13

Néanmoins, ses identités se virent toutes trois accorder une période d’exercice cet après-midi-là. Un petit gymnase fut libéré pour son usage exclusif. Il étudia les lieux avec attention pendant l’heure où il essaya divers appareils, notant distances et trajectoires vers les sorties gardées. Il imaginait une ou deux manières dont Ivan aurait pu fuir en assommant un garde. Pas le fragile Miles aux jambes courtes. Pendant un instant, il se surprit à regretter l’absence d’Ivan.

En retournant à la cellule treize avec son escorte, Miles croisa un prisonnier qu’on enregistrait au poste de garde. Pieds traînants, regard égaré, cheveux blonds brunis par la sueur. Le choc qu’éprouva Miles en le reconnaissant fut à la mesure des changements qu’il enregistrait. Le lieutenant d’Oser. Le tueur au visage impassible était métamorphosé.

Il portait un pantalon gris et était torse nu. Des taches livides, laissées par des matraques électriques, lui tavelaient la peau. Des piqûres d’injection récentes lui parsemaient le bras. Il marmonnait continuellement entre ses lèvres humides, frissonnait, gloussait de rire. De retour d’un interrogatoire tout récent, semblait-il.

Miles fut si surpris qu’il allongea le bras pour saisir la main gauche de cet homme, afin de vérifier… Oui, les marques de ses propres dents marbraient ses jointures, souvenir de la bagarre de la semaine précédente devant le sas du Triomphe.

Les gardes intimèrent à Miles de continuer son chemin. Miles faillit trébucher, car il continua à regarder par-dessus son épaule jusqu’à ce que la porte de la cellule treize se referme avec un soupir, l’emprisonnant de nouveau.

Qu’est-ce que vous faites ici ? Ce devait être la question le plus souvent posée et à laquelle il était le moins répondu dans le Moyeu de Hegen, conclut Miles. Néanmoins, il était sûr que le lieutenant oseran avait répondu – Cavilo dirigeait certainement l’un des services de contre-espionnage les plus performants du Moyeu. Avec quelle rapidité le mercenaire oseran avait-il retrouvé la trace de Miles et de Grégor ? Quel temps avaient mis les hommes de Cavilo à le repérer et à l’arrêter ? Les marques sur son corps ne dataient pas de plus d’un jour…

Question plus importante que toutes, l’Oseran était-il arrivé à la Station de Vervain à la suite d’un balayage systématique général ou avait-il suivi des indices précis ? Tung était-il compromis ? Elena arrêtée ? Miles frissonna et marcha nerveusement de long en large, désemparé. Est-ce que je viens de tuer mes amis ?

Ce que savait Oser, Cavilo le connaissait désormais, tout ce fatras de vérité, de mensonges, de rumeurs et d’erreurs. Ainsi l’identification de Miles en tant qu’amiral Naismith n’avait pas nécessairement Grégor pour origine comme Miles l’avait d’abord supposé. Le soldat de Tau Verde avait visiblement été racolé pour une contre-vérification objective. Si Grégor cachait systématiquement des renseignements à Cavilo, celle-ci, à présent, devait s’en être rendu compte. S’il dissimulait quoi que ce soit. Peut-être qu’à cette heure, il était amoureux. Miles avait des élancements dans le crâne, il se sentait au bord de l’explosion.


Les gardes vinrent le chercher au milieu du cycle nocturne et le firent s’habiller. Enfin l’interrogatoire, hein ? Il songea à l’Oseran dégoulinant de bave et rentra la tête dans les épaules. Il exigea de se laver et ajusta chaque manchette et fermeture adhésive de son treillis de Ranger avec une soigneuse lenteur, au point que les gardes commencèrent à s’agiter avec impatience et à tambouriner du bout des doigts sur leur massue électrique. Lui aussi serait bientôt un idiot baveux. D’un autre côté, à ce stade, que pouvait-il vraiment dire sous l’influence du sérum qui aggravât encore les choses ? Cavilo, apparemment, était au courant de tout. Il se dégagea de la poigne des gardes et sortit entre eux avec le maximum de dignité.

Ils l’emmenèrent dans le vaisseau éclairé par des veilleuses et quittèrent l’ascenseur-tube à un endroit indiqué pont G. Miles fut aussitôt sur le qui-vive. Grégor était censé se trouver quelque part par là… Ils atteignirent une porte de cabine sans autre signe distinctif qu’un 10 A ; les gardes formèrent le code de la serrure pour obtenir l’autorisation d’entrer. Le battant glissa.

Cavilo était assise devant un bureau-console de communication, une nappe de lumière dans la pièce sombre allumant des reflets dans sa chevelure blond pâle. Ils devaient être arrivés au bureau personnel du commandant, voisin de la cabine de Grégor. Miles s’efforça, des yeux et des oreilles, de repérer des traces de l’empereur. Cavilo portait son impeccable treillis. Du moins Miles n’était-il pas le seul à manquer de sommeil ces jours-ci ; il se figura avec optimisme qu’elle paraissait fatiguée. Elle plaça un neutraliseur sur son bureau à portée de sa main droite, et renvoya les gardes. Miles tendit le cou, cherchant la seringue. Cavilo s’étira, puis se radossa à son siège. L’odeur de son parfum, une senteur plus verte, plus pénétrante, moins musquée que celle qu’elle portait en tant que Livia Nu, émanait de sa peau blanche et chatouilla les narines de Miles. Il déglutit.

— Asseyez-vous, seigneur Vorkosigan.

Il s’installa dans le fauteuil indiqué et attendit. Elle l’observait avec un regard calculateur. Ses narines commencèrent à le démanger abominablement. Il garda les mains sur les genoux. La première question de cet interrogatoire n’allait pas le surprendre les doigts dans le nez.

— Votre empereur se trouve dans des ennuis terribles, petit seigneur vor. Pour le sauver, il faut que vous retourniez prendre le commandement des Mercenaires Oserans. Quand vous serez de nouveau à leur tête, nous vous transmettrons de nouvelles instructions.

Miles tergiversa.

