17

Avant de quitter la salle de tactique, Miles questionna prudemment la sécurité du Triomphe pour savoir où en était la récupération des prisonniers évadés. Restaient manquants, et sans que l’on ait encore de renseignements sur leur sort : Oser, le capitaine du Pèlerin et deux autres officiers oserans loyaux, le commandant Cavilo et le général Metzov.

Miles était à peu près certain d’avoir assisté sur ses écrans de contrôle à la transformation d’Oser et de ses officiers en cendres radioactives. Metzov et Cavilo se trouvaient-ils aussi à bord de cette navette en fuite ? Belle ironie du destin, somme toute, que Cavilo soit morte des mains des Cetagandans ! Encore que, en vérité, l’ironie eût été égale si elle avait péri aux mains des Vervani, des Rangers de Randall, des Aslunders, des Barrayarans ou de quiconque d’autre qu’elle avait trahi au cours de sa brève carrière de comète dans le Moyeu de Hegen. Si c’était exact, sa fin était propre et opportune, mais… Il n’aimait pas penser que les dernières phrases cruelles qu’elle lui avait adressées aient maintenant acquis le poids prophétique d’une malédiction sur un lit de mort. Il aurait dû craindre Metzov davantage que Cavilo. Il l’aurait dû, mais ne le faisait pas. Il frissonna et emprunta un garde de commando pour le raccompagner à sa cabine.

En chemin, il rencontra une pleine navette de blessés qui étaient transférés dans l’infirmerie du Triomphe. Le Triomphe, dans le groupe de réserve (pour ainsi dire), n’avait pas reçu de coups que ses blindages n’eussent pu parer, mais d’autres vaisseaux n’avaient pas eu autant de chance. Les listes des pertes dans les batailles spatiales étaient généralement en proportion inverse des combats planétaires, le nombre des morts dépassant celui des blessés ; toutefois, si, par bonheur, l’environnement artificiel était préservé, des soldats parvenaient à survivre à leurs blessures. Avec hésitation, Miles changea de cap et suivit le cortège. À quoi servirait-il à l’infirmerie ?

Les gens qui s’occupaient du tri n’avaient pas envoyé de cas mineurs au Triomphe. Trois hideuses brûlures et une très grave blessure à la tête passèrent en premier et furent aussitôt prises en charge par le personnel. Quelques soldats étaient conscients, attendant leur tour en silence, immobilisés sur leur civière flottante par des sangles gonflées d’air, les yeux embrumés par la douleur et les analgésiques.

Miles essaya de dire quelques mots à chacun. Certains le regardaient d’un air hébété, d’autres parurent apprécier ; il s’attarda un peu plus longuement auprès de ceux-là, donnant ce qu’il pouvait d’encouragements. Puis il recula et se tint en silence près de la porte pendant plusieurs minutes, baignant dans les terrifiantes odeurs familières d’une infirmerie après la bataille, les désinfectants et le sang, la chair brûlée, l’urine, l’électronique, jusqu’à ce qu’il se rende compte que l’épuisement le rendait complètement abruti et inutile, tremblant et proche des larmes. Il se décolla du mur et sortit en clopinant. Au lit. Si on le voulait aux commandes, qu’on vienne le chercher !

Il pianota le code de la cabine d’Oser. Maintenant qu’il en avait hérité, il devrait probablement changer la combinaison. Il soupira, entra et prit conscience de deux faits malencontreux : primo, il avait renvoyé son garde et oublié ensuite de le rappeler et, secundo, il n’était pas seul. La porte se referma derrière lui avant qu’il ait eu le temps de se replier dans la coursive et il la heurta brutalement du dos en reculant.

Le teint rouge brique du général Metzov attirait encore plus le regard que le reflet argenté de la parabole du brise-nerfs braqué sur la tête de Miles.

Metzov s’était débrouillé pour mettre la main sur une tenue grise de Dendarii, un peu petite pour lui. Le commandant Cavilo, debout derrière le général, s’en était dégoté une similaire, un peu grande pour elle. Metzov paraissait énorme et furieux. Cavilo semblait… bizarre. Amère, ironique, animée d’un amusement inquiétant. Des meurtrissures déparaient son cou. Elle ne portait pas d’arme.

— Je vous ai ! chuchota triomphalement Metzov. Enfin !

Avec un rictus, il marcha sur Miles et le cloua au mur, sa grosse paluche lui enserrant le cou. Il laissa choir le brise-nerfs avec fracas et entoura de son autre main le cou de Miles.

— Vous ne survivrez jamais…

Ce fut tout ce que Miles parvint à émettre d’une voix étouffée avant que l’air ne lui manque. Sa trachée commença à craquer, sa tête était au bord de l’explosion, le sang ne circulait plus. Pas question de parler pour détourner Metzov de ce meurtre-ci…

Cavilo se glissa en avant, silencieuse, n’éveillant pas plus l’attention qu’un chat, pour ramasser le brise-nerfs abandonné, puis elle recula, se plaçant à la gauche de Miles.

— Stanis chéri, dit-elle d’une voix roucoulante.

Metzov, obsédé par la strangulation lente de Miles, ne tourna pas la tête. Cavilo, imitant manifestement les intonations de Metzov, récita :

— Ouvre-moi tes jambes, garce, ou je te fais sauter le caisson !

Cette fois, la tête de Metzov pivota, les yeux écarquillés. Cavilo lui brûla la cervelle. L’éclair bleu crépitant le frappa juste entre les deux orbites. Dans sa dernière convulsion, Metzov faillit briser le cou de Miles, bien que ces os-là aient été renforcés de plastique. L’odeur électrochimique vésicante de la mort par brise-nerfs frappa Miles en pleine figure.

Il s’affaissa, glacé, contre la paroi, n’osant pas bouger. Cavilo avait retroussé les lèvres dans un sourire d’immense satisfaction, d’assouvissement. La phrase qu’elle avait prononcée était-elle une citation exacte et récente ? Qu’avaient-ils fait pendant toutes ces longues heures d’attente obligée à l’affût dans ce hutteau de chasseur qu’était la cabine d’Oser ? Le silence s’éternisa.

— Non pas… (Miles déglutit pour essayer d’éclaircir sa gorge meurtrie et reprit d’une voix croassante :)… non pas que je m’en plaigne, notez bien, mais pourquoi ne continuez-vous pas en m’abattant, moi aussi ?

Cavilo eut un sourire suffisant.

— Une prompte vengeance vaut mieux que pas de vengeance du tout. Une vengeance lente et prolongée est encore meilleure, mais, pour la savourer pleinement, il faut que j’y survive. Un autre jour, gamin.

Elle redressa le brise-nerfs comme pour le rengainer d’un geste large dans un étui, puis le laissa pendre, gueule en bas, au bout de sa main détendue.

— Vous avez juré de me sortir saine et sauve du Moyeu de Hegen, seigneur vor. Et j’en suis venue à croire que vous êtes réellement assez stupide pour tenir votre parole. Ce n’est pas un reproche, remarquez. Ah ! si Oser nous avait distribué une arme à chacun et non pas une pour deux, ou s’il m’avait donné le brise-nerfs et à Stanis le code de sa cabine, au lieu du contraire, ou s’il nous avait emmenés avec lui comme je l’en avais supplié… les choses auraient pu se passer différemment.

Bien différemment. Avec une extrême prudence, Miles se rapprocha de la console de communication et appela la Sécurité. Cavilo l’observait d’un air pensif. Au bout de quelques instants, alors que les renforts allaient faire irruption, elle s’avança à sa hauteur.

— Je vous avais sous-estimé, vous savez.

— Je ne vous ai jamais sous-estimée.

— Je sais. Je n’en ai pas l’habitude… Merci.

