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Victor Rotha, agent et fournisseur en tout genre. Cela sonnait comme « maquereau ». Miles regarda d’un air de doute sa nouvelle persona dont l’écran vidéo de sa cabine lui renvoyait l’image jumelle. Qu’est-ce qu’on avait à reprocher à un miroir tout bête, hein ? Illyan avait-il déniché ce vaisseau ? Fabriqué à Beta, il était bourré de dispositifs betans de grand luxe. Miles se divertit à imaginer l’horrible vision de ce qui arriverait si le complexe lave-dents sonique se détraquait.

« Rotha » était vaguement habillé en rapport avec son point d’origine supposé. Il avait refusé tout net le sarong de Beta, la température à la Station six de Pol étant loin d’être assez chaude pour cela. Il portait tout de même son ample pantalon vert attaché par une corde de sarong betane, et des sandales à la mode du pays. La chemise, verte elle aussi, était en soie synthétique bon marché originaire d’Escobar, la veste crème de même style mais coûteuse. La garde-robe éclectique d’un natif de la Colonie de Beta ayant roulé sa bosse dans la galaxie pendant un certain temps, et connu des hauts et des bas. Parfait. Il marmottait pour lui-même à haute voix, histoire de retrouver son accent betan, tout en s’affairant de-ci de-là dans la cabine raffinée du propriétaire.

Ils avaient accosté la veille à Pol Six sans incident. Les trois semaines de trajet depuis Barrayar s’étaient déroulées sans pépins. Ungari semblait apprécier que tout baigne. Le capitaine de la Séclmp avait occupé la plus grande partie du voyage à dénombrer des choses, à prendre des photos et à compter : vaisseaux, soldats, gardes de la Sécurité, aussi bien civile que militaire. Ils avaient trouvé des prétextes pour s’arrêter à quatre des six stations de départ planétaires sur l’itinéraire entre Pol et le Moyeu de Hegen, tandis qu’Ungari comptait, mesurait, divisait par sections, enfournait des données dans l’ordinateur et calculait sans relâche. Maintenant, ils étaient arrivés au dernier avant-poste de Pol (ou, selon la direction de la traversée, le premier), précaire emprise sur le Moyeu de Hegen.

À une époque, Pol Six avait été un simple point de repère, rien de plus qu’un arrêt en cas d’urgence et un maillon de transfert de communications. Personne n’avait encore résolu le problème de transmettre des messages par un couloir de navigation, sauf à les transporter à bord d’un vaisseau orbital. Dans les régions les plus développées de la connexion, des navettes de com s’élançaient toutes les heures, ou même plus souvent, pour émettre un faisceau qui voyageait à la vitesse de la lumière jusqu’au pas de saut le plus proche de cette région d’espace territorial, où les messages étaient récupérés et relayés, la circulation d’information la plus rapide possible. Dans les régions moins développées, on devait simplement attendre, parfois des semaines ou des mois, qu’un vaisseau passe par là, et espérer que l’équipage se souviendrait de déposer le courrier une fois à destination.

À présent, Pol Six ne se contentait plus de jouer les points de repère, elle gardait ouvertement. Ungari avait clappé de la langue avec excitation, identifiant et additionnant les vaisseaux de la flotte de Pol rassemblés dans la zone de la nouvelle construction. Pour atteindre les quais d’arrimage, ils avaient aménagé un couloir de descente en spirale qui permettait de voir tous les côtés de la station, et tous les vaisseaux, ancrés ou en déplacement, d’un seul coup d’œil.

— L’essentiel de votre tâche ici, avait dit Ungari à Miles, consistera à donner à quiconque nous surveillerait quelque chose de plus intéressant que moi à prendre en filature. Circulez. Je doute que vous ayez besoin d’en faire beaucoup pour qu’on vous remarque. Utilisez votre identité de couverture… Avec de la chance, vous pourriez même trouver un contact ou deux qui vaudront la peine d’une étude plus poussée. Encore que ça m’étonnerait que vous tombiez immédiatement sur quoi que ce soit de grande valeur, les choses ne se passent pas comme ça.

Miles ouvrit sa valise d’échantillons sur son lit et l’inspecta de nouveau. Un voyageur de commerce, voilà ce que je suis, pas plus. Une douzaine d’armes de poing, vidées de leur charge électrique, lui renvoyèrent un éclat espiègle. Une rangée de vidéodisques décrivait des systèmes d’armes plus grosses et plus intéressantes. Et, encore plus intéressante – plus « frappante » –, une collection de disques minuscules nichés, invisibles, dans la veste de Miles. La mort. Je peux vous la procurer au prix de gros.

Le garde du corps de Miles vint le rejoindre à l’écoutille de sortie. Pourquoi Illyan avait-il affecté le sergent Overholt/Overkill à cette mission ? Pour la même raison qu’il l’avait envoyé à l’île Kyril – parce qu’on avait confiance en lui, sans doute –, mais Miles était gêné de travailler avec quelqu’un qui l’avait naguère arrêté. Que devait penser Overholt de Miles ? Dieu merci, ce grand gaillard était du genre peu loquace.

Overholt était vêtu avec aussi peu de recherche et autant d’éclectisme que Miles, bien qu’il fût chaussé de bottes et non de sandales. Il avait tout du garde du corps d’un type qui essaie de passer pour un touriste. À peu près le genre d’homme qu’il serait logique qu’emploie le trafiquant d’armes de second ordre Victor Rotha. À la fois fonctionnel et décoratif, il coupe en tranches et en dés, il hache… Pris isolément, Miles et Overholt seraient mémorables. Ensemble, ma foi… Ungari avait raison. Ils n’avaient aucune raison de craindre de passer inaperçus.