— Qu’est-ce qui le met en danger ? questionna-t-il d’une voix étranglée. Vous ?

— Pas du tout ! Greg est mon meilleur ami. L’amour de ma vie, enfin. Je suis prête à faire n’importe quoi pour lui. J’irais même jusqu’à abandonner ma carrière. (Elle eut une pieuse mimique. La lèvre de Miles s’arrondit en réponse dégoûtée ; Cavilo arbora un large sourire.) Si vous vous avisiez de suivre une ligne de conduite qui ne corresponde pas à la lettre de vos instructions, eh bien… cela précipiterait Greg dans des difficultés inimaginables. Aux mains de ses pires ennemis.

Pires que vous ? Allons donc !

— Pourquoi voulez-vous que je dirige les Mercenaires Dendarii ?

— Je ne peux pas vous le dire. C’est une surprise.

— Que me donneriez-vous pour appuyer cette entreprise ?

— Le transport jusqu’à la Station d’Aslund.

— Quoi d’autre ? Des hommes, des armes, des vaisseaux, de l’argent ?

— On m’a raconté que vous étiez capable de réussir rien que par votre intelligence. Voilà ce que je souhaite voir.

— Oser me tuera. Il a déjà essayé une fois.

— C’est un risque que je dois courir.

J’apprécie tout plein ce « je », ma petite dame ! se dit Miles.

— Votre intention est que je sois tué, reprit-il. Que se passera-t-il si je réussis ?

Ses yeux commençaient à larmoyer ; il renifla. Il n’allait pas tarder à être forcé de frotter son nez qui le démangeait terriblement.

— La clé de la stratégie, petit Vor, expliqua-t-elle gentiment, n’est pas de choisir une voie vers la victoire mais d’opérer un choix afin que toutes les voies mènent à une victoire. Idéalement. Votre mort sert à une chose ; votre réussite à une autre. Je soulignerai que toute tentative prématurée pour contacter Barrayar serait très contre-productive. Très.

Bel aphorisme sur la stratégie ; il le noterait plus tard sur ses tablettes.

— Eh bien, laissez-moi entendre mon ordre de marche de la bouche de mon propre commandant suprême. Laissez-moi parler à Grégor.

— Ah ! cela, ce sera votre récompense en cas de succès.

— Le dernier gars qui a pris cela pour argent comptant s’est retrouvé la nuque brisée à cause de sa crédulité. Qu’est-ce que vous diriez d’économiser du temps et de m’abattre maintenant ?

Il cligna des paupières et renifla ; des larmes ruisselaient à l’intérieur de son nez.

— Je ne désire pas vous tuer, moi. (Elle lui décocha un battement de paupières, puis se redressa, rembrunie.) Franchement, seigneur Vorkosigan, je ne m’attendais guère à vous voir fondre en larmes !

Il aspira profondément ; ses mains esquissèrent un geste de prière impuissante. Stupéfaite, elle lui jeta un mouchoir. Un mouchoir imprégné de parfum vert. Privé d’autre recours, il le pressa contre sa figure.

— Cessez de pleurer, espèce de lâch…

L’ordre qu’elle avait lancé sèchement fut interrompu par son premier éternuement tonitruant, suivi d’une salve d’autres du même calibre.

— Je ne pleure pas, espèce d’idiote, je suis allergique à votre satané parfum ! réussit à brailler Miles entre deux paroxysmes.

Elle porta la main à son front et se mit à rire ; un vrai rire, pour une fois. La vraie Cavilo spontanée, enfin ! Il avait vu juste : son sens de l’humour était détestable.

— Ô miséricorde ! dit-elle d’une voix haletante. Cela me donne la plus merveilleuse des idées pour une grenade à gaz. Dommage que je n’aie jamais… ah, bah !

Les sinus de Miles vibraient comme des timbales. Elle secoua la tête dans un geste d’incompréhension et tapa quelque chose sur sa console de communication.

— Je pense qu’il vaut mieux vous expédier avant que vous n’explosiez, dit-elle.

Courbé en avant sur son siège, soufflant comme un asthmatique, Miles, le regard voilé de larmes, aperçut ses pantoufles en feutre marron.

— Puis-je avoir au moins une paire de bottes pour ce voyage ?

Elle pinça les lèvres pendant un instant de réflexion.

— Non, conclut-elle. Ce sera plus intéressant de vous voir vous débrouiller tel que vous êtes.

— Ainsi attifé, sur Aslund, je serai comme un chat costumé en chien, protesta-t-il. On me tirera dessus par erreur.

— Par erreur… à dessein… Bonté divine, vous allez vivre une aventure exaltante !

Elle décoda l’ouverture de la porte.

Il était encore éternuant et haletant quand les gardes vinrent pour l’emmener. Cavilo riait toujours.


Les effets de son parfum empoisonné mirent une demi-heure à se dissiper, temps au bout duquel il se retrouva sous clé dans une cabine minuscule à bord d’un vaisseau intra-système. Ils avaient embarqué via un sas de La Main de Kurin ; il n’avait même pas mis le pied sur la Station de Vervain. Aucune chance de tenter de se faire la belle.

Il examina la cabine. Son aménagement, question literie et commodités de toilette, rappelait au plus haut point sa dernière cellule. Le service dans l’espace, ah ! Les vastes panoramas de l’immense univers, ah ! La gloire d’appartenir à l’armée impériale… hum, ah ! Il avait perdu Grégor… Je suis peut-être petit, c’est possible, mais je commets des gaffes énormes parce que je suis debout sur les épaules de GÉANTS. Il essaya de marteler la porte à coups de poing et de hurler dans l’intercom. Personne ne vint.

C’est une surprise.

Il pouvait les étonner tous en se pendant, idée qui parut brièvement séduisante. Mais rien n’était assez haut pour qu’il y accroche sa ceinture.

Très bien. Ce vaisseau du type courrier était plus rapide que le cargo lourd dans lequel Grégor et lui avaient mis trois jours à traverser le système, mais il n’était pas instantané. Ils disposaient d’au moins un jour et demi pour réfléchir sérieusement, lui et l’amiral Naismith.

