Un rapide cliquetis de bottes en provenance des profondeurs de la coursive attira l’attention de Miles. Il exhala son souffle et s’immobilisa. Elena.
Elle portait l’uniforme réglementaire d’un officier mercenaire, veste gris et blanc à poches, pantalon assorti, bottes s’arrêtant à la cheville, luisant au bout de ses longues jambes. Grande, mince, le teint toujours clair et pur, les yeux couleur d’ambre brun, un nez à la courbure aristocratique et une mâchoire sculpturale. Elle s’est coupé les cheveux, se dit Miles, muet de stupeur. Disparue, la cascade noire et lustrée qui lui tombait jusqu’à la taille. Remplacée par une coupe sévère, pratique, très élégante. Martiale.
Elle s’avança à grands pas, ses yeux allant de Miles à Grégor et aux quatre Oserans.
— Bon travail, Chodak. (Elle mit un genou à terre près du corps le plus proche et lui tâta le cou à la recherche du pouls.) Ils sont morts ?
— Non, juste assommés, expliqua Miles.
Elle regarda avec quelque regret la porte ouverte du sas.
— Je ne pense pas que nous puissions les jeter dans le vide.
— C’est ce qu’ils allaient faire de nous, mais non. Néanmoins, nous devrions probablement les mettre hors de vue pendant que nous filons, répliqua Miles.
— D’accord.
Elle se releva et adressa un signe de tête à Chodak, qui commença à aider Grégor à traîner les corps inertes dans le sas. Elle fronça les sourcils quand le lieutenant blond passa près d’elle les pieds devant.
— Non pas que tâter du vide n’améliorerait pas certaines personnalités.
— Peux-tu nous offrir un refuge ?
— C’est pour cela que nous sommes venus. (Elle se tourna vers les trois soldats qui l’avaient suivie prudemment jusque-là. Un quatrième s’était porté en sentinelle au plus proche croisement.) On dirait que nous avons eu de la chance, leur dit-elle. Partez en éclaireurs et dégagez la voie le long de notre itinéraire de fuite… avec doigté. Puis disparaissez. Vous n’étiez pas là et vous n’avez rien vu.
Ils saluèrent et se retirèrent. Comme ils s’éloignaient, Miles entendit murmurer : « C’était bien lui ? – Oui… »
Miles, Grégor et Elena s’entassèrent dans le sas et fermèrent temporairement la porte intérieure. Chodak montait la garde au-dehors. Elena aida Grégor à ôter les bottes de l’Oseran dont la taille était la plus voisine de la sienne, tandis que Miles se dépouillait de sa tenue bleue de prisonnier, apparaissant dans les habits fripés de Victor Rotha, qui avaient grandement souffert d’avoir été portés quatre jours de suite. Il aurait aimé remplacer ses sandales vulnérables, mais il n’y avait aucune paire de bottes à sa pointure dans les parages.
Grégor et Elena se lançaient des coups d’œil circonspects, tandis que Grégor enfilait rapidement un uniforme gris et blanc et plongeait les pieds dans des bottes.
— C’est bien toi ! (Elena secoua la tête avec consternation.) Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Venu par erreur, répliqua Grégor.
— Je m’en doute. Erreur de qui ?
— De moi, je le crains, déclara Miles.
Il fut quelque peu contrarié de voir que Grégor ne le contredisait pas.
Un curieux sourire, le premier, retroussa les lèvres d’Elena. Miles décida de ne pas lui demander d’expliquer ce sourire. Cet échange précipité de propos pratiques ne ressemblait en rien à la douzaine de conversations qu’il avait imaginées et ressassées dans son esprit en vue de ces émouvantes retrouvailles.
— Les recherches commenceront dans quelques minutes, quand ces types ne retourneront pas rendre compte de leur mission, reprit Miles, inquiet.
Il ramassa deux neutraliseurs, le filet et le couteau qu’il passa dans sa ceinture. Réflexion faite, il dépouilla prestement les quatre Oserans de leurs badges de circulation, pièces d’identité et argent liquide, bourrant ses poches et celles de Grégor, et commanda à celui-ci de jeter sa carte d’identité de prisonnier. Ravi, il découvrit également une tablette de ration à moitié entamée dans laquelle il mordit sans plus attendre. Elena sortit la première du sas. Miles, en bon ami, offrit une bouchée à Grégor, qui secoua la tête en signe de refus. Grégor avait sans doute mangé à la cafétéria.
Chodak mit hâtivement à l’ordonnance l’uniforme de Grégor, et tous partirent à grands pas, Miles au centre, à demi dissimulé, à demi sous bonne garde. Il était au bord de la parano, craignant d’attirer l’attention, quand ils prirent un tube de descente, en émergèrent plusieurs ponts plus bas et se trouvèrent devant un vaste sas de chargement relié à une navette. Un des éclaireurs d’Elena, appuyé nonchalamment à la paroi, hocha la tête. Sur une esquisse de salut à Elena, Chodak s’en alla précipitamment de son côté avec son équipe. Miles, Grégor et Elena traversèrent le panneau flexible de l’écoutille et entrèrent dans la soute vide d’une des navettes du Triomphe, passant subitement du champ de gravitation artificiel du navire ravitailleur au vertige de l’apesanteur. Ils avancèrent en flottant jusqu’au compartiment de pilotage. Elena ferma hermétiquement le panneau d’écoutille derrière eux et invita Grégor à prendre le siège vacant au poste de mécanicien/communicateur.
Les sièges du pilote et du copilote étaient occupés. Arde Mayhew sourit joyeusement à Miles par-dessus son épaule et esquissa de la main un salut/bonjour. Miles reconnut la tête ronde rasée de l’autre homme avant même qu’il se retourne.
— Bonjour, fils. (Le sourire de Ky Tung était beaucoup plus ironique que joyeux.) Bienvenue au revenant. Tu as drôlement pris ton temps.
Tung, les bras croisés, ne salua pas.
— Bonjour, Ky, répondit Miles, adressant un signe de tête à l’Eurasien.
Tung n’avait pas changé, en tout cas. Il paraissait toujours avoir n’importe quel âge entre quarante et soixante ans. Toujours bâti comme un tank de l’ancien temps. Il paraissait toujours en voir plus qu’il n’en disait, ce qui était très gênant pour ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille.
Mayhew, le pilote, parla dans son micro.
— Contrôle de la circulation, je viens de repérer ce que voulait dire cette lampe rouge sur mon tableau de bord. Lecture de pression erronée. Tout est O. K. Parés à décoller.
— Pas trop tôt, C-2 ! répliqua une voix désincarnée. Allez-y.