Miles s’engagea le premier dans le tube de débarquement et mit le pied sur Pol Six. Ce rayon d’atterrissage plongeait dans une zone douanière, où la valise d’échantillons et son détenteur furent soigneusement examinés, et où Overholt dut fournir son permis pour son neutraliseur. De là, ils pouvaient aller librement dans les divers services de la station, mis à part certains couloirs gardés conduisant dans des zones grosso modo militaires. Ces zones, Ungari l’avait clairement signifié, étaient son affaire, pas celle de Miles.

Miles, largement à l’heure pour son premier rendez-vous, déambulait à pas lents, jouissant de la sensation d’être dans une station spatiale. L’endroit n’était pas aussi détaché des contingences que la Colonie de Beta, mais on y baignait à plein dans la technoculture galactique. Rien à voir avec ce pauvre Barrayar à demi arriéré. Le fragile environnement artificiel exhalait sa bouffée de danger, toute prête à se métamorphoser instantanément en terreur claustrophobe en cas de subite dépressurisation accidentelle. Un hall bordé de boutiques, d’hôtels et de restaurants formait une agora.

Un trio bizarre flânait de l’autre côté du hall animé, en face de Miles. Un homme de haute taille habillé de vêtements amples – tenue idéale pour camoufler des armes – examinait le hall d’un œil inquiet. L’homologue d’Overkill, sans doute. Le sergent et lui se repérèrent et échangèrent des regards sévères, après quoi ils prirent bien soin de s’ignorer. L’homme imperturbable placé sous la protection du gorille se fondait dans une quasi-invisibilité à côté de sa femme.

Petite, mais dotée d’une forte présence, sa mince silhouette et ses cheveux blond-blanc coupés ras lui donnaient un curieux air de lutin. Son costume noir de spationaute semblait chatoyer d’étincelles électriques, collant à sa peau comme un ruissellement d’eau, tenue de soirée en plein jour. Des talons aiguilles noirs la rehaussaient de quelques futiles centimètres. Ses lèvres étaient peintes en un rouge carmin assorti à l’écharpe moirée qui drapait ses épaules d’albâtre et retombait en cascade sur la blanche nudité de son dos. Elle semblait… coûteuse.

Elle capta le regard fasciné de Miles, et lui rendit froidement regard pour regard.

— Victor Rotha ?

La voix près de Miles le fit sursauter.

— Monsieur Liga ? hasarda Miles en se retournant brusquement.

Traits pâles de lapin, lèvres protubérantes, cheveux noirs, c’était l’homme qui prétendait désirer améliorer l’armement de ses gardes affectés à la sécurité de sa mine sur son astéroïde. D’accord. Comment – et où – Ungari avait-il déniché ce gus ? Miles n’était pas sûr de désirer le savoir.

— J’ai retenu une chambre pour que nous puissions discuter, dit Liga en souriant, avec une inclinaison de tête vers l’entrée d’un hôtel voisin. Tiens, ajouta-t-il, on dirait que tout le monde fait des affaires, ce matin.

Du menton il indiqua, de l’autre côté de l’agora, le trio qui était maintenant un quartette et s’éloignait. Les pans de l’écharpe claquaient comme des bannières dans le sillage de la blonde à la démarche rapide.

— Qui est cette femme ? demanda Miles.

— Je ne sais pas. Mais l’homme qu’ils suivent est votre principal concurrent ici. L’agent de la maison Fell, spécialiste des armements sur Jackson.

Il avait davantage l’air d’un homme d’affaires d’âge mûr, du moins de dos.

— Pol laisse les Jacksoniens opérer ici ? Je croyais qu’il y avait de l’électricité dans l’air ?

— Entre Pol, Aslund et Vervain, oui, répliqua Liga. Le consortium jacksonien proclame haut et fort sa neutralité. Il espère manger à tous les râteliers. Mais ce n’est pas le meilleur endroit pour parler politique. Allons-y.

Comme Miles s’y attendait, Liga les installa dans ce qui était manifestement une chambre d’hôtel, louée pour la circonstance. Miles y alla de son baratin appris par cœur, énumérant les armes de poing, inventoriant avec bagou les stocks disponibles et précisant les dates de livraison.

— J’avais espéré, dit Liga, quelque chose d’un peu plus… probant.

— J’ai un autre choix d’échantillons à bord de mon vaisseau, expliqua Miles. Je ne voulais pas déranger les douaniers de Pol avec ça, mais je peux vous en donner un aperçu par vidéo. (Miles sortit les manuels sur les armes lourdes.) Cette vidéo a seulement un but instructif, naturellement, étant donné que ces armes appartiennent à une catégorie interdite aux personnes privées dans l’espace territorial de Pol.

— Dans l’espace territorial de Pol, en effet, acquiesça Liga. Mais la loi de Pol n’a pas cours dans le Moyeu de Hegen. Pas encore. Il suffit de larguer les amarres et de s’éloigner de Pol Six un peu au-delà des limites de contrôle de circulation des dix mille kilomètres pour conclure toutes les affaires que vous voulez, et ce de façon parfaitement légale. Le hic, c’est la livraison de la cargaison dans l’espace territorial de Pol.

— Les livraisons difficiles sont une de mes spécialités, lui assura Miles. Moyennant un léger supplément, bien entendu.

— Bien. (Liga fit défiler vivement les pages de l’album vidéo en appuyant sur la touche « avance rapide ».) Ces arcs à plasma de forte puissance… quelle comparaison avec les brise-nerfs de force canon ?

Miles haussa les épaules.

— Tout dépend de ce que vous désirez – liquider seulement les gens, ou les gens et les installations du même coup. Je peux vous consentir un très bon prix pour les brise-nerfs.

Il énonça un chiffre en crédits de Pol.

— J’ai eu dernièrement un meilleur prix que ça, pour un appareil de même kilowattage, dit Liga d’un ton détaché.

— Je m’en doute, répliqua Miles en souriant. Poison, un crédit. Antidote, cent crédits.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là, hein ? questionna Liga d’un ton soupçonneux.