D’un geste dédaigneux elle jeta le brise-nerfs sur le corps de Metzov puis, passant un bras autour du cou de Miles, elle l’embrassa avec fougue. Son chronométrage était parfait : la Sécurité, Elena et le sergent Chodak en tête, franchit le seuil en trombe juste avant que Miles réussisse à la repousser.


Miles traversa un court tube flexible pour quitter la navette du Triomphe et monter à bord du Prince Serg. Il contempla avec envie la vaste coursive impeccable, merveilleusement éclairée, la rangée d’élégants gardes d’honneur qui se mettaient au garde-à-vous, les officiers distingués qui attendaient dans leur grand uniforme vert de l’armée impériale de Barrayar. Il jeta un regard anxieux sur son propre uniforme dendarii gris et blanc. Le Triomphe, clé de voûte et orgueil de la flotte dendarii, semblait se rapetisser aux dimensions d’un petit machin poussiéreux, usagé et bosselé.

Oui, mais vous les gars, vous n’auriez pas si belle mine si nous ne nous étions pas donné tant de peine, se consola Miles.

Tung, Elena et Chodak ouvraient eux aussi de grands yeux, tels des touristes. Miles les rappela fermement au devoir de l’heure qui était de recevoir et de rendre les saluts de bienvenue impeccables de leurs hôtes.

— Je suis le commandant Natochini, officier adjoint du Prince Serg, se présenta le plus âgé des Barrayarans. Voici le lieutenant Yegorov qui vous escortera, vous et le commandant Bothari-Jesek, pour votre rendez-vous avec l’amiral Vorkosigan, amiral Naismith. Commodore Tung, je vais vous faire visiter moi-même le Prince Serg et je serai heureux de répondre à toutes vos questions. Pour autant que les réponses ne sont pas classées secrètes, naturellement.

Le large visage de Tung reflétait une immense satisfaction. En fait, si sa béatitude devait augmenter, il risquait d’exploser.

— Nous nous joindrons à l’amiral Vorkosigan pour déjeuner dans le mess des officiers supérieurs, après votre réunion et notre visite, poursuivit le commandant Natochini en s’adressant à Miles. Le dernier invité que nous ayons eu ici était le président de Pol avec sa suite, il y a douze jours.

Certain que les mercenaires comprenaient l’importance du privilège qui leur était accordé, l’officier barrayaran emmena Tung et Chodak dans la coursive. Miles entendit Tung dire à mi-voix d’un ton exultant : « Déjeuner avec l’amiral Vorkosigan, hé, hé… »

Le lieutenant Yegorov fit signe à Miles et à Elena de le suivre dans la direction opposée. Il s’enquit auprès d’Elena :

— Vous êtes de Barrayar, ma’ame ?

— Mon père a été pendant dix-huit ans homme d’armes lige du feu comte Piotr. Il est mort au service du comte.

— Je comprends, dit le lieutenant avec respect. Vous connaissez la famille, donc.

Miles eut quasiment l’impression de le voir penser : Cela vous explique.

Ah, ça oui !

Le lieutenant jeta un coup d’œil un peu plus hésitant sur l’amiral Naismith.

Et, heu, je crois savoir que vous êtes de Beta, amiral ?

— À l’origine, répliqua Miles de son accent de Beta le plus marqué.

— Il se pourrait… que vous nous jugiez un peu cérémonieux. Le comte, voyez-vous, est accoutumé au respect et à la déférence dus à son rang.

Miles, ravi, regardait l’officier chercher gravement une façon courtoise de recommander: Appelez-le amiral, ne vous essuyez pas le nez sur votre manche et abstenez-vous aussi de vos satanées impertinences égalitaires dans le style de Beta.

— … Vous le trouverez peut-être assez impressionnant, conclut Yegorov.

— Un type collet monté, hein ?

Le lieutenant se rembrunit.

— C’est un homme de valeur.

— Aoh, je parie que si nous lui faisons boire suffisamment de vin au déjeuner, il se mettra à l’aise et racontera des petites histoires grivoises, comme tout le monde.

Le sourire courtois de Yegorov se figea. Elena, les yeux pétillants, se baissa vers Miles et chuchota avec autorité :

— Amiral, de la tenue !

— Oh, d’accord, répliqua Miles avec un soupir de regret.

Le lieutenant jeta un coup d’œil reconnaissant à Elena par-dessus la tête de Miles.

Miles admira au passage l’imposante élégance de l’ensemble. En dehors du fait qu’il était flambant neuf, le Prince Serg avait été conçu aussi bien pour la diplomatie que pour la guerre, un vaisseau digne de transporter l’empereur en visite officielle sans perte d’efficacité militaire. Il vit au croisement d’une coursive, dont un lambris avait été détaché, un jeune enseigne qui surveillait une équipe de techs occupés à exécuter des réparations mineures – non, bonté divine, c’était une installation originale ! Le Prince Serg, avait entendu dire Miles, avait quitté son orbite avec des ouvriers encore à bord. Il se retourna brièvement pour regarder. Voilà où j’en serais sans la grâce de Dieu et le général Metzov, songea-t-il. S’il s’était tenu à carreau sur l’île Kyril rien que six mois… Il ressentit au cœur un illogique pincement de jalousie envers cet enseigne affairé.

Ils pénétrèrent dans les quartiers des officiers. Le lieutenant Yegorov leur fit traverser une antichambre et les introduisit dans un bureau réservé au commandant, meublé de façon Spartiate, aux dimensions doubles de tout ce que Miles avait vu auparavant sur un vaisseau de Barrayar. L’amiral comte Aral Vorkosigan leva les yeux de son bureau-console quand les portes s’ouvrirent dans un glissement silencieux.

Miles entra, les tripes soudain secouées. Pour dissimuler et maîtriser son émotion, il lança :

— Hé, dites donc, vous les escargots impériaux, vous allez devenir gras et mous à paresser dans tout ce luxe, vous savez ?

— Ah !

L’amiral Vorkosigan jaillit de son fauteuil et se cogna au coin de son bureau dans sa hâte. Ma foi, pas étonnant, comment peut-il voir clair avec toute cette eau qu’il a dans les yeux ? Il embrassa Miles dans une étreinte de fer. Miles sourit, cligna des paupières, déglutit, le visage aplati contre la fraîche manche verte, et avait presque repris la maîtrise de ses traits quand le comte Vorkosigan l’éloigna à bout de bras pour l’examiner avec anxiété.

— Tu vas bien, mon garçon ?

— On ne peut mieux. Comment as-tu trouvé ton expédition dans l’espace ?

— On ne peut mieux, répliqua le comte Vorkosigan dans un souffle. Remarque, il y a eu des moments où certains de mes conseillers voulaient qu’on te fusille. Et il y a eu des moments où j’étais d’accord avec eux.

Le lieutenant Yegorov, interrompu au milieu de l’annonce de leur arrivée (Miles ne l’avait pas entendu parler, et il doutait aussi que son père l’ait entendu), était resté la bouche ouverte, l’air complètement abasourdi. Réprimant un sourire, le lieutenant Joie, qui était de l’autre côté du bureau-console, se leva et raccompagna miséricordieusement Yegorov avec douceur.

— Merci, lieutenant. L’amiral apprécie vos services. Ce sera tout…

Joie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, plissa pensivement le front une seconde, puis suivit Yegorov. Miles entr’aperçut le lieutenant blond qui s’étendait dans un fauteuil de l’antichambre, la tête rejetée en arrière dans la posture détendue de qui prévoit une longue attente, avant que la porte se referme. Joie savait être d’une courtoisie surnaturelle parfois.

