16

Par la chaîne vidéo, Miles regarda le premier Ranger en armure spatiale s’engager dans le couloir d’écoutille de l’Ariel. L’homme de tête, circonspect, était suivi immédiatement par quatre autres qui examinèrent le passage vide, converti en salle close par les portes-valves fermées hermétiquement à chaque extrémité. Pas d’ennemis, pas de cibles, pas même la menace d’armes automatiques. Une salle totalement déserte. Déconcertés, les Rangers se postèrent sur la défensive autour de l’écoutille de la navette.

Grégor la franchit. Miles vit sans surprise que Cavilo n’avait pas muni l’empereur d’une armure spatiale. Il portait un treillis de Ranger soigneusement repassé, sans insignes ; ses seules protections étaient ses bottes. Ce qui serait tout à fait insuffisant si un de ces monstres lourdement blindés lui marchait sur un doigt de pied. L’armure de combat était un article de choix, à l’épreuve des neutraliseurs et des brise-nerfs, de la plupart des poisons et agents biologiques ; résistant (jusqu’à un certain point) au feu de plasma et à la radioactivité, bourré d’armements, d’ordinateurs tactiques et de télémétrie astucieusement insérés. Eminemment adapté à une expédition d’abordage. Bien qu’en fait Miles lui-même eût capturé un jour l’Ariel avec moins d’hommes, moins formidablement armés et dépourvus d’armure. Mais, aussi, l’effet de surprise avait joué en sa faveur.

Cavilo apparut derrière Grégor. Elle était vêtue d’une armure spatiale, mais portait pour le moment son casque sous son bras comme une tête décapitée. Elle examina le couloir vide et fronça les sourcils.

— Quel est le piège ? questionna-t-elle durement à haute voix.

Pour répondre à votre question… Miles pressa le bouton de la télécommande qu’il tenait à la main.

Une explosion assourdie se réverbéra dans le couloir. Le tube flexible s’arracha avec violence de l’écoutille. Les portes automatiques, sentant la pression baisser, se rabattirent instantanément. À peine un souffle d’air s’échappa. Bon système. Miles avait ordonné aux techs de s’assurer qu’il fonctionnait correctement avant qu’ils insèrent les mines directionnelles dans les étriers de la navette. Il regarda ses écrans de surveillance. La navette de combat de Cavilo se détachait maintenant du flanc de l’Ariel en tournoyant, ses impulseurs et ses senseurs endommagés dans la même explosion qui l’avait projetée dans l’espace, ses armes et ses Rangers de réserve inutiles jusqu’à ce que le pilote sans aucun doute affolé reprenne en main les contrôles d’altitude. S’il le pouvait.

— Garde l’œil sur lui, Bel, je ne veux pas qu’il revienne nous hanter, ordonna Miles par son intercom à Thorne à son poste dans la salle de tactique de l’Ariel.

Je peux le faire sauter maintenant, si tu veux.

— Il n’y a pas le feu. Nous sommes loin d’avoir mis la situation au clair ici.

Dieu nous aide, à présent !

Cavilo plaquait son casque sur sa tête, ses hommes stupéfaits en formation défensive autour d’elle. Parés pour le combat et rien sur quoi tirer. Il n’y avait qu’à les laisser se calmer un petit moment, suffisamment pour éviter les réflexes nerveux qui dégénèrent en fusillades, mais pas assez pour réfléchir…

Miles évalua du regard sa propre troupe en armure spatiale, six hommes en tout, et boucla son casque, non pas que le nombre soit si important. Un million de soldats avec des armes nucléaires, un seul type avec une massue ; les uns ou l’autre suffisent quand la cible n’est qu’un otage sans armes. Miniaturiser la situation, Miles s’en rendait tristement compte, ne faisait pas de différence qualitative. Il pouvait aboutir à un ratage aussi catastrophique. La principale différence était son canon à plasma braqué dans le couloir. Il hocha la tête à l’adresse d’Elena, qui servait l’arme massive. Ce n’était pas un joujou d’intérieur, il était capable d’arrêter une charge en armure spatiale et de transpercer la coque derrière. Miles calcula que, théoriquement, ils pouvaient liquider un homme sur les cinq de Cavilo à cette distance, s’ils accouraient à toute allure, avant que le combat se transforme en corps à corps.

— On y va, avertit Miles par son canal de commandement. Rappelez-vous les instructions. (Il appuya sur un autre bouton de contrôle ; les portes blindées entre son groupe et celui de Cavilo commencèrent à s’écarter lentement, à un rythme soigneusement calculé pour inspirer la crainte sans surprendre. Diffusion à plein sur tous les canaux plus le haut-parleur. Pour le plan de Miles, c’était essentiel qu’il parle le premier.) Cavilo ! cria-t-il. Désactivez vos armes et ne bougez plus ou je pulvérise Grégor en atomes !

Le langage du corps est une chose merveilleuse. Etonnant comme la surface neutre d’une armure spatiale pouvait devenir éloquente. La plus petite silhouette se tenait, les mains ouvertes, abasourdie. Privée de parole, privée, pour de précieuses secondes, de réaction. Parce que, bien sûr, Miles venait de lui voler sa phrase d’attaque. Maintenant, je vous écoute, ma belle ! C’était une démarche pleine de risques. Miles avait jugé insoluble le problème de l’otage d’une façon logique ; par conséquent, la seule chose à faire était visiblement d’en faire le problème de Cavilo au lieu du sien.

Eh bien, au moins aurait-il obtenu le stade de la stupéfaction paralysante. Mais il n’osa pas le prolonger.

— Laissez tomber, Cavilo ! Cela ne demande qu’une pichenette pour vous convertir de fiancée impériale en une bonne femme sans la moindre importance, puis en rien du tout. Et vous me rendez vraiment nerveux.

— Tu m’avais dit qu’il ne nous ferait courir aucun risque, chuchota Cavilo à Grégor.

— Ses médicaments doivent être plus mal dosés que je ne le pensais, répliqua Grégor avec un air anxieux. Non, regarde… il bluffe. Je vais le prouver.

Paumes ouvertes le long de son corps, Grégor marcha droit sur le canon à plasma. Miles en resta bouche bée derrière son masque transparent.

Grégor plongeait un regard ferme dans la visière d’Elena. Sans presser l’allure ni trébucher, il s’arrêta quand sa poitrine toucha le bourrelet de la pointe du canon. C’était un moment d’une formidable intensité dramatique. Miles l’appréciait au point qu’il lui fallut ce temps pour déplacer son doigt imperceptiblement de quelques centimètres jusqu’au bouton de sa télécommande qui fermait les portes blindées.