Miles déroula son revers, passa le pouce le long de la doublure et en retira un minuscule pin’s vidéo.

— Jetez un coup d’œil là-dessus.

Il l’inséra dans la visionneuse. Une silhouette prit vie et pirouetta. Elle était revêtue de la tête aux pieds dans ce qui ressemblait à un collant en mailles scintillant.

— Un peu sujet aux courants d’air, pour un sous-vêtement long, hein ? commenta Liga, sceptique.

Miles lui décocha un sourire peiné.

— Ce que vous regardez est ce sur quoi toutes les forces armées de la galaxie aimeraient mettre la main. Le filet-bouclier brise-nerfs individuel parfait. La plus récente carte technologique de la Colonie de Beta.

Les pupilles de Liga se dilatèrent.

— Première nouvelle ! J’ignorais qu’ils étaient sur le marché.

— Pas sur le marché libre. C’est, pour ainsi dire, une vente préalable privée.

La Colonie de Beta n’avait fait de publicité que pour son second ou troisième plus récent avantage ; devancer les concurrents de plusieurs longueurs en riposte et défense avait été l’activité principale de ce monde brutal depuis deux générations. Avec le temps, la Colonie de Beta mettrait son nouveau dispositif sur le marché de toute la galaxie. En attendant…

Liga s’humecta les lèvres.

— Nous nous servons beaucoup de brise-nerfs.

— Pour les gardes de sécurité ? Sûr, mon pote !

— Je dispose d’un stock limité de filets-boucliers. Premier arrivé, premier servi.

— Le prix ?

Miles énonça un chiffre en dollars de Beta.

— Scandaleux !

Liga se rejeta en arrière dans son fauteuil flottant. Miles haussa les épaules.

— Réfléchissez. Cela pourrait porter un grave préjudice à votre… organisation de ne pas être la première à renforcer ses défenses. Je suis certain que vous l’imaginez sans mal.

— Je… vais devoir vérifier. Puis-je avoir ce disque pour le montrer à mon… supérieur ?

Miles pinça les lèvres.

— Ne vous faites pas prendre avec.

— Pas de danger.

Liga repassa encore une fois la vidéo de démonstration, contemplant avec fascination l’étincelante silhouette aux allures militaires, avant de fourrer le disque dans sa poche.

Et voilà ! L’hameçon avait été jeté dans ces eaux sombres. Il allait être très intéressant de voir ce qui allait mordre – ablettes ou monstrueux léviathans. Liga était un poisson de la sous-catégorie des rémoras, estimait Miles. Bah ! il fallait bien commencer quelque part…


De retour à l’agora, Miles, inquiet, murmura à Overholt :

— Est-ce que je m’en suis tiré convenablement ?

— Ça n’a pas fait un pli, le rassura Overholt.

Miles entraîna le sergent dans une cafétéria qui avait des tables à l’extérieur, l’idéal pour être observés par quiconque n’observait pas Ungari. Miles se mit à mastiquer un sandwich aux protéines produites hors sol, laissant ses nerfs tendus se relaxer légèrement. Cette comédie pouvait être très bien. Pas aussi stimulante, certes, loin s’en fallait, que…

— Amiral Naismith !

Miles faillit s’étouffer sur une bouchée à demi mâchée et tourna frénétiquement la tête pour identifier la source de la voix. Overholt se raidit aussitôt et réussit à empêcher sa main de plonger prématurément vers son neutraliseur caché.

Deux hommes s’étaient arrêtés près de la table. L’un, que Miles ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, l’autre… Bon sang ! Il se rappelait ce visage. La mâchoire carrée, la peau brune… trop soigné, trop en forme, vu son âge, pour être autre chose qu’un soldat en dépit de ses vêtements civils de Polien. Le nom, le nom… Un des commandos de Tung, chef de patrouille de navette de combat. La dernière fois que Miles l’avait vu, ils s’équipaient ensemble dans l’armurerie du Triomphe, se préparant à une attaque à l’abordage. Clive Chodak !

— Désolé, vous faites erreur, rectifia Miles par pur réflexe. Je m’appelle Victor Rotha.

Chodak cilla.

— Comment ? Oh ! Pardon… C’est que… vous ressemblez beaucoup à quelqu’un que je connaissais. (Il regarda Overholt. Ses yeux interrogèrent Miles de façon pressante.) Heu, pouvons-nous nous joindre à vous ?

— Non ! répliqua sèchement Miles, assailli par la panique. (Eh, pas si vite ! Il ne devait pas rejeter un contact éventuel. Voilà une complication à laquelle il aurait dû être préparé, mais ressusciter Naismith avant l’heure, sans les ordres d’Ungari…) En tout cas, pas ici, corrigea-t-il hâtivement.

— Je… vois, monsieur.

Après un bref hochement de tête, Chodak s’éloigna aussitôt, entraînant son compagnon qui le suivit à contrecœur. Il réussit à ne se retourner qu’une fois. Les deux hommes se perdirent dans la foule. À en juger par leurs gesticulations, ils devaient discuter ferme.

— Comment je m’en suis tiré ? demanda plaintivement Miles.

— Pas terrible, répondit Overholt, l’air consterné.

Il regarda d’un air sombre le vaste hall dans la direction où les deux hommes avaient disparu.

Chodak ne mit pas plus d’une heure pour retrouver la piste de Miles à bord de son vaisseau de Beta ancré au quai. Ungari n’était pas encore là.

— Il dit qu’il veut vous parler, annonça Overholt. (Miles et lui examinaient l’écran de surveillance vidéo du couloir de l’écoutille, où Chodak sautillait d’un pied sur l’autre avec impatience.) Que croyez-vous qu’il veuille réellement ?

— Probablement me parler. Du diable si je n’ai pas envie de lui parler, moi aussi !

