14

Secoué de tremblements, Miles était assis sur un banc d’une cabine vitrée normalement destinée à la bio-isolation dans l’infirmerie du Triomphe et regardait Elena lier avec un cordon électrique le général Metzov à une chaise. Le spectacle aurait donné à Miles une agréable sensation de juste retour des choses si l’interrogatoire qu’ils s’apprêtaient à mener n’avait été aussi porteur de complications dangereuses. Elena était de nouveau désarmée. Deux sentinelles, neutraliseur au poing, montaient la garde de l’autre côté de la porte transparente insonorisée. Il avait fallu que Miles déploie des trésors d’éloquence pour que l’auditoire de cet interrogatoire préliminaire soit limité à lui-même, à Oser et à Elena.

— Quelle importance peuvent bien avoir les renseignements de ce bonhomme ? s’était enquis Oser avec irritation. On l’a lâché pour faire lui-même le travail sur place.

— Assez cruciale pour que vous y regardiez à deux fois avant de les diffuser devant un comité, avait objecté Miles. Vous aurez toujours l’enregistrement.

Metzov, apparemment souffrant, demeurait silencieux, sans réaction. Son poignet droit avait été bandé avec soin. La reprise de conscience expliquait son air malade ; le silence était de pure forme, et tout le monde le savait. Par une étrange courtoisie, on s’abstenait de le harceler de questions avant l’injection de thiopenta.

Oser jeta un regard sombre à Miles.

— Vous sentez-vous assez en forme ?

Miles regarda ses mains qui tressautaient encore.

— Du moment que l’on ne me demande pas de jouer au chirurgien du cerveau, oui. Allez-y. J’ai des raisons de croire qu’il est capital de faire vite.

Oser hocha la tête à l’adresse d’Elena, qui leva la seringue-atomiseur pour vérifier la dose, puis l’appuya contre le cou de Metzov. Qui ferma brièvement les yeux avec désespoir. Au bout d’un instant, ses mains crispées se détendirent. Les muscles de son visage se relâchèrent, s’affaissant dans un vague sourire imbécile. La transformation était très désagréable à observer. Sans la tension, son visage paraissait vieux.

Elena lui vérifia le pouls et les pupilles.

— Très bien. Il est à vous, messieurs.

Elle recula pour s’appuyer contre le chambranle de la porte, les bras croisés, l’expression presque aussi fermée que l’avait été celle de Metzov.

Miles tendit la main, paume offerte.

— Après vous, amiral.

Oser grimaça.

— Merci, amiral.

Il se planta devant Metzov et le dévisagea d’un air méditatif.

— Général Metzov ! Votre nom est-il Stanis Metzov ?

Metzov sourit.

— Oui, c’est moi.

— Actuellement, commandant en second des Rangers de Randall ?

— Oui.

— Qui vous a envoyé assassiner l’amiral Naismith ?

La figure de Metzov arbora un air de joyeuse stupeur.

— L’amiral qui ?

— Appelez-moi Miles, suggéra ce dernier. Il me connaît sous un… pseudonyme.

Sa chance d’arriver au bout de cet interrogatoire sans que son identité soit révélée équivalait à celle de la survie d’une boule de neige plongeant vers le centre d’un soleil, mais pourquoi courir au-devant des complications ?

— Qui vous a envoyé tuer Miles ?

— Cavie. Il s’était évadé, vous comprenez. J’étais le seul à qui elle pouvait se fier… la garce !

Miles fronça les sourcils.

— En fait, Cavilo m’a expédié ici elle-même, expliqua-t-il à Oser. Par conséquent, le général Metzov a été victime d’un coup monté. Mais dans quel but ? À mon tour.

Miles quitta son banc d’un pas mal assuré et se plaça dans le champ de vision de Metzov. En dépit de l’euphorie provoquée par le sérum, Metzov exhala un soupir de rage, puis arbora un sourire mauvais.

Miles décida de commencer par la question qui le tarabustait depuis des lunes.

— Contre qui… contre quelle cible était dirigée votre attaque au sol ?

— Vervain, répliqua Metzov.

Même Oser en resta bouche bée. Dans le silence stupéfait, Miles entendit battre le sang dans ses oreilles.

— Vervain est votre employeur, dit Oser d’une voix étouffée.

— Dieu… tout s’explique finalement ! (Miles esquissa un entrechat et faillit s’étaler. Elena se décolla de la paroi avec précipitation pour le rattraper.) Oui, oui, oui…

C’est insensé ! reprit Oser. La voilà, la surprise de Cavilo !

— Pas en totalité, je parie. Les forces d’intervention de Cavilo sont bien plus grandes que les nôtres, mais en aucun cas suffisantes pour s’emparer physiquement d’une planète complètement colonisée comme Vervain. Elles ne peuvent qu’opérer une razzia et déguerpir dare-dare.

— Razzier et filer, c’est cela, confirma Metzov avec un sourire imperturbable.

— Quelle était votre cible, exactement ? questionna Miles d’un ton pressant.

— Les banques… les musées d’art… les banques de gènes… les otages…

— Un raid de pirates ! s’exclama Oser. Que comptiez-vous donc faire du butin ?

— Le larguer au retour dans l’Ensemble de Jackson ; les gens de là-bas se chargent de tout fourguer.

— Et comment espériez-vous échapper à la fureur de la flotte vervani ? demanda Miles.

— En attaquant juste avant que la nouvelle flotte prenne position. La flotte d’invasion de Cetaganda surprendra les vaisseaux en stationnement orbital. Objectifs fixes. Du nanan !

Cette fois, le silence fut total.

— La voilà, la surprise de Cavilo ! finit par dire Miles. Oui, celle-là est digne d’elle !

— L’invasion… par Cetaganda ?

Oser se mordilla un ongle machinalement.

