3

Immergé dans un bac d’eau chaude à l’infirmerie de la base, Miles réfléchit mûrement au châtiment des deux salopards du garage. Les suspendre, tête en bas, à un traîneau anti-grav à faible altitude au-dessus de la mer… Les ligoter à un poteau et les enfoncer jusqu’au cou dans un marécage en plein blizzard… Mais une fois réchauffé, séché, réexaminé et restauré, Miles envisagea les choses plus calmement.

Il ne s’agissait pas d’une tentative d’assassinat. Et, par conséquent, d’une affaire qu’il devait soumettre à Simon Illyan, chef redouté de la Sécurité impériale et bras gauche de son père. La vision des sinistres officiers de la Séclmp venant pour emmener les deux plaisantins au diable vauvert, si agréable fût-elle, était aussi irréaliste que vouloir tuer des souris à coups de canon maser. Au reste, pouvait-on les envoyer dans un endroit pire qu’ici ?

Ils avaient seulement voulu que son scat-cat s’embourbe pendant qu’il s’occupait de l’entretien de la station météo, ce qui l’aurait obligé à demander à la base qu’on lui envoie du matériel lourd pour récupérer le véhicule. Embarrassant mais pas mortel. Ils ne pouvaient pas prévoir que Miles, par mesure de sécurité, utiliserait la chaîne, précaution qui, en dernière analyse, avait failli le tuer. Tout au plus était-ce une question qui concernait la sécurité militaire – ce qui était déjà assez grave – ou qui relevait de la discipline ordinaire.

Passant le pied par-dessus le bord de son lit, il repoussa de-ci de-là ce qui restait de son repas du bout des orteils. L’infirmier vint à passer et observa les reliefs.

— Ça va, enseigne ?

— Très bien, dit Miles d’un ton morose.

— Vous n’avez pas fini votre plateau.

— Ça m’arrive souvent. On m’en donne toujours trop.

— Oui, je pense que vous êtes tout à fait…

L’infirmier enregistra une note sur son fichier, examina les oreilles de Miles, puis ses orteils, les pétrissant avec l’habileté que confère une longue expérience.

— Vous n’allez pas en perdre un bout, on dirait. Vous avez de la veine.

— Soignez-vous beaucoup de gelures ?

Ou suis-je le seul imbécile ? Les rangées de lits vides semblaient confirmer l’hypothèse.

— Oh ! dès que les bleus débarquent, cette salle est pleine à craquer. Gelures, pneumonies, fractures, contusions, commotions… on ne chôme pas quand arrive l’hiver. Des lits à touche-touche pleins d’imb… de stagiaires malchanceux. Plus quelques instructeurs qu’ils entraînent avec eux.

L’infirmier se redressa et tapota quelques autres entrées sur son fichier informatique.

— Je suis hélas obligé de vous inscrire comme guéri.

— Hélas ?

Miles haussa les sourcils d’un air interrogateur.

L’infirmier se raidit dans la posture de qui transmet de mauvaises nouvelles officielles : Je n’y suis pour rien, on m’a chargé de vous le dire.

— Vous avez ordre de vous présenter au bureau du commandant de la base dès que je vous aurai autorisé à quitter l’infirmerie.

Miles envisagea une rechute immédiate. Non. Mieux valait en finir avec les choses désagréables.

— Dites-moi, infirmier, suis-je le seul à avoir coulé un scat-cat ?

— Certes non ! Les bleus en perdent cinq ou six par saison. Plus quelques-uns qui sont embourbés. Les ingénieurs en ont leur claque. Le commandant leur a promis que, la prochaine fois, il…

L’infirmier se tut.

Super ! songea Miles. Epatant ! Au moins savait-il à quoi s’attendre.


Miles se précipita dans sa chambre pour se changer, devinant qu’un peignoir d’hôpital n’était pas la tenue adéquate pour l’entrevue annoncée. Il se trouva aussitôt confronté à une petite difficulté. Son treillis noir semblait trop décontracté, son uniforme vert trop officiel pour aller ailleurs qu’au quartier général impérial de Vorbarr Sultana. Le pantalon et les boots de sa tenue de campagne étaient toujours au fond du marécage, ses uniformes de rechange se baladaient encore quelque part dans l’espace.

