metzov dans l’histoire de Barrayar ?

Metzov sourit, un vernis sur sa colère, et tourna la tête à un mouvement sur la route. D’une voix horriblement cordiale, il confia à Miles :

— Vous savez, enseigne, il y avait un secret derrière cette rivalité soigneusement entretenue entre les services, jadis, sur la Vieille Terre. En cas de mutinerie, on pouvait toujours persuader l’armée de tirer sur la marine, ou vice versa, quand elles ne pouvaient plus assurer leur propre discipline. C’est un désavantage caché que des forces combinées comme les nôtres.

— En cas de mutinerie ! s’exclama Miles qui, de saisissement, en oublia sa résolution de ne parler qu’à bon escient. Je croyais que le problème était l’exposition à une matière toxique ?

— En effet. Malheureusement, à cause de la maladresse de Bonn, c’est devenu une question de principe. (Un muscle tressauta sur la mâchoire de Metzov.) Ça nous pendait au nez avec cette nouvelle armée de chiffes molles !

— Une question de principe, mon général ? Quel principe ? Il s’agit de se débarrasser de déchets, dit Miles d’une voix étranglée.

— C’est un refus en masse d’obéir à un ordre direct, enseigne. C’est une mutinerie, n’importe quel juriste militaire vous le dira. Par chance, ce genre de situation est facile à mater si on intervient assez vite pour tuer les germes dans l’œuf.

Le mouvement sur la route se transforma en un peloton de bleus en tenue blanche de camouflage hivernal, marchant sous la direction d’un sergent de la base – un membre du réseau personnel assurant le pouvoir du commandant, un soldat âgé qui avait servi sous Metzov déjà au temps de la révolte de Komarr et qui s’était élevé dans la hiérarchie en même temps que son maître.

Les bleus étaient équipés de brise-nerfs, armes de poing purement antipersonnel. Malgré tout le temps qu’ils passaient à apprendre à s’en servir et leur surentraînement, ils avaient rarement l’occasion de manipuler des armes chargées, et Miles percevait leur surexcitation.

Le sergent aligna les bleus en disposition de feux croisés autour des techs au garde-à-vous et cria un ordre. Ils présentèrent armes, les braquèrent. Les hommes de Bonn s’agitèrent. Le lieutenant était mortellement pâle, ses yeux étincelaient comme du jais.

— Déshabillez-vous, ordonna Metzov, les dents serrées.

Incrédulité, désarroi ; un ou deux techs seulement comprirent ce qu’on leur demandait et commencèrent à se dévêtir. Les autres, jetant autour d’eux force coups d’œil incertains, les imitèrent avec retard.

— Quand vous serez de nouveau prêts à obéir aux ordres, continua Metzov d’une voix de stentor, vous pourrez vous habiller et aller travailler. Le choix vous appartient. (Il fit un pas en arrière, adressa un signe de tête à son sergent et prit la pose de repos.) Ça les rafraîchira, murmura-t-il, à peine assez haut pour être entendu de Miles.

Metzov, apparemment, ne comptait pas rester dehors plus de cinq minutes ; il semblait penser déjà à son logement douillet et à une boisson chaude.

Olney et Pattas se trouvaient au nombre des techs, remarqua Miles, avec la plupart des cadres de langue grecque qui l’avaient tourmenté au début. Les autres, il les avait aperçus çà et là ou leur avait parlé lors de son enquête privée sur le passé du noyé. Quinze hommes nus qui commençaient à frissonner violemment tandis que la neige sèche sifflait autour de leurs chevilles. Quinze visages déconcertés dont l’expression devenait peu à peu terrifiée. Les yeux se tournaient vers les brise-nerfs braqués sur eux. Renoncez, les conjurait silencieusement Miles, ça n’en vaut pas le coup. Mais plus d’une paire d’yeux clignota vers lui et se ferma avec résolution.

Miles maudit en lui-même l’intelligent chimiste anonyme qui avait inventé la fétaïne comme arme de dissuasion, non pour ses compétences, mais pour sa connaissance intime de la psychologie de Barrayar. Sûr que la fétaïne n’aurait jamais pu être utilisée, ne pourrait jamais l’être. Toute faction qui désirerait l’employer serait déchirée de convulsions morales.