— Bon Dieu, ça colle ! (Miles se mit à arpenter la petite pièce à pas irréguliers.) Quelle est la seule manière de s’emparer d’un couloir de navigation ? En le bloquant des deux côtés. Les Vervani ne sont pas les employeurs de Cavilo… Ce sont les Cetagandans. (Il se retourna pour désigner le général branlant du chef, la lippe pendante.) Et, à présent, je vois clairement le rôle que joue Metzov dans cette affaire.

— Pirate, dit Oser avec un haussement d’épaules.

— Non… bouc émissaire.

— Quoi ?

— Cet homme – vous l’ignorez, apparemment – a été licencié de l’armée impériale de Barrayar pour brutalités.

Oser cligna des paupières.

— De l’armée de Barrayar ? Il avait dû mettre le paquet.

Miles refoula une légère irritation.

— Eh bien, oui. Il… il a mal choisi sa victime. Vous ne comprenez pas ? La flotte d’invasion de Cetaganda se précipite dans l’espace territorial de Vervain à l’invitation de Cavilo… probablement au signal de Cavilo. Les Rangers exécutent leur razzia, ratissent complètement Vervain. Par bonté d’âme, les Cetagandans « sauvent » la planète des traîtres mercenaires. Les Rangers décampent, Metzov est laissé derrière comme bouc émissaire… dans le style du gars qu’on jette de la troïka pour le donner en pâture aux loups (ouille, ce n’était pas une métaphore appropriée pour Beta)… afin qu’il soit pendu publiquement par les Cetagandans dans l’intention de démontrer leur « bonne foi ». Voyez, ce diabolique Barrayaran vous a nui, vous avez besoin de notre protection impériale contre la menace impériale de Barrayar et nous voici !

« Et Cavilo se retrouve payée trois fois. Une par les Vervani, une par les Cetagandans et la troisième par l’Ensemble de Jackson quand elle lui refile son butin à revendre en partant. Tout le monde profite. Excepté les Vervani, bien sûr.

Il s’interrompit pour reprendre haleine.

Oser paraissait convaincu… et soucieux.

— Pensez-vous que les Cetagandans projettent de poursuivre leur percée jusqu’à l’intérieur du Moyeu ? Ou s’arrêteront-ils à Vervain ?

— Evidemment qu’ils continueront ! Le Moyeu est la cible stratégique ; Vervain n’est qu’une étape pour l’atteindre. D’où le montage de l’affaire des « méchants mercenaires ». Les Cetagandans désirent dépenser le moins d’énergie possible à pacifier les Vervani. Ils les baptiseront probablement « satrapie alliée », contrôleront les itinéraires spatiaux et atterriront à peine sur la planète. Ils l’absorberont sur le plan économique en une génération. La question, c’est : les Cetagandans s’arrêteront-ils à Pol ? Essaieront-ils de s’en emparer dans cette opération-ci ou laisseront-ils Pol servir d’Etat tampon entre eux et Barrayar ? Conquête ou séduction ? S’ils réussissent à pousser Barrayar à l’attaque en passant sans permission par Pol, cela aurait même des chances de conduire les gens de Pol à s’allier avec Cetaganda… aïe, aïe, aïe !

Il se remit à jouer les lions en cage.

Oser avait l’air d’avoir mordu dans quelque chose d’immonde, une moitié de ver comprise.

— Je n’ai pas été engagé pour affronter l’Empire de Cetaganda. Je m’attendais, au pire, à me battre contre les mercenaires de Vervain, en admettant même que toute l’affaire ne tourne pas au fiasco. Si les Cetagandans arrivent dans le Moyeu en force, nous serons pris au piège. Enfermés dans un cul-de-sac. Peut-être devrions-nous songer à nous sortir de là pendant que la voie est encore libre…

— Mais, amiral Oser, objecta Miles en désignant Metzov, ne comprenez-vous pas que Cavilo ne l’aurait jamais lâché dans la nature si le projet avait encore été d’actualité ? Elle pouvait avoir prévu qu’il meure en essayant de me tuer mais restait toujours le risque qu’il ne meure pas – qu’il en résulte précisément ce genre d’interrogatoire. Tout ceci est l’ancien plan. Un nouveau doit être au point. (Et je pense le connaître.) Il y a un… autre facteur. Un nouvel X dans l’équation. (Grégor.) Ou je me trompe fort, ou l’invasion par les Cetagandans représente maintenant pour Cavilo un handicap considérable.

— Amiral Naismith, je veux bien croire que Cavilo doublerait n’importe qui que vous nommeriez… excepté les Cetagandans. Ils chercheraient à se venger pendant une génération entière. Elle ne pourrait pas s’enfuir assez loin, elle ne vivrait pas assez longtemps pour dépenser ses bénéfices. À propos, quel bénéfice imaginable l’emporterait sur une triple paie ?

Mais si elle compte sur l’empire de Barrayar pour la protéger contre le châtiment – sur toutes les ressources de notre Sécurité…

— Je vois un moyen par lequel elle pourrait escompter s’en tirer, répliqua Miles. Si les choses se déroulent selon ses plans, elle aura toute la protection qu’elle désire. Et tous les bénéfices.

Cela pourrait marcher, franchement. Si Grégor était suffisamment entiché d’elle. Et si deux trouble-fête susceptibles de faire obstacle au mariage – Miles et le général Metzov – s’entre-tuaient fort à propos. Abandonnant sa flotte, elle emmènerait Grégor et fuirait devant les Cetagandans, se présentant à Barrayar comme le « sauveur » de l’empereur ; si, par-dessus le marché, un Grégor amoureux l’imposait comme sa fiancée, la digne mère d’un futur héritier de la caste militaire, l’attrait romanesque de cette aventure dramatique risquait d’influencer suffisamment l’opinion publique pour l’emporter sur l’avis de conseillers moins enclins au romantisme. Dieu sait que la propre mère de Miles avait préparé le terrain pour ce scénario. Elle pourrait vraiment réussir ce coup-là. Impératrice Cavilo de Barrayar. Cela sonne même bien. Et elle couronnerait sa carrière en trahissant absolument tout le monde, y compris ses propres soldats…

— Miles, tu fais une de ces têtes, commença Elena d’un ton soucieux.