Il ne pouvait guère espérer en emprunter à un voisin. Sa garde-robe était faite sur mesure, pour un prix approximativement quatre fois supérieur au coût des fournitures impériales. La dépense se justifiait en partie par l’effort de la rendre indiscernable des vêtements de confection tandis qu’elle masquait au mieux les bizarreries de son corps grâce à l’art consommé du tailleur. Il jura à mi-voix et enfila sa tenue de gala, y compris les bottes brillant comme un miroir, qui avaient au moins l’avantage de dissimuler les armatures orthopédiques.

Général Stanis Metzov, annonçait la pancarte sur la porte. Commandant de la base. Miles s’était appliqué à éviter son supérieur depuis leur première rencontre fâcheuse. Ahn lui avait facilité la tâche. En dépit de la population restreinte de l’île Kyril, ce dernier évitait tout le monde. Miles regrettait à présent de ne pas avoir fait plus d’efforts pour se lier avec ses collègues officiers au mess. Rester isolé, même si c’était pour se concentrer sur ses tâches nouvelles, avait été une erreur. En cinq jours, quelqu’un aurait sûrement mentionné au hasard de la conversation la bourbe meurtrière et vorace de l’île.

Un caporal, installé devant une console de communication, introduisit Miles dans le bureau de Metzov. Il devait tenter de se remettre dans les bonnes grâces du général ; il avait besoin d’alliés. Le militaire le regarda sans sourire tandis qu’il saluait et restait au garde-à-vous.

Ce jour-là, le général portait un agressif treillis noir. À l’altitude où se situait Metzov dans la hiérarchie, le choix de cette tenue indiquait habituellement une identification voulue avec le Combattant. L’unique concession à son rang était le repassage impeccable dudit treillis. Ses décorations avaient été réduites au modeste nombre de trois, toutes pour conduite exceptionnelle en temps de guerre. De la modestie bidon ; dégagées du feuillage environnant, elles sautaient aux yeux. Mentalement, Miles applaudit, et même envia, l’effet produit. Metzov avait l’allure de son rôle, le chef de guerre absolument, inconsciemment naturel.

Une chance sur deux quant au choix de l’uniforme, et il a fallu que je me goure ! songea Miles, rageur, cependant que Metzov examinait, sarcastique, l’élégante sobriété de l’uniforme de gala, montrant, par un froncement de sourcils, que Miles avait tout d’un cornichon appartenant au quartier général vor.

Miles coupa court à l’inspection de Metzov en l’obligeant à attaquer.

— Oui, mon général ?

Metzov se radossa à son fauteuil, lèvres pincées.

— Je vois que vous avez trouvé un pantalon, enseigne Vorkosigan. Et des bottes de cavalier. Vous savez, il n’y a pas de chevaux, sur cette île.

Au Q. G. impérial non plus, songea Miles avec agacement. Ce n’est pas moi qui ai créé le modèle de ces foutues bottes. Un jour, son père avait émis l’idée que les officiers de son état-major devaient en avoir besoin pour enfourcher leur dada, monter sur leurs grands chevaux et galoper dans leurs cauchemars.

Ne trouvant aucune repartie spirituelle à la boutade du général, Miles garda un silence digne, menton levé, en position de repos.

Metzov se pencha, croisa les mains et passa aux choses sérieuses, le regard redevenu dur.

— Vous avez perdu un scat-cat coûteux, avec tout son matériel, pour l’avoir garé dans une zone de géliturbation. N’enseigne-t-on donc plus la lecture des cartes à l’Ecole impériale ? Se préoccupe-t-on seulement de diplomatie dans la nouvelle armée ?… Genre comment boire le thé avec les dames ?

Miles se représenta mentalement la carte. Il la voyait très bien.

— Les zones bleues étaient marquées Z. G. La signification de ces initiales n’était pas indiquée. Ni dans la légende ni ailleurs.

— Dans ce cas, j’en déduis que vous avez omis de lire votre manuel.

Miles s’était plongé dans une foule de manuels depuis son arrivée. Utilisation du matériel météo, description technique du matériel…

— Lequel, mon général ?

— Les règlements de la base Lazkowski.

Miles essaya frénétiquement de se rappeler s’il avait vu une disquette là-dessus.

— Je… je pense que le lieutenant Ahn m’en a peut-être donné une copie… avant-hier soir.

En fait, Ahn avait laissé choir un plein carton de disquettes sur le lit de Miles dans le cantonnement des officiers. Il était en train de commencer ses préparatifs en vue de son départ, avait-il dit, et il léguait sa bibliothèque à Miles. Ce dernier avait lu deux disques météo avant de s’endormir ce soir-là. Ahn, de toute évidence, était retourné dans sa chambre pour une petite célébration préliminaire. Le lendemain matin, Miles s’était embarqué à bord du scat-cat…

— Et vous n’en avez pas encore pris connaissance ?