Les mains prestes du pilote actionnèrent les systèmes de blocage des écoutilles, ajustèrent les jets d’attitude. Sifflement, cliquetis et la navette se décolla d’un bond de son navire gigogne pour entamer sa trajectoire. Mayhew coupa le micro et poussa un long soupir de soulagement.
— Nous voilà tranquilles pour quelques moments.
Elena se cala en travers de la travée derrière Miles, s’accrochant par ses longues jambes. Miles passa un bras dans une poignée pour s’amarrer et résister aux légères accélérations auxquelles procédait Mayhew de temps à autre.
— J’espère que tu as raison, dit Miles, mais qu’est-ce qui te le donne à penser ?
— Il veut dire que nous sommes tranquilles pour parler, expliqua Elena. Pas sains et saufs dans un quelconque sens cosmique. Ceci est un trajet de routine programmé, sauf pour nous passagers non inscrits. On ne s’est pas encore aperçu de votre disparition, sans quoi la tour de contrôle nous aurait empêchés de partir. Oser fouillera d’abord le Triomphe et la station militaire. Nous pourrons peut-être te réintroduire dans le Triomphe une fois que les recherches se seront étendues.
— C’est le plan B, expliqua Tung en pivotant sur son siège pour faire à moitié face à Miles. Ou encore le plan C. Le plan A, basé sur l’hypothèse que ton sauvetage allait être beaucoup plus tumultueux, était de fuir droit vers l’Ariel, actuellement en position stationnaire, et de proclamer la révolution. Je suis heureux d’avoir eu la chance de mener l’affaire à bien un peu moins… spontanément.
Miles s’étrangla.
Miséricorde ! C’aurait été pire que la première fois !
Précipité dans un enchaînement d’événements dont il n’avait pas le contrôle, enrôlé comme gonfalonier d’une mutinerie de militaires mercenaires, poussé au premier rang pour mener la danse avec le libre arbitre d’une tête au bout d’une pique…
— Non. Pas de spontanéité, merci. Très peu pour moi.
— Alors, questionna Tung en joignant les bouts de ses doigts épais, quel est ton projet ?
— Mon quoi ?
— Projet, répéta Tung en prononçant le mot avec un soin sardonique. En d’autres termes, pourquoi es-tu ici ?
— Oser m’a posé la même question, riposta Miles en soupirant. Accepterais-tu de croire que je suis ici par hasard ? Oser n’a pas voulu. Tu n’aurais pas une petite idée de la raison pour laquelle il a refusé mon explication, hein ?
Tung pinça les lèvres.
— Par hasard ? Peut-être… Tes « hasards », je l’ai déjà remarqué, ont une façon de fourrer tes ennemis dans le pétrin qui fait verdir de jalousie des stratèges expérimentés et prudents. Comme c’était beaucoup trop concordant pour de la simple chance, j’en ai conclu que ce devait être de la volonté inconsciente. Si seulement tu étais resté avec moi, fils, à nous deux nous aurions pu… Ou peut-être es-tu simplement un sacré opportuniste. Auquel cas j’attire ton attention sur l’occasion qui s’offre à toi de reprendre les Mercenaires Dendarii.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Tu n’as pas répondu à la mienne.
— Je ne veux pas des Mercenaires Dendarii.
— Moi, si.
— Oh ! (Miles se tut un instant.) Pourquoi ne pas prendre avec toi les hommes qui te sont fidèles et constituer ta propre armée, hein ? Cela s’est déjà vu.
— Et qu’est-ce qu’on fera dans l’espace ? Nager ? (Tung agita les doigts comme des nageoires et gonfla les joues.) Oser a la haute main sur le matériel. Y compris mon vaisseau. Le Triomphe est tout ce que j’ai accumulé en trente ans de carrière. Et perdu à cause de tes machinations. Quelqu’un m’en doit un autre. Si ce n’est pas Oser, alors…
Tung décocha un regard éloquent à Miles.
— J’ai essayé de te donner une flotte en échange, répliqua celui-ci, poussé dans ses retranchements. Comment en as-tu perdu le commandement… vieux stratège ?
Tung pointa un doigt sur son sein gauche, pour indiquer que le coup avait porté.
— Les choses ont bien marché au début, pendant un an, un an et demi, après notre départ de Tau Verde. On a eu deux bons petits contrats à la file vers le Réseau Est… des opérations de commando à petite échelle, du tout cuit. Non, pas si cuit que ça… On n’a pas chômé. Mais nous les avons menées à bien.
Miles jeta un coup d’œil à Elena.
— J’en ai entendu parler, oui.
— À la troisième, nous avons eu des ennuis. Baz Jesek montrait un intérêt croissant pour les questions de matériel et de maintenance… C’est un bon ingénieur, je le lui accorde… J’étais tacticien en chef et Oser – j’avais cru par défaut, à l’époque, mais maintenant, je pense à dessein – s’était chargé des questions administratives à la traîne. C’aurait pu être bien, chacun s’occupant de ce qu’il savait le mieux faire, si Oser avait travaillé avec nous et non pas contre nous. Dans la même situation, j’aurais envoyé des assassins. Oser a employé des comptables selon les méthodes de la guérilla.
« Nous avons encaissé des coups durs pour ce troisième contrat. Baz était plongé jusqu’aux oreilles dans la mécanique et les réparations et quand je suis sorti de l’hôpital, Oser avait mis en train une de ses spécialités non combattantes… du travail de surveillance de couloirs de navigation. Un contrat de longue durée. Ça paraissait une bonne idée, sur le moment. Mais cela lui a donné un moyen d’action. Sans bataille à mener, je… (Tung s’éclaircit la gorge)… me suis ennuyé, j’ai baissé ma garde. Oser m’a pris à revers avant même que je me rende compte qu’il y avait une guerre en route. Il nous a imposé la réorganisation financière…
— Je t’avais averti de ne pas te fier à lui six mois plus tôt, dit Elena d’un air sombre, après qu’il a tenté de me séduire.
Tung haussa les épaules, mal à l’aise.
— Cela paraissait une tentation compréhensible.
— S’envoyer l’épouse de son commandant ? (Les yeux d’Elena flamboyèrent.) L’épouse de n’importe qui ? J’ai compris alors qu’il n’était pas honnête. Si mes serments n’avaient aucune valeur pour lui, les siens en avaient-ils la moindre ?
— Il avait compris que tu ne voulais pas, disais-tu, s’excusa Tung. S’il avait continué à te harceler, je n’aurais pas demandé mieux que de m’interposer. J’ai pensé que tu devais être flattée, n’y plus penser et passer outre.