— Quand ? s’exclama Oser. Quand les Cetagandans vont-ils attaquer ?

Il capta l’attention vagabonde de Metzov et répéta la question.

— Cavie seule le sait. (Metzov ricana.) Cavie sait tout.

— L’assaut doit être imminent, affirma Miles. S’il n’est pas déjà lancé. À en juger d’après le chronométrage de mon retour ici par Cavilo. Elle avait l’intention que les Den… la flotte soit en ce moment même paralysée par nos dissensions intestines.

— Dans ce cas, murmura Oser, que faire… ?

— Nous sommes trop éloignés. À un jour et demi du combat. Qui se situera au couloir de navigation de la Station de Vervain. Et au-delà, dans l’espace territorial de Vervain. Il faut nous rapprocher. Il faut que nous emmenions la flotte à l’autre bout du système – pour clouer Cavilo face aux Cetagandans. La bloquer…

— Holà ! Je ne vais pas monter une attaque de front contre l’Empire de Cetaganda ! l’interrompit sèchement Oser.

— Bien obligé ! Vous aurez tôt ou tard à combattre les hommes de Cetaganda. Choisissez votre moment, sinon c’est eux qui le choisiront. Il n’y a qu’une possibilité de les arrêter, et c’est au couloir de navigation. Une fois qu’ils l’auront franchi, ce sera impossible.

— Si j’éloigne ma flotte d’Aslund, les Vervani croiront que nous les attaquons.

— Et mobiliseront, se mettront en état d’alerte. Bien. Mais dans le mauvais sens… ce qui n’est pas bon. Nous finirions par être une feinte pour Cavilo. Nom d’une pipe ! Sans doute une autre branche de son arbre stratégique.

— Supposez – si les Cetagandans représentent pour Cavilo un handicap aussi grand que vous le prétendez –, supposez qu’elle n’envoie pas son code ?

— Oh ! ils lui sont encore nécessaires, mais dans un but différent. Elle a besoin d’eux pour les fuir. Et pour exécuter en masse ses témoins. En fait, elle a besoin en ce moment que leur invasion rate. Si elle envisage les choses à aussi long terme qu’elle le devrait, dans son nouveau plan.

Oser secoua la tête, comme pour s’éclaircir les idées.

— Pourquoi ?

— Notre unique espoir – l’unique espoir d’Aslund est de capturer Cavilo et de stabiliser les Cetagandans au couloir de navigation de la Station de Vervain. Non, attendez ! Il faut que nous tenions les deux extrémités du couloir Moyeu-Vervain, jusqu’à l’arrivée des renforts.

— Quels renforts ?

— Aslund, Pol… Une fois que les Cetagandans auront montré leurs armées en chair et en os, ils comprendront la menace. Et si Pol se lance dans la bagarre du côté de Barrayar et non du côté de Cetaganda, Barrayar sera en mesure de déverser des troupes via Pol. Stopper les Cetagandans est faisable, si tout se produit dans le bon ordre.

Mais Grégor pourra-t-il être récupéré vivant ? Pas une voie vers la victoire, mais toutes les voies…

Est-ce que les Barrayarans s’en mêleraient ?

— Oh, je le pense. Votre contre-espionnage doit suivre de près ces choses-là… Vos agents n’ont-ils pas remarqué une brusque augmentation de l’activité des services de renseignements de Barrayar dans le Moyeu, ces derniers jours ?

— Maintenant que vous en parlez, si. Leurs échanges codés ont quadruplé.

Dieu merci ! Les secours étaient peut-être plus proches qu’il n’avait osé l’espérer.

— Avez-vous décrypté un de leurs codes ? questionna Miles sur sa lancée.

— Seulement le moins sensible, jusqu’à présent.

— Ah ! Bien. Je veux dire, dommage !

Debout les bras croisés, Oser se mordait la lèvre, complètement absorbé dans ses réflexions. Ce qui rappela désagréablement à Miles l’expression méditative qu’avait eue l’amiral juste avant d’ordonner de le précipiter par le sas spatial le plus proche, à peine plus de huit jours auparavant.

— Non, finit-il par dire. Merci pour le renseignement. En récompense, je suppose que je vais épargner votre vie. Mais nous nous retirons. Ce n’est pas un combat que nous ayons une chance de gagner. Seule une armée planétaire aveuglée par la propagande, disposant des ressources d’une planète pour l’appuyer, peut se permettre ce sacrifice insensé. J’ai formé ma flotte pour en faire un bel outil tactique, pas un… pas un fichu butoir de porte constitué de cadavres ! Je ne suis pas – pour reprendre votre expression un bouc émissaire.

— Pas un bouc émissaire – un fer de lance.

— Votre « fer de lance » n’a pas de lance. C’est non.

— C’est votre dernier mot, amiral ? demanda Miles d’une voix blanche.

— Oui. (Oser mit le contact de son talkie-walkie de poignet et parla aux gardes qui attendaient.) Caporal, cette personne va aller à la prison. Appelez-les en bas et avertissez-les.

Le garde salua de l’autre côté de la vitre tandis qu’Oser coupait le contact.

— Mais, amiral, dit Elena en s’approchant de lui, les bras levés dans un geste suppliant.

D’un revers du poignet, prompte comme un serpent, elle plaqua la seringue-atomiseur contre le cou d’Oser. Il eut les yeux qui se dilatèrent, son pouls s’accéléra une fois, deux fois, trois fois, tandis que ses lèvres s’ouvraient dans une grimace de rage. Il se raidit pour la frapper. Son coup s’amollit à mi-arc de trajectoire.