Ce bouclier protecteur n’avait pas été programmé pour une fermeture lente ; il se ferma avec fracas en moins d’un clin d’œil. De brefs bruits de feux de plasma, de l’autre côté, des clameurs ; la voix de Cavilo poussant un cri d’alarme à l’adresse d’un de ses hommes juste à temps pour l’empêcher de mettre à feu une mine contre la paroi d’une chambre close que lui-même occupait. Puis le silence.

Miles laissa choir son fusil à plasma, arracha son casque.

— Bonté divine, je ne m’attendais pas à ça ! Grégor, tu es un génie !

Avec douceur, Grégor leva un doigt et écarta le bout du canon à plasma.

— Ne t’inquiète pas, ajouta Miles, aucune de nos armes n’est chargée. Je ne tenais pas à ce qu’il y ait d’accident.

— J’aurais presque parié que c’était le cas, murmura Grégor. (Il jeta par-dessus son épaule un coup d’œil aux portes blindées.) Qu’aurais-tu fait si j’avais été en train de dormir debout ?

— J’aurais continué à parler. Tenté divers compromis. J’avais en réserve un tour ou deux de ma façon. Derrière l’autre porte, j’ai posté une patrouille avec des armes chargées. À la fin, si Cavilo n’avait pas mordu à l’hameçon, j’étais préparé à me rendre.

— C’est ce que je craignais.

De singuliers bruits étouffés parvinrent à travers les battants blindés.

— Elena, à toi de jouer ! ordonna Miles. Nettoie-moi ça. Capture Cavilo vivante si possible, mais je ne veux pas qu’un Dendarii meure pour avoir essayé. Ne cours pas de risques, ne crois pas un mot de ce qu’elle dira.

— Compris.

Elena salua de la main, puis fit signe à sa patrouille qui s’ébranla pour charger ses armes. Elena commença à conférer par le casque-radio avec son homologue dont la patrouille attendait de l’autre côté de Cavilo et avec le commandant de la navette de combat de l’Ariel qui se rapprochait, venant de l’espace.

Miles entraîna Grégor dans la coursive, l’éloignant le plus vite possible de la zone potentiellement dangereuse.

— À la salle de tactique. Je te mettrai au courant. Tu as des décisions à prendre. (Ils entrèrent dans un tube-ascenseur et montèrent. Miles respirait mieux à chaque mètre supplémentaire qu’il mettait entre Grégor et Cavilo.) Ma plus grande crainte, jusqu’à ce que nous nous parlions face à face, était que Cavilo ait vraiment réussi ce dont elle était sûre, autrement dit t’avoir obnubilé. Je ne voyais pas d’où elle pouvait tirer ses idées, sinon de toi. Je me demandais bien comment réagir dans ce cas-là, autrement qu’en jouant le jeu jusqu’à ce que je puisse te transmettre à des spécialistes plus calés à Barrayar. Si je survivais. J’ignorais combien de temps il te faudrait pour lire en elle.

— Oh ! j’ai tout de suite vu clair dans son jeu, répliqua Grégor avec un haussement d’épaules. Elle avait le même sourire avide que Vordrozda. Et une douzaine d’autres moins cannibales depuis. Je suis maintenant capable de déceler à un kilomètre un flatteur avide de pouvoir.

— Je m’incline devant mon maître en stratégie, dit Miles dont la main cuirassée esquissa un mouvement de génuflexion. Sais-tu que tu t’es sauvé tout seul ? Elle t’aurait reconduit jusque chez toi, même si je n’étais pas venu.

— C’était facile. (Grégor se rembrunit.) Cela impliquait seulement que je n’aie aucun sens de l’honneur.

Miles se rendit compte alors que le regard de Grégor était comme mort, dépourvu de la moindre expression de triomphe.

— On ne triche pas avec quelqu’un d’honnête. Homme ou femme, commenta Miles d’un ton hésitant. Comment aurais-tu agi, en admettant qu’elle t’ait ramené à bon port ?

— Cela dépend. (Le regard de Grégor se perdit dans le vide.) Au cas où elle se serait arrangée pour que tu sois tué, je l’aurais fait exécuter. (Grégor jeta un coup d’œil derrière lui quand ils sortirent de l’ascenseur.) C’est mieux comme ça. Peut-être… peut-être y a-t-il un moyen de lui donner sa chance.

Miles cligna des paupières.

— À ta place, je prendrais un maximum de précautions avant de donner à Cavilo n’importe quelle sorte de chance. Même avec des pincettes. Tu crois qu’elle le mérite ? Te rends-tu compte de ce qui se passe, du nombre de gens qu’elle a trahis ?

— En partie. Et pourtant…

— Pourtant quoi ?

Le ton de Grégor était bas au point d’être presque inaudible.

— J’aurais bien voulu qu’elle soit réelle.


— … et voilà quelle est la situation tactique actuelle dans l’espace territorial du Moyeu et de Vervain, d’après mes renseignements.

Ainsi Miles conclut-il sa présentation des faits à Grégor. Ils avaient la cabine de briefing de l’Ariel à eux seuls ; Arde Mayhew montait la garde dans le couloir. Miles avait commencé son analyse accélérée dès qu’Elena avait annoncé que les intrus avaient été maîtrisés. Il avait seulement pris le temps de se débarrasser de son armure mal adaptée à sa taille et de renfiler son uniforme gris dendarii.

Miles éteignit l’écran holovidéo au centre de la table. Comme il aurait aimé pouvoir suspendre de la même façon les événements et le temps réels, d’un seul coup de doigt sur une touche, pour arrêter leur terrible ruée !

— Tu remarqueras que nos plus grands points faibles dans notre réseau d’espionnage, c’est l’absence de renseignements précis sur les ressources en armes de Cetaganda. J’espère que les Vervani vont combler quelques-uns de ces manques si nous réussissons à les persuader que nous sommes leurs alliés, et les Rangers pourraient aider à en combler d’autres. D’une manière ou d’une autre.

« Maintenant… sire, la décision repose sur toi. Le combat ou la fuite ? Je peux à l’instant même détacher l’Ariel des Dendarii pour te conduire chez toi sans que cela nuise beaucoup au combat. La puissance de feu et le blindage, non pas la vitesse, vont compter là-bas plus que tout. La solution pour laquelle voteraient mon père et Illyan est à peu près évidente.

Non. (Grégor se secoua.) D’autre part, ils ne sont pas là.

— C’est vrai. Autre solution, à l’extrême opposé : désires-tu être le commandant en chef de cette calamité ?

Grégor eut un léger sourire.

— Quelle tentation ! Mais ne crois-tu pas qu’il y a une certaine outrecuidance à se lancer comme chef sans avoir d’abord appris à obéir aux ordres ?

Miles rougit un peu.