— Des propositions de ce genre impliquent un jugement sur ma personne que je trouve rien moins que flatteur, merci, riposta Elena.
Miles se mordit violemment les jointures, se rappelant ses propres désirs.
— Ce pouvait être simplement un premier coup d’essai dans la partie qu’il jouait pour s’emparer du pouvoir, dit-il. Afin de sonder les faiblesses dans les défenses de ses ennemis. Et, en l’occurrence, n’en trouvant pas.
— Hum ! (Elena parut légèrement réconfortée par cette façon de voir les choses.) En tout cas, Ky n’était d’aucun secours et je me suis lassée de jouer les Cassandre. Bien entendu, je ne pouvais pas en parler à Baz. Mais la duplicité d’Oser ne s’est pas révélée une surprise pour nous tous.
Tung se rembrunit.
— Etant donné le noyau de vaisseaux qui lui restaient, il n’a eu qu’à conquérir les votes de la moitié des autres propriétaires-capitaines. Auson a voté pour lui. J’aurais volontiers étranglé ce salaud.
— C’est toi-même qui t’es aliéné Auson avec tes jérémiades à propos du Triomphe, riposta Elena, acerbe. Il a cru que tu voulais lui retirer son poste de capitaine.
Tung haussa les épaules.
— Aussi longtemps que j’étais chef d’état-major tacticien, commandant pendant l’action, je ne pensais pas qu’il pouvait endommager pour de bon mon vaisseau. Je me suis contenté de laisser naviguer le Triomphe comme s’il appartenait à la société de la flotte. Je pouvais attendre… que tu reviennes (ses yeux noirs étincelèrent à l’adresse de Miles) et que nous y voyions clair dans la situation. Mais tu n’es jamais revenu.
— Le roi va revenir, hein ? murmura Grégor qui avait écouté avec fascination.
Il regarda Miles en haussant un sourcil.
— Que cela te serve de leçon, répliqua Miles tout bas entre ses dents serrées.
Grégor se tut, perdant un peu de son humour. Miles se tourna vers Tung.
— Voyons, Elena a dû te dire de ne pas te bercer d’illusions et de ne pas attendre un retour aussi rapide.
— J’ai essayé, marmotta Elena. Quoique… je suppose que je ne pouvais pas m’empêcher d’espérer un peu, moi aussi. Peut-être que… tu renoncerais à ton autre projet et que tu nous rejoindrais.
Si j’étais recalé à l’Académie, hein ?
— Ce n’était pas un projet que je pouvais abandonner, à moins de mourir.
— Je le comprends maintenant.
Arde Mayhew prit la parole :
— Dans cinq minutes maximum, il faut soit que je me branche sur la tour de contrôle de la station de transfert pour accoster, soit que je file vers l’Ariel. Faites votre choix, m’sieu dames !
— Tu n’as qu’un mot à dire et je t’apporte le soutien de cent officiers et soldats loyaux, annonça Tung à Miles. Quatre vaisseaux.
— Pourquoi pas pour te soutenir, toi ?
— Si je le pouvais, je l’aurais déjà fait. Mais je ne vais pas diviser la flotte sans être certain de pouvoir ensuite la réunifier. En totalité. Par contre, avec toi comme chef, avec ta réputation…
— Chef ? Ou tête symbolique ?
L’image d’une pique resurgit dans l’esprit de Miles.
— Comme tu voudras, répliqua Tung, écartant les mains dans un geste diplomatique. Le gros des cadres penchera du côté vainqueur. Ce qui signifie que nous devons donner l’impression de gagner rapidement, si jamais nous prenons l’offensive. Oser en a une centaine d’autres qui lui sont personnellement fidèles, et que nous aurons donc à maîtriser s’il insiste pour résister… Ce qui me fait penser qu’un assassinat perpétré au bon moment sauverait une quantité de vies.
— Charmant ! Je pense qu’Oser et toi, Ky, vous avez travaillé trop longtemps ensemble. Tu commences à raisonner comme lui. Je le répète, je ne suis pas ici pour m’emparer du commandement d’une flotte mercenaire. J’ai d’autres priorités.
Miles se contraignit à ne pas regarder Grégor.
— Lesquelles ?
— Par exemple, empêcher une guerre civile planétaire ? Peut-être une guerre interstellaire ?
— Je n’y vois pas d’intérêt pour moi sur le plan professionnel.
De fait, qu’étaient les angoisses de Barrayar pour Tung ?
— Tu en verrais si tu étais du côté perdant. Tu n’es payé que quand tu gagnes et tu ne dépenses ce qu’on t’a payé qu’à condition que tu sois en vie, mercenaire.
Les yeux étroits de Tung s’étrécirent encore.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Sommes-nous du côté perdant ?
J’y serai si je ne ramène pas Grégor. Miles secoua la tête.
— Désolé. Je ne peux pas en parler. Il faut que j’aille… (Pol lui était fermé, la station du Consortium était bloquée et voilà qu’Aslund se révélait encore plus dangereuse)… à Vervain. (Il jeta un coup d’œil à Elena.) Amenez-vous tous les deux à Vervain.
— Tu travailles pour les Vervani ? questionna Tung.
— Non.
— Pour qui, alors ?
Les mains de Tung se crispaient nerveusement. Elena remarqua le geste.
— Ky, arrête ! dit-elle sèchement. Si Miles veut Vervain, Vervain il aura.
Tung regarda Elena, puis Mayhew.
— C’est lui que vous soutenez, ou moi ?
Elena releva le menton.
— Nous avons tous deux juré fidélité à Miles. Baz aussi.
— Et tu en es encore à demander pourquoi j’ai besoin de toi ! s’exclama Tung, exaspéré, à l’adresse de Miles. Qu’est-ce que c’est que cette partie plus importante, dont vous semblez tout savoir et moi rien ?
— Je ne suis au courant de rien, lança Mayhew d’une voix pépiante. Je me contente de suivre Elena.
— Est-ce une chaîne de commandement ou une chaîne de crédulité ?
— Il y a une différence ? dit Miles en souriant.
— Tu nous mets en danger en venant ici, expliqua Tung. Réfléchis ! Nous t’aidons, tu pars, nous restons exposés à la fureur d’Oser. Il y a déjà trop de témoins.
Miles regarda avec angoisse Elena, se la représentant, de très vivante manière à la lumière de ses aventures récentes, poussée hors d’un sas par des sbires dénués de cœur et d’intelligence. Tung nota avec satisfaction l’effet de son plaidoyer et se radossa à son siège. Elena lui lança un regard noir.