C’est une surprise. Bon Dieu !


Un officier et un garde vinrent chercher Miles à peu près au moment où le vaisseau devait être revenu dans le périmètre de défense de la Station d’Aslund. Mais nous ne sommes pas encore en cale d’arrimage, pensa Miles. Cela me paraît prématuré. Son épuisement nerveux réagissait encore à une poussée d’adrénaline ; il aspira profondément pour tenter d’éclaircir son cerveau embrumé et de retrouver sa promptitude d’esprit. L’officier le conduisit par les couloirs du petit vaisseau jusqu’au poste de navigation et de communication.

Le capitaine des Rangers était présent, penché sur la console que manipulait son second. Le pilote et le mécanicien navigant étaient affairés à leurs postes.

— S’ils mettent le pied à bord, ils l’arrêteront et il sera automatiquement livré selon les ordres, disait le second.

— S’ils l’arrêtent, ils peuvent nous arrêter aussi. Elle a dit de le planter là et qu’elle se fichait éperdument que ce soit la tête ou les pieds les premiers. Elle ne nous a pas ordonné de nous faire interner, répliqua le capitaine.

Une voix jaillit du haut-parleur :

— Ici le vaisseau de garde Ariel, auxiliaire sous contrat de la flotte d’Aslund, qui appelle le C6-WG en provenance de la Station de Vervain sur le côté du Moyeu. Cessez d’accélérer et dégagez le sas de bâbord afin de permettre l’accès pour la visite d’inspection préalable à l’entrée au port. La Station d’Aslund se réserve le droit de vous interdire tout privilège d’accostage si vous ne coopérez pas.

La voix, devenue ironique, parut soudain étrangement familière à Miles. Bel ?

— Cessez d’accélérer, ordonna le capitaine, et, indiquant au second de couper la communication, il appela Miles : Hé, Rotha ! Venez ici !

Donc je suis de nouveau « Rotha ». Miles arbora un sourire patelin et se rapprocha prudemment. Il contempla l’écran, s’efforçant de dissimuler son ardente curiosité. L’Ariel ? Oui. Il était là sur l’écran, le fin croiseur bâti selon les normes illyricanes… Bel Thorne le commandait-il encore ? Comment puis-je me transférer sur ce vaisseau ?

— Ne me précipitez pas là-bas ! protesta Miles d’une voix pressante. Les Oserans veulent ma peau. Je le jure, je ne savais pas que les arcs à plasma étaient défectueux !

— Quels arcs à plasma ? questionna le capitaine.

— Je suis marchand d’armes. Je leur ai vendu des arcs à plasma. Bon marché. Ils se sont révélés avoir tendance à se bloquer en surcharge et à exploser dans la main de leur utilisateur. Je ne le savais pas, je les avais eus en gros.

La main droite du capitaine des Rangers s’ouvrit et se referma dans un geste d’identification compatissant. Il frotta inconsciemment sa paume sur son pantalon, derrière l’étui de son arc à plasma. Il contempla Miles, l’air sombre et revêche.

— Ce sera tête la première, dit-il au bout d’un instant. Lieutenant, vous et le caporal, emmenez ce petit mutant au sas du personnel de bâbord, emballez-le dans une coque de sauvetage et éjectez-le. Nous rentrons.

— Non, dit faiblement Miles comme ils le prenaient chacun par un bras. (Oui ! Il traîna les pieds en ayant soin de ne pas offrir assez de résistance pour risquer de se briser les os.) Vous n’allez pas me jeter dans l’espace… !

L’Ariel, mon Dieu…

— Oh ! les merces aslunders vous ramasseront, répliqua le capitaine. Peut-être. S’ils ne s’imaginent pas que vous êtes une bombe et n’essaient pas de vous dépêcher dans l’espace d’un tir de plasma ou de quelque chose du même genre. (Souriant légèrement à cette vision, il se retourna vers l’appareil de communication et entonna de la voix monocorde et lassée adaptée aux contrôles de circulation :) Ariel, ici le C6-WG. Nous avons décidé de changer notre plan de vol initial et de retourner à la Station de Vervain. Par conséquent, nous n’avons pas besoin d’inspection préalable à l’amarrage. Toutefois, nous allons vous laisser un… un petit cadeau d’adieu. Très petit. Vous en ferez ce que bon vous semblera.

La porte du poste NAV & COM se referma derrière eux. Quelques mètres de coursive et un tournant brusque amenèrent Miles et ses gardes devant une écoutille. Le caporal maintint Miles qui se débattait ; le lieutenant ouvrit un casier et en sortit une coque de sauvetage.

La coq-sauv était une enveloppe gonflable de sauvetage conçue pour que des passagers en danger y entrent en quelques secondes, en cas d’incident de pressurisation ou d’abandon de vaisseau. On les appelait aussi ballons-idiots. Aucune connaissance n’était nécessaire pour les manipuler, parce qu’elles n’avaient pas d’appareils de direction, simplement quelques heures d’air recyclable et un localisateur sonore de repérage. Passives, indétraquables et fortement déconseillées aux claustrophobes, elles étaient très efficaces pour sauver des vies… quand les vaisseaux de ramassage arrivaient à temps.

Miles gémit quand on le fourra dans le plastique humide et puant. Une secousse de la corde de fermeture, la coq-sauv se ferma hermétiquement avant de se gonfler automatiquement. Un bref et horrible souvenir de la bulle-abri enlisée dans la boue à l’île Kyril traversa l’esprit de Miles et il retint un hurlement qui n’était pas du chiqué. Il fut culbuté quand ses ravisseurs roulèrent la coque à l’intérieur du sas. Un sifflement jaillissant, un coup sourd, une embardée, et il tomba en chute libre dans une obscurité totale.

La coque sphérique avait à peine plus d’un mètre de diamètre. Miles, plié en deux, tâtonna autour de lui, son estomac et son oreille interne protestant contre la vrille imposée par le coup de pied qui l’avait éjecté à l’extérieur, jusqu’à ce que ses doigts tremblants trouvent ce qu’il espérait être un tube à lumière froide. Il le pressa et fut récompensé de son effort par une nauséeuse lueur verdâtre.