Les gardes, alertés par le brusque mouvement d’Oser, braquèrent leurs neutraliseurs. Elena attrapa au vol la main du général et la baisa, arborant un sourire reconnaissant. Les gardes se détendirent ; l’un donna un coup de coude à l’autre et lâcha sans doute quelque plaisanterie égrillarde à en juger d’après leurs sourires, mais Miles avait l’esprit trop confus pour essayer de lire sur les lèvres.

Oser oscillait et haletait, luttant contre le sérum. Elena se coula le long du bras capturé et passa avec naturel une main autour de la taille d’Oser, le tournant à moitié pour qu’ils se trouvent dos à la porte. Le sourire stupide, typique du traitement au thiopenta, apparut et disparut du visage d’Oser, puis finit par s’y fixer.

— Il se conduisait comme si je n’avais pas d’arme.

Elena secoua la tête avec exaspération et glissa la seringue-nébuliseur dans la poche de sa veste.

— Et maintenant ? dit fébrilement Miles dans un souffle quand le caporal-garde se pencha sur le code d’ouverture de la porte.

— Nous allons tous à la prison, je pense. Tung y est.

— Ah !…

Bon-Dieu-nous-ne-parviendrons-jamais-à-nous-en-tirer ! Fallait essayer. Miles sourit gaiement aux gardes qui entraient et les aida à libérer Metzov, les gênant surtout et détournant leur attention d’Oser et de sa mine curieusement réjouie. À un moment donné, tandis qu’ils regardaient ailleurs, il fit un croc-en-jambe à Metzov, qui trébucha.

— Il vaudrait mieux que vous le preniez chacun par un bras, il n’a pas trop d’équilibre, dit Miles aux gardes.

Lui-même n’était pas très d’aplomb, mais il se débrouilla pour encombrer le seuil de la porte, de sorte que les gardes et Metzov passèrent les premiers, lui en deuxième ; Elena, bras dessus bras dessous avec Oser, fermait la marche. « Viens, petit, viens », l’entendit-il psalmodier derrière lui, comme une femme qui tente d’attirer un chat sur ses genoux.

Ce fut le plus long court déplacement de sa vie. Il se laissa distancer pour grommeler du coin des lèvres à Elena :

— D’accord, nous allons à la prison. Elle sera bourrée de ce qu’Oser a de mieux. Et ensuite ?

Elle se mordit la lèvre.

— Sais pas.

— C’est bien ce que je craignais. Tourne à droite.

Ils s’engouffrèrent dans le couloir qu’ils croisaient.

Un garde regarda par-dessus son épaule.

— Chef ?

— Allez toujours, les gars, lui cria Miles. Quand vous aurez mis cet espion sous clé, venez au rapport à la cabine de l’amiral.

— Bien, chef.

— Continue à marcher, dit Miles dans un souffle. Continue à sourire…

Les pas des gardes s’évanouirent.

— Où, maintenant ? demanda Elena. (Oser trébucha.) J’en ai ma claque.

— À la cabine de l’amiral, pourquoi pas ? décida Miles.

Il avait un sourire figé et exultant. Le geste de rébellion bien inspiré d’Elena lui avait donné sa plus belle chance de la journée. Il avait maintenant l’élan. Il ne s’arrêterait que s’il était aplati par terre. La tête lui tournait d’un indicible soulagement : le peut-être que, peut-être que, peut-être que mouvant, tourbillonnant, crépitant, était maintenant cloué à un fixe c’est ça. Le moment, c’est tout de suite. Le mot d’ordre est « vas-y ».

Ils croisèrent quelques techs oserans. Oser dodelinait légèrement de la tête. Miles espéra que cela passerait pour une réponse négligente à leur salut. En tout cas, personne ne se retourna. Deux niveaux et un autre changement de direction les amenèrent dans les coursives réservées aux cadres dont il se souvenait bien. Ils passèrent devant la cabine du capitaine (flûte, il allait devoir régler la question d’Auson, et sans tarder) ; la paume d’Oser, pressée par Elena contre la serrure tactile, permit de pénétrer dans les lieux dont Oser avait fait son quartier général. Quand la porte se referma en glissant derrière eux, Miles s’aperçut qu’il avait retenu son souffle.

— Nous voilà dans le bain, dit Elena, qui s’adossa un instant à la porte. Tu vas encore nous lâcher ?

— Pas cette fois-ci, répliqua Miles. Tu as peut-être remarqué qu’il y a un sujet dont je n’ai pas fait mention dans la discussion à l’infirmerie.

— Grégor.

— Exactement. Cavilo le retient en ce moment même comme otage sur son vaisseau amiral.

Elena courba la nuque sous le poids de la consternation.

— Elle se propose de le vendre pour un bonus aux Cetagandans, alors ?

— Non. C’est plus dingue que ça. Elle veut l’épouser.

La bouche d’Elena s’arrondit de stupeur.

— Quoi ? Miles, elle ne peut pas avoir conçu un projet aussi dément, à moins que…

— À moins que Grégor ne lui en ait implanté l’idée dans la tête. Ce qu’il a fait, je crois. Avec arrosage, engrais et tout. En revanche, j’ignore si Grégor a parlé sérieusement ou s’il cherche seulement à gagner du temps. Elle a pris grand soin de nous tenir séparés. Tu connais Grégor presque aussi bien que moi. Qu’en penses-tu ?

— Difficile d’imaginer Grégor amoureux au point d’en devenir idiot. Il a toujours été… assez calme. Presque dépourvu de libido. En comparaison d’Ivan, disons.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une comparaison équitable.

— Non, tu as raison. Eh bien ! comparé à toi, alors.