Grégor changea de position avec gêne.
— Deviendriez-vous des réfugiés à cause de Nous… (Elena, Miles le vit, entendit aussi ce N majuscule officiel, ce qui échappa bien évidemment à Tung et à Mayhew)… Je crois que Nous pouvons veiller à ce que vous n’en souffriez pas. Du moins financièrement.
Elena indiqua d’un signe de tête qu’elle comprenait et acceptait. Tung se pencha, pointant le pouce vers Grégor.
— Qui est ce type ?
Elena secoua la tête sans rien dire. Tung émit un léger sifflement.
— En ce qui me concerne, vous n’avez aucune ressource visible, fiston. Qu’est-ce qui se passe si nous nous transformons en cadavres à cause de vous ?
— Nous avons risqué de devenir des cadavres pour beaucoup moins, répliqua Elena.
— Moins que quoi ? riposta Tung.
Mayhew toucha la fiche de communication dans son oreille.
— Il est temps de vous décider, les amis.
— Ce vaisseau peut-il traverser le système ? questionna Miles.
— Non. Il n’est pas approvisionné en carburant pour ça, répondit Mayhew.
— Ni assez rapide, ni renforcé, ajouta Tung.
Alors, il faut nous passer en fraude par transport commercial, en évitant la Sécurité d’Aslund, conclut Miles sans enthousiasme.
Tung jeta un coup d’œil circulaire à son petit comité récalcitrant et soupira.
— La sécurité est plus rigoureuse pour entrer que pour sortir. Je crois qu’on peut y arriver. Amène-nous là-bas, Arde.
Après que Mayhew eut amarré la navette-cargo dans la cale de chargement qui lui était assignée à la station de transfert d’Aslund, Miles, Grégor et Elena se tinrent cois, enfermés dans le compartiment du pilote. Tung et Mayhew s’en allèrent « voir ce qu’on peut faire », comme le formula Tung d’une façon un peu désinvolte de l’avis de Miles. Lequel resta assis à se mordiller nerveusement les jointures en s’efforçant de ne pas sursauter à chaque bruit sourd, cliquetis ou sifflement des robots-chargeurs qui emmagasinaient de l’autre côté de la cloison des approvisionnements pour les mercenaires. Le ferme profil d’Elena ne frémissait pas à chaque petit bruit, remarqua Miles avec envie. Je l’ai aimée à un moment donné. Qui est-elle maintenant ?
Pouvait-il décider de ne pas retomber amoureux de cette nouvelle personne ? Un risque à courir. Elle semblait plus dure, plus encline à dire ce qu’elle pensait – ce qui était bien –, mais ses pensées avaient un piquant amer – ce qui ne l’était pas. Cette amertume le faisait souffrir.
— Est-ce que tout s’est bien passé pour toi ? questionna-t-il avec hésitation. À part ce gâchis concernant la répartition du commandement, évidemment. Tung te traite convenablement ? Il était censé être ton mentor. Te former sur le tas, te donner la formation que j’avais en classe…
— Oh, c’est un bon mentor. Il me bourre d’histoire, de tactique, de renseignements militaires… Je peux maintenant assumer toutes les phases d’une patrouille de combat dans l’espace, la logistique, la programmation, l’assaut, la retraite, même des décollages et atterrissages de navette en urgence, si tu n’es pas à quelques cahots près. Je suis presque à même de tenir mon rang fictif, du moins en ce qui concerne l’équipement d’une flotte. Il aime enseigner.
— J’ai eu l’impression que tu étais un peu… tendue en sa présence.
Elle secoua la tête.
— Il y a de la tension partout, en ce moment. Ce n’est pas possible de se tenir « à l’écart » de ce gâchis concernant la répartition du commandement, grâce à toi. Quoique… je suppose que je n’ai pas complètement pardonné à Tung de ne pas avoir été infaillible sur ce point-là. J’avais cru qu’il l’était, au début.
— Oui, ma foi, ces temps-ci, la faillibilité a foisonné, dit Miles avec gêne. Heu… comment va Baz ?
Est-ce que ton mari te traite comme il faut ? avait-il envie de demander, mais il s’abstint.
— Il va bien, répliqua-t-elle, morose, mais il est découragé. Cette lutte pour le pouvoir était pour lui quelque chose de contraire à sa nature, de répugnant, je crois. Au fond du cœur, c’est un tech, il voit un travail qui a besoin d’être fait, il le fait… Tung laisse entendre que si Baz ne s’était pas absorbé dans ses tâches d’ingénieur il aurait pu prévoir… empêcher… annihiler ce coup de force, mais je crois que c’est le contraire qui s’est passé. Il était incapable de s’abaisser à combattre comme Oser à coups de poignard dans le dos, alors il s’est retiré dans un domaine où il pouvait conserver ses propres critères d’honnêteté… pendant un peu plus longtemps. Ce schisme a affecté son moral sur toute la ligne.
— Je suis navré, dit Miles.
— C’est bien le moins. (Sa voix se fêla, se raffermit, se durcit.) Baz avait le sentiment d’avoir failli envers toi, mais tu nous as lâchés le premier, en ne revenant pas. Tu ne pouvais pas t’attendre que nous en gardions l’illusion éternellement.
— L’illusion ? répéta Miles. Je savais… que ce serait difficile, mais j’avais pensé que vous pourriez… vous mettre dans la peau de votre rôle. Faire vôtres les mercenaires.
— Les mercenaires suffisent peut-être à Tung. J’ai cru qu’ils me suffiraient aussi jusqu’à ce que nous en venions à tuer… Je déteste Barrayar, mais mieux vaut servir Barrayar que rien, ou son propre moi.
— Qui sert Oser ? demanda avec curiosité Grégor, dont les sourcils s’étaient haussés devant cette déclaration mitigée concernant leur planète natale.
— Oser sert Oser. « La flotte », à ce qu’il dit, mais la flotte sert Oser, alors… La flotte n’est pas une patrie. Pas d’immeubles, pas d’enfants… stérile. Néanmoins, je ne rechigne pas à aider les gens d’Aslund, ils en ont besoin. Une planète pauvre… et terrifiée.
— Toi, Baz… et Arde, vous auriez pu partir, vous débrouiller seuls.
— Comment ? Tu nous avais confié les Dendarii. Baz a déserté une fois. Il ne voulait plus jamais recommencer.
Entièrement ma faute, d’accord, songea Miles. Super !
Elena se tourna vers Grégor, dont le visage avait pris une étrange expression circonspecte en l’écoutant proférer ses accusations d’abandon.