— Je… je me trouve en présence d’un dilemme semblable. Tu as rencontré la solution, son nom est Ky Tung. Nous allons conférer avec lui quand nous nous serons de nouveau transférés dans le Triomphe, tout à l’heure. (Miles marqua un temps.) Il y a deux autres choses que tu pourrais faire pour nous. Si tu le veux bien. Des choses pratiques.

Grégor se frotta le menton, observant Miles comme il aurait regardé une pièce de théâtre.

— Expose-moi ça, seigneur Vorkosigan.

— Légitime les Dendarii. Présente-les aux Vervani comme étant l’armée d’exploration de Barrayar. Je ne peux que bluffer. Ton souffle fait loi. Tu peux conclure un traité de défense légal entre Barrayar et Vervain… les Aslunders également, si nous pouvons les y inciter. Ta valeur la plus importante est – excuse-moi – diplomatique, pas militaire. Va à la station de Vervain et négocie avec ces gens-là. Et par là, j’entends négocier sérieusement.

— Bien à l’abri loin des zones de combat, commenta sèchement Grégor.

— Seulement si nous gagnons, de l’autre côté du couloir. Si nous perdons, les zones de combat viendront à toi.

— J’aimerais pouvoir être un soldat. Un humble lieutenant, avec juste une poignée de soldats.

— Il n’y a moralement aucune différence entre un et dix mille, je te le garantis. Quel que soit le nombre que tu perds au combat, tu as tout autant de remords.

— Je veux participer à l’assaut. C’est probablement la seule occasion dans ma vie où je courrai un risque réel.

— Comment, le risque que tu cours tous les jours d’être assassiné par des fous ne te suffit pas comme émotion ? Tu en veux davantage ?

— Je veux de l’actif. Pas du passif. Du vrai service.

— Si – selon ton jugement – le meilleur service, le plus vital que tu puisses rendre à tous ceux qui risquent ici leur vie est d’être un officier d’activé subalterne, il va sans dire que je t’aiderai de mon mieux, répliqua Miles d’un ton morne.

— Ouille ! murmura Grégor. Tu t’y connais pour retourner les phrases comme une lame de couteau, tu sais ? (Il resta un instant silencieux.) Des traités, hein ?

— Si vous voulez bien avoir cette bonté, sire.

— Oh, arrête ! dit Grégor avec un soupir. Je jouerai le rôle qui m’est assigné. Comme toujours.

— Merci. (Miles songea à offrir des excuses, des consolations, puis se ravisa.) Il y a une autre inconnue. Les Rangers de Randall. Qui sont maintenant, ou je me trompe fort, en plein désarroi. Leur commandant en second a disparu, leur commandant a déserté au début de la bagarre… Comment se fait-il que les Vervani aient autorisé sa sortie, à propos ?

— Elle leur a dit qu’elle partait conférer avec toi… en laissant entendre qu’elle t’avait en quelque sorte enrôlé dans sa troupe. Elle était censée diriger aussitôt après son courrier rapide du côté où cela bardait.

— Hum ! Elle nous a peut-être bien préparé le terrain sans le vouloir… Est-ce qu’elle nie toute connivence avec les gens de Cetaganda ?

— Je ne crois pas que les Vervani aient déjà compris que les Rangers ouvraient la porte aux Cetagandans. Au moment où nous avons quitté la station de Vervain, on attribuait encore à l’incompétence le fait que les Rangers n’aient pas réussi à défendre le sas de sortie du côté de Cetaganda.

— Probablement avec preuves considérables à l’appui. Je doute que la masse des Rangers aient été au courant de la trahison, sinon le secret n’en aurait pas été gardé si longtemps. Et quels qu’aient été les cadres de mèche avec les Cetas, ils n’ont pas été prévenus quand Cavilo a pris sa tangente impériale. Tu te rends compte, Grégor, de ce que tu as fait ? Tu as saboté d’une seule main l’invasion cetagandane.

— Oh, il m’a bien fallu les deux ! s’écria Grégor dans un souffle.

Miles décida de ne pas relever la remarque.

— En tout cas, si nous le pouvons, il nous faudra neutraliser les Rangers. Les prendre sous notre commandement ou au moins les écarter du dos de tout le monde.

— D’accord.

— Je propose une séquence alternée d’interrogatoire par le dur et par le brave type. Je serais content de jouer le rôle du méchant.


Cavilo fut amenée entre deux hommes manipulant des tracteurs manuels. Elle portait toujours son armure spatiale, désormais abîmée et balafrée. Son casque avait disparu. Les charges de son armure avaient été enlevées, les systèmes de déclenchement débranchés, les articulations bloquées, ce qui la transformait en sarcophage-prison de cent kilos. Les deux soldats dendarii la posèrent debout près de l’extrémité de la table de conférences et reculèrent fièrement. Une statue à la tête vivante, une espèce de métamorphose dans le style Pygmalion, interrompue et horriblement incomplète.

— Merci, messieurs, vous pouvez disposer, dit Miles. Commandant Bothari-Jesek, restez, je vous prie.

Cavilo fit tourner sa tête à la courte toison blonde dans un geste de résistance futile, à la limite de tout mouvement physique possible. Elle dévisagea Grégor d’un air furieux tandis que les soldats sortaient.

— Espèce de serpent ! s’exclama-t-elle d’une voix grondante. Espèce de salaud !

Grégor était assis les coudes sur la table, le menton dans les mains. Il redressa le nez pour répliquer d’un ton las :

— Commandant Cavilo, mes parents ont tous deux péri de mort violente à la suite d’une cabale politique quand je n’avais pas encore six ans. Un fait sur lequel vous auriez pu vous renseigner. Pensiez-vous avoir affaire à un amateur ?

— La situation vous dépassait depuis le début, Cavilo, dit Miles en marchant lentement autour d’elle comme s’il examinait sa capture. Vous auriez dû vous en tenir à votre premier contrat. Ou à votre deuxième plan. Ou à votre troisième. Vous auriez dû, en fait, vous en tenir à quelque chose. Votre égocentrisme ne vous a pas rendue forte, il vous a transformée en chiffon flottant au vent, que le premier venu pouvait saisir. En tout cas, Grégor estime qu’il faudrait vous offrir une chance de sauver votre misérable existence. Moi pas.

— Vous n’aurez pas le cran de me pousser par le sas.

La rage étrécissait ses yeux en deux fentes.

— Je n’en avais pas l’intention. En pensant à l’avenir… Quand tout ceci sera terminé, je pourrais vous livrer aux Cetagandans. Une clause qui ne nous coûtera rien et qui aidera à les mettre de bonne humeur. J’imagine qu’ils vont vous rechercher, n’est-ce pas ?

Il s’arrêta droit devant elle et sourit.

Les traits de Cavalo se crispèrent. Les tendons saillirent sur son cou svelte.

Grégor prit la parole.