— Non, mon général.

— Et pourquoi ?

J’ai été victime d’un coup monté ! gémit intérieurement Miles. Il sentait la curiosité du secrétaire de Metzov, debout près de la porte derrière lui. Présence qui rendait la semonce publique. S’il avait lu ce satané manuel, est-ce que ces deux salopards du garage auraient pu lui jouer ce tour ? Quoi qu’il en soit, c’est lui qui allait recevoir un savon.

— Pas d’excuse, mon général.

— Eh bien, enseigne, au chapitre III des règlements de la base Lazkowski, vous trouverez une description complète de toutes les zones de permafrost ainsi que les méthodes pour les éviter. Jetez-y donc un coup d’œil si vous avez deux minutes… quand vous aurez bu votre thé.

— Oui, mon général.

Le visage de Miles s’était figé. Le général avait le droit de l’écorcher vif avec un couteau-vibreur s’il en avait envie… mais en privé. L’autorité que donnait à Miles son uniforme contrebalançait tout juste les difformités qui faisaient de lui la cible des préjugés génétiques qui avaient cours à Barrayar. Une humiliation publique, qui sapait cette autorité devant des hommes qu’il devait commander, s’apparentait à un acte de sabotage. Intentionnel, ou inconscient ?

Le général commençait seulement à se mettre en train.

— Que l’armée puisse encore loger le surplus de petits seigneurs vors du Q. G. impérial, c’est son affaire. Ici, dans le monde réel où il faudra se battre, nous n’avons pas besoin de parasites. Moi, j’ai gagné mes galons sur les champs de bataille. J’ai vu des victimes lors des prétentions au trône de Vordarian avant que vous soyez né.

Et moi, j’ai été une victime de la revendication du pouvoir vordarian avant ma naissance, songea Miles dont l’irritation grandissait. Le gaz qui avait failli tuer sa mère enceinte et fait de Miles ce qu’il était, la soltoxine, était un poison cent pour cent militaire.

— … et j’ai combattu la révolte de Komarr. Vous, les blancs-becs, n’avez aucune idée de ce qu’est le combat. Ces longues périodes de paix ininterrompue affaiblissent l’armée. Si elles se prolongent encore, il ne restera plus un homme qui soit doté d’une expérience réelle en situation de crise.

Miles se mit à loucher légèrement sous l’effet de l’énervement. Sa Majesté impériale devrait-Elle donc fournir une guerre tous les cinq ans, afin de favoriser la carrière de ses officiers ? Il tiqua sur le concept d’« expérience réelle ». Ne venait-il pas de découvrir le premier indice expliquant pourquoi cet officier superbe d’allure avait échoué sur l’île Kyril ?

Metzov, qui s’échauffait tout seul, continua sur sa lancée :

— Dans une situation de vrai combat, l’équipement constitue la clé de voûte. Cela peut faire la différence entre la victoire et la défaite. Celui qui perd son matériel perd du même coup son efficacité en tant que soldat. Dans une guerre technologique, un homme désarmé n’a pas plus d’utilité qu’une femme. Et c’est votre cas !

Amer, Miles se demanda si le général jugerait une femme armée aussi valable qu’un homme… Non, probablement pas. Pas un Barrayaran de sa génération.

Au grand soulagement de Miles, Metzov redescendit de ses sphères philosophiques pour passer aux questions pratiques.

— La punition habituelle pour qui embourbe un scat-cat est qu’il le dégage lui-même. À mains nues. En l’occurrence, l’entreprise n’est pas faisable. La profondeur à laquelle vous avez immergé le vôtre est un nouveau record dans ce camp. Néanmoins, vous vous présenterez à 14 heures au lieutenant Bonn qui dirige la section du génie et vous vous mettrez à sa disposition.

Ma foi, il ne l’avait pas volé. Et, au fond, l’expérience pouvait être instructive. Miles pria pour que l’entretien s’achève. Allait-il enfin pouvoir disposer ? Mais le général, paupières plissées, réfléchissait.

— Pour les dommages que vous avez causés à la station météo, reprit-il en se redressant dans une attitude plus autoritaire, vous superviserez pendant une semaine les corvées d’entretien de la base. À raison de quatre heures par jour. Et ce, en plus de vos autres obligations. Présentez-vous au sergent Neuve, à la section de maintenance, à 5 heures du matin tous les jours.