— Elena. (Le comte Vorkosigan fit un effort pour se détacher de Miles et prendre dans les siennes les deux mains d’Elena qu’il serra brièvement d’une poigne ferme.) Vous allez bien ?

— Oui, amiral.

— J’en suis content… Plus que je ne sais l’exprimer. Cordelia vous adresse ses meilleurs vœux avec son affection. Si je vous voyais, je devais vous rappeler que – ah ! il faut que je retrouve la phrase exacte, c’est une de ses plaisanteries betanes – qu’un foyer est l’endroit où, quand vous êtes obligé d’y aller, on est obligé de vous recevoir.

— Je crois entendre sa voix, répliqua Elena en souriant. Remerciez-la. Dites-lui… que je m’en souviendrai.

— Bien. (Le comte Vorkosigan n’insista pas.) Prenez place, prenez place, invita-t-il avec un geste vers des fauteuils qu’il avait rapprochés de son bureau.

Il s’assit. Pendant un instant, comme s’il changeait de vitesse, ses traits se détendirent, puis se concentrèrent de nouveau. Mon Dieu, comme il a l’air fatigué ! pensa Miles. Grégor, tu as beaucoup à te reprocher. Mais Grégor savait cela.

— Quelles sont les dernières nouvelles concernant le cessez-le-feu ? demanda Miles.

— Il dure toujours, Dieu merci ! Les seuls vaisseaux cetagandans à n’être pas repartis d’où ils étaient venus sont ceux qui ont subi des dommages : barreau de Necklin, système de contrôle ou encore pilotes blessés. Ou les trois. Nous les laissons en réparer deux et repartir avec un équipage réduit, les autres ne sont pas récupérables. J’estime que les voyages commerciaux contrôlés pourront recommencer dans six semaines.

Miles secoua la tête.

— Ainsi se termine la guerre des Cinq-Jours. Je n’ai jamais vu une seule fois un Cetagandan face à face. Tant d’efforts et de sang versé, et tout ça pour en revenir au statu quo !

— Pas exactement pour tout le monde. Un certain nombre d’officiers supérieurs cetagandans ont été rappelés dans leur capitale pour expliquer à leur empereur leur « expédition non autorisée ». On s’attend que ces excuses leur soient fatales.

Miles eut un rire sec.

— Pour expier leur échec, autrement dit. « Expédition non autorisée. » Y a-t-il quelqu’un qui croie ça ? Pourquoi même se donner cette peine ?

— Subtilité, mon garçon. À l’ennemi qui bat en retraite il faut laisser garder autant de dignité que possible. Mais rien d’autre, par contre.

— Je crois comprendre que tu as usé de subtilité avec les Polians. Je m’étais imaginé que ce serait Simon Illyan qui viendrait en personne nous ramener, pauvres enfants perdus, à la maison.

— Il en mourait d’envie, mais nous ne pouvions absolument pas nous absenter ensemble. La couverture avec laquelle nous avions masqué l’absence de Grégor menaçait de s’effondrer d’un instant à l’autre.

— Comment vous y êtes-vous pris, à propos ?

— Nous avons choisi un jeune officier qui ressemblait beaucoup à Grégor, lui avons dit qu’il y avait un complot pour l’assassiner et qu’il devait servir d’appât. Béni soit-il, il s’est porté volontaire aussitôt. Avec les hommes de sa Sécurité, à qui l’on avait raconté la même histoire, il a passé les quelques semaines suivantes à mener la belle vie à Vorkosigan Surleau, mangeant ce qu’il y avait de meilleur – sauf qu’il s’est payé une indigestion. Nous l’avons finalement envoyé faire du camping rustique, car les questions en provenance de la capitale devenaient pressantes. Les gens ne tarderont pas à comprendre, j’en suis sûr, si ce n’est déjà fait, mais maintenant que nous avons récupéré Grégor, nous pouvons donner n’importe quelle explication qui nous plaira. Qui lui plaira.

Le comte Vorkosigan fronça brièvement les sourcils d’une curieuse façon qui ne témoignait pas totalement le déplaisir.

— J’ai été surpris, bien qu’enchanté, dit Miles, que tu aies pu dépasser Pol si vite avec tes forces. Je redoutais que Pol ne t’y autorise qu’une fois les Cetagandans débarqués dans le Moyeu. À ce moment-là, ç’aurait été trop tard.

— Oui, eh bien ! voilà l’autre raison pour laquelle tu me vois ici à la place de Simon. En tant que Premier ministre et ancien régent, j’avais un excellent prétexte pour rendre une visite officielle à Pol. Nous sommes arrivés avec une liste vite établie des cinq principales concessions diplomatiques qu’ils nous demandaient depuis des années et nous l’avons proposée comme ordre du jour.

« Tout étant protocolaire, officiel et loyal, il était donc parfaitement raisonnable pour nous de combiner ma visite avec la croisière d’essai du Prince Serg. Nous étions en orbite au-dessus de Pol, et nous faisions la navette pour assister aux réceptions et réunions officielles (sa main massa inconsciemment son abdomen dans un geste destiné à prévenir la douleur), avec moi essayant encore frénétiquement d’obtenir par la persuasion l’autorisation de pénétrer dans le Moyeu sans tuer personne quand est tombée la nouvelle de l’attaque-surprise de Cetaganda contre Vervain. À ce stade, la permission de passer a été accordée illico. Et nous étions seulement à des jours, pas à des semaines, du lieu du combat. Amener les Aslunders à s’aligner avec les Polians a été plus coton. Grégor m’a étonné quand il a traité l’affaire. Les Vervani n’ont pas posé de problème, ils étaient hautement motivés alors pour trouver des alliés.

— J’ai entendu dire que Grégor jouit maintenant d’une grande popularité sur Vervain.

— Pendant que nous sommes ici à parler, il est fêté dans la capitale, je pense. (Le comte Vorkosigan jeta un coup d’œil à son chrono.) Les Vervani sont fous de lui. Le laisser naviguer en première ligne dans la salle de tactique du Prince Serg était peut-être une meilleure idée que je ne le pensais. D’un point de vue purement diplomatique.

Le comte Vorkosigan eut l’air plutôt rêveur.

— J’ai été… stupéfait que tu l’autorises à sauter avec toi dans la zone de feu. Je n’avais pas tablé là-dessus.

— Ma foi, tout bien réfléchi, la salle de tactique de la flotte du Prince Serg devait être les quelques mètres carrés les mieux défendus de l’espace territorial de Vervain. Cela, cela…

Miles regarda avec fascination son père tenter d’émettre les mots : ne présentait aucun danger et ne pas y parvenir. La lumière se fit.

— Ce n’était pas ton idée, n’est-ce pas ? Grégor a donné l’ordre de l’admettre à bord !

— Il avait plusieurs bons arguments pour soutenir sa position, répliqua le comte Vorkosigan. Le point de vue propagande paraît en tout cas porter ses fruits.

— Je pensais que tu serais trop… prudent pour l’autoriser à courir ce risque.

Le comte Vorkosigan examina ses mains carrées.

— L’idée ne me plaisait pas, non. Mais j’avais naguère prêté serment de servir un empereur. Le moment le plus mortellement dangereux pour un tuteur, c’est quand la tentation de devenir un montreur de marionnettes paraît la solution la plus rationnelle. J’ai toujours su que ce moment devait… non. Je savais que si jamais ce moment se présentait, j’aurais complètement failli à mon serment. (Il marqua une pause.) N’empêche que cela provoque un choc dans le système. Ce renoncement.

— Grégor est allé contre ta volonté ? Oh, avoir été une mouche sur le mur de cette salle-là !

— Même avec toi pour m’entraîner pendant toutes ces années, ajouta le comte Vorkosigan d’un ton méditatif.

— Ah !… comment va ton ulcère ?