Yaski, un pas en arrière de ses hommes, avait l’air complètement horrifié. Bonn, le visage dur, se mit à enlever ses gants et sa parka.

Non, non, non ! hurla Miles dans sa tête. Si vous les rejoignez, ils ne plieront jamais. Ils sauront qu’ils ont raison. Gravissime erreur… Bonn laissa tomber en tas le reste de ses vêtements, rejoignit le rang à grandes enjambées, pivota et planta son regard dans celui de Metzov. Les paupières de celui-ci se plissèrent dans un accès de fureur renouvelé.

— Vous venez de signer votre propre condamnation, dit-il d’une voix sifflante. Gelez donc !

Comment les choses avaient-elles tourné si vite à l’aigre ? C’était le moment de se rappeler une tâche urgente et de décamper en quatrième vitesse. Si seulement ces pauvres types frissonnants voulaient bien céder. Miles réussirait à passer la nuit sans mauvaise note dans son dossier. Il n’avait rien à faire ici.

Le regard de Metzov tomba sur lui.

— Vorkosigan, vous pouvez soit prendre une arme et vous rendre utile, soit vous considérer comme libre de vous en aller.

Il pouvait partir… Le pouvait-il ? Comme il restait là sans bouger, le sergent s’avança et lui fourra un brise-nerfs dans la main. Miles le prit, essayant de réfléchir, le cerveau soudain en bouillie. Il conserva assez de bon sens pour s’assurer que le cran de sûreté était en place avant de pointer vaguement l’arme dans la direction des hommes en train de geler.

Cela ne va pas être une mutinerie, mais un massacre.

Un des bleus lâcha un petit rire nerveux. Que leur avait-on dit qu’ils allaient faire ? Que croyaient-ils qu’ils faisaient ? À dix-huit, dix-neuf ans, pouvaient-ils même reconnaître un ordre criminel ? Ou savoir comment se conduire s’ils le reconnaissaient pour tel ?

Miles le pouvait-il ?

La situation était ambiguë, voilà où était le problème. Quelque chose clochait. Miles savait ce qu’était un ordre criminel, tous les élèves de l’Académie militaire le savaient. Son père venait en personne diriger un séminaire un jour par an sur la question pour les élèves de terminale. Il l’avait rendu obligatoire pour être reçu, par édit impérial, quand il était régent. Définition d’un ordre criminel, quand et comment y désobéir. Avec preuves vidéo à l’appui, tirées de divers cas typiques et de mauvais exemples historiques, y compris le Massacre du Solstice, politiquement désastreux, qui avait eu lieu sous le commandement même de l’amiral. Invariablement, un ou deux cadets devaient quitter la salle pour vomir lors de ce passage.

Les autres instructeurs détestaient le jour de Vorkosigan. Leurs classes en restaient subtilement perturbées pendant des semaines. Si l’amiral Vorkosigan choisissait de venir en milieu d’année, c’est qu’il lui fallait généralement revenir quelques semaines plus tard pour dissuader un cadet de tout lâcher presque à la fin de sa scolarité. Seuls les élèves de l’Académie avaient droit à cette conférence sur le vif, pour autant que le savait Miles, bien que son père eût parlé de l’enregistrer sur holovidéo et de l’intégrer à la formation de base de toute l’armée. Certains éléments du séminaire avaient été une révélation même pour Miles.

Mais ce qui se passait à présent… Si les techs avaient été des civils, de toute évidence Metzov aurait été dans son tort. Si l’on avait été en temps de guerre, harcelé par un ennemi, Metzov non seulement aurait été dans son droit, mais aurait accompli son devoir. Ce qui se passait à présent se situait quelque part entre les deux. Des soldats désobéissant, mais passivement. Pas d’ennemi en vue. Pas même une situation physique menaçant des vies humaines sur la base (sauf les leurs), encore que, si le vent tournait, les choses pussent changer. Je ne suis pas prêt pour cela, pas encore, pas si tôt, pensa Miles. Quelle était la solution juste ?