Dans le dos de Miles, le caporal poussa un soupir étouffé. Réaction que Miles fut incapable d’interpréter. Moquerie ? Horreur ?

Mais… c’était injuste ! Et il allait gaspiller une précieuse partie du temps qui lui restait pour soutirer à Ahn son expérience technique…

— Les dommages que j’ai causés à la station météo n’étaient pas un accident stupide comme le scat-cat, mon général ! C’était une question de survie.

Le général Metzov le considéra d’un regard glacial.

— Ce sera six heures de corvée par jour, enseigne Vorkosigan.

— Notre entrevue vous aurait-elle plu davantage si je m’étais laissé transformer en glaçon, mon général ? siffla Miles entre ses dents serrées.

Un silence de mort s’abattit dans la pièce.

— Vous pouvez disposer, enseigne, dit finalement le général Metzov d’une voix de fausset.

Ses yeux étaient des fentes étincelantes.

Miles claqua les talons et s’éloigna à grands pas, aussi raide qu’une baguette de fusil des temps antiques. Ou qu’une planche. Ou qu’un cadavre. Le sang battait dans ses oreilles ; son menton s’était redressé d’un mouvement brusque. Il passa devant le caporal figé au garde-à-vous, tel un mannequin de cire. Franchit la première porte, la seconde. Et se retrouva dans le couloir du rez-de-chaussée du bâtiment de l’administration.

Miles se maudit d’abord en silence, puis à voix haute. Il devait changer d’attitude envers les officiers supérieurs. C’était sa satanée éducation qui était le fond du problème. Il avait passé trop d’années à côtoyer à Vorkosigan House des foules de généraux, d’amiraux et d’officiers d’état-major à toute heure du jour et de la nuit. Il était resté trop longtemps assis, tranquille comme une souris, s’efforçant d’être invisible, à écouter leurs empoignades à propos de tout et de n’importe quoi. Il les voyait comme ils se voyaient eux-mêmes, peut-être. Or, un enseigne devait considérer son commandant comme un dieu, pas comme son… subordonné. Au reste, les enseignes de fraîche date étaient censés appartenir à une espèce inférieure.

Et pourtant… Qu’avait donc ce Metzov de spécial ? Miles en avait connu d’autres dans son genre, de diverses couleurs politiques. Bon nombre étaient des soldats allègres et efficaces, pour autant qu’ils ne s’occupaient pas de politique. En tant que parti, les conservateurs avaient été éclipsés depuis la chute sanglante de la cabale d’officiers responsables de la désastreuse invasion d’Escobar, plus de vingt ans auparavant. Mais le danger d’une révolution venant de l’extrême droite, une soi-disant junte réunie pour sauver l’empereur de son propre gouvernement, demeurait très réel dans l’esprit du père de Miles.

Alors, était-ce quelque délicate odeur politique émanant de Metzov qui lui avait hérissé le poil ? Sûrement pas. Un homme doué d’une réelle subtilité politique chercherait à utiliser Miles, il ne s’acharnerait pas à le détruire. Ou es-tu furax simplement parce qu’il t’a collé sur le dos une corvée humiliante ? Pas besoin d’être un extrémiste sur le plan politique pour trouver une certaine joie sadique à coincer un représentant de la classe vor. Peut-être que Metzov avait été lui-même maltraité dans le passé par quelque arrogant seigneur vor. Politiques, sociales, génétiques. Les éventualités étaient infinies.

Miles secoua ce qui lui bourdonnait dans la tête et s’en alla clopin-clopant échanger son uniforme contre son treillis noir puis repérer la section génie de la base. Pas moyen d’y remédier maintenant, il avait sombré plus profondément que son scat-cat. Il ne lui restait plus qu’à éviter Metzov autant que possible au cours des six mois à venir. Ahn y réussissait à merveille, Miles ne doutait pas de se débrouiller aussi bien.


Le lieutenant Bonn, la trentaine à peine, était un homme fluet au visage anguleux, à la peau olivâtre ponctuée de petits trous, rougie par le climat, aux yeux marron et à l’expression sardonique. Pour l’heure, il se disposait à effectuer des sondages, afin de repérer le scat-cat.