— Mais si vous faites ce que nous demandons, je vous accorderai un sauf-conduit pour sortir du Moyeu de Hegen via Barrayar, quand ceci sera fini. Avec ce qui restera de survivants de vos hommes qui accepteront encore de vous suivre. Cela vous laissera deux mois d’avance sur la revanche que les Cetagandans voudront prendre de cette débâcle.

— En fait, lança Miles, si vous jouez votre rôle, vous pourriez même vous en sortir comme une héroïne. Quelle plaisanterie !

Le regard menaçant que Grégor lui adressa n’était pas entièrement de la comédie.

— Je vous aurai, dit Cavilo à Miles entre ses dents.

— C’est la meilleure transaction que vous puissiez obtenir : la vie. Récupérer ce qu’il y a à récupérer. Un nouveau départ, loin d’ici… très loin d’ici. Cela, Simon Illyan s’en occupera. Très loin, mais pas sans surveillance.

Les calculs commençaient à supplanter la fureur dans les yeux de Cavilo.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Pas grand-chose. Cédez ce qui vous reste d’autorité à un officier de notre choix. Probablement un agent de liaison vervani – les Vervani vous paient, somme toute. Vous présenterez votre remplaçant à votre chaîne de commandement et vous vous retirerez en lieu sûr dans le cachot du Triomphe pour la durée des hostilités.

— Quand elles seront terminées, on ne trouvera pas de Ranger survivant !

— Possible, concéda Miles. Vous allez les sacrifier tous. Notez, je vous prie, que je ne vous offre pas le choix entre ceci et une meilleure transaction. C’est ça ou les Cetagandans. Dont l’approbation en ce qui concerne la trahison est strictement limitée à ceux qui trahissent en leur faveur.

Cavilo eut l’air d’avoir envie de cracher, mais dit :

— Très bien, je cède. Marché conclu.

— Merci.

— Mais vous… vous apprendrez, petit homme ! Vous tenez le haut du pavé aujourd’hui, n’empêche que le temps vous abattra. Attendez seulement vingt ans sauf que je doute que vous viviez jusque-là. Le temps vous apprendra quel rien vous achètera votre loyauté. Un jour, on finira par vous broyer et vous recracher, et je regrette seulement de ne pas être là pour vous voir réduit en chair à pâté !

Miles rappela les soldats.

— Emmenez-la.

C’était presque une prière. Comme la porte se refermait, Miles se retourna ; Elena avait les yeux fixés sur lui.

— Miséricorde ! dit-il en frissonnant, cette femme me glace !

— Ah ? commenta Grégor, les coudes toujours plantés sur la table. Pourtant, assez singulièrement, vous sembliez bien vous entendre. Vous pensez de la même façon.

— Grégor ! protesta Miles. Elena ? demanda-t-il, quémandant une contradiction.

— Vous êtes tous les deux très tortueux, répliqua Elena d’une voix hésitante. Et, heu, petits. (Devant la mine ulcérée de Miles, elle expliqua :) C’est plus une question de gabarit que de contenu. Si tu étais fou de puissance au lieu… d’être…

— Une autre sorte de fou, oui, vas-y.

— … tu pourrais comploter comme cela. Tu avais l’air pour ainsi dire de t’amuser à la deviner.

— Je dois te dire merci ? (Il voûta le dos. Etait-ce vrai ? Cela pourrait-il être lui dans vingt ans ? Malade de cynisme et de rage rentrée, un moi dans une carapace que feraient vibrer seulement la domination, les jeux du pouvoir, la maîtrise, une armure avec une bête blessée à l’intérieur ?) Retournons au Triomphe, dit-il d’un ton bref. Nous avons tous du travail.


Miles arpentait avec impatience la cabine de l’amiral Oser à bord du Triomphe. Appuyé de la hanche sur le bord du bureau-console, Grégor le regardait jouer les lions en cage.

— … Naturellement, les Vervani auront des soupçons mais, avec les Cetagandans sur leurs talons, ils auront vraiment envie d’y croire. Et d’entamer des négociations. Tu devras les rendre aussi attrayantes que possible, conclure rapidement, sans, bien sûr, accorder plus que tu n’y es obligé…

Grégor dit sèchement :

— Peut-être aimerais-tu m’accompagner pour actionner mon holo-souffleur ?

Miles s’arrêta, s’éclaircit la voix.

— Pardon. Je sais que tu en connais beaucoup plus que moi sur les traités. Je… dis parfois un peu n’importe quoi quand je suis énervé.

Miles réussit à garder la bouche fermée, mais pas les pieds immobiles, jusqu’à ce que bêle la sonnette de la cabine.

— Les prisonniers, selon les ordres, amiral, dit la voix du sergent Chodak par l’intercom.

— Merci, entrez.

Miles se pencha au-dessus du bureau pour appuyer sur le bouton d’ouverture de la porte.

Chodak et une patrouille firent pénétrer dans la cabine le capitaine Ungari et le sergent Overholt. Les prisonniers étaient effectivement comme Miles l’avait ordonné : lavés, rasés, coiffés et munis d’uniformes gris dendarii repassés de frais avec les insignes de rang équivalents. Ils avaient manifestement aussi l’air furieux et peu appréciateurs du fait.

— Merci, sergent. Vous et votre patrouille pouvez disposer.

— Disposer ? Vous êtes sûr que vous ne voulez pas au moins que nous attendions dans le couloir, amiral ? Rappelez-vous la dernière fois.

— Ce ne sera pas nécessaire.

La mine furieuse d’Ungari démentait cette assertion insouciante. Chodak se retira d’un air indécis, gardant son neutraliseur braqué sur les deux prisonniers jusqu’à ce que la porte se referme.

Ungari respira à fond.

— Vorkosigan ! Espèce de petit mutin de mutant, je vais vous traîner en cour martiale, vous écorcher vif et vous faire empailler pour l’exemple…

Ils n’avaient pas encore remarqué le silencieux Grégor, toujours accoté à la console et vêtu aussi du gris dendarii prêté, bien que sans insigne puisqu’il n’y avait pas d’équivalent dendarii pour le rang d’empereur.

— Heu, mon capitaine…

Miles dirigea le regard du capitaine au visage furibond vers Grégor.

— Ces sentiments sont si largement partagés, capitaine Ungari, que vous serez peut-être obligé, je le crains, de vous mettre en queue de file et d’attendre votre tour, remarqua Grégor avec un léger sourire.

L’air qui restait à l’intérieur d’Ungari sortit sans émettre de son. Il se mit au garde-à-vous ; à son crédit, l’impression dominante des émotions qui se mêlaient en tumulte sur son visage était un profond soulagement.

— Sire.