— Tu n’as toujours pas dit ce que vous faites ici pour commencer, à part mettre les pieds dans le plat. Etait-ce censé être une sorte de mission diplomatique secrète ?
— Explique, ordonna Miles à Grégor en s’efforçant de ne pas grincer des dents.
Parle-lui donc du balcon ! ajouta-t-il à part soi.
Grégor haussa les épaules, ses yeux se dérobant devant le regard direct d’Elena.
— Comme Baz, j’ai déserté. Comme Baz, j’ai découvert que ce n’était pas le changement heureux que j’espérais.
— Tu comprends pourquoi il est urgent de ramener Grégor aussi vite que possible, fit Miles. On le croit disparu. Peut-être kidnappé.
Miles donna à Elena une rapide version expurgée de leur rencontre fortuite dans la Détention du Consortium.
— Miséricorde ! (Les lèvres d’Elena se pincèrent.) Je vois pourquoi c’est urgent pour toi de ne plus l’avoir sur les bras, en tout cas. S’il lui arrivait quoi que ce soit en ta compagnie, quinze factions crieraient à la trahison.
— Cette idée m’est venue aussi, grommela Miles.
— Le gouvernement de coalition centriste de ton père serait le premier à tomber, continua Elena. La droite militaire se rangerait derrière le comte Vorinnis, je suppose, et se battrait avec les libéraux anticentralisation. Les ressortissants de langue française voudraient Vorville, ceux de langue russe Vortugalov… ou bien est-il mort ?
— La faction dingue des isolationnistes d’extrême droite qui veulent faire sauter les couloirs de navigation parierait pour le comte Vortrifrani contre la faction anti-Vor progalactique qui veut une constitution écrite, continua Miles d’un ton morne. Et je dis bien parier.
— Le comte Vortrifrani me fait peur, déclara Elena avec un frisson. Je l’ai entendu parler.
— C’est la façon précieuse dont il essuie l’écume de ses lèvres, dit Miles. Les membres de la minorité grecque profiteraient de l’occasion pour tenter une sécession…
— Arrêtez ! s’exclama Grégor.
— Je croyais que c’était précisément ça, ton travail, riposta sèchement Elena. (Devant son expression désolée, elle se radoucit et les coins de sa bouche se retroussèrent.) Dommage que je ne puisse t’offrir un poste dans la flotte. Nous avons toujours l’emploi d’officiers qui ont reçu un entraînement classique, ne serait-ce que pour former les autres.
— Un mercenaire ? dit Grégor. C’est une idée…
— Oh, bien sûr ! Une partie des nôtres sont d’anciens soldats. Quelques-uns sont même très légalement démobilisés.
Une idée fantasque fit briller une brève lueur d’amusement dans les yeux de Grégor. Il examina la manche de sa veste gris et blanc.
— Si seulement tu étais le responsable ici, hein, Miles ?
— Non ! s’écria Miles d’une voix voilée.
La lueur s’éteignit.
— C’était une plaisanterie.
— Pas drôle. (Miles respira avec précaution, priant pour que Grégor ne s’avise pas de la transformer en ordre.) De toute façon, nous essayons à présent de nous rendre chez le consul de Barrayar à la Station de Vervain. Elle existe toujours, j’espère ? Je n’ai pas entendu d’informations depuis des jours… Qu’est-ce qui se passe avec les Vervani ?
— Pour autant que je le sache, les affaires vont comme d’habitude, sauf que la paranoïa augmente, répliqua Elena. Vervain met ses ressources dans des vaisseaux, pas dans des stations…
— Logique, quand on a plus d’un pas de sortie à protéger, concéda Miles.
— Mais cela incite Aslund à considérer les Vervani comme des agresseurs potentiels. Il y a en ce moment chez les Aslunders une faction qui insiste pour qu’ils attaquent les premiers avant que la nouvelle flotte vervani soit constituée. Dieu merci, les stratèges partisans de la défensive l’ont emporté jusqu’à présent. Oser a demandé un prix prohibitif pour une attaque menée par nous. Il n’est pas idiot. Il sait que les Aslunders ne pourraient pas nous appuyer. Vervain a engagé une flotte mercenaire comme bouche-trou aussi… En fait, c’est ce qui a donné aux Aslunders l’idée de nous prendre à leur service. Ces mercenaires s’appellent les Rangers de Randall, bien que Randall n’existe plus, à ce que j’ai cru comprendre.
— Nous les éviterons, assura Miles avec ferveur.
— J’ai entendu dire que leur nouvel officier en second est de Barrayar. Vous pourriez peut-être trouver de l’aide, par là.
Grégor haussa les sourcils, s’interrogeant.
— Un des agents secrets d’Illyan ? Cela ressemble à sa manière.
Etait-ce là qu’était allé Ungari ? Miles concéda :
— À n’approcher qu’avec prudence, en tout cas.
— Il était temps, commenta Grégor à mi-voix.
— Le nom du commandant des Rangers est Cavilo…
— Quoi ? glapit Miles.
Les sourcils d’Elena s’arquèrent.
— Cavilo tout court. Nul ne semble savoir s’il s’agit du nom de famille ou du prénom…
— Cavilo est la personne qui a tenté de m’acheter – ou, plutôt, d’acheter Victor Rotha – à la Station du Consortium. Pour vingt mille dollars de Beta.
Les sourcils d’Elena ne se rabaissèrent pas.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore. (Miles réfléchit de nouveau à leur but. Pol, le Consortium, Aslund… Non, le mieux était toujours Vervain.) Mais nous éviterons catégoriquement les mercenaires. Une fois hors du vaisseau, nous filons droit au consulat, nous nous y terrons et ne proférons pas même un son jusqu’à ce que les hommes d’Illyan arrivent pour nous ramener à la maison, maman. Voilà.
Grégor soupira.
— D’accord.
Plus question de jouer les agents secrets. Toutes les peines qu’il avait prises n’avaient servi qu’à manquer de peu faire assassiner Grégor. Il était grand temps de mettre la pédale douce, conclut Miles.
Grégor regarda Elena – la nouvelle Elena, songea Miles.
— Bizarre, dit-il, de penser que tu as plus d’expérience du combat que l’un ou l’autre de nous.
— Que vous deux réunis, corrigea sèchement Elena. Oui, eh bien ! le combat réel est beaucoup plus stupide que je ne l’imaginais. Si deux groupes peuvent coopérer jusqu’à la mesure incroyable que cela nécessite pour s’affronter dans une bataille, pourquoi ne pas utiliser le dixième de ces efforts pour discuter ? Ce n’est pas vrai des guérillas, toutefois, poursuivit-elle d’un ton pensif. Un guérillero est un ennemi qui ne joue pas le jeu. Cela me paraît plus logique. À tant faire que d’être infect, pourquoi ne pas l’être totalement ? Ce troisième contrat… si jamais je me trouve entraînée dans une autre guerre de guérilla, je veux être du côté des guérilleros.