Ma carrière… Miles paniqua, pris de claustrophobie, comme un homme dont la tête est prisonnière dans un tuyau. Le brise-nerfs vacilla légèrement dans sa main. Par-dessus le réflecteur parabolique, il voyait Bonn debout, muet, trop congelé maintenant pour discuter davantage. Les oreilles devenaient blanches là-dehors, les doigts, les pieds. Un homme s’écroula en une boule frissonnante, mais n’esquissa pas un geste pour se rendre. Metzov, la nuque raide, allait-il se laisser fléchir ?

Pendant un instant de folie, Miles envisagea d’enlever le cran de sûreté et d’abattre Metzov. Et après ? Décimer les bleus ? Il n’aurait pas le temps de les descendre tous avant qu’ils ne ripostent.

Je suis peut-être ici le seul soldat de moins de trente ans qui ait jamais tué un ennemi, dans une bataille ou en dehors. Les bleus pouvaient faire feu par ignorance ou pure curiosité. Ils n’en savaient pas assez pour s’abstenir. La façon dont nous agirons dans la demi-heure qui suit se rejouera dans nos têtes aussi longtemps que nous respirerons.

Il pouvait choisir de ne rien faire. Obéir seulement aux ordres. Quels ennuis s’attirerait-il à exécuter uniquement les ordres ? Tous les commandants qu’il avait eus avaient été unanimes à dire qu’il devait mieux exécuter les ordres. Crois-tu que tu te plairais dans tes fonctions d’officier de vaisseau spatial, enseigne Vorkosigan, en compagnie de ta troupe de fantômes gelés ? Au moins, tu ne te sentirais plus jamais seul…

Miles recula discrètement, hors de portée de la ligne de tir des bleus et du champ visuel de Metzov. Des larmes lui picotaient les yeux, lui brouillaient la vision. Le froid, sans doute.

Il s’assit par terre, retira ses gants et ses bottes, laissa choir parka et chemise. Il plaça son pantalon et les sous-vêtements thermiques au sommet de la pile, et le brise-nerfs dessus. Il s’avança. Les prothèses de ses jambes étaient comme des glaçons contre ses mollets.

Je déteste la résistance passive. Vraiment, vraiment, je la déteste !

— À quoi jouez-vous, enseigne ? dit hargneusement Metzov quand Miles passa en boitant devant lui.

— Je veux mettre fin à ce cirque, mon général, répliqua calmement Miles.

Même à présent, certains des techs frissonnants s’écartaient de lui, comme si ses difformités risquaient d’être contagieuses. Pattas ne se recula pas, pourtant. Ni Bonn.

— Bonn a tenté ce coup de bluff. Il s’en mord les doigts, à présent. Cela ne marchera pas non plus avec vous, Vorkosigan.

La voix de Metzov tremblait, elle aussi, mais pas de froid.

Vous auriez dû dire « enseigne ». Qu’y a-t-il dans un nom ? Miles vit le frémissement de malaise courir cette fois parmi les rangs des bleus. Non, Bonn n’avait pas réussi son coup. Miles était peut-être le seul homme capable de mener à bien cette sorte d’intervention individuelle. Tout dépendait du degré de démence auquel était parvenu à présent Metzov.

— Il est possible – et encore ! –, déclara Miles au bénéfice des bleus et de Metzov, que la Sécurité de l’armée n’enquête pas sur la mort du lieutenant Bonn et de ses hommes, si vous trichez sur le rapport et prétendez que c’est un accident. En revanche, je vous garantis que la Sécurité impériale enquêtera sur la mienne.

Metzov eut un singulier rictus.

— Supposez qu’aucun témoin ne survive pour déposer plainte ?

Le sergent de Metzov avait l’air aussi rigide que son maître. Miles songea à Ahn, Ahn, l’ivrogne, Ahn le silencieux. Qu’avait vu Ahn, voilà bien longtemps, quand d’étranges choses s’étaient passées sur Komarr ? Quelle espèce de témoin survivant avait-il été ? Un témoin coupable, peut-être ?

— Pardon, mon général, mais je vois au moins dix témoins derrière ces brise-nerfs.