Le comte Vorkosigan fit la grimace.

— Ne m’en parle pas ! (Son visage s’éclaira légèrement.) Mieux, ces trois derniers jours. Il se pourrait même que je réclame de quoi manger pour déjeuner, au lieu de cette lamentable bouillie médicale.

Miles s’éclaircit la gorge.

— Comment va le capitaine Ungari ?

Le comte Vorkosigan eut une petite contraction de la lèvre.

— Il n’est pas excessivement content de toi.

— Je… je ne peux pas m’excuser. J’ai commis une quantité d’erreurs, mais désobéir à son ordre d’attendre à la Station d’Aslund n’en était pas une.

— Apparemment pas. (Le comte Vorkosigan regarda d’un air sombre le mur d’en face.) Et pourtant, je suis plus que jamais convaincu que l’armée régulière n’est pas ce qui te convient. Autant essayer d’insérer une cheville ronde… non, pire que cela ! Autant vouloir introduire un tesseract dans un trou rond.

Un tesseract, l’analogue à quatre dimensions d’un cube…

Miles réprima un élan de panique.

— Je ne vais pas être congédié, si ?

Elena contempla ses ongles et dit :

— Si tu l’étais, tu pourrais avoir un emploi comme mercenaire. Exactement comme le général Metzov. J’ai cru comprendre que le commandant Cavilo recherchait quelques hommes de valeur.

Miles faillit l’insulter ; elle répondit à son coup d’œil exaspéré par un sourire suffisant.

— J’ai été presque navré d’apprendre que Metzov avait été tué, remarqua le comte Vorkosigan. Nous avions projeté d’obtenir son extradition avant que la disparition de Grégor mette tout le monde sur les dents.

— Ah ! Aviez-vous finalement conclu que la mort de ce prisonnier komarran, à l’époque de la révolte, était un meurtre ? Je m’en étais douté…

Le comte Vorkosigan leva deux doigts.

— Deux meurtres.

Miles hésita.

— Mon Dieu, il n’a pas essayé de traquer ce pauvre Ahn avant de partir, hein ?

Il avait presque oublié Ahn.

— Non, mais nous, nous l’avons découvert. Hélas ! pas avant que Metzov ait quitté Barrayar. Et, oui, le rebelle komarran avait été torturé à mort. Pas tout à fait intentionnellement, il souffrait apparemment d’une faiblesse ignorée sur le plan médical. Mais ce n’était pas, comme le premier enquêteur l’avait soupçonné, pour venger la mort du garde. Il s’agissait du contraire. Le caporal de Barrayar qui avait participé ou du moins acquiescé à ces tortures, bien que non sans de faibles protestations, d’après Ahn, a eu un revirement de sentiment et a menacé de dénoncer Metzov.

« Metzov l’a tué dans une de ses crises de rage folle, puis a obligé Ahn à monter ce bateau à propos de l’évasion et à en témoigner. Ainsi Ahn était doublement mouillé dans cette histoire. Metzov maintenait Ahn dans la terreur mais était également en son pouvoir si jamais la vérité venait au jour. Une sorte d’étrange prise l’un sur l’autre… à laquelle Ahn a finalement échappé. Ahn a paru presque soulagé et s’est porté volontaire pour être soumis au thiopenta quand les agents d’Illyan sont venus le chercher.

Miles songea au spécialiste météo, avec regret.

— Risque-t-il des ennuis ?

— Nous avions prévu de le faire témoigner au procès de Metzov… Illyan estimait que nous pourrions même tourner la chose en notre faveur, vis-à-vis des Komarrans. Présenter ce pauvre imbécile de caporal des gardes comme un héros inconnu. Prendre Metzov comme preuve de la bonne foi et du respect de l’empereur pour la justice, que ce soit à l’égard des Barrayarans comme à celui des Komarrans… Un charmant scénario. (Le comte Vorkosigan eut une expression amère.) Je pense que nous allons laisser tomber ça en douceur maintenant. Une fois de plus.

Miles souffla dans ses joues.

— Metzov. Bouc émissaire jusqu’à la fin. Il devait y avoir une sorte de mauvais karma attaché à lui… Non pas qu’il ne l’ait pas mérité…

— Prends garde de souhaiter la justice. Tu risques de l’obtenir.

— J’ai déjà appris cela, chef.

— Déjà ?

Le comte Vorkosigan le regarda en haussant un sourcil.

— À propos de justice, déclara Miles en sautant sur l’occasion, je suis préoccupé par la question de la paie des Dendarii. Ils ont subi beaucoup de dommages, plus qu’une flotte mercenaire n’en supporte habituellement. Leur unique contrat était mon souffle et ma voix. Si… si… le pouvoir impérial ne me soutient pas, je serai parjure.

Le comte Vorkosigan sourit légèrement.

— Nous avons déjà étudié la question.

— Est-ce que le budget d’Illyan concernant les opérations secrètes s’allongera pour couvrir celle-ci ?

— Le budget d’Illyan serait en faillite dans ce cas. Mais tu sembles avoir un ami haut placé. Nous te donnerons une lettre de crédit d’urgence émanant de la Séclmp, des fonds de cette flotte et de la bourse privée de l’empereur, avec l’espoir de tout récupérer plus tard par une affectation spéciale qu’on fera passer par le conseil des ministres et le conseil des comtes. Présente une facture.

Miles repêcha une disquette au fond de sa poche.

— Voilà, chef. De la part de la comptable de la flotte dendarii. Elle y a passé la nuit. Certaines estimations des dégâts sont encore préliminaires.

Il posa la disquette sur le bureau.

Le comte Vorkosigan sourit.

— Tu te formes, mon garçon… (Il inséra le disque dans son ordinateur pour un rapide examen.) Je ferai préparer le chèque pendant le déjeuner. Tu pourras l’emporter quand tu partiras.

— Merci, chef.

Elena se pencha en avant avec ardeur.

— Amiral, que va-t-il advenir maintenant de la flotte dendarii ?

— Ce qui lui plaira, je présume. Encore qu’elle ne puisse s’attarder aussi près de Barrayar.

— Allons-nous de nouveau être abandonnés ?

— Abandonnés ?

— Vous aviez fait de nous une armée impériale, naguère. Je le pensais. Baz le pensait. Puis Miles nous a quittés et… ensuite rien.

— Exactement comme l’île Kyril, commenta Miles. Loin des yeux, loin du cœur. (Il haussa les épaules avec accablement.) J’en infère qu’ils ont subi une détérioration similaire de leur moral.

Le comte Vorkosigan lui lança un regard aigu.

— Le sort des Dendarii – comme ta future carrière militaire, Miles – est un sujet encore en discussion.

— Est-ce que je participerai à cette discussion ? Et eux aussi ?

— Nous vous tiendrons au courant. (Le comte Vorkosigan planta les mains sur son bureau et se leva.) Voilà tout ce que je peux dire maintenant, même à vous. Déjeuner, officiers ?

Bien obligés, Miles et Elena se levèrent à leur tour.

— Le commodore Tung n’est pas encore au courant de nos liens réels de parenté, prévint Miles. Si tu désires que cela reste un secret, il faudra que je joue le rôle de l’amiral Naismith quand nous le rejoindrons.

Le sourire du comte Vorkosigan devint bizarre.

— Illyan et le capitaine Ungari doivent certainement préférer ne pas révéler une identité de couverture éventuellement utile. Eh bien, d’accord. Ce sera sûrement fascinant.

— Je préfère te prévenir : l’amiral Naismith n’est pas très déférent.

Elena et le comte Vorkosigan se regardèrent et tous deux éclatèrent de rire. Miles attendit, drapé dans ce qu’il put rassembler de dignité, jusqu’à ce qu’ils se calment enfin.