Le silence était profond, rompu seulement par le minuscule sifflement du recycleur d’air et sa propre respiration haletante. Bah !… c’est mieux que la dernière fois qu’on a essayé de me précipiter hors d’un sas. Il eut plusieurs minutes pour imaginer toutes les sortes de décisions que pouvait prendre l’Ariel au lieu de le repêcher. Il venait de rejeter l’horrible perspective du vaisseau ouvrant le feu sur lui en faveur de l’asphyxie dans le froid et le noir, quand sa coque et lui furent violemment happés par un rayon tracteur.

Le mécanicien chargé de la manœuvre avait manifestement des mains gourdes et atteintes de paralysie agitante mais, après quelques minutes de jongleries, le retour de la pesanteur et des bruits extérieurs confirmèrent à Miles qu’il avait été halé en sécurité dans un sas en fonctionnement. Le sifflement de la porte intérieure, un mélange indistinct de voix. Encore un instant, et le ballon-idiot commença à rouler. Miles poussa un cri aigu et se mit en boule pour se protéger jusqu’à ce que l’élan s’arrête. Il se rassit, aspira à fond et s’efforça de remettre en ordre son uniforme.

Des coups sourds contre le tissu de la coq-sauv.

— Y a quelqu’un là-dedans ?

— Oui ! cria Miles.

— Une minute…

Des couics, des cliquetis et le crissement d’une déchirure quand les ouvertures se descellèrent. La coq-sauv s’affaissa à mesure que l’air s’échappait avec un sifflement. Miles se dégagea de ses plis et, tremblotant, se redressa avec tout le manque de grâce et de dignité d’un poussin sortant de sa coquille.

Il se trouvait dans une petite cale de chargement. Trois soldats en uniforme gris et blanc l’entouraient, braquant des neutraliseurs et brise-nerfs sur sa tête. Un svelte officier aux insignes de capitaine, un pied appuyé sur une boîte métallique, regardait Miles émerger.

L’uniforme impeccable et les cheveux bruns souples ne permettaient pas de discerner si l’on était en présence d’un homme délicat ou d’une femme à la détermination peu commune ; cette ambiguïté était cultivée de façon délibérée.

Bel Thorne était un hermaphrodite de Beta, descendant minoritaire d’une expérience sociogénétique vieille d’un siècle qui avait raté. Thorne passa du scepticisme à la stupeur en voyant apparaître Miles.

Miles répliqua par un sourire.

— Salut, Pandore ! Les dieux t’envoient un cadeau. Mais il y a un piège.

— N’est-ce pas toujours le cas ? (Le visage radieux, Thorne s’avança à grands pas pour saisir Miles par la taille avec un enthousiasme débordant.) Miles ! s’exclama-t-il en l’éloignant à bout de bras pour l’examiner de près. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— J’avais bien pensé que ce serait ta première question, répliqua Miles avec un soupir.

— Et en uniforme de Ranger ?

Bonté divine, je suis content que tu n’appartiennes pas à l’école de ceux qui commencent par tirer et posent les questions ensuite !

Miles se dégagea d’une ruade de la coque de sauvetage dégonflée, avec ses pantoufles aux pieds. Les soldats, légèrement incertains, maintenaient leurs armes braquées.

Miles eut un geste dans leur direction.

— Vous pouvez vous retirer, les gars, ordonna Thorne. Tout va bien.

— J’aimerais que ce soit vrai, commenta Miles. Bel, il faut que nous parlions.


La cabine de Bel à bord de l’Ariel se caractérisait par le même mélange poignant de choses familières et de nouveautés auquel Miles avait été confronté dans tout ce qui touchait aux mercenaires. Les formes, les sons, les odeurs de l’intérieur de VAriel déclenchaient des cascades de souvenirs. La cabine du capitaine était envahie par les possessions personnelles de Bel : bibliothèque vidéo, armes, souvenirs de campagnes comprenant un casque d’armure spatiale à demi fondu qui s’était transformé en scories, sauvant la vie de Thorne, à présent métamorphosé en lampe, une petite cage abritant un animal de compagnie exotique rapporté de la Terre que Thorne appelait un hamster.

Entre deux gorgées d’une tasse de thé non synthétique tiré des provisions personnelles de Thorne, Miles donna à ce dernier la version amiral Naismith de la réalité, étroitement proche de celle qu’il avait fournie à Oser et à Tung ; la mission d’évaluation du Moyeu, l’employeur mystérieux, etc. Grégor, naturellement, fut supprimé, ainsi que toute mention de Bar-rayar ; Miles Naismith parlait avec un pur accent de Beta. À part cela, Miles colla d’aussi près qu’il le put aux faits en évoquant son séjour parmi les Rangers de Randall.

— Ainsi le lieutenant Lake a été capturé par nos concurrents, commenta Thorne d’un ton méditatif quand Miles eut décrit le lieutenant blond qu’il avait croisé dans la prison de La Main de Kurin. Cela ne pouvait pas arriver à un plus chic type… Nous ferions bien de changer encore nos codes.

— Juste. (Miles posa sa tasse et se pencha.) J’ai été autorisé par mon employeur, non seulement à observer, mais aussi à empêcher autant que faire se peut la guerre dans le Moyeu de Hegen. Enfin, presque… Je crains que ce ne soit plus possible. Comment se présente la situation, vue de ton côté ?

Thorne se rembrunit.

— Nous étions au port il y a cinq jours. C’est à ce moment-là que les Aslunders ont inventé cette consigne d’inspection préalable à l’autorisation d’entrer au port. Tous les petits vaisseaux ont été réquisitionnés pour l’appliquer vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Avec leur station militaire près d’être terminée, nos employeurs redoutent de plus en plus le sabotage, les bombes, les armes biologiques…

— Je ne m’inscrirais pas en faux là contre. Qu’est-ce qu’il en est, à l’intérieur de la flotte ?