— Plus difficile de faire la paix entre des ennemis totalement ignobles, commenta Miles. La guerre n’est pas sa propre fin, sauf dans un glissement catastrophique jusqu’à la damnation absolue. C’est la paix qu’on veut obtenir. Une paix meilleure que celle qu’on avait au départ.
— Et c’est le plus ignoble qui gagne ? avança Grégor en conclusion.
— Non… sur le plan historique, je ne crois pas. Si ce que tu fais pendant la guerre te dégrade tellement que la paix suivante est pire…
Des bruits en provenance du quai de chargement arrêtèrent Miles au beau milieu de sa phrase, mais c’étaient Tung et Mayhew qui revenaient.
— En route, pressa Tung. Si Arde ne respecte pas l’horaire, il va se faire repérer.
Ils entrèrent dans la soute à la queue leu leu ; Mayhew prit en main le cordon de commande d’une palette flottante où étaient attachées deux caisses d’emballage en plastique.
— Ton ami peut passer pour un soldat de la flotte, expliqua Tung à Miles. Pour toi, j’ai trouvé une boîte. Cela aurait eu plus de classe de te rouler dans un tapis, mais étant donné que le capitaine du cargo est un homme, l’allusion historique serait tombée à plat, j’en ai peur.
Miles contempla la boîte d’un air hésitant. Elle ne paraissait pas munie de trous d’aération.
— Où m’emmenez-vous ?
— Nous avons un arrangement irrégulier régulier pour introduire ou sortir discrètement des officiers du service de renseignements appartenant à la flotte. J’ai pris contact avec ce capitaine de cargo du système intérieur, un propriétaire indépendant… il est vervani, mais il a déjà émargé trois fois à la feuille de paie. Il te conduit là-bas, passe la douane de Vervain avec toi. Après, à toi de jouer.
— Quel danger cet arrangement représente-t-il pour vous ? questionna Miles avec inquiétude.
— Pas très grand, répliqua Tung, tout bien considéré. Il croira qu’il amène à destination d’autres agents mercenaires, contre argent, et naturellement fermera son bec. Des jours s’écouleront avant qu’il revienne et soit même interrogé. J’ai organisé la chose moi-même. Elena et Arde ne se sont pas montrés, si bien qu’il ne peut pas les trahir.
— Merci, dit Miles à voix basse.
Tung hocha la tête et soupira.
— Si seulement tu étais resté avec nous ! Quel soldat j’aurais pu faire de toi, ces trois dernières années.
— Si par suite de l’assistance que vous nous avez prêtée vous étiez au chômage, ajouta Grégor, Elena saura vous mettre en contact.
Tung grimaça.
— En contact avec quoi ?
— Mieux vaut ne pas le savoir, rétorqua Elena en aidant Miles à se caser dans la caisse d’emballage.
— D’accord, grommela Tung, mais…
Miles se trouva face à face avec Elena pour la dernière fois… Jusqu’à quand ? Elle le serra dans ses bras, mais gratifia Grégor d’une étreinte identique, fraternelle.
— Transmets mon affection à ta mère, dit-elle à Miles. Je pense souvent à elle.
— Entendu. Heu !… mes amitiés à Baz. Dis-lui que tout va bien. Votre sécurité personnelle passe avant quoi que ce soit d’autre, la tienne et la sienne. Les Dendarii sont… étaient… (il fut incapable de se forcer à dire sans importance, ou un rêve naïf ou une illusion, encore que ce dernier terme fût le plus approchant)… une bonne tentative, acheva-t-il gauchement.
Le regard qu’elle lui jeta était plein de sang-froid, acéré, indéchiffrable… non, parfaitement décodable, il en avait peur. Idiot, ou des expressions plus crues du même ordre. Il s’assit, la tête sur les genoux, et laissa Mayhew fixer le couvercle, avec le sentiment d’être un spécimen zoologique emballé à destination du laboratoire.
Le transfert se déroula sans heurt. Miles et Grégor découvrirent qu’on les avait installés dans une cabine petite mais correcte, prévue pour héberger un subrécargue. Le vaisseau sortit du port trois heures environ après leur arrivée à bord. Pas de patrouilles de recherche oseranes, pas d’effervescence… Tung, Miles dut l’admettre, faisait encore du bon travail.
Miles appréciait fort de pouvoir se laver, d’avoir une chance de nettoyer les vestiges de ses vêtements, d’absorber un vrai repas et de dormir en sécurité. Le minuscule équipage semblait allergique à leur coursive ; Grégor et lui étaient laissés dans une paix royale. En sûreté pendant les trois jours où ils traverseraient le Moyeu de Hegen, sous une nouvelle identité. Prochain arrêt : le consulat de Barrayar, à la Station de Vervain.
Ô miséricorde, il allait être obligé de pondre un rapport sur tout cela quand ils y arriveraient ! Des confessions sincères, dans le style officiel approuvé par la Séclmp (sec comme le désert à en juger d’après les échantillons qu’il avait lus). Par contre, Ungari, pour le même voyage, aurait fourni des colonnes de données concrètes, objectives, prêtes à être analysées de six façons différentes. Et Miles, lui, qu’avait-il compté ? Rien, j’étais dans une boîte. Il n’avait guère à offrir, à part une intuition viscérale fondée sur un aperçu limité engrangé à la sauvette pendant qu’il esquivait ce qui semblait être tous les sbires policiers du système. Peut-être devrait-il centrer son rapport sur les forces de sécurité, hein ? L’opinion d’un enseigne. L’état-major en serait vraiment impressionné.
Alors, quelle était son opinion, à présent ? Eh bien, Pol ne semblait pas être la source des troubles dans le Moyeu de Hegen ; Pol réagissait, il n’agissait pas. Le Consortium, apparemment, se battait l’œil des expéditions militaires ; le seul adversaire assez faible pour que les Jacksoniens s’y attaquent était Aslund, et il n’y avait guère de profit à conquérir Aslund, un monde agricole tout juste mis en conformité avec la Terre. Aslund, assez paranoïaque pour être dangereux, n’était qu’à moitié préparé et protégé par une armée de mercenaires qui n’attendaient qu’un signal pour se diviser en factions hostiles. Pas de menace effective dans ce secteur. L’action, l’énergie pour cette déstabilisation, par élimination, devait venir de Vervain ou via Vervain. Comment la découvrir ? Non ! Il s’était juré de laisser tomber les activités d’agent secret. Vervain n’était pas son problème.