Miles se demanda si la remarque était du lard ou du cochon.

— Grégor n’a jamais eu beaucoup d’occasions, quand nous étions plus jeunes. J’entends par là, pas d’intimité. La Sécurité toujours sur son dos. Cela… cela peut créer un blocage, à moins d’être exhibitionniste.

— Ce n’était pas son genre.

— Sûrement que Cavilo doit s’arranger pour ne présenter que son côté le plus séduisant.

Elena s’humecta pensivement les lèvres.

— Est-elle jolie ?

— Pour qui est attiré par les blondes homicides avides de puissance, je suppose qu’elle peut être irrésistible.

Elena se rasséréna légèrement.

— Ah ! Elle ne te plaît pas.

— Elle est trop petite pour mon goût.

Elena eut un grand sourire franc.

— Ça, je le crois ! (Elle guida Oser vers un fauteuil et l’y installa.) Nous allons être obligés de l’attacher. Ou d’adopter une mesure quelconque.

L’intercom bourdonna. Miles se dirigea vers la console pour répondre.

— Oui ? dit-il de son ton le plus blasé.

— Allô, ici le caporal Meddis. Nous avons placé l’agent vervani dans la cellule neuf.

— Merci, caporal. Ah, à propos… (Cela valait la peine de tenter le coup.) Il nous reste encore du thiopenta. Voudriez-vous nous monter le capitaine Tung pour interrogatoire ?

— Tung, amiral ? (La voix du garde était hésitante.) Heu, puis-je ajouter deux hommes de renfort à mon peloton, alors ?

— Certainement… Voyez si le sergent Chodak est dans les parages. Il a peut-être des hommes disponibles pour des corvées supplémentaires. En fait, n’est-il pas lui-même sur le tableau de service des extra ?

Il leva les yeux à temps pour voir Elena brandir le pouce et l’index réunis en forme d’O.

— En effet, il me semble, amiral.

— Bon, comme vous voulez. Allez-y. Naismith, terminé. (Il déconnecta la communication et contempla l’appareil comme si c’était la lampe d’Aladin.) Je ne pense pas que je sois destiné à mourir aujourd’hui. Je dois être réservé pour après-demain.

— Tu crois ?

— Oh oui ! J’aurai une chance beaucoup plus grande, plus publique et plus spectaculaire de tout flanquer en l’air à ce moment-là. Je serai en mesure de liquider mille vies avec la mienne.

— Ne te laisse pas aller à une de tes ridicules trouilles vertes. (Elena lui donna un coup sec en travers des jointures avec sa seringue-nébuliseur.) Tu dois réfléchir à la manière de nous sortir de ce trou.

— Oui, ma’ame, répondit docilement Miles, réconforté, en se frottant la main. À propos, quand Oser a arrêté Tung pour avoir arrangé ma fuite, pourquoi n’a-t-il pas continué en vous bouclant aussi, toi, Arde, Chodak et le reste de votre escadre ?

— Il n’a pas arrêté Tung pour cela. Du moins, je n’en ai pas la conviction. Il harcelait Tung, comme à son habitude, ils se trouvaient tous les deux sur le pont – ça, c’était inhabituel – et Tung a fini par perdre son sang-froid et l’a jeté à terre. Il l’avait à moitié étranglé quand les agents de la Sécurité les ont séparés.

— Cela n’avait rien à voir avec nous, alors ?

C’était un soulagement.

— Je… je n’en suis pas certaine. Je n’étais pas là-bas. Ce devait être une diversion d’urgence pour détourner l’attention d’Oser et l’empêcher précisément d’établir un lien avec nous. (Elena eut un mouvement de tête en direction d’Oser qui continuait à arborer son sourire béat.) Et maintenant ?

— Laissons-le libre jusqu’à l’arrivée de Tung. Nous sommes tous une joyeuse bande d’alliés. (Miles fit la grimace.) Mais, pour l’amour du ciel, ne laisse personne tenter de lui adresser la parole !

La sonnerie de la porte bourdonna. Elena alla se poster derrière le fauteuil d’Oser, une main sur son épaule, en s’efforçant de prendre l’air aussi amical que possible. Miles se rendit à la porte et pianota le code d’entrée. Le panneau s’ouvrit en glissant.

Six soldats nerveux entouraient un Ky Tung à la mine hostile, vêtu d’un pyjama de prisonnier jaune vif et qui irradiait la rancune comme un petit soleil en état de pré-nova. Il serra les dents sous l’effet d’un désarroi total à la vue de Miles.

— Ah, merci, caporal, dit celui-ci. Nous tiendrons une petite conférence d’état-major officieuse après cet interrogatoire. J’apprécierais que vous et vos hommes montiez la garde dehors. Et au cas où le capitaine Tung serait repris d’une crise de violence, mieux vaudrait que nous ayons le sergent Chodak et un de vos hommes à l’intérieur.

Il mit l’accent sur le vos non pas en changeant de voix mais en regardant Chodak droit dans les yeux. Chodak comprit.

— Oui, amiral. Venez avec moi, soldat.

Je vous décerne une promotion au grade de lieutenant, songea Miles qui s’effaça pour laisser les deux hommes guider Tung à l’intérieur. Oser, l’air en forme, creva un instant les yeux de la patrouille avant que la porte ne se referme dans un sifflement.

Oser était bien visible également pour Tung. Ce dernier bouscula ses gardes pour se libérer, puis se dirigea à grands pas vers l’amiral.

— Espèce de salaud, tu t’imagines peut-être que… (Il resta court en voyant Oser continuer à le regarder en souriant béatement.) Qu’est-ce qu’il a ?

— Rien, répliqua Elena avec un haussement d’épaules. Je crois que cette dose de sérum a nettement amélioré sa personnalité. Dommage que ce ne soit que temporaire.