— Tu veux parler des rumeurs de ta mort, de ta vie et de ta résurrection ? Elles courent partout, en quatorze versions déformées. Je n’en ai pas tenu compte… Tu avais déjà été repéré avant, tu sais… Mais tout d’un coup, Oser a arrêté Tung.

— Quoi ? (Miles se mordit la lèvre.) Seulement Tung ? Pas Elena, Mayhew, Chodak ?

— Rien que Tung.

— Cela n’a pas de sens. S’il avait arrêté Tung, il l’aurait soumis au thiopenta et Tung aurait tout dégoisé à propos d’Elena. À moins qu’on ne se serve d’elle comme appât.

— La situation était devenue très tendue quand Tung a été coffré. Au bord de l’explosion. Je pense que si Oser avait porté la main sur Elena et sur Baz, cela aurait déclenché aussitôt la guerre. Pourtant, il n’a pas reculé et réintégré Tung. Très instable. Oser prend soin de garder séparé le cercle des intimes, voilà pourquoi je suis ici depuis près d’une satanée semaine. Mais la dernière fois que j’ai vu Baz, il était assez énervé pour se lancer dans une bagarre. Et c’est la dernière chose dont il aurait envie.

Miles relâcha lentement son souffle.

— De la bagarre… c’est exactement ce que veut le commandant Cavilo. Voilà pourquoi elle m’a réexpédié en paquet-cadeau fourré dans ce… cet emballage dépourvu de standing. La Coq-Sauv de Discorde. Elle se moque que je gagne ou que je perde, si les armées de son ennemi sont précipitées dans le chaos juste au moment où elle sort sa surprise.

Tu as une idée de sa surprise ?

— Non. Les Rangers se préparent pour une sorte d’attaque au sol, à un endroit donné. Mon envoi ici suggère que leur but est Aslund, en dépit de toute logique stratégique. Ou quelque chose d’autre ? L’esprit de cette femme est incroyablement tortueux. Beuh ! (Il tambourina du poing contre sa paume sur un rythme nerveux.) Il faut que je parle à Oser. Et cette fois il faudra qu’il m’écoute. J’y ai réfléchi. La coopération entre nous est peut-être le seul et unique parti que Cavilo ne s’attend pas à ce que nous adoptions. Acceptes-tu de me soutenir, Bel ?

Thorne plissa les lèvres.

— D’ici, oui. L’Ariel est le vaisseau le plus rapide de la flotte. Je peux échapper à toute poursuite, répliqua-t-il avec un large sourire.

Devraient-ils fuir jusqu’à Barrayar ? Non… Cavilo détenait encore Grégor. Mieux valait paraître suivre les instructions. Pour un temps, du moins.

Miles prit une profonde inspiration et s’installa avec assurance dans le siège de contrôle de la salle NAV & COM de l’Ariel. Il s’était lavé et avait emprunté un uniforme de mercenaire gris et blanc à la femme la plus petite du vaisseau. Les revers roulés du pantalon étaient soigneusement dissimulés dans des bottes qui étaient quasiment de la bonne pointure. Une ceinture masquait le bâillement de la glissière trop étroite à la taille. La veste vague avait bonne allure, une fois qu’il était assis. Les retouches pouvaient attendre. Il eut un signe de tête à l’adresse de Thorne.

— D’accord. Ouvre ton canal.

Un bourdonnement, un scintillement, et le visage d’aigle de l’amiral Oser se matérialisa sur l’écran vidéo.

— Oui, qu’est-ce que… Vous !

Ses dents se refermèrent avec un claquement de bec ; sa main se mit à tapoter sur des touches d’intercom et de contrôle vidéo.

Cette fois-ci, il ne peut pas me jeter par le sas, pensa Miles, mais il peut couper la communication. Il fallait faire vite.

Miles se pencha et sourit.

— Bonjour, amiral Oser. J’ai achevé mon évaluation des armées vervani dans le Moyeu de Hegen. Et ma conclusion, c’est que vous êtes dans les ennuis jusqu’au cou.

— Comment vous êtes-vous introduit sur ce canal protégé ? gronda Oser. Un rayon direct, à double code… Officier des transmissions, repérez-le !

— Comment, vous serez en mesure de le découvrir d’ici à quelques minutes. Il faudra que vous me gardiez en ligne pendant ce temps-là, dit Miles. Mais votre ennemi se trouve à la Station de Vervain, pas ici. Ni sur Pol, ni sur l’Ensemble de Jackson. Et ce n’est pas moi. Notez que j’ai dit la Station de Vervain, pas Vervain. Vous connaissez Cavilo ? Votre homologue, de l’autre côté du système ?

— Je l’ai rencontrée une ou deux fois.

L’expression d’Oser était maintenant circonspecte, dans l’attente du rapport que son équipe de techs s’activait à préparer.

— Une figure d’ange, l’esprit d’une mangouste enragée ?

Les lèvres d’Oser frémirent légèrement.

— Vous la connaissez.

— Oh oui ! Elle et moi, nous avons eu plusieurs conversations cœur à cœur. Instructives. Les renseignements sont la marchandise qui a le plus de valeur dans le Moyeu, en ce moment. En tout cas, les miens. Je veux négocier.

Oser leva la main pour arrêter la conversation et déconnecta un instant la communication. Quand son visage réapparut, il avait l’air furieux.

— Capitaine Thorne, c’est de la mutinerie !

Thorne se pencha dans le rayon de captage de la caméra et dit gaiement :

— Pas le moins du monde, amiral ! Nous essayons de sauver votre tête ingrate, si vous le voulez bien. Ecoutez ce type. Il a des tuyaux que nous ne possédons pas.

— Il a des tuyaux, c’est certain. Satanés Betans, ils se tiennent tous, jura Oser à mi-voix.

— Que vous vous battiez contre moi ou moi contre vous, amiral, nous perdrons tous les deux.

— Vous ne pouvez pas gagner, riposta Oser. Vous ne pouvez pas prendre ma flotte. Pas avec l’Ariel.