L’amiral Naismith se montra d’une courtoisie appliquée pendant le déjeuner. Même le lieutenant Yegorov n’aurait rien trouvé à y redire.

Le courrier du gouvernement de Vervain tendit la lettre de crédit par-dessus le bureau. Miles certifia qu’il l’avait bien reçue par l’empreinte de son pouce, un scanner de rétine et la signature gribouillée illisible avec son paraphe de l’amiral Naismith, qui ne ressemblait en rien à la signature précise de l’enseigne Vorkosigan.

— C’est un plaisir de faire des affaires avec vous, messieurs, dit Miles en empochant la lettre avec satisfaction et en en scellant soigneusement le rabat.

— C’est le moins que nous puissions faire, dit le commandant de la station. Je suis incapable de vous dire ce que j’ai ressenti, sachant que le passage qu’allaient faire les Cetagandans serait leur dernier, alors que nous nous armions de courage pour lutter jusqu’au bout, quand les Dendarii se sont matérialisés pour venir à notre rescousse.

— Les Dendarii n’auraient pu y réussir seuls, répliqua modestement Miles. Nous vous avons simplement aidés à tenir la tête de pont jusqu’à ce qu’arrive la grosse artillerie.

— Et si la tête de pont n’avait pas tenu le coup, les forces de l’Alliance de Hegen – la grosse artillerie, comme vous dites – n’auraient pas pu sauter dans l’espace territorial de Vervain.

— Pas sans de grosses pertes, certainement, concéda Miles.

Le commandant de la station consulta son chrono.

— Eh bien ! ma planète exprimera son opinion là-dessus très rapidement sous une forme plus tangible. Puis-je vous escorter à la cérémonie, amiral ? Il est temps.

— Merci.

Miles se leva et sortit le premier du bureau, sa main revérifiant les remerciements tangibles dans sa poche. Des médailles, hein ! Les médailles ne paient pas les réparations de navires.

Il s’arrêta devant un portail transparent, attiré à moitié par la vue depuis la station et à moitié par son propre reflet. Les uniformes de gala oserans/dendarii étaient parfaits, conclut-il : une tunique de velours d’un gris doux mis en valeur par un galon d’un blanc éclatant et des boutons d’argent sur les épaules, un pantalon assorti et des bottes grises en daim synthétique. Il eut l’impression que ce costume le faisait paraître plus grand. Peut-être conserverait-il ce modèle.

Au-delà du portail flottait un petit nombre de vaisseaux : dendarii, rangers, vervani et ceux de l’Alliance. Le Prince Serg ne se trouvait pas parmi eux, il était à présent en orbite au-dessus de la planète vervani tandis que continuaient des conversations à – littéralement – haut niveau, élaborant les détails du traité permanent d’amitié, de commerce, de tarifs préférentiels, de pacte de défense mutuelle, etc., entre Barrayar, Vervain, Aslund et Pol. Grégor, Miles l’avait entendu dire, s’était montré d’une intelligence lumineuse à la fois sur le plan des relations publiques et des parties purement techniques de l’affaire. Mieux vaut toi que moi, mon gars. La station de départ vervani laissait son propre programme de réparations prendre du retard pour apporter de l’aide aux Dendarii ; Baz travaillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Miles s’arracha à sa contemplation du paysage et suivit le commandant de la station.

Ils marquèrent un temps dans le couloir devant la vaste salle de réunion où devait avoir lieu la cérémonie, attendant que les assistants prennent place. Les Vervani désiraient manifestement que les héros du jour fassent une entrée grandiose. Le commandant passa devant pour la préparer. L’auditoire n’était pas nombreux – il y avait trop de travail vital à faire –, mais les Vervani avaient trouvé suffisamment de personnes en bon état pour le rendre respectable, et Miles avait recruté en contribution un peloton de Dendarii convalescents pour gonfler l’assistance. Il accepterait en leur nom dans son discours, décida-t-il.

Pendant que Miles attendait, il vit le commandant Cavilo arriver avec sa garde d’honneur barrayarane. À sa connaissance, les Vervani ignoraient encore que les armes des gardes d’honneur comportaient des charges mortelles et qu’ils avaient ordre de tirer pour tuer si leur prisonnière tentait de s’évader. Le visage dur, deux femmes en uniforme d’auxiliaires barraya-ranes veillaient sur Cavilo nuit et jour. Cavilo se débrouillait fort bien pour ne pas avoir l’air de s’en apercevoir.

Le grand uniforme des Rangers était une version plus soignée de leur treillis, havane, noir et blanc, évoquant à Miles la robe d’un chien de garde. Cette chienne mord, se rappela-t-il. Cavilo sourit et s’approcha de lui d’un pas nonchalant. Elle empestait son parfum vert asphyxiant ; elle avait dû se baigner dedans.

Miles inclina la tête en guise de salut, plongea la main dans une poche et en sortit deux filtres. Il en fourra un dans chaque narine où ils se dilatèrent lentement, formant un bouchon hermétique, et inhala profondément pour les tester. Ça marchait. Ils filtreraient des molécules beaucoup plus petites que les horribles matières organiques de ce damné parfum. Miles respira par la bouche.

Cavilo observa cette opération avec une expression de frustration furieuse.

Le diable vous emporte ! marmotta-t-elle.

Miles haussa les épaules, paumes ouvertes, comme pour dire : Qu’attendez-vous de moi ?

Est-ce que vous et vos survivants êtes prêts à vous en aller ?

— Tout de suite après cette mascarade. Je dois abandonner six vaisseaux trop endommagés pour sauter dans l’espace.

— Raisonnable de votre part. Si les Vervani ne vous démasquent pas rapidement, les Cetagandans, quand ils se rendront compte qu’ils ne peuvent pas vous attraper eux-mêmes, leur expliqueront probablement l’horrible vérité. Je vous conseille de ne pas vous attarder par ici.

— Je n’en ai pas l’intention. Si je revois jamais cet endroit, ce sera encore trop tôt. Cela vaut doublement pour vous, mutant. Sans vous…

Elle secoua la tête avec amertume.

— À propos, reprit Miles, les Dendarii ont maintenant été payés trois fois pour cette opération. Une fois par ceux qui nous avaient engagés à l’origine, les Aslunders, une fois par les Barrayarans et une fois par les Vervani reconnaissants. Chacun est tombé d’accord pour couvrir la totalité de nos dépenses. Ça laisse un très confortable bénéfice.

— Vous feriez bien de prier pour que nous ne nous revoyions jamais ! siffla-t-elle.

— Adieu, donc !

Ils entrèrent dans la salle de briefing pour recevoir leurs décorations. Cavilo aurait-elle le culot monstre d’accepter la sienne au nom des Rangers que ses complots tortueux avaient anéantis ? Oui, en l’occurrence. Miles réprima une nausée.

La première bataille que j’aie jamais gagnée, songea-t-il, quand le commandant de la station épingla la sienne en le couvrant de compliments d’une exagération embarrassante, et je ne peux même pas la porter chez moi. La médaille, l’uniforme et l’amiral Naismith lui-même devaient bientôt retourner au placard. Pour toujours ? La vie de l’enseigne Vorkosigan n’était pas tellement attrayante par comparaison. Et pourtant… le mécanisme du métier de soldat était le même, d’un côté comme de l’autre. S’il y avait une différence entre lui et Cavilo, ce devait être dans ce qu’ils choisissaient de servir. Et la façon dont ils choisissaient de le faire. Non pas toutes les voies, mais une seule…


Quand Miles retourna à Barrayar en permission, quelques semaines plus tard, Grégor l’invita à déjeuner à la résidence impériale. Ils s’assirent à une table de fer forgé dans les Jardins du Nord, célèbres pour avoir été dessinés par l’empereur Ezar, le grand-père de Grégor. En été, l’endroit était très ombragé ; à présent, il était bariolé de lumière filtrant à travers les jeunes feuilles qui ondulaient aux souffles légers de la brise printanière. Les gardes exerçaient leur surveillance hors de vue, les serveurs attendaient hors de portée de voix que Grégor appuie sur sa sonnette. Rassasié par les trois premiers services, Miles buvait à petites gorgées du café brûlant et méditait un assaut sur un deuxième gâteau, tapi à l’autre bout de la nappe sous un épais camouflage de crème. Ou cela outrepasserait-il ses forces ? Battues à plate couture, les rations d’esclave contractuel qu’ils avaient naguère partagées, pour ne rien dire des os à mâcher pour chien de Cavilo !