— Vous le connaissez bien ? questionna Overholt d’un ton soupçonneux, sans quitter des yeux l’image de Chodak.

— Pas tant que ça, admit Miles. Il m’a fait l’effet d’être un sous-officier compétent. Il savait se servir de son matériel, maintenir ses gars en alerte, tenir pied sous le feu de l’ennemi. (En vérité, à la réflexion, les contacts de Miles avec cet homme avaient été brefs, tous pour raisons de métier… mais quelques-unes de ces minutes avaient été cruciales, dans la cruelle incertitude des combats d’abordage. Le sentiment intime de Miles serait-il un garant suffisant de la fiabilité d’un homme qu’il n’avait pas vu depuis près de quatre ans ?) Passez-le au scanner, d’accord. Mais laissons-le entrer et écoutons ce qu’il a à dire.

— Si vous en donnez l’ordre, enseigne, répliqua Overholt d’une voix neutre.

— Je le donne.

Chodak ne parut pas froissé d’être passé au scanner. Il n’était armé que d’un neutraliseur pour lequel il possédait un permis. Quoiqu’il ait été aussi un spécialiste du combat rapproché, se rappela Miles, une arme impossible à confisquer. Overholt l’escorta jusqu’au mess/carré du petit vaisseau, que les gens de Beta auraient pompeusement baptisé salon.

— Monsieur Rotha, dit Chodak avec un signe de tête. Je… j’espérais que nous pourrions parler ici en privé. (Il jeta un coup d’œil indécis à Overholt.) Ou avez-vous remplacé le sergent Bothari ?

— Jamais. (Miles fit signe à Overholt de le suivre dans la coursive, attendit pour parler que les portes coulissantes se fussent refermées.) Je crois que votre présence est inhibitrice, sergent. (Miles ne spécifia pas qui Overholt inhibait.) Cela vous ennuierait d’attendre dehors ? Vous pouvez surveiller sur écran, naturellement.

— Mauvaise idée, répliqua Overholt, la mine lugubre. Et s’il vous attaquait ?

Les doigts de Miles tambourinèrent sur la couture de son pantalon.

— C’est une possibilité. Mais nous nous dirigeons ensuite vers Aslund où sont stationnés les Dendarii, à ce que dit Ungari. Il peut avoir des renseignements utiles.

— S’il dit la vérité.

— Même les mensonges peuvent être révélateurs.

Sur cet argument douteux, Miles se débarrassa d’Overholt, et se glissa de nouveau dans le mess.

Il salua d’un signe de tête son visiteur, maintenant assis à une table.

— Caporal Chodak.

Le visage de Chodak s’éclaira.

— Vous me remettez, alors !

— Oh oui ! Vous êtes toujours avec les Dendarii ?

— Oui, monsieur. C’est sergent Chodak, à présent.

— Je n’en suis pas surpris.

— Et… les Mercenaires d’Oser.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Reste à savoir ce qu’il en sortira.

— Vous vous faites passer pour quoi, monsieur ?

— Victor Rotha est un trafiquant d’armes.

— C’est une bonne couverture, remarqua judicieusement Chodak avec un hochement de tête.

Miles appuya deux fois sur la cafetière automatique pour tenter de prendre l’air détaché.

— Alors, qu’est-ce que vous fabriquez sur Pol Six ? Je croyais que les Den… la flotte avait un engagement sur Aslund ?

— À la station d’Aslund, ici dans le Moyeu, corrigea Chodak. C’est à deux heures de vol dans le système. Pour ce qu’il y en a de bâti, jusqu’à présent ! Ah ! ces entrepreneurs gouvernementaux !

Il secoua la tête.

— En retard sur le programme et en avance sur les coûts ?

— Tout juste. (Il accepta le café sans hésitation, le tenant entre ses deux mains osseuses, et en avala bruyamment une gorgée.) Je ne peux pas rester longtemps. (Il tourna la tasse, la posa sur la table.) Amiral, je crois que je vous ai joué un mauvais tour par mégarde. J’étais tellement surpris de vous voir là-bas… N’importe comment, je voulais… vous avertir. Etes-vous en route pour revenir à la flotte ?

— Je crains de ne pouvoir discuter de mes projets. Pas même avec vous.

Chodak lui lança un regard pénétrant de ses yeux noirs en amande.

— Vous avez toujours été adepte des ruses.

— En tant que spécialiste du corps à corps, préférez-vous les attaques frontales ?

— Non, amiral ! dit Chodak avec un léger sourire.

— Et si vous me mettiez au courant ? Je présume que vous êtes l’agent – ou un des agents – de renseignements de la flotte infiltrés dans le Moyeu. J’espère que vous êtes nombreux… Sinon, cela voudrait dire que l’organisation s’est lamentablement déglinguée en mon absence.

En fait, la moitié des habitants de Pol Six étaient probablement des espions d’une sorte ou de l’autre, étant donné le nombre de joueurs potentiels dans ce jeu. Sans parler des agents doubles – devait-on les compter deux fois ?

— Pourquoi êtes-vous parti si longtemps, chef ?

Le ton de Chodak était presque accusateur.

— Ce n’était pas mon intention, dit Miles qui cherchait à gagner du temps. Pendant un bon moment, j’ai été retenu prisonnier dans… dans un endroit que je préfère ne pas décrire. Je ne m’en suis évadé qu’il y a environ trois mois.

Ma foi, c’était une manière comme une autre de décrire l’île Kyril.

— Vous, chef ? Nous aurions pu mettre des secours…

— Non, vous n’auriez pas pu, dit sèchement Miles. La situation était extrêmement délicate. Elle s’est résolue d’une façon satisfaisante pour moi. Mais, ensuite, j’ai dû donner un sérieux coup de balai dans des zones de mes opérations autres que la flotte des Dendarii. Des régions très éloignées. Navré, mais vous n’êtes pas ma seule préoccupation. Néanmoins, je suis inquiet. J’aurais dû avoir davantage de nouvelles du commodore Jesek.