Des paraboles d’argent – ils paraissaient énormes, de ce nouvel angle. Le changement de point de vue remettait les pendules à l’heure. L’ambiguïté avait fait long feu. Miles continua :

— À moins que vous n’ayez l’intention d’abattre votre peloton d’exécution, puis de vous suicider ? La Sécurité impériale passera tous ceux qu’elle rencontrera au thiopenta. Vous ne pouvez pas me réduire au silence. Par ma bouche, ou la vôtre… ou la leur… je témoignerai.

Des frissons secouaient le corps de Miles. Etonnant l’effet de ce petit brin de vent d’est, à cette température. Il lutta pour empêcher sa voix de trembler, de crainte que cette réaction due au froid ne soit prise pour de la peur.

— Ça vous fera une belle jambe quand vous serez transformé en glaçon, enseigne.

Le pesant sarcasme de Metzov mit les nerfs de Miles à vif. Ce type croyait toujours être le plus fort. Insensé !

Ses pieds nus paraissaient à présent étrangement chauds à Miles. Ses cils, enchâssés dans de la glace, crissaient. Il avait rattrapé son retard sur les autres, sans doute à cause de son volume inférieur. Son corps tournait au bleu violacé.

La base, sous sa couverture de neige, était parfaitement silencieuse. Il entendait presque les cristaux de neige ricocher un à un sur la couche de glace. Il entendait vibrer les os de chaque homme autour de lui, percevait la respiration affolée des bleus. Le temps s’étirait.

Il pouvait menacer Metzov, briser sa condescendance par des allusions voilées à Komarr, la vérité se saura… Il pouvait proclamer le rang et la situation de son père. Il pouvait… Bon sang ! Metzov, malgré sa démence, devait bien se rendre compte qu’il avait outrepassé les limites. Le bluff de sa parade disciplinaire avait foiré, et maintenant, il était pris à son propre piège, obligé de défendre froidement son autorité jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il peut être extrêmement dangereux si vous le menacez pour de bon… Distinguer la peur sous-jacente sous le sadisme était difficile. Mais elle devait être là. Le pousser à bout ne donnait rien. Metzov était littéralement pétrifié dans sa résistance. Pourquoi ne pas tirer… ?

— Enfin, mon général, réfléchissez aux avantages que vous retirerez si vous arrêtez maintenant. Vous avez désormais la preuve d’une… d’une conspiration de mutinerie. Vous pouvez nous jeter tous en prison. C’est une meilleure vengeance, parce que vous gagnerez sur tous les tableaux. Je perdrai ma carrière, je serai renvoyé de l’armée, peut-être emprisonné… croyez-vous que je ne préférerais pas mourir ? La Sécurité militaire punira le reste d’entre nous à votre place.

Metzov avait mordu à l’hameçon ; Miles s’en rendait compte, à la lueur rouge qui pâlissait dans les yeux plissés, à la légère inclinaison de ce cou si raide. Miles n’avait plus qu’à laisser filer la ligne, sans lui imprimer des secousses qui rallumeraient l’agressivité de Metzov. Attendre…

Metzov s’approcha, massif dans la semi-pénombre, auréolé de sa respiration qui gelait. Il baissa la voix, pour n’être entendu que de Miles.

— Une réaction sans énergie, typique d’un Vorkosigan. Votre père a été trop doux avec la lie de Komarr. Ça nous a coûté cher en vies humaines. La cour martiale pour le fils chéri de l’amiral… ça pourrait faire baisser pavillon à cette espèce d’hypocrite, hein ?

Miles ravala sa salive de glace. Une pensée lui traversa l’esprit : ceux qui ne connaissent pas l’histoire de leur pays sont voués à s’y trouver constamment mêlés. Hélas ! ceux qui la connaissaient aussi, apparemment.

— Brûlez cette satanée fétaïne renversée, vous verrez bien, dit-il dans un murmure rauque.

— Vous êtes tous arrêtés, ordonna soudain Metzov d’une voix tonnante en courbant les épaules. Rhabillez-vous.

Tous parurent frappés de soulagement. Après un dernier coup d’œil aux brise-nerfs, ils foncèrent vers leurs vêtements, les enfilèrent avec des mains engourdies par le froid. Mais Miles l’avait vu se formuler soixante secondes avant dans les yeux de Metzov. Cela lui remémora cette définition de son père : Une arme est un moyen de faire changer votre ennemi d’avis. L’esprit était le premier et le dernier champ de bataille, ce qu’il y avait dans l’entre-deux n’était que du bruit.