Tung rejeta la tête en arrière, eut un éclat de rire sec et pivota sur ses talons pour secouer Miles par les épaules.

— Tu y es arrivé, espèce de petit… tu es revenu ! À nous les entreprises !

Le soldat de Chodak se contracta, comme s’il cherchait de quel côté ou qui attaquer. Chodak l’attrapa par le bras, secoua la tête en silence et indiqua la paroi près de la porte. Il rengaina son neutraliseur et s’adossa au chambranle, les bras croisés ; après un instant de surprise, son subalterne l’imita, flanquant l’autre côté. Deux mouches sur le mur.

— Ce n’était pas exactement volontaire, dit Miles entre ses dents, en partie pour éviter de se mordre la langue au cours de l’explosion d’enthousiasme de l’Eurasien. Et nous n’en sommes pas encore à faire des affaires ensemble. (Navré, Ky, se dit-il, je ne peux pas être ton homme de paille, cette fois-ci. Il faut que tu me suives. Il conserva son expression sévère et ôta de ses épaules les mains de Tung avec une lenteur glaciale.) Ce capitaine de cargo vervani que tu avais déniché est allé me livrer tout droit au commandant Cavilo. Et je me suis demandé depuis si c’était un accident.

Tung recula, avec l’air d’avoir reçu de Miles un coup dans l’estomac.

Miles eut l’impression d’avoir décoché ce coup. Non, Tung n’était pas un traître, mais Miles n’osa pas renoncer au seul avantage qu’il possédait.

— Trahison ou maladresse, Ky ?

— Une gaffe, chuchota Tung, devenu d’un jaune décoloré. Bon sang ! je vais tuer ce triple traître…

— C’est déjà fait, dit Miles froidement.

Les sourcils de Tung se haussèrent dans une réaction de surprise et de respect.

— Je suis venu au Moyeu de Hegen, poursuivit Miles, avec un contrat qui se trouve maintenant presque irréalisable. Je ne suis pas venu pour te redonner le commandement opérationnel des Dendarii… à moins que tu ne sois préparé à servir mes objectifs. Les priorités et les cibles devront être choisies par moi. Seul le comment t’appartiendra.

Et qui donc allait mettre qui à la tête des Dendarii ? Pour autant que Tung ne s’avisait pas de cette question.

— Comme mon allié, commença Tung.

— Pas ton allié. Ton chef. C’est à prendre ou à laisser.

Tung resta planté comme une souche, ses sourcils bataillant pour retrouver leur position normale. D’une voix égale, il finit par dire :

— Le petit garçon de papa Ky grandit, à ce qu’il paraît.

— Ce n’en est même pas la moitié. Tu marches ou tu ne marches pas ?

— J’ai besoin d’entendre la seconde moitié. (Tung suçota sa lèvre inférieure.) Je marche.

Miles tendit la main.

— Marché conclu.

Tung la serra.

— Marché conclu.

Sa poigne était ferme. Miles exhala un long soupir.

— Très bien. Je t’ai raconté des demi-vérités, la dernière fois. Voilà ce qui se passe en réalité. (Il se mit à marcher de long en large, les frissons qui le secouaient n’ayant pas tous pour origine le contact avec le halo du brise-nerfs.) J’ai effectivement un contrat avec quelqu’un d’intéressé qui n’est pas des nôtres, mais pas pour une « évaluation militaire », qui est l’écran de fumée dont je me suis servi à l’usage d’Oser. Ce que je t’ai dit à propos de la guerre civile planétaire à empêcher n’était pas de la fumée. J’ai été engagé par les gens de Barrayar.

— D’habitude, ils n’engagent pas de mercenaires, objecta Tung.

— Je ne suis pas un mercenaire ordinaire. Je suis payé par la Sécurité impériale de Barrayar (au moins une vérité entière) pour retrouver et récupérer un otage. En supplément, j’espère empêcher une flotte cetagandane, qui prépare une invasion pour l’heure imminente, de s’emparer du Moyeu. Notre deuxième priorité stratégique sera de garder les deux côtés du couloir spatial de Vervain ainsi que tous les autres sas de sortie que nous pourrons en attendant l’arrivée des renforts de Barrayar.

Tung s’éclaircit la gorge.

— Deuxième priorité ? Et s’ils n’arrivent pas ? Il y a Pol à traverser… Et le sauvetage d’un otage n’a normalement pas la priorité sur les opérations strat-tac d’une flotte, hein ?

— Etant donné l’identité de cet otage, je garantis leur arrivée. L’empereur de Barrayar, Grégor Vorbarra, a été kidnappé. Je l’ai retrouvé, puis perdu, et maintenant, il faut que je le ramène. Comme tu peux l’imaginer, j’escompte une récompense substantielle pour son retour sain et sauf.

Le visage de Tung reflétait sa stupeur devant cette révélation.

— Cette espèce d’échalas neurasthénique que tu traînais en remorque… Ce n’était pas lui, si ?

— Si. Et à nous deux, toi et moi, nous nous sommes débrouillés pour le livrer franco de port au commandant Cavilo.

— Oh, merde ! (Tung passa la main sur ses cheveux rugueux.) Elle n’aura rien de plus pressé que de le vendre aux Cetagandans.

— Non. Elle entend empocher sa récompense de Barrayar.

Tung ouvrit la bouche, la referma, leva un doigt.

— Attends une minute…

— C’est compliqué, concéda Miles. Voilà pourquoi je vais te déléguer la partie simple, la garde du couloir. À moi appartiendra de récupérer l’otage.

Simple… Les Mercenaires Dendarii ? Au total cinq mille. Rien que ça ! Contre l’Empire cetagandan. As-tu oublié ce que c’est que compter au cours de ces quatre dernières années ?

— Pense à la gloire. Pense à ta réputation. Pense au bel effet que cela fera sur ton curriculum vitae.