— Mes excuses, capitaine, pour la façon cavalière dont je vous ai traités, vous et le sergent Overholt, dit Miles, mais j’ai estimé mon plan pour sauver Grégor trop délicat pour, pour… (vos nerfs, songea-t-il)… j’ai jugé préférable de prendre mes responsabilités personnelles. Mieux valait pour votre moral ne pas y assister, franchement. (Et mieux valait pour le mien qu’on ne me tire pas par le coude, ajouta-t-il in petto.)

— Les enseignes n’ont pas de responsabilité personnelle pour des opérations de cette importance, ce sont leurs chefs qui l’ont, riposta Ungari d’une voix grondante. Comme Simon Illyan aurait été le premier à me le faire remarquer si votre plan… si délicat fût-il, avait échoué…

— Eh bien, alors, félicitations, mon capitaine ! Vous venez de sauver l’empereur, riposta Miles. Qui, en tant que votre commandant en chef, a quelques ordres à vous donner, si vous voulez bien lui permettre de placer un mot.

Ungari serra les dents. Avec un effort visible, il écarta Miles de son esprit et se concentra sur Grégor.

— Sire ?

Grégor prit la parole.

— En tant que seuls membres de la Séclmp dans un rayon de deux millions de kilomètres – excepté l’enseigne Vorkosigan, qui a d’autres tâches –, je vous attache, vous et le sergent Overholt, à ma personne jusqu’à ce que nous ayons contacté nos renforts. Il se pourrait aussi que je vous demande de me servir de courrier. Avant que nous quittions le Triomphe, ayez l’obligeance de communiquer tous les renseignements en votre possession pouvant être intéressants aux services opérationnels dendarii ; les Dendarii sont maintenant mes…

— Très obéissants serviteurs, suggéra Miles à mi-voix.

— … forces impériales, conclut Grégor. Considérez cet uniforme gris (Ungari regarda le sien avec dégoût) comme une tenue réglementaire et accordez-lui le respect qui convient. Vous récupérerez sans doute votre uniforme vert quand j’aurai le mien.

Miles intervint :

— Je vais détacher le croiseur léger dendarii Ariel et le plus rapide de nos deux courriers pour les mettre au service personnel de Grégor lorsque vous vous embarquerez pour la Station de Vervain. Si vous devez partir en mission de courrier, je suggère que vous preniez le vaisseau le plus petit et laissiez l’Ariel à Grégor. Son capitaine, Bel Thorne, est le commandant dendarii en qui j’ai le plus confiance.

— Tu penses toujours à me ménager une voie de retraite, hein, Miles ? dit Grégor en haussant un sourcil.

Miles s’inclina légèrement.

— Si les choses tournaient vraiment mal, il faut que quelqu’un vive pour nous venger. Sans oublier qu’il faut aussi s’assurer que les survivants dendarii soient payés. Nous le leur devons, à mon avis.

— Oui, acquiesça Grégor à mi-voix.

— J’ai aussi mon rapport personnel sur des événements récents que je vous demanderais de transmettre à Simon Illyan, reprit Miles, au cas où je… au cas où vous le verriez avant moi.

Miles tendit une disquette à Ungari.

Ce dernier semblait saisi de vertige devant cette réorganisation rapide de ses priorités.

— La Station de Vervain ? Voyons, c’est Pol Six l’endroit où vous serez en sécurité, sire.

— La Station de Vervain est là où se trouve mon devoir, capitaine, et par conséquent le vôtre. Venez. Je vous expliquerai tout cela en route.

— Allez-vous laisser Vorkosigan libre de ses mouvements ? dit Ungari en regardant sombrement Miles. Avec ces mercenaires ? C’est un problème pour moi, sire.

— Désolé, mon capitaine, répliqua Miles à Ungari, de ne pouvoir, de ne pouvoir… (vous obéir, mais Miles ne le dit pas). J’ai un problème plus important qui est d’organiser pour ces mercenaires une bataille et de ne pas les y mener. La différence entre moi et… le précédent commandant des Rangers. Il doit y avoir une différence entre nous, peut-être est-ce celle-là. Grég… L’empereur comprend.

— Hum ! dit Grégor. Oui, capitaine Ungari, je détache officiellement l’enseigne Vorkosigan comme notre liaison avec les Dendarii. Sous ma responsabilité personnelle. Ce qui devrait suffire, même pour vous.

— Ce n’est pas pour moi que cela doit être suffisant, sire.

Grégor n’hésita qu’une fraction de seconde.

— Dans l’intérêt de Barrayar, alors. Un argument suffisant même pour Simon. En route, capitaine.

— Sergent Overholt, ajouta Miles, vous serez le garde du corps et l’ordonnance de l’empereur jusqu’à ce qu’on vous remplace.

Overholt eut l’air rien de moins que réjoui par cette promotion sur le champ de bataille.

— Chef, murmura-t-il en aparté à Miles, je n’ai pas suivi le cours supérieur !

Il se référait au cours obligatoire de la Séclmp pour les gardes du palais, dirigé par Simon Illyan lui-même, qui donnait cette distinction particulière au personnel habituel de Grégor.

— Nous avons tous le même problème sur ce plan-là, sergent, croyez-moi, chuchota Miles en réponse.


La salle de tactique du Triomphe vibrait d’activité ; chaque siège était occupé, chaque écran holovidéo illuminé par le flux des déplacements tactiques des vaisseaux et des flottes. Debout derrière Tung, Miles se sentait doublement en surnombre. Il songea à la plaisanterie qui avait cours à l’Académie. Règle n° 1 : Agissez à l’encontre de ce qu’indique l’ordinateur tactique uniquement si vous savez quelque chose qu’il ne connaît pas. Règle n° 2 : l’ord tac en sait toujours plus que vous.

C’était cela, le combat ? Cette salle assourdie, ce tourbillon de points lumineux, ces sièges rembourrés ? Peut-être le détachement était-il une bonne chose, pour les commandants. Il avait le cœur qui battait comme un tambour. Une salle de tactique de ce calibre pouvait provoquer une surcharge d’information et un blocage de l’esprit si l’on n’y prenait garde. Le truc, c’était de choisir ce qui était important et de ne jamais oublier que la carte n’était pas le territoire.

Sa tâche, ici, se rappela Miles, n’était pas de commander. C’était de regarder Tung commander, et d’apprendre comment il le faisait, ses modes de pensée se substituant aux critères de l’Académie de Barrayar. La seule raison légitime qu’aurait pu avoir Miles d’intervenir, c’était si quelque nécessité externe politique/stratégique avait la priorité sur la logique tactique interne. Miles pria pour que cette circonstance ne se produise pas, parce qu’il y avait une façon plus brève et plus déplaisante de l’appeler : trahir ses hommes.