Même Grégor semblait tout voir avec des yeux neufs.

— Les stations spatiales sont vraiment d’un ennui, tu sais ? Tous ces couloirs, commenta-t-il, le regard perdu au-delà d’une fontaine, suivant de l’œil la courbe d’un sentier pavé de briques qui s’enfonçait dans une orgie de fleurs. À force de le contempler tous les jours, j’avais cessé de me rendre compte à quel point Barrayar était beau. Il a fallu que j’oublie pour m’en souvenir. Etrange.

— Il y a des moments où je ne me rappelais même plus sur quelle station spatiale je me trouvais, acquiesça Miles, la bouche pleine de pâtisserie et de crème. Les croisières de luxe, c’est autre chose, mais les stations du Moyeu de Hegen visent effectivement l’utilitaire.

Il grimaça à l’association qu’évoquait ce dernier mot.

La conversation dériva sur les récents événements dans le Moyeu de Hegen. Grégor s’épanouit en apprenant que Miles, lui non plus, n’avait jamais envoyé d’ordre de combat dans la salle de tactique du Triomphe, sauf pour régler la crise de sécurité intérieure quand Tung l’en avait chargé.

— La plupart des officiers ont terminé leur tâche avant que l’action commence, parce que le combat se déroule trop rapidement pour que les officiers influent dessus, lui assura Miles. Une fois que tu as mis en route un bon ordinateur tactique – et si tu as la chance d’avoir un homme avec du nez –, mieux vaut garder les mains dans les poches. J’avais Tung, tu avais… hum…

— Et de belles poches profondes, dit Grégor. J’y pense encore. Cela semblait presque irréel, jusqu’à ce que je me rende ensuite à l’infirmerie. Et que je comprenne que tel ou tel point lumineux signifiait le bras perdu de cet homme, les poumons gelés de celui-là…

— Faut faire attention à ces petites lumières. Elles disent des mensonges tellement apaisants, reconnut Miles. Si tu les laisses faire. (Il chassa avec du café une autre bouchée collante, hésita puis observa :) Tu n’as pas dit la vérité à Illyan à propos de ta petite culbute par-dessus le balcon, hein.

C’était une remarque, pas une question.

— Je lui ai expliqué que j’étais ivre et que j’étais descendu jusqu’en bas. (Grégor contemplait les fleurs.) Comment l’as-tu appris ?

— Il ne parle pas de toi sans une terreur secrète dans le regard.

— Je lui ai seulement… raconté une partie. Je ne veux pas faire de vagues maintenant. Tu ne lui en as pas parlé non plus – ce pour quoi je te remercie.

— De rien. (Miles but encore du café.) Accorde-moi une faveur en retour. Parles-en à quelqu’un.

— À qui ? Pas à Illyan. Pas à ton père.

— Et à ma mère ?

— Hum !…

Grégor mordit pour la première fois dans sa Torte, sur la couche de crème de laquelle il traçait jusque-là des sillons.

— Elle est peut-être la seule personne de Barrayar qui soit capable de placer automatiquement Grégor l’homme avant Grégor l’empereur. Toute notre hiérarchie lui apparaît comme une illusion d’optique, je crois. Et tu la connais, elle sait tenir sa langue.

— J’y réfléchirai.

— Je ne veux pas être le seul qui… le seul. Je me rends parfaitement compte quand je ne suis pas à la hauteur.

— Vraiment ?

Grégor haussa les sourcils, un coin de sa bouche se releva.

— Oh, oui ! Seulement, en temps normal, je ne le laisse pas voir.

— D’accord. Je le ferai, dit Grégor.

Miles attendit.

— Parole d’honneur, ajouta Grégor.

Miles se détendit, infiniment soulagé.

— Merci. (Il contempla un troisième gâteau. Les parts avaient de quoi tenter la gourmandise.) Te sens-tu mieux, ces jours-ci ?

— Beaucoup mieux, merci.

Grégor recommença à tracer des sillons dans sa crème.

— Sûr ?

Hachures en sens inverse.

— Je ne sais pas. À la différence de ce pauvre bougre à qui ils faisaient jouer mon rôle pendant que j’étais parti, je ne m’étais pas précisément porté volontaire pour cela.

— Tous les Vors sont des recrues, sur ce plan-là.

— N’importe quel autre Vor pourrait s’enfuir sans qu’on soit affecté par son absence.

— Est-ce que je ne te manquerais pas un peu ? geignit Miles. (Il jeta un coup d’œil à la ronde dans le jardin.) Cela n’a pas l’air d’un poste tellement pénible, comparé à l’île Kyril.

— Sauf quand tu es seul au lit, à minuit, à te demander à quel moment tes gènes vont commencer à engendrer des monstres dans ton esprit. Comme le grand-oncle Youri le Fou. Ou le prince Serg.

— Je suis au courant des… heu… des problèmes du prince Serg, dit Miles avec précaution.

— Tout le monde semble au courant. Sauf moi.

C’était donc ça qui avait déclenché la première réelle tentative de suicide chez Grégor, déjà de nature dépressive. La clé et la serrure, clic ! Miles s’efforça de masquer son triomphe pour cette soudaine prouesse de perspicacité.

— Quand l’as-tu découvert ?

— Pendant la conférence de Komarr. J’avais déjà surpris des allusions. Je les avais portées au compte de la propagande ennemie.

Le ballet sur le balcon avait donc été la réaction immédiate au choc. Grégor n’avait eu personne à qui se confier…

— Toutes les rumeurs qui couraient sur le prince héritier Serg ne sont pas exactes, interrompit précipitamment Miles. Encore que ce qu’il y a de vrai soit assez moche. Ma mère est au courant. Elle a vu de ses propres yeux des choses ahurissantes, pendant l’invasion d’Escobar que même moi j’ignore. Mais elle te les dira. Pose carrément des questions, elle te répondra carrément.

— C’est apparemment un trait de famille, concéda Grégor. Aussi.

— Elle te dira à quel point tu es différent de lui… Pas de vice dans le sang du côté de ta mère dont j’aie jamais entendu parler… En tout cas, j’ai hérité probablement presque autant de gènes de Youri le Fou que toi, par une ascendance ou par une autre.

Grégor eut un vrai sourire.

— Est-ce censé être rassurant ?

— Mm, plutôt en se fondant sur la théorie que l’on aime bien ne pas être seul à être malheureux.

— J’ai peur du pouvoir…

La voix de Grégor devint basse, méditative.

— Tu n’as pas peur du pouvoir, tu as peur de faire du mal aux gens en exerçant ce pouvoir, déduisit subitement Miles.

— Tu n’es pas tombé loin.

— Pas pile ?

— J’ai peur d’y prendre plaisir. À faire mal. Comme lui.

Il parlait du prince Serg. Son père.