Si l’on en vient là, l’Ariel est seulement un démarreur. Mais non, je ne gagnerai probablement pas. Ce que je peux faire, en revanche, c’est créer un beau gâchis. Diviser vos forces… vous mettre en bisbille avec votre employeur… toutes les charges d’armes que vous gaspillerez, tout le matériel qui sera endommagé, tout soldat blessé ou tué, tout cela sera une perte sèche dans une lutte intestine comme celle-ci. Personne ne sera gagnant, sauf Cavilo. Ce qui est précisément ce pour quoi elle m’a renvoyé ici. Quel profit pensez-vous tirer en faisant précisément ce que votre ennemi désire vous voir faire, hein ?

Miles attendit, oppressé. Oser finit par demander :

— Quel est votre profit, à vous ?

— Ah, je suis la variable dangereuse dans ce calcul, amiral, je le crains ! Je ne suis pas là pour tirer un profit quelconque. (Miles eut un large sourire.) Par conséquent, je me moque de ce que je démolis.

— Tout renseignement que vous avez obtenu de Cavilo ne vaut pas un pet de lapin, dit Oser.

Il commençait à marchander… Il était ferré.

Miles refoula sa jubilation, afficha un air grave.

— Bien certainement, tout ce que dit Cavilo doit être passé au crible. Mais, ah !… la beauté, c’est la beauté. Et j’ai découvert son côté vulnérable.

— Cavilo n’a pas de côté vulnérable.

— Mais si. Sa passion pour l’utilité. Son intérêt personnel.

— Je ne vois pas en quoi cela la rend vulnérable.

— Raison pour laquelle vous avez besoin de m’adjoindre, moi, à votre état-major séance tenante. Vous avez besoin de ma perspicacité.

— Vous engager !

De stupéfaction, Oser eut un mouvement de recul.

Eh bien, au moins avait-il obtenu un effet de surprise.

— J’ai cru comprendre que le poste de chef d’état-major tacticien était libre, en ce moment.

L’expression d’Oser évolua de la surprise à la stupeur puis à une espèce de fureur amusée.

— Vous êtes fou !

— Non, juste terriblement pressé. Amiral, il n’est rien arrivé d’irrévocablement sérieux entre nous. Jusqu’ici. Vous m’avez attaqué – et non pas le contraire – et maintenant vous vous attendez que je riposte. Malheureusement, je ne suis pas en vacances et je n’ai pas de temps à perdre en amusements personnels comme la vengeance.

Les paupières d’Oser se plissèrent.

— Et Tung ?

Miles haussa les épaules.

— Gardez-le sous clé pour le moment si vous y tenez absolument. Sain et sauf, bien sûr.

Abstenez-vous seulement de lui raconter que j’ai dit ça.

— Et si je le pendais ?

— Ah !… cela, ce serait irrévocable. (Miles marqua une pause.) Je veux préciser une chose : emprisonner Tung équivaut à vous couper la main droite avant de marcher à la bataille.

— Quelle bataille ? Avec qui ?

— C’est une surprise. La surprise de Cavilo. Toutefois, j’ai conçu une idée ou deux sur la question que je serais disposé à communiquer.

— Vraiment ?

Oser avait cet air d’avoir mordu dans un citron que Miles avait surpris de temps à autre sur le visage d’Illyan. C’était presque comme un rappel de chez lui. Miles reprit :

— Comme solution de rechange, au lieu de devenir votre employé, je veux bien devenir votre employeur. Je suis autorisé à offrir un contrat sérieux, avec tous les revenants-bons habituels, remplacement de matériel, assurance de mon… garant. (Illyan, entendez ma prière !) Pas en conflit avec les intérêts d’Aslund. Vous toucherez deux fois pour le même combat et vous n’aurez même pas à changer de camp. Le rêve, pour un mercenaire !

— Quelles garanties officielles avez-vous à présenter ?

— C’est à moi que doit être offerte une garantie, me semble-t-il, mon général. Procédons par petites étapes. Je ne déclenche pas de mutinerie ; vous cessez de tenter de me précipiter dans l’espace par un sas. Je me joindrai à vous publiquement – tout le monde doit savoir que je suis arrivé –, et je vous fournirai mes renseignements. (Ô combien minces paraissaient ces « renseignements » dans le souffle de ces promesses spécieuses ! Pas de chiffres, pas de mouvements de troupes ; tout en intentions, mouvantes topographies mentales de loyauté, d’ambition et de traîtrise.) Nous aurons un entretien. Peut-être même avez-vous un point de vue qui me manque. Nous démarrerons à partir de là.

Oser pinça les lèvres, déconcerté, à demi convaincu, profondément soupçonneux.

— Le risque, je voudrais le souligner, insista Miles, le risque personnel, c’est moi qui le cours plutôt que vous.

— Je crois…

Miles était suspendu aux lèvres du mercenaire.

— Je crois que je vais le regretter, conclut Oser avec un soupir.


Les négociations détaillées, rien que pour amener l’Ariel au port, prirent encore une autre demi-journée. Quand l’excitation initiale se dissipa, Thorne devint plus songeur. Au moment où l’Ariel effectua la manœuvre pour se mettre à poste dans ses étriers d’amarrage, il était carrément méditatif.

— Je ne sais toujours pas très bien ce qui est censé empêcher Oser de nous faire venir, de nous neutraliser et de nous pendre à loisir, dit-il à voix basse en bouclant une arme à sa ceinture.

— La curiosité, répliqua fermement Miles.

— D’accord, il assomme, passe au sérum et pend, alors.

— S’il m’injecte son thiopenta, je lui débiterai exactement les faits que j’allais de toute façon lui communiquer. (Avec, hélas, deux ou trois autres en prime !) Et il aura moins de doutes. Donc tout sera pour le mieux.

Les cliquetis et les sifflements des tubes flexibles qui se fixaient épargnèrent à Miles de débiter d’autres boniments. Le sergent de Thorne détacha sans hésitation les taquets de l’écoutille, mais il prit soin de ne pas s’encadrer dans l’ouverture.

— Peloton, en formation ! ordonna le sergent.