L’attention de Miles s’aviva quand un petit éclaireur manifesta son existence par un clignotement à l’entrée du couloir. Sur l’affichage tactique, c’était une tache de lumière rose dans un tourbillon de ténèbres animé d’un mouvement lent. Sur un écran télé, c’était un mince vaisseau sur fond de distantes étoiles fixes. Du point de vue qu’en avait son propre pilote, c’était quelque étrange extension de son corps, sur un autre affichage vidéo, c’était un recueil de données de télémétrie, de la numérologie, un idéal platonicien. Qu’est-ce qui était la vérité ? Tout. Rien.

— Appât à requins Un à Flotte Une, annonça la voix du pilote sur la console de Tung. Vous avez dix minutes de jeu. Préparez-vous à l’éclatement.

Tung parla dans son micro :

— Flotte, prenez le départ, à pic sur vos numéros.

Le premier vaisseau qui attendait près du couloir se plaça en position, flamboya sur l’affichage tactique (mais sans paraître rien faire sur la télévidéo) et disparut. Un deuxième vaisseau suivit trente secondes plus tard, poussant à l’extrême la limite de la marge de sécurité entre les sauts. Deux vaisseaux essayant de se rematérialiser à la même place au même moment, cela donnerait comme résultat plus de vaisseaux et une très forte explosion.

Tandis que les télémesures d’Appât à requins étaient assimilées par l’ord tac, l’image effectua une rotation, de sorte que le vortex noir représentant le couloir (mais n’en donnant nullement l’image) fut soudain reflété par un vortex de sortie, au-delà duquel un déploiement de points, de mouchetures et de lignes symbolisait des vaisseaux en vol. La position de bataille renforcée côté Planète des Vervani, homologue de la station côté Moyeu où Miles avait laissé Grégor ; les assaillants cetagandans. Enfin une vue de leur destination. Rien de tout cela, naturellement, ne correspondait à la réalité, c’était périmé depuis plusieurs minutes.

— Yiik ! commenta Tung. Quel gâchis. À nous…

Le klaxon de saut retentit. C’était le tour du Triomphe. Miles se cramponna au dossier du siège de Tung bien qu’il sût que la sensation de mouvement était illusoire. Un tourbillon de rêves parut lui obscurcir l’esprit une minute, une heure ; c’était impossible à mesurer. La torsion dans son estomac et l’abominable vague de nausée qui suivirent n’avaient rien d’un rêve. La plongée. Un instant de silence dans toute la salle tandis que chacun luttait pour surmonter sa désorientation. Puis le murmure reprit là où il s’était interrompu. Bienvenue à Vervain. Allez plonger en enfer.

L’affichage tactique tournoya et changea, avalant de nouvelles données, recentrant son petit univers. Leur couloir était présentement protégé par sa station assiégée et une mince file meurtrie de vaisseaux de la marine vervani et de vaisseaux des Rangers commandés par des Vervani. Les Cetagandans l’avaient déjà frappée, avaient été repoussés et restaient en position stationnaire en attendant des renforts pour la prochaine attaque. Le réapprovisionnement cetagandan arrivait à flots à travers le système de Vervain par l’autre couloir.

Cet autre couloir était tombé vite, la seule manière de s’y prendre du point de vue de l’assaillant. Même avec l’effet de surprise complète jouant pour les Cetagandans lors de leur premier assaut massif, les Vervani auraient pu leur bloquer le passage si trois vaisseaux rangers n’avaient apparemment mal compris les ordres et décroché quand ils auraient dû contre-attaquer. Mais les Cetagandans avaient conquis leur tête de pont et commencé à affluer.

Le deuxième couloir, celui de Miles, avait été mieux équipé au point de vue défensif… jusqu’à ce que les Vervani pris de panique aient retiré le maximum possible pour aller garder les orbites hautes de leur planète. Miles ne pouvait guère les en blâmer ; c’était un choix stratégique dur à faire dans un cas comme dans l’autre. Mais, maintenant, les Cetagandans fonçaient à travers le système sans rencontrer grande résistance, sautant de côté comme à la marelle afin d’éviter la planète fortement gardée, dans une tentative hardie pour s’emparer du couloir de Hegen, sinon par surprise du moins par la vitesse.

La première méthode de choix pour attaquer un couloir était le subterfuge, la subornation et l’infiltration, c’est-à-dire la tricherie. La deuxième, qui privilégiait aussi le subterfuge dans son exécution, était une attaque par l’arrière, l’envoi de forces par un autre itinéraire (s’il en existait un) dans l’espace territorial disputé. La troisième était d’ouvrir l’attaque par l’envoi d’un navire sacrifié qui élevait un « mur de soleil », une couverture massive de missilettes nucléaires déployées en une unité, créant une onde planaire qui nettoyait l’espace proche de pratiquement tout, y compris, fréquemment, du navire assaillant ; mais les murs de soleil étaient coûteux, rapidement dissipés et efficaces seulement localement. Les Cetagandans avaient tenté de combiner les trois méthodes, comme en témoignaient la déroute des Rangers et l’horrible brouillard radioactif qui dégazait à proximité de leur première conquête.

La quatrième façon admise d’envisager le problème d’une attaque frontale d’un couloir gardé, c’était d’abattre l’officier qui la suggérait. Miles était sûr que les Cetagandans adopteraient celle-là aussi, d’ici qu’il en ait terminé.

Du temps passa. Miles fixa un siège dans ses crampons et étudia le tableau central jusqu’à ce que ses yeux en pleurent et que son cerveau menace de s’évader dans une fugue hypnotique ; il se leva, se secoua et circula au milieu des postes d’observation, regardant par-dessus l’épaule des autres.

Les Cetagandans manœuvraient. L’arrivée soudaine et inattendue des forces dendarii pendant l’accalmie les avait jetés pour un temps dans le désarroi ; l’assaut final prévu sur les Vervani harassés devait être converti au vol en une seconde tournée d’attaques brusquées pour affaiblir l’ennemi. Coûteux. À ce stade, les Cetagandans avaient peu de moyens de dissimuler leur nombre ou leurs mouvements. Les Dendarii venus à la rescousse donnaient à supposer des réserves cachées (qui savait combien illimitées ? Pas Miles, certainement), massées secrètement de l’autre côté du couloir. Un bref espoir flamba en Miles que cette menace à elle seule soit suffisante pour décider les Cetagandans à renoncer à leur coup de main.

— Oh, non ! dit Tung avec un soupir quand Miles lui confia cette pensée optimiste. Ils sont beaucoup trop engagés désormais. La note de boucherie est déjà trop élevée pour qu’ils prétendent avoir fait ça histoire de blaguer. Y compris vis-à-vis d’eux-mêmes. Le commandant cetagandan qui plierait bagage maintenant se retrouverait direct en cour martiale. Ils continueront longtemps après que tout espoir sera perdu pendant que leurs officiers d’état-major essaieront frénétiquement de couvrir d’un drapeau de victoire le sang qui leur dégoulinera des fesses.