Miles se demanda s’il pourrait persuader Grégor de lui accorder une dispense impériale pour ne pas écrire de rapport et si Illyan l’accepterait. Probablement pas.
Grégor était bien silencieux. Miles, allongé sur sa couchette, mit les mains sous sa tête et sourit pour masquer son inquiétude tandis que Grégor – un peu à regret, sembla-t-il – ôtait son uniforme dendarii volé et enfilait des vêtements civils fournis par Arde Mayhew. Pantalon, chemise et veston miteux étaient un peu courts et flottaient sur le corps mince de Grégor ; ainsi habillé, il avait l’air d’un clochard. Miles décida à part lui de le tenir à l’écart des endroits chicos.
Grégor le regarda à son tour.
— Tu étais inquiétant en amiral Naismith, tu sais ? Tu avais l’air de quelqu’un d’autre.
Miles prit appui sur un coude.
— Naismith est mon moi libre et sans entraves. Il n’a pas à être un bon petit Vor, ou n’importe quelle sorte de Vor. Il n’a pas de problèmes avec la subordination, il n’est le subordonné de personne.
— J’avais remarqué. (Grégor replia l’uniforme dendarii selon la réglementation de Barrayar.) Regrettes-tu d’avoir dû fausser compagnie aux Dendarii ?
— Oui… Non… Je ne sais pas.
Profondément. La chaîne de commandement, à ce qu’il semblait, tirait des deux bouts, en sens inverse, à partir du maillon central. Que la traction fût assez forte et ce maillon se tordrait et sauterait…
— J’espère que tu ne regrettes pas d’avoir échappé à l’esclavage sous contrat ?
— Non… ce n’était pas ce que j’avais imaginé. N’empêche, c’était curieux, cette bagarre dans le sas. De parfaits inconnus qui tentaient de me tuer sans même savoir qui j’étais. De parfaits inconnus qui essaient de tuer l’empereur de Barrayar, je peux le comprendre. Mais ça… je vais devoir y réfléchir. Cela m’a fait un drôle d’effet aussi de revoir Elena. L’obéissante fille de Bothari… elle a changé.
— Telle était mon intention, avoua Miles.
— Elle paraît très attachée à son déserteur de mari.
— Oui, dit Miles d’un ton bref.
— C’est ce que tu voulais, ça aussi ?
— Le choix ne dépendait pas de moi. Une… conséquence logique de l’intégrité de son caractère. J’aurais pu le prévoir. Puisque ses convictions concernant la loyauté viennent de nous sauver la vie à tous les deux, il ne me sied guère de… de le regretter, hein ? En tout cas, j’espère qu’elle se tirera d’affaire. Oser s’est révélé dangereux. Elle et Baz n’ont l’air protégés que par le pouvoir de Tung dont, de son propre aveu, la base s’érode.
— Je suis surpris que tu n’aies pas accepté l’offre de Tung. Imagine : sauter tous les échelons et être directement promu amiral ! Le pied !
— L’offre de Tung ? répéta Miles avec un reniflement ironique. N’as-tu pas entendu ce qu’il a dit ? Je croyais que papa t’avait obligé à lire tous ces traités ? Tung n’a pas offert un commandement, mais un combat à cinq contre un. Il cherchait un allié, un homme de paille ou de la chair à canon, pas un patron.
— Oh ! (Grégor se réinstalla sur sa couchette.) Effectivement. Néanmoins, je me demande si tu n’aurais pas choisi autre chose que cette prudente retraite dans le cas où je n’aurais pas été là.
Miles se perdit en conjectures. Une interprétation suffisamment large de la vague suggestion d’Illyan d’« utiliser l’enseigne Vorkosigan pour faire partir du Moyeu les Mercenaires Dendarii » pouvait-elle être comprise comme… Non.
— Non. Si je n’étais pas tombé sur toi, je serais en route pour Escobar avec le sergent-nounou Overholt. Et toi, tu serais encore en train d’installer des luminaires.
Compte tenu, bien sûr, de ce que le mystérieux Cavilo – le commandant Cavilo ? avait projeté une fois qu’il aurait attrapé Miles dans la Détention du Consortium.
Alors, où était Overholt, maintenant ? Avait-il fait son rapport au Q. G., tenté de contacter Ungari, ou été pris par Cavilo ? Avait-il suivi Miles ?
— Nous nous en sommes tirés à bon compte, conclut Miles à l’adresse de Grégor.
Grégor frotta la marque gris pâle sur sa figure, souvenir de sa rencontre avec la massue électrique.
— Sans doute. N’empêche, je commençais à avoir la main pour installer des luminaires.
Nous touchons au but, songea Miles quand Grégor et lui s’engagèrent derrière le capitaine du cargo dans le tube-écoutille conduisant à la cale de garage de la Station de Vervain. Enfin, peut-être pas tout à fait. Le capitaine vervani était nerveux, obséquieux, visiblement tendu. Toutefois, s’il avait déjà réussi trois fois ce transfert d’espions, il devait maintenant savoir s’y prendre.
La cale de garage, avec son éclairage cru, était une caverne glacée remplie d’échos, aménagée en conformité avec les motifs rigides des aériens de robots, et non avec les courbes humaines. En fait, elle était vide d’êtres humains, sa machinerie silencieuse. La voie avait été déblayée devant eux, supposa Miles.
Les yeux du capitaine se tournaient de tous les côtés. Miles ne pouvait s’empêcher de suivre son regard. Ils s’arrêtèrent près d’une cabine de contrôle déserte.
— Nous attendons ici, dit le capitaine. Des hommes vont venir vous chercher pour vous faire faire le reste du chemin.
Il s’accota contre la paroi de la cabine et se mit à la marteler doucement du talon, puis il se redressa, tournant la tête.
Des pas. Une demi-douzaine d’hommes surgirent d’un couloir voisin. Miles se raidit. Des hommes en uniforme, avec un officier, à en juger par leur attitude, mais ils ne portaient pas le costume de la Sécurité civile ou militaire de Vervain. Des treillis havane d’un aspect inconnu, à manches courtes, avec des parements et des insignes noirs, des boots noirs. Ils avaient à la main des neutraliseurs prêts à tirer. Mais si ce groupe marchait comme un peloton d’arrestation, parlait et se pavanait comme un peloton d’arrestation…
— Miles, murmura Grégor qui avait fait les mêmes remarques, est-ce dans le scénario ?