Ses six hommes vérifièrent leurs neutraliseurs. Thorne et le sergent étaient porteurs en outre de brise-nerfs, un mélange d’armes intelligemment calculé ; les neutraliseurs pour faire la part des erreurs humaines, les brise-nerfs pour encourager l’adversaire à ne pas tenter de commettre d’erreurs. Miles ne prit pas d’arme. Adressant un salut mental à Cavilo – bon, un geste grossier, pour dire vrai –, il remit ses pantoufles de feutre. Thorne à son côté, il prit la tête du petit cortège et franchit à grands pas le tube flexible qui aboutissait à l’une des cales de garage presque achevées de la station militaire d’Aslund.

Fidèle à sa parole, Oser avait aligné une vingtaine de témoins qui arboraient un assortiment d’armes presque identique à celui du groupe de l’Ariel.

Nous sommes en infériorité numérique, marmotta Thorne.

— Tout est dans la tête, marmotta Miles en réponse. Marche comme si tu avais un empire derrière toi. Et ne regarde pas en arrière, leur nombre risque d’augmenter. Il faudrait qu’il augmente. Plus il y a de gens qui nous voient, mieux ça vaut.

Oser se tenait debout les mains croisées derrière le dos en position de repos, l’air éminemment mélancolique. Elena – Elena ! – était près de lui, sans armes, le visage figé. Le regard qu’elle décocha à Miles, les lèvres pincées, était chargé de défiance, à l’égard peut-être pas de ses mobiles, mais certainement de ses méthodes. Quelle sottise, à présent ? questionnaient ses yeux. Miles lui adressa le plus bref des signes de tête ironiques avant de saluer réglementairement Oser.

Oser lui rendit cette politesse militaire à regret.

— Maintenant… amiral, retournons au Triomphe et passons aux choses sérieuses, dit-il d’une voix âpre.

— Oui, certes. Mais visitons cette station en cours de route, hein ? Les zones qui ne sont pas top sécurité, bien entendu. Mon dernier aperçu a été si… brutalement interrompu ! Après vous, amiral !

Oser grinça des dents.

— Oh, après vous, amiral !

Cela devint un défilé. Miles les conduisit de-ci de-là pendant trois bons quarts d’heure, y compris un passage à travers la cafétéria pendant le moment de presse du déjeuner avec plusieurs arrêts bruyants pour saluer par leur nom les quelques vieux Dendarii qu’il reconnaissait et gratifier les autres de sourires éblouissants. Il laissa derrière lui un sillage de murmures, ceux qui n’y comprenaient rien demandant des explications aux autres.

Une équipe d’ouvriers d’Aslund s’affairait à arracher des panneaux d’aggloméré et il s’arrêta pour la féliciter de ses travaux. Elena profita d’un instant de préoccupation d’Oser pour se pencher et souffler à l’oreille de Miles d’un ton farouche :

— Où est Grégor ?

— C’est toute une histoire… Que je sois pendu si je ne le ramène pas ! Trop compliqué, je te raconterai plus tard.

— Ô miséricorde !

Elle leva les yeux au ciel.


Quand, à en juger par le teint de l’amiral qui allait se fonçant, il pensa avoir atteint le seuil de tolérance d’Oser, Miles se laissa de nouveau conduire vers le Triomphe. Au Triomphe. Obéissant aux ordres de Cavilo, Miles n’avait pas tenté de prendre contact avec Barrayar. Mais si Ungari n’était pas foutu de le repérer après ça, il était grand temps de le limoger. Un coq de bruyère trépignant au plus fort de sa valse de pariade pouvait difficilement exécuter démonstration plus voyante.

On était encore en train d’apporter les dernières touches à la construction de la cale d’amarrage du Triomphe quand Miles la traversa avec son cortège. Quelques ouvriers d’Aslund en cotte havane, bleu clair et vert se penchèrent du haut de leurs passerelles, écarquillant les yeux. Des techs militaires dans leurs uniformes bleu marine suspendirent leurs ajustages pour observer, puis furent obligés de trier de nouveau leurs branchements et de réaligner leurs boulons. Miles se retint de sourire et d’agiter la main, de crainte qu’Oser ne brise ses mâchoires serrées. La plaisanterie avait assez duré. Les trente mercenaires et quelques pouvaient se transformer de garde d’honneur en gardiens de prison la prochaine fois qu’il lancerait les dés.

Le grand sergent de Thorne, qui marchait à côté de Miles, jeta un coup d’œil alentour, signalant de nouveaux aménagements.

— Les chargeurs-robots devraient être complètement automatisés d’ici à demain même heure, remarqua-t-il. Ce sera une amélioration… Flûte !

Il abattit tout à coup la main sur la tête de Miles, le poussant vers le sol. Il avait à demi pivoté sur lui-même, la main décrivant un arc vers son étui, quand l’éclair bleu crépitant d’une charge de brise-nerfs le frappa en pleine poitrine, à la hauteur où s’était trouvée la tête de Miles. Il eut un spasme, sa respiration s’arrêta. L’odeur d’ozone, de plastique brûlant et de chair grillée s’engouffra dans les narines de Miles. Il continua à plonger, heurta le sol, roula. Un deuxième éclair éparpilla sa foudre par terre, les éclaboussures de son champ de force piquant comme vingt guêpes le long du bras étendu de Miles. Il ramena brusquement la main.

Au moment où le sergent s’effondrait, Miles l’empoigna par sa veste et se jeta dessous, enfouissant sa tête et sa colonne vertébrale contre le torse. Il replia bras et jambes. Un autre éclair crépita tout près, puis deux autres frappèrent le cadavre coup sur coup.

Même avec la protection de la masse de chair, ce fut pire que la décharge d’une massue électrique à pleine puissance.

À travers le tintement de ses oreilles, Miles entendit hurler, taper, crier, courir – le chaos. Le bourdonnement sec d’un neutraliseur. Une voix. « Il est là-haut ! Allez l’attraper ! » et une autre voix, haute et rauque : « C’est toi qui l’as repéré, vas-y toi-même ! Il est à toi. » Un autre éclair frappa le sol.