— Quelle blague ! dit Miles. J’ai regardé mon grand-père tenter pendant des années de te donner le goût de la chasse. Tu y es devenu fort, je suppose, parce que tu estimais que c’était ton devoir de Vor, mais du diable si tu n’étais pas près de vomir chaque fois que tu ratais à moitié ton coup et que nous devions courir après une bestiole blessée. Peut-être que tu as d’autres perversions, mais pas le sadisme.

— Ce que j’ai lu et entendu dire est si horriblement fascinant… Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Je ne peux pas me le sortir de l’esprit.

— Ta tête est pleine d’horreurs parce que le monde est plein d’horreurs. Regarde les horreurs que Cavilo a causées dans le Moyeu de Hegen.

— Si je l’avais étranglée pendant son sommeil – ce que j’ai eu l’occasion de faire –, aucune de ces horreurs ne se serait produite.

— Si aucune de ces horreurs ne s’était produite, elle n’aurait pas mérité d’être étranglée. Une sorte de paradoxe de voyage dans le temps, je le crains. La flèche de la justice ne vole que dans un sens. Uniquement. Tu ne peux pas regretter de ne pas l’avoir étranglée d’abord. Quoique je suppose que tu peux regretter de ne pas l’avoir étranglée après…

— Non… non… Je laisse cela aux Cetagandans s’ils réussissent à l’attraper maintenant qu’elle a eu son avance.

— Grégor, je suis désolé, mais je ne crois vraiment pas qu’un empereur Grégor le Fou soit possible. Ce sont tes conseillers qui vont être déboussolés.

Grégor contempla le plateau de pâtisseries et soupira.

— Je suppose que les gardes seraient perturbés si j’essayais de te lancer une tarte à la crème à la figure.

— Profondément. Tu aurais dû le faire quand nous avions huit et douze ans, tu t’en serais peut-être tiré à ce moment-là. La tarte à la crème de la justice ne vole que dans un sens, dit Miles avec un petit rire.

Trois ou quatre façons d’utiliser un plateau chargé de pâtisseries contraires à l’usage et dignes d’étudiants de deuxième année furent alors suggérées par l’un et l’autre, les laissant pliés par le rire. Grégor avait besoin d’une bonne bataille à coups de tartes à la crème, conclut Miles, quand bien même ne serait-elle que verbale et imaginaire. Quand le rire finit par se calmer, et tandis que le café refroidissait, Miles dit :

— Je sais que la flatterie te fait bondir mais, nom d’une pipe, tu te tires drôlement bien de ton boulot ! Tu dois t’en rendre compte quelque part à l’intérieur de toi, après la conférence de Vervain. Garde-le, hein ?

— Je crois que oui. (La fourchette de Grégor s’enfonça avec plus de vigueur dans sa dernière bouchée de dessert.) Tu vas garder le tien, aussi, non ?

— Quel qu’il soit. J’ai justement rendez-vous avec Simon Illyan à ce sujet, cet après-midi, répliqua Miles, qui décida finalement de s’abstenir du troisième gâteau.

— Tu n’as pas l’air précisément enthousiaste.

— Il ne va pas me rétrograder, je suppose. Il n’y a pas de grade au-dessous d’enseigne.

— Il est content de toi, que veux-tu de plus ?

— Il n’avait pas l’air satisfait quand je lui ai fait mon rapport final. Il paraissait avoir mal à l’estomac. N’a pas dit grand-chose. (Il jeta soudain à Grégor un regard soupçonneux.) Tu le sais, n’est-ce pas ? Allez, dis !

— Je ne dois pas m’ingérer dans la chaîne de commandement, déclara Grégor d’un ton sentencieux. Peut-être grimperas-tu le long de ses maillons. J’ai entendu dire que le poste de commandant à l’île Kyril était vacant.

Miles frissonna.


Le printemps, à Vorbarr Sultana, la capitale de Barrayar, était aussi beau que l’automne, conclut Miles. Il s’arrêta un instant avant de se retourner vers l’entrée principale du grand bâtiment massif qui était le Q. G. de la Séclmp. L’érable de la Terre était toujours là, au-delà de l’endroit où la rue tournait, ses feuilles tendres luisant d’un vert délicat dans le contre-jour de l’après-midi. La végétation indigène de Barrayar était pour une bonne part dans des tons bruns et rouge terne. Visiterait-il jamais la Terre ? Peut-être.

Miles présenta aux gardes les laissez-passer adéquats. Leur visage était familier, c’était la même équipe qu’il avait aidé à superviser l’hiver dernier pendant cette interminable période… Seulement quelques mois plus tôt ? Cela lui paraissait plus vieux que ça. Il était encore capable de réciter tout d’une haleine le taux de leur paie. Ils échangèrent des plaisanteries mais, étant de bons agents de la Séclmp, ils ne posèrent pas la question qui brillait dans leurs yeux : Où êtes-vous allé ? Miles ne se vit pas assigner d’escorte de sécurité jusqu’au bureau d’Illyan. C’était bon signe. Ce n’était pas comme s’il n’en connaissait pas le chemin, à présent.

Il suivit les tours et détours familiers dans le labyrinthe, les montées en ascenseur. Le capitaine dans l’antichambre d’Illyan lui fit signe de passer, levant à peine les yeux de sa console. Le bureau était inchangé, la colossale table-console d’Illyan était inchangée, Illyan lui-même était… plutôt plus las d’aspect, légèrement plus pâle. Il devrait sortir pour profiter un peu de ce soleil printanier. Au moins ses cheveux n’étaient-ils pas devenus tout blancs, ils avaient encore à peu près le même mélange poivre et sel. Son goût en matière d’habillement était toujours neutre au point d’être un camouflage.

Illyan désigna un siège – autre bon signe, Miles le prit aussitôt –, en termina avec ce qui l’avait absorbé et leva enfin les yeux. Il se pencha, coudes appuyés sur la console, entrelaça les doigts et considéra Miles avec une sorte de désapprobation clinique, comme s’il était un point de donnée qui empêchait le tracé de la courbe et qu’Illyan était en train de décider s’il pouvait encore sauver la théorie en le reclassant sous la rubrique « erreur expérimentale ».

— Enseigne Vorkosigan, dit-il avec un soupir, il semble que vous ayez encore un petit problème en ce qui concerne la subordination.

— Je sais, monsieur. Je suis navré.

— Avez-vous l’intention d’y chercher une solution, en dehors de le regretter ?

— Qu’y puis-je si les gens me donnent les ordres qui ne conviennent pas ?

— Si vous êtes incapable d’obéir à mes ordres, je ne veux pas de vous dans ma Section.

— Eh bien… je croyais m’en être acquitté. Vous vouliez une évaluation militaire du Moyeu de Hegen. J’en ai établi une. Vous vouliez savoir d’où provenait la déstabilisation. Je l’ai découvert. Vous vouliez que les Mercenaires Dendarii évacuent le Moyeu. D’ici à trois semaines, ils partiront, à ce que j’ai compris. Vous avez demandé des résultats. Vous les avez eus.

— Une foule de résultats, murmura Illyan.

— J’admets n’avoir pas reçu l’ordre exprès de sauver Grégor, j’ai seulement présumé que vous voudriez que ce soit fait.

Illyan l’examina en quête de l’ironie, ses lèvres s’amincissant quand il l’eut apparemment trouvée. Miles s’appliquait à garder un masque impassible, encore que battre Illyan sur le terrain de l’impassibilité fût une œuvre requérant un effort majeur.

— Pour autant que je m’en souvienne, reprit Illyan (et la mémoire d’Illyan était eidétique, grâce à une biochip illyriane), j’ai donné ces ordres au capitaine Ungari. À vous, je n’en ai donné qu’un seul. Pouvez-vous vous rappeler ce que c’était ?