Le lieutenant Yaski avait mis à profit l’occasion fournie par le spectaculaire strip-tease de Miles pour s’éclipser discrètement en direction du bâtiment administratif et lancer plusieurs appels téléphoniques affolés. À la suite de quoi, le commandant des bleus à l’entraînement, le médecin de la base et l’assistant de Metzov survinrent, tout prêts à faire entendre raison à Metzov ou à lui administrer un calmant avant de l’enfermer. Trop tard. Miles, Bonn et les techs, déjà rhabillés, étaient conduits tout trébuchants vers le bunker-prison sous l’œil d’argus des brise-nerfs.

— Suis-je cen… censé vous remercier ? demanda Bonn à Miles en claquant des dents.

— On a eu ce qu’on voulait, non ? Il va arroser de plasma la fétaïne in situ avant que le vent tourne. Personne n’est mort. Personne ne se fait plus cailler les couilles. Nous avons gagné, je crois.

— Je n’aurais jamais imaginé rencontrer quelqu’un de plus dingue que Metzov, répliqua Bonn dans un sifflement d’asthmatique.

— Je n’ai rien fait que vous n’ayez fait, protesta Miles. Sauf que j’ai réussi… jusqu’à un certain point. Les choses paraîtront différentes demain matin.

— Oui. Pires, prédit Bonn, lugubre.


Miles s’éveilla en sursaut d’un somme agité sur la couchette de sa cellule quand la porte s’ouvrit. On ramenait Bonn. Il frotta son visage bleu de barbe.

— Quelle heure est-il, lieutenant ?

— L’aube.

Bonn avait l’air aussi blême, aussi hérissé de barbe, aussi lamentablement déprimé que Miles. Il se laissa tomber avec précaution sur sa couchette dans un grognement de douleur.

— Quelles sont les nouvelles ?

— La Sécurité de l’armée est partout. On a envoyé en avion du continent un capitaine, juste arrivé, qui paraît avoir le commandement. Metzov lui a raconté sa petite histoire à sa façon, je pense. Jusqu’à présent, ils se contentent de recevoir les dépositions.

— On s’est occupé de la fétaïne ?

— Oui. (Bonn laissa échapper un ricanement amer.) On m’a sorti d’ici juste pour contrôler le travail fini et donner ma signature. Le bunker s’est comporté en joli petit four bien propre.

— Enseigne Vorkosigan, on vous demande, déclara le garde de la Sécurité qui avait ramené Bonn. Suivez-moi.

Miles se leva, les os grinçants, et se dirigea en boitant jusqu’à la porte de la cellule.

— À plus tard, lieutenant.

— D’accord. Si vous repérez en route quelqu’un avec un petit déjeuner, pourquoi ne pas user de votre influence politique pour me l’envoyer, hein ?

Miles eut un sourire morne.

— J’essaierai.

Miles suivit le garde le long du petit couloir de la prison. La prison de la base Lazkowski ne correspondait pas vraiment aux normes d’un bâtiment de haute sécurité ; ce n’était guère plus qu’un bunker d’habitation avec des portes qui ne fermaient que de l’extérieur et pas de fenêtres. Le climat constituait ordinairement un meilleur gardien que n’importe quel écran électrique, sans parler du fossé d’eau glacée de cinq cents kilomètres de large qui entourait l’île.

Le bureau de la Sécurité de la base était en plein travail, ce matin-là. Deux inconnus à la mine sévère attendaient, debout près de la porte, un lieutenant et un sergent de grande taille portant l’insigne en œil d’Horus de la Sécurité impériale sur leurs uniformes impeccables. Sécurité impériale, et non Sécurité militaire. La Sécurité personnelle de Miles, qui avait gardé sa famille pendant toute la vie politique de son père. Miles les considéra avec une joie possessive.

L’employé de la base avait l’air exténué. La console de son bureau ne cessait de clignoter.

— Enseigne Vorkosigan, j’ai besoin de l’empreinte de votre paume sur ceci.