Oui, il aurait dû.

— Le commodore Jesek ne commande plus. Il y a eu une réorganisation financière et une restructuration du commandement voilà à peu près un an sous la houlette du comité des capitaines-propriétaires et de l’amiral Oser. Mises en œuvre par l’amiral Oser.

— Où est Jesek ?

— Rétrogradé au rang d’ingénieur de la flotte.

Fâcheux, mais Miles le comprenait.

— Pas nécessairement un mal. Jesek n’a jamais été aussi agressif que, disons, Tung. Et Tung, au fait ?

Chodak secoua la tête.

— Il a été rétrogradé de chef d’état-major à officier du personnel. Un travail insignifiant.

— Ça paraît… du gâchis.

— Oser n’a pas confiance en Tung. Et Tung n’aime pas non plus Oser. Depuis un an, Oser s’efforce de virer Tung, mais ce dernier s’accroche, malgré l’humiliation de… Hum. Ce n’est pas facile de se débarrasser de lui. Oser ne peut pas se permettre – pas encore – de décimer son état-major et trop de gens importants sont personnellement fidèles à Tung.

Miles haussa un sourcil.

— Y compris vous ?

Chodak répliqua d’un ton réservé :

— Il obtenait des résultats. Je le considérais comme un officier de premier plan.

— Moi aussi.

Chodak eut un bref hochement de tête.

— Amiral… le fait est que l’homme qui était avec moi dans la cafétéria est mon supérieur ici. Et c’est un des hommes d’Oser. Sauf à le tuer, je ne vois pas comment l’empêcher de signaler notre rencontre.

— Je n’ai aucun désir de provoquer une guerre civile dans ma propre structure de commandement, dit Miles calmement. (Tu parles !) J’estime plus important qu’il ne se doute pas que vous m’avez parlé en privé. Qu’il fasse son rapport. J’ai conclu des marchés auparavant avec l’amiral Oser, à notre avantage mutuel.

— Je ne suis pas certain qu’Oser soit de cet avis, chef. Je pense qu’il croit avoir été possédé.

Miles lâcha un rire sec.

— Allons, j’ai doublé la taille de la flotte pendant la guerre de Tau Verde ! Même en tant que troisième officier, il a fini par commander plus qu’il n’en avait avant, une plus petite part d’un plus gros gâteau.

— Mais le parti pour lequel il nous avait engagés a perdu.

— Nenni. Les deux côtés ont gagné dans cette trêve que nous avons imposée. C’était un résultat gagnant-gagnant, à part une légère perte de face. Oser est-il capable de se sentir gagnant à moins qu’un autre ne perde ?

Chodak avait l’air sombre.

— Je crains que ce ne soit le cas, chef. Il a dit – je l’ai moi-même entendu – que vous nous aviez jeté de la poudre aux yeux. Vous n’avez jamais été amiral, jamais officier d’aucune sorte. Si Tung ne l’avait pas trahi, il vous aurait expédié en enfer à coups de pied au cul. (Chodak posa sur Miles un regard pensif et morose.) Qu’est-ce que vous étiez, en réalité ?

Miles sourit avec douceur.

— Le gagnant. Vous vous rappelez ?

Chodak gloussa.

— Oui.

— Ne laissez pas l’histoire révisionniste de ce pauvre Oser vous brouiller les idées. Vous étiez là-bas.

Chodak secoua la tête d’un air lugubre.

— Vous n’aviez pas vraiment besoin de mes avertissements, hein ?

Il se leva.

— Ne présumez jamais de rien. Et… prenez soin de vous. En d’autres termes : gardez vos arrières. Je me souviendrai de vous plus tard.

— Amiral.

Chodak hocha la tête. Overholt, qui attendait dans le couloir dans une pose de garde impérial, l’escorta d’un pas ferme jusqu’à l’écoutille.

Miles s’assit dans le salon et mordilla le bord de sa tasse de café, envisageant certains parallèles surprenants entre la restructuration du commandement dans une flotte de mercenaires libres et les guerres intestines des Vors de Barrayar. Oser aurait dû se trouver là pendant les prétentions au trône de Vordarian et voir comment opéraient les gros bonnets. Toutefois, Miles serait bien avisé de ne pas sous-estimer les dangers potentiels et les complexités de la situation. Qu’il meure dans un miniconflit ou dans un grand serait du pareil au même.

Qu’il meure ? Qu’avait-il à faire, après tout, avec les Dendarii ou les Oserans ? Oser avait raison, ç’avait été de la poudre aux yeux, et la seule chose étonnante, c’était le temps qu’il avait fallu à ce type pour en prendre conscience. Miles ne voyait aucune nécessité immédiate de se réimpliquer avec les Dendarii. En vérité, il était peut-être bel et bien débarrassé d’un handicap politique dangereux. Qu’Oser se les garde ! Il n’en restait pas moins qu’ils avaient d’abord été à lui.

J’ai trois fidèles dans cette flotte. Mon propre corps politique personnel.

Comme ç’avait été facile de se glisser de nouveau dans le personnage de Naismith…

De toute façon, remettre Naismith en service n’était pas une décision de Miles. C’était celle d’Ungari.

Ce que le capitaine fut le premier à souligner, quand il revint et qu’Overholt le mit au courant. Comme c’était un homme qui se maîtrisait, sa fureur se manifesta par des signes subtils – un ton plus acerbe, des rides plus profondes autour des yeux et de la bouche.

— Vous avez violé le secret de votre couverture. Il ne faut jamais griller sa couverture ! C’est la première règle de survie dans ce travail.

— Mon capitaine, puis-je respectueusement me permettre de faire remarquer que je ne l’ai pas grillée ? répliqua Miles avec calme. C’est Chodak. Il a paru le comprendre aussi, il n’est pas stupide. Il s’est excusé de son mieux.