— C’est… abominable !

— C’est le système, fiston, et pas seulement pour les Cetagandans. Un parmi plusieurs défauts inhérents au système. Et d’ailleurs, ajouta Tung avec un bref sourire, on n’en est pas encore à une situation aussi désespérée. Une réalité que nous avons bien l’intention de leur masquer.

Les forces de Cetaganda commençaient à s’ébranler, leurs directions et accélérations télégraphiant leur intention d’effectuer un pilonnage. L’astuce, c’était de tenter des concentrations de force, trois ou quatre vaisseaux se rassemblant sur un seul, écrasant les miroirs à plasma du défenseur. Les Dendarii et les Vervani tenteraient une stratégie identique contre des traînards cetagandans, à part quelques hardis fiérots de capitaines des deux bords équipés des nouvelles lances à implosion s’essayant à un dément « jeu de nerfs », atteindre la cible à l’intérieur de la courte portée de l’arme. Miles chercha aussi à garder un œil sur les dispositions des Rangers. Les vaisseaux rangers n’avaient pas tous des conseillers vervani à bord, et les dispositifs de bataille qui plaçaient les Rangers en première ligne devant les Cetagandans étaient de beaucoup préférables à ceux qui mettaient les Rangers dans le dos des Dendarii.

Le murmure étouffé des techs et des ordinateurs à l’intérieur de la salle de tactique changea à peine de rythme. Il aurait dû y avoir des roulements de tambour, des fanfares de cornemuses, quelque chose pour annoncer cette danse avec la mort. Mais si la réalité s’introduisait jamais dans cette bulle capitonnée, elle serait soudaine, absolue et finale.

Un message par vidéocommunication fit une interruption intra-vaisseau – oui, il y avait encore un vrai vaisseau qui les renfermait –, un officier hors d’haleine qui rendait compte à Tung :

— Le cachot, commandant. Attention à vous autres, là-haut. Nous avons eu une évasion. L’amiral Oser s’est échappé, et il a relâché aussi les autres prisonniers.

— Bon sang de bonsoir ! dit Tung qui jeta un regard noir à Miles et désigna le communicateur. Prends l’affaire en main. Contacte Auson. (Il reporta son attention sur son tableau tactique en marmottant :) Voilà qui ne serait jamais arrivé de mon temps.

Miles se glissa sur le siège de la console de communication et appela la passerelle du Triomphe.

Auson ! Avez-vous été prévenu, pour Oser ?

Le visage irrité d’Auson apparut.

— Oui, nous nous en occupons.

— Envoyez des gardes de commando supplémentaires à la salle de tactique, à la salle des ingénieurs et à votre propre passerelle. Le moment est franchement très mal choisi pour des interruptions ici, en bas.

— À qui le dites-vous ! Nous voyons approcher ces salauds de Ceta.

Auson coupa le contact.

Miles se mit à surveiller les canaux de sécurité interne, ne s’interrompant que pour noter l’arrivée de gardes armés jusqu’aux dents dans la coursive. Oser avait manifestement reçu de l’aide pour fuir, de la part d’un ou plusieurs officiers oserans fidèles, ce qui incita Miles en retour à s’interroger sur la sécurité des gardes de la Sécurité. Et Oser tenterait-il de s’allier avec Metzov et Cavilo ?

Deux Dendarii emprisonnés pour manquement à la discipline furent découverts errant dans les coursives et renvoyés au cachot ; un autre revint de lui-même. Un espion suspect fut coincé dans une soute à provisions. Toujours pas de signe des vraiment dangereux…

— Le voilà qui part !

Miles se brancha sur le canal. Une navette-cargo se dégageait de ses étriers, s’écartait du flanc du Triomphe et s’éloignait dans l’espace.

Miles shunta les canaux, découvrit celui du contrôle du feu.

— Ne tirez pas ! Je répète : ne tirez pas sur cette navette !

— Heu !… Oui, chef. Ne tirez pas, répondit un tech.

Pourquoi Miles eut-il l’impression subliminale que ce tech n’avait jamais eu l’intention d’ouvrir le feu ? Visiblement une évasion bien organisée. La chasse aux sorcières qui suivrait allait être désagréable.

— Mettez-moi en liaison avec cette navette ! ordonna Miles à l’officier des transmissions.

— Je vais essayer, chef, mais ils ne répondent pas.

— Combien sont-ils à bord ?

— Plusieurs, mais nous ne sommes pas sûrs du nombre exact…

— Reliez-moi. Ils doivent écouter, même s’ils ne veulent pas répondre.

— J’ai un canal, chef, mais rien ne dit qu’ils écoutent.

— Je vais essayer. (Miles prit une profonde inspiration.) Amiral Oser ! Faites demi-tour avec votre navette et revenez au Triomphe. C’est dangereux, là-bas, vous courez tête baissée dans une zone de combat. Revenez, et je garantirai personnellement votre sécurité…

Tung regardait par-dessus l’épaule de Miles.

— Il cherche à rejoindre le Pèlerin. Sacrebleu, si ce vaisseau se retire, notre dispositif défensif va céder !

Miles jeta un coup d’œil à l’ordinateur tactique.

— Sûrement pas. Je croyais que nous avions placé le Pèlerin dans la zone de réserve précisément parce que nous doutions de sa fidélité ?

— Oui, mais si le Pèlerin s’en va, je peux nommer trois autres capitaines-propriétaires qui le suivront. Et si quatre vaisseaux se dérobent…

— Les Rangers se débanderont en dépit de leur commandant vervani et nous serons cuits, d’accord ! (Miles jeta un nouveau coup d’œil à l’ord tac.) Je ne crois pas qu’il va s’en tirer… Amiral Oser ! Me comprenez-vous ?

— Yiik !

Tung retourna à son siège, de nouveau absorbé par les Cetagandans. Quatre vaisseaux cetagandans se rejoignaient contre la lisière de la formation des Dendarii, tandis qu’un autre tentait de pénétrer au centre, cherchant à l’évidence à diminuer la distance pour une attaque à la lance. Négligemment, en passant, un de ses canonniers visa de son arme au plasma la vedette isolée. Une gerbe d’étincelles brillantes jaillit.

— Il n’avait pas prévu que les Cetagandans lanceraient leur attaque avant que sa navette volée se soit écartée du Triomphe, chuchota Miles. Bon plan, mauvais timing… Il aurait pu faire demi-tour, il a choisi de tenter sa chance…

Oser, choisir sa mort ? Etait-ce là l’argument réconfortant ?