Les neutraliseurs étaient à présent braqués sur eux.
— Il a réussi le coup trois fois. Pourquoi pas une quatrième ?
Le capitaine du cargo eut un sourire pincé et se décolla de la paroi, hors de la ligne de tir.
— J’ai réussi deux fois, les informa-t-il. La troisième, j’ai été coincé.
Les mains de Miles frémirent. Il les tint avec prudence écartées de ses côtés, ravalant des jurons. Grégor aussi leva les mains avec lenteur, l’expression vide. Dix sur dix pour le sang-froid de Grégor, la seule qualité que sa vie de contrainte lui avait à coup sûr inculquée.
Tung avait organisé seul ce transfert. Les avait-il vendus ?
— Tung a dit qu’on pouvait se fier à vous, riposta Miles entre ses dents serrées.
— Je n’ai rien à cirer de Tung ! s’écria le capitaine avec hargne. J’ai de la famille, monsieur.
Sous la menace des neutraliseurs, deux soldats taillés en armoire à glace s’avancèrent pour plaquer Miles et Grégor contre le mur et les fouiller, les dépouillant des armes, du matériel et des multiples badges d’identité oserans si durement gagnés. L’officier examina le trésor.
— Oui, ce sont bien des hommes d’Oser. Nous les avons, annonça-t-il dans son micro de poignet.
— Continuez, répondit une voix ténue. Nous descendons immédiatement. Cavilo, terminé.
Les Rangers de Randall, évidemment, d’où ces uniformes inconnus. Mais pourquoi n’y avait-il pas de Vervani en vue ?
— Excusez-moi, dit Miles à l’officier, mais vous prendriez-vous par hasard pour des agents d’Aslund ?
L’officier le toisa de son haut.
— Je me demande s’il ne serait pas temps d’établir notre véritable identité, murmura Grégor à Miles.
— Dilemme intéressant, lui rétorqua Miles du coin des lèvres. Tâchons d’abord de savoir s’ils fusillent les espions.
Un rapide martèlement de bottes annonça une nouvelle arrivée. Le peloton se mit au garde-à-vous quand le bruit tourna le coin. Grégor en fit autant, par automatisme ; affublé comme il l’était, sa raideur paraissait très bizarre. Miles avait sans aucun doute l’air le moins militaire de tous, avec sa bouche béante de stupeur. Il la ferma avant de gober un bataillon de mouches.
Un mètre cinquante, plus un chouia fourni par des bottes noires aux talons d’une hauteur plus que réglementaire, des cheveux blonds coupés court en auréole de pissenlit sur une tête sculpturale, un uniforme impeccable havane et noir aux insignes dorés qui complétait parfaitement le langage de son corps… Livia Nu !
L’officier salua.
— Commandant Cavilo, ma’ame.
— Très bien, lieutenant. (Ses yeux bleus, se posant sur Miles, se dilatèrent sous l’effet d’une surprise qui n’était pas feinte et fut aussitôt masquée.) Tiens, Victor, chéri, poursuivit-elle d’une voix sirupeuse, qui se serait attendu à vous rencontrer ici ? Vous vendez toujours des costumes miracles aux inconscients ?
Miles tendit ses paumes vides.
— Voici la totalité de mon bagage, ma’ame. Vous auriez dû acheter quand vous le pouviez.
— Je me le demande.
Elle avait les lèvres serrées dans un sourire méditatif. Miles trouva inquiétante la lueur qui étincelait dans ses yeux. Grégor, silencieux, paraissait désorienté.
Ainsi donc votre nom n’était pas Livia Nu et vous n’étiez pas une intermédiaire. Alors pourquoi diable le chef de l’armée mercenaire de Vervain rencontrait-il incognito sur la Station de Pol un représentant de la maison la plus puissante du Consortium jacksonien ? Il ne s’agissait pas d’une simple vente d’armes, chérie.
Cavilo/Livia Nu leva son talkie-walkie de poignet.
— Infirmerie, La Main de Kurin. Ici, Cavilo. Je vous envoie deux prisonniers pour interrogatoire. Je vais peut-être y assister.
Elle coupa la communication.
Le capitaine du cargo s’approcha, mi-effrayé, mi-agressif.
— Ma femme et mon fils ! Maintenant, prouvez-moi qu’ils sont sains et saufs.
Elle l’examina du haut en bas d’un regard évaluateur.
— Vous pouvez servir pour un autre trajet. D’accord. (Elle fit signe à un soldat.) Conduisez cet homme à la prison de Kurin et laissez-le jeter un coup d’œil aux écrans de contrôle. Puis ramenez-le-moi. Vous êtes un traître heureux, capitaine. J’ai pour vous un autre travail qui vous permettra de gagner leur…
— Leur liberté ? demanda d’un ton pressant le capitaine.
Elle fronça légèrement les sourcils.
— Pourquoi augmenterais-je votre salaire ? Une autre semaine de vie.
Il s’en alla en traînant le pas derrière le soldat, les poings crispés par la colère, les dents serrées par la prudence.
Qu’est-ce qui se passe ? se demanda Miles. Il n’en savait pas beaucoup sur Vervain, mais il était à peu près sûr que même leur loi martiale ne prévoyait pas de retenir en otages des parents innocents pour s’assurer de la bonne conduite de traîtres en attente de condamnation.
Le capitaine du cargo parti, Cavilo reprit contact par micro-bracelet.
— Sécurité de La Main de Kurin ? Je vous envoie mon agent double favori. Pour le motiver, passez l’enregistrement que nous avions fait de la cellule six la semaine dernière, d’accord ? Ne lui laissez pas comprendre que ce n’est pas en temps réel… D’accord. Cavilo, terminé.
La famille de l’homme était-elle libre ? Déjà morte ? Détenue ailleurs ? Dans quoi étaient-ils tombés ?
D’autres bruits de bottes au détour du couloir, une lourde cadence réglementaire. Cavilo eut un sourire acerbe, qu’elle adoucit pour accueillir le nouveau venu.
— Stanis chéri ! Regarde ce que nous avons attrapé dans notre filet cette fois-ci ! C’est ce petit renégat de Beta qui essayait de vendre des armes volées à la Station de Pol. En définitive, il ne m’a pas l’air d’être un indépendant.
L’uniforme noir et havane des Rangers seyait aussi très bien au général Metzov, remarqua absurdement Miles. C’eût été le moment rêvé pour s’évanouir.
Le général Metzov était lui aussi cloué sur place, ses yeux gris fer brûlant d’une soudaine joie diabolique.
— Il n’est pas de Beta, Cavie.