Chodak, à la vérité, était peut-être plus subtil qu’il ne le semblait à première vue car, à ce stade, il avait une entrée dans les deux camps du schisme éventuel du commandement des Dendarii, quel que soit le vainqueur final. Calcul ou hasard ? Chodak était soit astucieux, soit chanceux. Dans l’un ou l’autre cas, il serait une adjonction utile du côté de Miles… Quel côté, hein ? Ungari ne va pas me laisser approcher les Dendarii après cela.

Ungari, l’œil sombre, regarda l’écran vidéo qui venait de repasser l’enregistrement de l’entrevue de Miles avec le mercenaire.

— J’ai de plus en plus l’impression qu’il serait trop risqué de remettre en service la couverture Naismith. Si la petite révolution de palais de votre Oser ressemble tant soit peu à ce qu’indique ce type, l’idée biscornue d’Illyan que vous alliez ordonner aux Dendarii de dégager le paysage s’envole tout droit par le sas. Je pensais bien que cela avait l’air trop facile. (Ungari arpenta la pièce, frappant sa paume gauche de son poing droit.) Bon, on tirera peut-être encore quelque chose de Victor Rotha. Même si je préférerais vous consigner dans votre chambre…

Bizarre que tant de ses supérieurs disent cela.

— … Liga désire revoir Rotha ce soir. Peut-être pour commander une partie de notre cargaison imaginaire. Faites traîner les choses… Je veux que vous lui passiez devant pour atteindre le niveau suivant de son organisation. Son patron, ou le patron de son patron.

— Qui tire les ficelles de Liga, selon vous ?

Ungari cessa de jouer les lions en cage et tendit les mains, paumes en l’air.

— Les gens de Cetaganda ? L’Ensemble de Jackson ? N’importe lequel d’une demi-douzaine d’autres ? La Séclmp n’est représentée ici que de façon très sporadique. Mais il s’avère que l’organisation criminelle de Liga est formée de marionnettes de Cetaganda, ça pourrait valoir la peine d’envoyer un agent à plein temps pour s’infiltrer dans leurs rangs. À vous de jouer ! Laissez entendre qu’il y a encore des gadgets intéressants dans votre sac. Acceptez des pots-de-vin. Fondez-vous dans le personnage. Et faites avancer la situation. J’en ai presque terminé ici, et Illyan tient tout particulièrement à savoir quand la Station d’Aslund sera pleinement opérationnelle comme base défensive.


Miles appuya sur la sonnette de la chambre d’hôtel. Il releva le menton, s’éclaircit la gorge et redressa les épaules. Overholt jeta un coup d’œil d’un bout à l’autre du couloir.

La porte s’ouvrit dans un sifflement. Miles, surpris, cligna des paupières.

— Ah, monsieur Rotha !

La voix fraîche et légère appartenait à la petite blonde qu’il avait vue à l’agora le matin. Elle portait à présent une combinaison moulante en soie rouge au décolleté plongeant, avec une scintillante collerette rouge dressée derrière la nuque encadrant sa tête sculpturale, et des bottes de daim rouge à hauts talons. Elle lui dédia un sourire incendiaire.

— Excusez-moi, dit Miles automatiquement. J’ai dû me tromper d’endroit.

— Pas du tout. (Une main fine s’ouvrit en un large mouvement de bienvenue.) Vous êtes ponctuel.

— J’avais rendez-vous ici avec un certain M. Liga.

— Oui, et c’est moi qui m’en suis chargée. Entrez donc. Mon nom est Livia Nu.

En tout cas, impossible qu’elle dissimule la moindre arme sur elle. Miles entra et ne fut pas étonné de voir le garde du corps de ladite Livia flânant dans un coin de la chambre. L’homme eut un salut de la tête à l’adresse d’Overholt, qui le lui rendit, tous deux l’air aussi méfiant que des chats. Et où était l’autre homme ?

Livia se dirigea vers un canapé à eau et s’y installa.

— Etes-vous la supérieure de M. Liga ? demanda Miles.

Non, Liga avait nié savoir qui elle était.

Elle n’hésita qu’une fraction de seconde.

— En un sens, oui.

L’un des deux mentait – non, pas nécessairement. Si elle était vraiment haut placée dans l’organisation de Liga, il n’aurait pas dit son nom à Rotha. Flûte !

— … mais vous pouvez me considérer comme un agent intermédiaire.

Miséricorde ! Pol Six fourmillait littéralement d’espions.

— Pour le compte de qui ?

— Ah ! dit-elle avec un sourire, l’un des rares avantages qu’il y a à traiter avec de petits fournisseurs, c’est qu’ils ne posent pas de questions.

— Je reconnais là le slogan de la maison Fell. Elle présente l’intérêt d’avoir une base fixe et solide. J’ai appris à ne pas vendre d’armes à des gens qui pourraient me tirer dessus dans un proche avenir.

Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus.

— Qui voudrait vous tirer dessus ?

— Des gens peu judicieux, rétorqua Miles.

Nom de Dieu ! Il ne maîtrisait pas cette conversation. Il échangea un regard tourmenté avec Overholt, dont l’air détaché était dépassé, et de loin, par celui de son homologue.

— Il faut que nous bavardions. (Elle tapota le coussin à côté d’elle d’un geste d’invite.) Asseyez-vous donc, Victor. Ah ! dit-elle avec un signe de tête à son garde du corps, pourquoi n’attendez-vous pas dehors ?

Miles prit place sur le bord du canapé, essayant d’évaluer l’âge de cette femme. Elle avait la peau blanche et lisse. Seules ses paupières étaient molles et légèrement fripées. Miles songea aux ordres d’Ungari : Acceptez des pots-de-vin, fondez-vous dans le personnage…

Peut-être devriez-vous aussi attendre dehors, dit-il à Overholt.