Les Cetagandans interrompirent moins leur attaque qu’ils ne la terminèrent, dans un bon ordre déprimant. Le score était légèrement en faveur des Dendarii. Nombre de vaisseaux cetagandans avaient été gravement endommagés et l’un d’eux complètement détruit. Les canaux de surveillance des avaries des Rangers et des Dendarii s’affolaient. Les Dendarii n’avaient pas encore perdu de bâtiment, mais avaient perdu de la puissance de feu, des moteurs, des engins de surveillance de vol, l’appui de vies humaines, du blindage. La prochaine attaque serait encore plus dévastatrice.

Ils peuvent se permettre de perdre trois vaisseaux contre un à nous. S’ils continuent à nous grignoter, ils doivent inévitablement gagner, conclut Miles froidement. À moins que nous ne recevions des renforts.


Des heures passèrent, tandis que les Cetagandans se remettaient en formation. Miles prit de courts instants de repos dans le carré des officiers prévu à cet effet à côté de la salle de tactique, mais il était trop tendu pour dormir un quart d’heure d’affilée à volonté comme le faisait Tung. Et Miles savait que ce n’était pas du chiqué : personne n’aurait pu simuler un ronflement aussi dégoûtant.

La télévidéo permettait d’observer l’arrivée des renforts cetagandans qui traversaient le système de Vervain. C’était cela, l’importance relative du temps : le risque. Plus les Cetas attendaient, plus ils accroissaient leurs chances d’améliorer leurs équipements, mais aussi de voir leurs ennemis reprendre du poil de la bête. Il y avait sans doute à bord du vaisseau amiral cetagandan un ordinateur tactique qui avait généré une courbe de probabilités indiquant l’intersection optimale de Nous et d’Eux. Si seulement ces satanés Vervani se montraient plus agressifs et attaquaient depuis leur base planétaire ce flot d’approvisionnement…

Et les voilà repartis à l’attaque ! Tung surveillait ses écrans, ses mains se crispaient et se décrispaient inconsciemment sur ses genoux entre deux danses spasmodiques de ses doigts épais sur son clavier de contrôle, dépêchant des ordres, corrigeant, anticipant. Les doigts de Miles frémissaient en minuscule écho, son esprit s’efforçant de deviner la pensée de Tung, de tout assimiler. Leur image de la réalité devenait comme de la dentelle aux trous invisibles, à mesure que les données disparaissaient, du fait de la détérioration de détecteurs ou de transmetteurs sur divers vaisseaux. Les Cetagandans fonçaient au travers de la formation dendarii, pilonnant… Un vaisseau dendarii explosa ; un autre, ses armes mortes, tenta de s’éloigner tant bien que mal hors de portée, trois vaisseaux rangers désertèrent d’un commun accord… Ça commençait à sentir le roussi…

Appât à requins Trois vous parle, lança une voix rude qui domina tous les autres canaux de communication, faisant sursauter Miles sur son siège. Maintenez ce couloir net. Les secours arrivent.

— Pas maintenant, grogna Tung, qui commença néanmoins un redéploiement rapide pour protéger le minuscule volume d’espace, le débarrasser des débris, missiles, feu de l’ennemi et surtout de tout navire ennemi muni de lances à implosion.

Ceux des navires cetagandans qui étaient en position de réagir donnèrent presque l’impression de dresser l’oreille, hésitant car les mouvements des navires dendarii télégraphiaient : Des changements vont se produire. Les Dendarii allaient peut-être battre en retraite… une chance exploitable allait peut-être se présenter…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Tung comme quelque chose d’énorme et de temporairement indéchiffrable apparaissait à l’entrée du couloir et se mettait aussitôt à accélérer. (Il tapota les touches des données d’information.) C’est trop gros pour être aussi rapide. C’est trop rapide pour être aussi gros.

Miles reconnut le profil énergétique avant même que le téléviseur offre une image. Quelle croisière d’essai ils ont !

C’est le Prince Serg. Nos renforts impériaux de Barrayar viennent d’arriver. (Il aspira une bouffée d’air, pris de vertige.) N’avais-je pas promis…

Tung jura d’horrible façon, par pure admiration esthétique. D’autres vaisseaux surgirent ensuite, appartenant à la flotte d’Aslund, de Pol, se déployant rapidement en formation d’attaque – pas de défense.

L’ondulation dans les dispositifs de Cetaganda équivalait à un cri silencieux de détresse. Un vaisseau cetagandan armé d’un imploseur piqua courageusement sur le Prince Serg et fut coupé en deux, découvrant que les lances à implosion du Serg avaient une portée améliorée triple de celle des cetagandanes. Ce fut le premier coup fatal.

Le deuxième fut frappé par la liaison radio : un appel aux agresseurs cetagandans de se rendre sous peine de destruction au nom de la flotte de l’Alliance de Hegen, de l’empereur Grégor Vorbarra et de l’amiral comte Aral Vorkosigan, commandant conjointement.

Pendant un instant, Miles crut que Tung allait s’évanouir. L’Eurasien inhala de façon inquiétante, puis s’exclama d’une voix rugissante de ravissement :

— Aral Vorkosigan ! Ici ? Sacrediable ! (Puis dans un chuchotement juste un peu plus discret :) Comment l’a-t-on incité à sortir de sa retraite ? Peut-être que j’arriverai à le rencontrer !

Tung, un mordu d’histoire militaire, était l’un des admirateurs les plus fanatiques du père de Miles, ce dernier s’en souvint, et à moins qu’on ne le fasse taire, il pouvait réciter jusqu’à plus soif tous les détails connus des premières campagnes de l’amiral barrayaran.

— Je verrai ce que je peux arranger, promit Miles.

— Si tu peux arranger ça, fiston…

Avec effort, Tung détourna son esprit de l’histoire militaire dont l’étude était son dada, et se remit à son travail (étroitement apparenté, il est vrai), qui était de la faire.

Les vaisseaux cetagandans se débandaient, d’abord dans la panique un par un, puis en groupements plus coordonnés, s’efforçant d’organiser une retraite convenablement couverte. Le Prince Serg et son escadre de soutien, sans perdre une milliseconde, suivirent instantanément en attaquant et en semant le désordre dans le déploiement de protection des vaisseaux ennemis, harcelant ceux qui se trouvaient ainsi isolés à la traîne. Dans les heures qui suivirent, la retraite devint une véritable déroute quand les vaisseaux vervani, veillant sur leurs hautes orbitales planétaires, encouragés, finirent par quitter leur orbite et se joignirent à l’attaque. La réserve vervani fut impitoyable, aiguillonnée par la terreur pour ses foyers que les Cetagandans lui avaient instillée.

La corvée de nettoyage, les affolants problèmes posés par les dommages causés aux contrôles, les sauvetages des hommes étaient si absorbants qu’il fallut à Miles ces quelques heures pour se rendre compte peu à peu que la guerre était terminée pour la flotte dendarii. Ils avaient fait leur travail.

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