— Sur mon cénotaphe, tu veux dire ! Personne ne sera capable de ramasser suffisamment de mes atomes dispersés pour les enterrer. Tu as l’intention de payer les frais de mes funérailles, fiston ?

— Ce sera un enterrement de première classe – bannières, majorettes et assez de bière pour que ton cercueil flotte jusqu’au Walhalla.

Tung soupira.

— Sers-toi de jus de pruneaux pour faire naviguer le bateau. Et bois la bière. Bon. (Tung demeura un instant silencieux, se frottant les lèvres.) La première étape, c’est de mettre la flotte en état d’alerte dans l’heure au lieu de vingt-quatre.

— Elle n’y est pas déjà ? dit Miles, rembruni.

— Nous étions défensifs. Nous estimions avoir au moins trente-six heures pour étudier tout ce qui viendrait vers nous depuis l’autre bout du Moyeu. Ou Oser l’a estimé. Cela prendra six heures pour nous préparer à être sur le pied de guerre en une heure.

— D’accord… Ce sera la deuxième étape, donc. La première sera de te raccommoder avec le capitaine Auson et de lui donner l’accolade.

— Un coup de pied au cul, oui ! s’exclama Tung. Cet abruti est…

— … est nécessaire pour commander le Triomphe pendant que tu diriges la tactique de la flotte. Tu ne peux pas t’occuper des deux à la fois. Impossible que je réorganise la flotte si près d’entamer le combat. Si j’avais une semaine pour éliminer… Bon, je ne l’ai pas. Les hommes d’Oser doivent être convaincus de rester à leur poste. Si j’ai Auson… (la main levée de Miles se replia comme une cage)… je pourrai commander le reste. D’une manière ou d’une autre.

Tung grommela à regret son assentiment.

— Très bien. (Son air renfrogné céda lentement la place à un sourire.) Je donnerais gros pour te voir lui faire embrasser Thorne, par contre.

— Un miracle à la fois, s’il te plaît !

Le capitaine Auson, gros quatre ans auparavant, avait encore pris du poids mais, cela mis à part, il n’avait pas changé. Il entra dans la cabine d’Oser, aperçut les neutraliseurs braqués dans sa direction et s’immobilisa, les poings serrés. Quand il vit Miles assis sur le bord du bureau-console d’Oser (une manœuvre psychologique pour hisser sa tête au niveau de celle de tous les autres ; dans le fauteuil, Miles craignait d’avoir l’air d’un enfant à qui manqueraient une dizaine d’annuaires sous les fesses à la table du dîner), l’expression d’Auson passa de la colère à l’horreur.

— Nom de Dieu ! Encore vous !

Natiirlich, dit Miles avec un haussement d’épaules. (Chodak et son subalterne réprimèrent de joyeux sourires d’anticipation.) L’action va commencer.

— Vous ne pouvez pas prendre ce… (Auson s’interrompit pour examiner Oser.) Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

— Disons simplement que nous avons adapté son attitude. Quant à la flotte, elle est déjà à moi. (Enfin, presque. Il y travaillait, en tout cas.) La question est celle-ci : allez-vous choisir d’être du côté gagnant ? D’empocher un bonus de combat ? Ou donnerai-je le commandement du Triomphe à…

Auson découvrit les dents à l’adresse de Tung dans un grondement muet.

— … Bel Thorne ?

— Quoi ! s’exclama Auson sur un mode aigu qui fit tressaillir et grimacer Tung. Vous ne pouvez pas…

Miles lui coupa la parole.

— Vous rappelez-vous, par hasard, comment vous êtes passé du commandement de l’Ariel à celui du Triomphe ? Oui ?

Auson désigna Tung.

— Et lui ?

— Le signataire de mon contrat donnera une contribution d’une valeur égale à celle du Triomphe, qui deviendra la part d’investissement de Tung dans la société de la flotte. En échange, le commodore Tung renoncera à tout droit sur le vaisseau lui-même. Je confirmerai le rang de Tung en tant que chef d’état-major et tacticien en chef, et le vôtre en tant que capitaine du vaisseau amiral Triomphe. Votre contribution initiale, égale à la valeur de l’Ariel moins les droits de nantissement, sera confirmée comme étant votre part d’investissement dans la société de la flotte. L’un et l’autre vaisseau sera enregistré comme appartenant à la flotte.

— Etes-vous d’accord ? voulut savoir Auson, s’adressant à Tung.

Miles, d’un regard d’acier, incita Tung à répondre.

— Oui, dit Tung à contrecœur.

Auson réfléchit d’un air sombre.

— Il ne s’agit pas seulement de l’argent… (Il marqua un temps, le front plissé.) Quel bonus de combat ? Quel combat ?

Celui qui hésite est perdu.

— Vous marchez ou vous ne marchez pas ?

La face lunaire d’Auson prit une expression sournoise.

— Je marche… s’il présente ses excuses.

— Quoi ? Cet imbécile croit…

— Excuse-toi, mon cher Tung, ordonna Miles aimablement entre ses dents, et continuons. Sinon, le Triomphe aura son propre second pour capitaine. Qui, entre autres vertus, ne discutera pas avec moi.

— Sûr que non ! dit sèchement Auson. Cette lopette de Betan est folle d’amour. Je n’ai jamais été capable de déterminer si ce type avait envie de se faire sauter par vous ou de vous enfiler…

Miles sourit et leva la main.

— Allons, allons !

Il hocha la tête en direction d’Elena, qui avait rengainé son neutraliseur en faveur d’un brise-nerfs. Braqué d’une main ferme sur la tête d’Auson.

Son sourire rappela à Miles d’une manière troublante un des sourires du sergent Bothari. Ou, pire, de Cavilo.

— Je ne vous ai jamais dit, Auson, à quel point le son de votre voix m’agace ? demanda-t-elle.