Le sergent parut déchiré, mais des deux, c’était visiblement le gorille armé qu’il désirait le plus tenir à l’œil. Il hocha la tête et suivit le garde du corps de Livia.

Miles sourit d’une façon qu’il espérait amicale à son aguichante voisine et, se carrant prudemment contre les coussins du dossier, s’efforça d’avoir l’air attirant. Une véritable rencontre romanesque d’espionnage de la sorte qu’Ungari lui avait dit ne jamais se produire. Peut-être que cela n’arrivait jamais à Ungari, hein ?

Livia porta la main à l’échancrure où se rejoignaient ses seins – un geste hypnotisant – et en retira un minuscule vidéodisque à l’aspect familier. Elle se pencha pour l’introduire dans l’appareil sur la table basse devant eux et Miles mit un moment à reporter son attention sur la vidéo. La scintillante petite silhouette de soldat recommençait ses gestes stylisés. Elle était donc bien la supérieure de Liga. Parfait, il tenait une piste, à présent.

— C’est vraiment remarquable, Victor. Comment l’avez-vous dégoté ?

— Par un heureux hasard.

— Combien pouvez-vous en fournir ?

— Un nombre limité. Cinquante, disons. Je ne suis pas fabricant. Liga vous a parlé du prix ?

— Je l’ai trouvé élevé.

— Si vous avez un autre fournisseur qui vous les offre pour moins, je suis disposé à m’aligner sur son prix et à rabattre dix pour cent.

Miles se débrouilla pour s’incliner tout en restant assis.

Livia émit un petit rire de gorge.

— La quantité est insuffisante.

— Il y a plusieurs moyens dont vous pourriez tirer profit même d’un nombre restreint, si vous vous lanciez assez tôt sur le marché. Par exemple en vendant des modèles opérationnels à des gouvernements intéressés. J’entends avoir une part de ces bénéfices, avant que le marché soit saturé et que les prix baissent. Vous le pourriez aussi.

— Pourquoi ne le faites-vous pas ? Je veux dire, les vendre directement aux gouvernements ?

— Qu’est-ce qui vous donne à penser que je ne m’en suis pas occupé ? dit Miles en souriant. Mais… considérez mes itinéraires de sortie d’ici. Je suis entré en passant devant Barrayar et Pol. Pour repartir, j’ai le choix entre l’Ensemble de Jackson ou l’Empire de Cetaganda. Que ce soit par l’un ou par l’autre, je risque fort de me voir soulager de cette cargaison sans la moindre compensation.

À propos, où Barrayar s’était-il procuré son modèle fonctionnel de filet-bouclier ? Y avait-il un véritable Victor Rotha et, si oui, où était-il ? Où Illyan avait-il eu leur vaisseau ?

— Ainsi, vous les transportez avec vous ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Hum ! (Elle sourit.) Pouvez-vous en livrer un ce soir ?

— Quelle taille ?

— Petite.

D’un doigt à l’ongle long, elle traça une ligne de ses seins à sa cuisse, pour indiquer exactement la taille. Miles soupira tristement.

— Malheureusement, ceux-ci ont été prévus pour un soldat de commando de taille moyenne ou grande. En rapetisser un est un défi technique considérable… que j’essaie présentement de relever moi-même.

— Quel manque de prévoyance de la part du fabricant !

— Je suis entièrement de cet avis, citoyenne Nu.

Elle le regarda plus attentivement. Son sourire devenait-il légèrement plus sincère ?

— De toute façon, je préfère les vendre par lots. Si votre organisation n’a pas les reins suffisamment solides pour…

— Un arrangement pourrait toutefois être conclu.

— Rapidement, j’espère. Je vais bientôt poursuivre mon périple.

— Peut-être que non… murmura-t-elle distraitement, puis elle releva les yeux avec un rapide froncement de sourcils. Quelle est votre prochaine étape ?

Ungari avait été obligé de déposer un plan de vol officiel, alors…

— Aslund.

— Hum… oui, nous devons parvenir à un arrangement. Absolument.

Ces éclairs bleus, entre deux battements de paupières, étaient-ils ce qu’on appelait des « yeux doux » ? L’effet en était berceur, presque hypnotique. J’ai enfin rencontré une femme à peine plus grande que moi, et je ne sais même pas de quel bord elle est. Lui entre tous les hommes était bien le dernier à ne pas devoir confondre petit avec faible ou désarmé.

— Puis-je rencontrer votre patron ?

— Qui ?

Elle fronça les sourcils.

— L’homme avec qui je vous ai aperçus tous les deux ce matin.

— Oh ! Ainsi, vous l’avez déjà vu.

— Arrangez-moi un rendez-vous. Passons aux choses sérieuses. En dollars de Beta, rappelez-vous.

— Le plaisir avant les affaires !

Son souffle lui heurta l’oreille en bouffées, une faible brume épicée.

Essayait-elle de l’attendrir ? Dans quel but ? Ungari avait dit : Gardez votre couverture. Cela correspondrait certainement au personnage que Victor Rotha rafle tout ce qu’il pouvait attraper. Plus dix pour cent.

— Vous n’êtes obligée à rien de ça, réussit-il à dire d’une voix étranglée.

Son cœur battait à une vitesse franchement excessive.

— Je ne fais pas tout pour raisons d’affaires, répliqua-t-elle d’une voix ronronnante.

Pourquoi, en vérité, se donnerait-elle la peine de séduire un petit trafiquant d’armes de rien du tout ? Quel plaisir y trouvait-elle ? Qu’y trouvait-elle en plus du plaisir ? Peut-être que je lui plais. Miles tiqua en se représentant en train de donner cette explication à Ungari. Elle lui entoura le cou de son bras. Sa main, sans qu’il l’ait voulu, se leva pour caresser sa chevelure soyeuse. Une expérience tactile hautement esthétique, exactement comme il l’avait imaginé…

Livia resserra son étreinte. Par pur réflexe nerveux, Miles se releva d’un bond.