— Très bien. Qu’est-ce que je signe ?

— Juste les ordres de mission, enseigne.

— Ah !… (Miles leva les mains dans leurs mitaines de plastique.) Laquelle ?

— La droite fera l’affaire, enseigne.

Miles se dépouilla maladroitement de sa mitaine en s’aidant de la main gauche. Sa main, enflée, marbrée de taches rouges, luisait de pommade contre les gelures. Le remède paraissait agir. Il pouvait remuer les doigts. Il lui fallut presser trois fois le patin d’identification, avant que l’ordinateur ne le reconnaisse.

— À vous, lieutenant, dit l’employé avec un signe de tête à l’adresse de l’officier de la Sécurité impériale.

L’homme de la Séclmp posa la paume sur le patin et l’ordinateur émit un bip approbateur. Puis l’officier ôta la main et, à la vue du gel collé dessus, chercha en vain une serviette ; il s’essuya furtivement sur la couture de son pantalon, juste derrière l’étui de son neutraliseur. L’employé de la base nettoya nerveusement le patin de sa manche et effleura son intercom.

— Ce que je suis content de vous voir, camarades ! dit Miles à l’officier de la Séclmp. J’aurais bien aimé que vous soyez là hier soir.

Le lieutenant ne lui rendit pas son sourire.

— Je ne suis qu’un messager, enseigne. Je ne suis pas censé discuter de votre cas.

Le général Metzov surgit par la porte du bureau intérieur, tenant une liasse de feuillets de plastique. Un capitaine de la Sécurité militaire, qui lui collait au train, salua d’un signe de tête circonspect son homologue impérial. Le général souriait presque.

— Bonjour, enseigne Vorkosigan.

Il regarda, impassible, les types de la Sécurité impériale. Bon sang ! la Séclmp aurait dû faire trembler dans ses bottes de combat ce quasi-assassin !

— Il y a, semble-t-il, dans cette affaire un détail intéressant dont même moi je ne m’étais pas avisé. Quand un seigneur vor est impliqué dans une mutinerie militaire, une accusation de haute trahison s’ensuit automatiquement.

— Quoi ? (Miles avala sa salive pour ramener sa voix un ton plus bas.) Lieutenant, je ne suis pas arrêté par la Sécurité impériale, dites-moi ?

Le lieutenant sortit une paire de menottes et se mit en devoir d’attacher Miles au sergent. Overholt, disait le nom sur sa plaque d’identité, nom que Miles transforma mentalement en « Overkill » : Supertueur. Il n’avait qu’à lever le bras pour faire pendiller Miles en l’air comme un chaton.

— Vous êtes détenu jusqu’à plus ample informé, déclara le lieutenant d’une voix officielle.

— Pendant combien de temps ?

— Indéfiniment.

Le lieutenant se dirigea vers la porte, le sergent et Miles à sa suite.

— Où ? questionna frénétiquement Miles.

— Au quartier général de la Sécurité impériale.

Vorbarr Sultana !

— J’ai besoin de prendre mes affaires…

— Votre chambre a déjà été débarrassée.

— Reviendrai-je ici ?

— Je l’ignore, enseigne.


L’aube tardive rayait le camp de Permafrost de gris et de jaune quand le scat-cat les déposa près de la piste. La navette suborbitale de la Sécurité impériale, lisse, noire, redoutable, était posée sur le ciment glacé tel un oiseau de proie enfermé par accident dans un pigeonnier. Son pilote se tenait prêt, les moteurs lancés pour le décollage.

Miles monta gauchement la rampe, les pieds traînants, derrière le sergent Overholt ; la menotte froide lui tirait le poignet par saccades. De minuscules cristaux de glace dansaient dans le vent de nord-est. La température allait se stabiliser dans la matinée, il le sentait à l’âpre morsure de l’humidité relative dans ses sinus. Bonté divine, il était plus que temps de quitter cette île !

Miles inspira une dernière fois, puis la porte d’accès de la navette se ferma hermétiquement derrière eux dans un sifflement de serpent. À l’intérieur régnait un silence épais, capitonné, que même le hurlement des moteurs pénétrait à peine.

Il faisait chaud, c’était déjà ça !

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