Cette question était posée du ton encourageant que l’on prend à l’égard d’un enfant de six ans qui commence à apprendre à nouer ses lacets de souliers. Tenter de battre Illyan sur le terrain de l’ironie était aussi dangereux que de tenter de le battre sur celui de l’impassibilité.

— Obéir aux ordres du capitaine Ungari, répéta Miles à contrecœur.

— Précisément. (Illyan se radossa à son siège.) Ungari était un bon agent d’exécution, digne de confiance. Si vous aviez bousillé l’affaire, vous l’auriez fait tomber avec vous. Il est maintenant à demi ruiné.

Miles agita les mains dans de petits gestes de dénégation.

— Il a pris les décisions justes, pour son niveau. Vous ne pouvez pas le lui reprocher. C’est simplement que… les choses étaient devenues trop importantes pour que je continue à jouer à l’enseigne quand l’homme qu’il fallait était le seigneur Vorkosigan.

Ou l’amiral Naismith.

— Hum ! commenta Illyan. Néanmoins… à qui vais-je vous affecter maintenant ? Quel officier loyal va ensuite avoir sa carrière brisée ?

Miles y réfléchit.

— Pourquoi ne m’affectez-vous pas directement à vous ?

— Merci bien, dit Illyan sèchement.

— Je ne voulais pas dire…

Miles commença à bredouiller des protestations, puis s’arrêta, décelant la lueur oblique de l’humour dans les yeux bruns d’Illyan.

— Vous êtes en train de vous moquer de moi, hein ?

— À la vérité, cette proposition a été effectuée. Inutile de le préciser, pas par moi. Mais un agent galactique doit opérer avec un haut degré d’indépendance. Nous envisageons de faire de nécessité vertu…

Une lumière sur sa console détourna l’attention d’Illyan. Il vérifia quelque chose et appuya sur un bouton. La porte dans le mur à la droite de son bureau s’ouvrit en glissant et Grégor la franchit. L’empereur se débarrassa d’un garde qui resta dans le couloir, l’autre traversa le bureau à pas silencieux pour aller se poster au-delà de l’antichambre. Toutes les portes se refermèrent d’une glissade. Illyan se leva pour avancer un fauteuil à l’empereur et lui adressa un signe de tête, une sorte de vestige de courbette, avant de se rasseoir. Miles, qui s’était levé aussi, esquissa un salut et s’assit également.

— Lui avez-vous déjà parlé des Dendarii ? demanda Grégor à Illyan.

— J’allais y arriver, répliqua Illyan. Graduellement.

— Qu’y a-t-il à propos des Dendarii ? questionna Miles, incapable de maîtriser l’impatience de sa voix, en dépit de ses efforts pour présenter une version jeune de la surface impassible d’Illyan.

— Nous avons décidé de les engager à titre permanent, expliqua Illyan. Vous, sous votre identité de couverture comme amiral Naismith, serez notre agent de liaison.

— Pour consulter des mercenaires ?

Miles cligna des paupières. Naismith est vivant !

Grégor arbora un grand sourire.

— Les mercenaires particuliers de l’empereur. Nous leur devons, j’estime, davantage que leur salaire de base pour les services qu’ils nous ont rendus – ainsi qu’à Nous – dans le Moyeu de Hegen. Et ils ont assurément démontré l’utilité de pouvoir atteindre des endroits que des barrières politiques interdisent à nos forces régulières.

Miles interpréta l’expression d’Illyan comme une désolation profonde pour le budget de sa Section plutôt que comme de la désapprobation.

— Simon guettera les occasions de les employer activement et les mettra à profit, poursuivit Grégor. Il nous faudra justifier ces honoraires, finalement.

— Je les vois mieux employés dans des opérations d’espionnage que dans des coups de main, dit précipitamment Illyan. Ceci n’est pas une licence pour courir l’aventure ou, pire, une sorte de lettre de marque. En fait, la première chose dont je veux que vous vous occupiez, c’est de renforcer votre service d’espionnage. Je sais que vous avez les fonds nécessaires. Je vous prêterai un ou deux de mes experts.

— Pas encore des gardes du corps-montreurs de marionnettes, chef ? questionna nerveusement Miles.

— Demanderai-je au capitaine Ungari s’il désire se porter volontaire ? s’enquit Illyan en réprimant un plissement de rire de ses lèvres. Non. Vous opérerez de façon indépendante. Dieu nous aide ! Après tout, si je ne vous envoie pas quelque part ailleurs, vous serez ici. Donc le programme a au moins ce mérite, même si les Dendarii ne font jamais rien.

— Je crains que ce ne soit essentiellement ta jeunesse la cause du manque de confiance de Simon, murmura Grégor du haut de ses vingt-cinq ans. Nous estimons venu le moment qu’il abandonne ce préjugé.

Oui, c’était bien un Nous impérial, les oreilles de Miles, sensibles aux intonations barrayaranes, ne le trompaient pas. Illyan, lui aussi, l’avait nettement perçu. L’homme maître en l’art d’exercer des pressions en subissait une. Cette fois, l’ironie d’Illyan se teinta… d’une approbation sous-jacente ?

— Aral et moi, nous avons travaillé vingt ans pour nous mettre au chômage. Nous vivrons peut-être assez longtemps pour prendre notre retraite, après tout. (Il marqua un temps.) C’est ce qu’on appelle le « succès » dans mon métier, mes garçons. Je n’y verrais pas d’objection. (Il ajouta à mi-voix :) Ah ! me débarrasser enfin la tête de cette satanée biochip !

— Mmm, ne partez pas tout de suite en quête d’une villa en bord de mer propice pour faire du surf, dit Grégor.

Ce n’était pas de la déroute, ni de la marche arrière ni de la soumission, non, simplement l’expression de sa confiance en Illyan. Ni plus, ni moins. Grégor jeta un coup d’œil vers… était-ce le cou de Miles ? Les profondes meurtrissures dues à l’étreinte de Metzov avaient presque disparu maintenant, sûrement.

— … Alliez-vous également en venir à l’autre sujet ? demanda-t-il à Illyan.

Illyan ouvrit une main.

— À vous de jouer.

Il fouilla dans un tiroir sous sa console.

— Nous – et Nous – avons estimé que nous vous devions quelque chose de plus, aussi, Miles, reprit Grégor.

Miles hésita entre une réponse dans le style : Bah ! ce n’était rien et un qu’est-ce que tu m’as apporté ? puis se décida pour une expression de vive curiosité.

Illyan se redressa et lança à Miles un objet de petite taille qui traça un éclair rouge dans l’air.

— Tenez. Vous voilà lieutenant. Quelque signification que vous y attachiez.

Miles attrapa à deux mains les rectangles de plastique à fixer à son col pour marquer son nouveau grade. Il était tellement surpris qu’il dit la première chose qui lui passa par la tête.

— Eh bien ! voilà un début pour le problème de subordination.

Illyan le gratifia d’un regard peu amène.

— Ne vous emballez pas. Environ dix pour cent des enseignes sont promus après leur première année de service. Votre beau monde vor croira de toute façon que c’est du népotisme.

— Je sais, répliqua Miles tristement.

Ce qui ne l’empêcha pas d’ouvrir son col et de commencer aussitôt à agrafer ses insignes.

Illyan se radoucit légèrement.

— Votre père sera d’un autre avis, toutefois. Et Grégor. Et, heu !… moi aussi.

Miles leva la tête et, presque pour la première fois de cette entrevue, rencontra le regard d’Illyan planté dans le sien.

— Merci.

— Vous l’avez mérité. Vous n’obtiendrez rien de moi que vous n’ayez mérité. Ce qui inclut les réprimandes.

— Je les accueillerai avec reconnaissance, monsieur.

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