Le poids de l’homme massif, la puanteur de sa blessure mortelle assaillaient le visage de Miles. Il aurait aimé que ce brave homme pèse cinquante kilos de plus. Pas étonnant que Cavilo ait été prête à sortir vingt mille dollars de Beta pour une chance de disposer d’un filet-bouclier. De toutes les armes affreuses que Miles avait affrontées, celle-ci était la plus terrifiante sur le plan personnel. Une blessure à la tête qui ne le tuait pas complètement, mais le dépouillait de son humanité, le ravalant au rang d’animal ou de légume, c’était le pire cauchemar. Son intelligence était certainement l’unique justification de son existence. Sans elle…

Le crépitement d’un brise-nerfs pas braqué de son côté parvint à son ouïe. Miles tourna la tête pour crier, d’une voix étouffée par l’étoffe et la chair : « Neutraliseurs ! Neutraliseurs ! Il nous le faut vivant pour l’interroger ! » Vas-y toi-même ! Il est à toi… Il devait s’extirper de dessous ce cadavre et se joindre au combat. Sauf que, s’il était la cible de l’assassin – et pour quelle autre raison décharger une arme dans un macchab ? –, il ferait peut-être mieux de ne pas bouger. Il se tortilla afin de se ramasser davantage sur lui-même.

Les cris se turent ; les tirs cessèrent. Quelqu’un s’efforçait de dégager Miles du corps du sergent. Miles mit un instant à comprendre qu’il devait lâcher la veste d’uniforme du mort pour pouvoir être sauvé. Il décrispa les doigts avec difficulté.

Le visage de Thorne ondula au-dessus de lui, blême, haletant.

— Ça va, amiral ?

— Je crois, répliqua Miles d’une voix oppressée.

— Il te visait, annonça Thorne.

— J’avais remarqué, bégaya Miles. Je ne suis que légèrement brûlé.

Thorne l’aida à s’asseoir. Il tremblait aussi fort qu’après sa bastonnade à la massue électrique. Il contempla ses mains agitées de spasmes, toucha le cadavre à côté de lui avec un émerveillement morbide. Chaque jour qui me reste à vivre sera un cadeau de vous. Et je ne connais même pas votre nom.

— Ton sergent… comment s’appelait-il ?

— Collins.

— C’était un type bien.

Oser s’approcha, l’air constipé.

— Amiral Naismith, ceci n’était pas de mon fait !

— Oh ? (Miles cligna des paupières.) Aide-moi à me relever, Bel…

Elena arriva, avec une autre femme mercenaire, traînant chacune par un pied un homme revêtu de l’uniforme bleu marine d’un soldat aslunder. Assommé ? Mort ? Elles laissèrent choir les pieds avec un bruit sourd à côté de Miles, arborant l’air détaché de lionnes apportant une proie à leurs lionceaux. Miles baissa les yeux et contempla un visage on ne peut plus familier. Général Metzov ! Quel bon vent vous amène ?

— Reconnaissez-vous cet homme ? demanda Oser à un officier aslunder qui s’était hâté de les rejoindre. Est-ce un des vôtres ?

— Jamais vu. (L’Aslunder s’agenouilla pour chercher des pièces d’identité.) Il a un laissez-passer en règle.

— Il aurait pu me descendre et s’en tirer à bon compte, dit Elena à Miles, mais il ne cessait de te canarder. Tu as été bien avisé de rester à l’abri.

Triomphe de l’intelligence, ou manque de courage ?

— En effet. (Miles tenta de tenir debout seul, renonça et s’appuya sur Thorne.) J’espère que tu ne l’as pas tué.

— Juste assommé, dit Elena, montrant l’arme comme preuve. (Quelqu’un avait dû la lui lancer au début de la mêlée.) Il a probablement un poignet cassé.

— Qui est-ce ? questionna Oser.

Son ignorance semblait sincère, jugea Miles.

— Voyons, amiral, commença-t-il dans un sourire qui lui découvrit les dents, je vous avais dit que j’allais vous fournir plus de renseignements que votre section n’en récolterait en un mois. Permettez-moi de vous présenter le général Stanis Metzov, commandant en second des Rangers de Randall.

— Depuis quand des officiers d’état-major de haut grade se chargent-ils d’assassinats sur le terrain ?

— Pardon, commandant en second il y a trois jours. Cela a pu changer. Il était plongé jusqu’à son maigre cou dans les machinations de Cavilo. Vous, lui et moi avons rendez-vous avec une seringue.

Oser le regarda avec stupeur.

— Vous avez projeté ceci ?

— Pourquoi croyez-vous que j’aie passé cette dernière heure à me déplacer dans la Station, si ce n’est pour le débusquer ? répliqua Miles gaiement.

Pendant tout ce temps-là, il devait me suivre à la trace. Je crois que je suis à deux doigts de vomir. Est-ce que je viens de me montrer d’une rare intelligence ou d’une incroyable stupidité ?

Oser donnait l’impression de chercher la réponse à cette même question.

Miles contempla la forme inconsciente de Metzov, s’efforçant de réfléchir. Metzov avait-il été dépêché par Cavilo ou cette tentative de meurtre était-elle entièrement de sa propre initiative ? S’il était l’envoyé de Cavilo, avait-elle prévu qu’il tombe vivant entre les mains de ses ennemis à elle ? Sinon, y avait-il un assassin de renfort dans les parages – et, dans ce cas, sa cible était-elle Metzov si Metzov réussissait ou Miles si Metzov échouait ? Ou les deux ? J’ai besoin de m’asseoir et de tracer un diagramme, pensa-t-il.

Une équipe médicale était arrivée.

— Oui, à l’infirmerie, confirma Miles d’une voix blanche. Jusqu’à ce que mon vieil ami que voilà retrouve ses esprits.

— C’est bien mon avis, dit Oser en secouant la tête sous le coup de la consternation.

— Organisez une protection en même temps qu’une garde pour notre prisonnier, cela vaudra mieux. Je ne suis pas certain qu’il était destiné à survivre à sa capture.

— Bien, acquiesça Oser, effaré.

Thorne le soutenant par un bras, Elena par l’autre, Miles franchit en trébuchant l’écoutille de son domaine, le Triomphe.

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