Et resta planté là, se sentant ridicule. C’était une caresse, pas un début de strangulation ! L’angle n’était pas du tout le bon pour une prise d’attaque.

Elle se rejeta en arrière sur le siège, son bras mince étendu sur le haut des coussins.

— Victor ! Je n’allais pas vous mordre !

Il avait la figure brûlante.

— Il-faut-que-je-parte.

Il s’éclaircit la gorge pour redescendre à son registre plus grave. Sa main plongea pour retirer le vidéodisque de l’appareil. Sa main à elle s’élança, puis retomba languissamment, comme feignant l’absence d’intérêt. Miles tapa sur le bouton de commande d’ouverture de la porte.

Overholt se matérialisa aussitôt dans l’embrasure du panneau qui coulissait. Le ventre de Miles se dénoua. Si son garde du corps avait disparu, Miles aurait compris – trop tard, bien entendu – que c’était un coup monté.

— Peut-être par la suite, bredouilla-t-il. Après que vous aurez pris livraison.

Pris livraison d’une cargaison inexistante ? Qu’est-ce qu’il racontait ?

Livia secoua la tête d’un mouvement incrédule. Son rire le poursuivit dans le couloir. Il avait quelque chose de cassant.


Miles s’éveilla en sursaut quand les lumières s’allumèrent brusquement dans sa cabine. Ungari, tout habillé, se tenait sur le seuil. Derrière lui, leur pilote interstellaire, en sous-vêtements et l’expression abrutie de sommeil, vacillait avec des gestes incertains.

— Vous vous habillerez plus tard, ordonna Ungari au pilote d’un ton hargneux. Sortez-nous du port et conduisez-nous au-delà de la limite des dix mille kilomètres. Je monte d’ici quelques minutes vous aider à tracer l’itinéraire… (Il ajouta, à moitié pour lui-même :)… dès que je saurai où nous allons. Ouste !

Le pilote détala. Ungari avança à grands pas jusqu’au chevet de Miles.

— Vorkosigan, que s’est-il passé, bon Dieu, dans cette chambre d’hôtel ?

Miles cligna des paupières, tant pour échapper à l’éclat des lumières qu’à celui des yeux d’Ungari, et réprima l’envie de chercher refuge sous ses couvertures.

— Hein ?

Il avait la bouche sèche de sommeil.

— Je viens de recevoir l’avertissement – avec seulement quelques minutes d’avance – qu’un mandat d’amener avait été lancé par la sécurité civile de Pol Six contre Victor Rotha.

— Mais je n’ai pas touché à cette femme ! protesta Miles dont la tête tournait.

— On a découvert le corps de Liga assassiné dans la chambre où a eu lieu votre rendez-vous.

— Quoi !

— Le labo de la Sécurité vient juste de déterminer à quelle heure… À peu près celle de votre réunion. L’ordre d’arrestation sera diffusé sur le réseau d’ici à quelques instants et nous serons bouclés ici.

— Mais je n’y suis pour rien. Je n’ai même pas vu Liga, seulement sa patronne, Livia Nu. Je veux dire… si j’avais fait ça, je vous aurais mis au courant immédiatement, capitaine !

— Merci, dit Ungari sèchement. Je suis heureux de le savoir. (Son ton se durcit.) C’est un coup monté contre vous, naturellement.

— Qui…

Oui. Livia Nu pouvait avoir imaginé un moyen plus sinistre de prendre à Liga ce vidéodisque top secret. Mais si elle n’était pas la supérieure de Liga, ni même un membre de son organisation criminelle sur Pol, qui était-elle ?

— … Nous avons besoin d’en savoir plus, capitaine ! Ceci est peut-être le point de départ de quelque chose.

— Ou la fin de notre mission. Nom de nom ! Et impossible de nous replier sur Barrayar par Pol. La route est coupée. Alors, où ? (Ungari marchait de long en large, réfléchissant à haute voix.) Je veux aller à Aslund. Son traité d’extradition avec Pol est à présent rompu, mais… sans compter vos complications avec les mercenaires. Maintenant qu’ils ont vu le lien entre Rotha et Naismith. Grâce à votre négligence.

— D’après ce qu’a dit Chodak, je ne crois pas que l’amiral Naismith serait précisément reçu à bras ouverts, acquiesça Miles à contrecœur.

— La station du Consortium de l’Ensemble de Jackson n’a de traité d’extradition avec personne. Cette couverture est complètement fichue. Rotha et Naismith inservables l’un et l’autre. Il faut que ce soit le Consortium. Je vais planter ce vaisseau là-bas, plonger dans la clandestinité et revenir seul à Aslund.

— Et moi, capitaine ?

— Vous et Overholt, vous devrez vous séparer et rentrer par le plus long chemin.

Rentrer. Rentrer en disgrâce.

— Capitaine… s’enfuir fait mauvais effet. Et si nous ne bougions pas et réussissions à faire tomber les charges contre Rotha ? Nous ne serions plus coupés de tout et Rotha serait encore une couverture viable. Il est possible qu’on cherche à nous pousser à couper les ponts et à fuir.

— Je ne vois pas qui pourrait avoir prévu ma source d’information à la sécurité civile de Pol. Pour moi, on compte nous clouer au port. (Ungari tapa une fois son poing droit dans sa paume, un geste de décision ce coup-ci.) Au Consortium, donc.

Il pivota sur ses talons et sortit, ses bottes martelant le pont. Un changement de vibrations et de pression atmosphérique indiquèrent à Miles que le vaisseau quittait Pol Six.

Il dit tout haut à la cabine vide :

— Mais s’il y avait des plans en vue des deux éventualités ? Moi, j’y aurais pensé.

Il secoua la tête avec indécision, puis se leva pour s’habiller et rejoindre Ungari.

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