— Vous ne tireriez pas, dit Auson d’une voix mal assurée.

— Je ne l’en empêcherais pas, mentit Miles. J’ai besoin de votre vaisseau. Ce serait commode – mais pas nécessaire – que vous le commandiez pour moi.

Son regard fila comme un poignard en direction de son chef d’état-major/tacticien en chef putatif.

De mauvaise grâce, Tung adressa à Auson des excuses bien troussées, encore que vagues, pour les insultes proférées naguère concernant son caractère, son intelligence, ses ascendants, son apparence… Comme l’expression d’Auson s’assombrissait, Miles interrompit le catalogue de Tung à mi-liste et le fit recommencer depuis le début :

— Sois plus simple.

Tung prit sa respiration.

— Auson, vous êtes une vraie tête de lard parfois, mais, bon sang, vous savez vous battre quand vous y êtes obligé ! Je vous ai vu. Dans une mauvaise passe, quand ça tourne mal et que ça déraille, c’est vous que je choisirais comme soutien avant tous les autres capitaines de la flotte.

— Ah, voilà qui est sincère ! Merci beaucoup. J’apprécie vraiment votre souci pour ma sécurité. Jusqu’à quel point les choses vont-elles tourner mal et dérailler, à votre avis ?

Tung eut un gloussement de rire on ne peut plus désagréable.


Les capitaines-propriétaires furent amenés un par un, pour être persuadés, soudoyés, contraints par chantage ou éblouis tant et si bien que Miles en avait la bouche sèche, la gorge à vif et la voix rauque. Seul le capitaine du Pèlerin tenta de résister. Il fut neutralisé et ligoté, et son second sommé de choisir immédiatement entre une promotion au rang de capitaine et une longue promenade après une brève sortie par un sas. Il opta pour la promotion, mais son regard disait : Je vous revaudrai ça un jour. Tant que ce jour-là arriverait après les Cetagandans, Miles s’en fichait pas mal.

Ils se rendirent dans la salle de conférences, plus grande, pour la plus étrange réunion d’état-major à laquelle Miles eût jamais assisté. Oser, fortifié par une injection de rappel, fut installé au haut bout de la table comme un souriant cadavre empaillé. Deux hommes au moins étaient attachés à leur fauteuil et bâillonnés. Tung avait troqué son pyjama jaune contre une tenue grise et épinglé à la hâte les insignes de commodore par-dessus sa plaque de capitaine. Il présenta sa tactique et suscita parmi l’auditoire des réactions diverses et variées, allant du doute à la consternation, tant le rythme effréné des actions successives qu’il exigeait de chacun était – presque – accablant. Son argument le plus décisif fut la suggestion sinistre que s’ils ne prenaient pas position comme défenseurs du couloir spatial, ils risquaient d’être requis plus tard pour s’y engager afin d’attaquer une défense préparée par les Cetagandans, vision qui engendra des frissons tout autour de la table. Cela pourrait être pire a toujours été une affirmation inattaquable.

À mi-réunion, Miles se frotta les tempes et se pencha pour chuchoter à Elena :

— Est-ce que cela se passait toujours aussi mal, ou ai-je oublié ?

La jeune femme pinça pensivement les lèvres et répliqua dans un murmure :

— Non, les insultes étaient meilleures, autrefois.

Miles réprima un sourire.

Miles proféra cent exigences abusives et promesses en l’air, et finalement la séance fut levée. Chacun regagna son poste. Oser et le capitaine du Pèlerin furent emmenés au cachot sous bonne garde. Tung ne s’arrêta que le temps de considérer avec désapprobation les pantoufles marron.

— Si tu dois commander ma flotte, fiston, voudrais-tu, je te prie, faire une faveur à un vieux soldat et enfiler une paire de bottes réglementaires ?

Elena resta la dernière.

— Je voudrais que tu interroges de nouveau le général Metzov, lui dit Miles. Extorque-lui toutes les données des dispositions tactiques des Rangers que tu peux – codes, vaisseaux de service, vaisseaux de réserve, les dernières positions connues, les bizarreries des hommes, plus tout ce qu’il est susceptible de savoir sur les Vervani. Expurge les références fâcheuses qu’il aurait faites concernant ma véritable identité et transmets le tout au service des Ops, en avertissant que tout ce que pense Metzov n’est pas forcément exact. Cela peut servir.

— Entendu.

Miles soupira, s’appuya avec lassitude sur ses coudes.

— Tu sais, les patriotes planétaires comme les Barrayarans – nous, les gens de Barrayar –, nous nous trompons. Le cadre des officiers estime que les mercenaires n’ont pas d’honneur, parce qu’ils sont à vendre. Mais l’honneur est un luxe que seul peut s’offrir un homme libre. Un bon officier impérial comme moi n’est pas lié par l’honneur, il est juste lié. Combien de ces honnêtes gens est-ce que je viens de vouer à la mort par des mensonges ? C’est un drôle de jeu.

— Changerais-tu quoi que ce soit, aujourd’hui ?

— Tout. Rien. J’aurais menti encore deux fois plus vite si j’y avais été obligé.

— Tu parles effectivement plus vite quand tu prends l’accent de Beta, concéda-t-elle.

— Est-ce que j’agis bien ? Si je mène les choses à bien. L’échec étant automatiquement l’erreur. Non pas une voie vers le désastre, mais toutes les voies…

Elena haussa les sourcils.

— Certainement.

Il eut un rictus.

— Alors toi – que j’aime –, ma dame de Barrayar, qui détestes Barrayar, tu es la seule personne du Moyeu que je peux honnêtement sacrifier.

Elle inclina la tête en retour.

— Merci, mon seigneur.

Elle lui effleura de la main le sommet du crâne et sortit de la pièce.

Miles frissonna.

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