Bonn et Miles pataugeaient dans le marécage sous les yeux de deux techs en salopette noire calorifugée, perchés sur leur puissante aérogrue, prudemment installée au sommet d’un affleurement rocheux voisin. Le soleil était pâle, le vent continuel chargé d’une froide humidité.

— Essayez par ici, mon lieutenant, suggéra Miles qui s’efforçait d’estimer angles et distances dans un endroit qu’il n’avait vu qu’au crépuscule. Je pense que vous devrez enfoncer d’au moins deux mètres.

Le lieutenant Bonn lui jeta un coup d’œil maussade, leva sa longue sonde métallique et l’enfonça dans le marais, où elle s’immobilisa presque aussitôt. Miles fronça les sourcils, déconcerté. Il était impossible que le scat-cat fût remonté vers la surface…

Bonn, pas troublé pour deux sous, pesa de tout son poids sur la sonde et la fit tourner. Elle recommença à s’enfoncer en grinçant.

— Vous étiez tombé sur quoi ? questionna Miles.

— De la glace, grommela Bonn. Environ trois centimètres d’épaisseur pour le moment. Nous sommes sur une couche de glace, au-dessous de cette saloperie de bouillasse, exactement comme sur un lac gelé, à part que c’est de la vase.

Miles tapa du pied pour se rendre compte. Humide, mais solide. Pratiquement dans le même état que lorsqu’il avait campé dessus.

Bonn, qui l’observait, ajouta :

— En fonction des conditions atmosphériques, l’épaisseur de la glace varie de quelques centimètres à toute la hauteur du dépôt de boue. En plein hiver, vous pourriez poser une navette-cargo sur cette fondrière. Quand arrive l’été, la couche devient plus mince. En quelques heures, si la température s’y prête, elle se dégèle et passe d’un état apparemment solide à l’état liquide et elle regèle aussi vite.

— J’en ai fait l’expérience.

— Appuyez, ordonna laconiquement Bonn.

Miles saisit la perche et aida le lieutenant à l’enfoncer. Il sentit crisser la couche de glace quand la sonde la traversa. En supposant que la température ait chuté d’un chouia de plus, la nuit où il s’était embourbé, et que la vase ait regelé, aurait-il été capable de se forcer un passage à travers ce tampon glacé ? Il frissonna et remonta à moitié la fermeture de sa parka, par-dessus son treillis noir.

— Froid ? dit Bonn.

— Je réfléchissais.

— Bien. Prenez-en l’habitude.

Bonn toucha une manette et la sonde acoustique au bout de la perche émit des bips-bips à une fréquence qui faisait grincer des dents. L’écran montra une masse brillante en forme de pendeloque à quelques mètres de là.

— Le voilà.

Bonn lut les chiffres sur l’écran.

— Pour être au fond, il est au fond, hein ? Je vous ordonnerais bien de le dégager à la petite cuillère, enseigne, mais l’hiver serait sans doute là avant que vous ayez fini.

Il soupira et dévisagea Miles de son haut, comme s’il imaginait la scène.

Miles pouvait l’imaginer aussi.

— Oui, mon lieutenant, dit-il avec circonspection.

Ils extirpèrent la sonde. La boue froide en rendait la surface glissante sous leurs mains gantées. Bonn planta des repères et agita le bras en direction des techniciens.

— Au boulot, les gars !

Ils agitèrent les bras en retour et grimpèrent dans la cabine de l’aérogrue. Bonn et Miles s’écartèrent vivement de son chemin.

L’aérogrue s’éleva en sifflant dans les airs et prit position au-dessus de la fondrière. Son puissant faisceau tracteur s’enfonça. Dans un fracas de tonnerre, vase, débris de plantes et glace jaillirent en tous sens. En deux minutes, le faisceau avait foré un cratère suintant, au fond duquel une perle scintillait. Les parois de l’excavation commencèrent à s’ébouler aussitôt, mais le grutier inversa son faisceau et le scat-cat s’éleva, se libérant de sa matrice dans un bruit de succion. L’abri-bulle pendouillait au bout de sa chaîne. L’aérogrue déposa délicatement son fardeau dans la zone rocheuse et atterrit à côté.

Bonn et Miles s’avancèrent pour examiner les restes détrempés.

— Vous n’étiez pas dans cet abri-bulle, hein, enseigne ? dit Bonn en tâtant l’objet du bout du pied.

— Si, mon lieutenant. J’attendais le jour. Je… je me suis endormi.

— Mais vous en êtes sorti avant qu’il s’enfonce.

— Eh bien, non ! Quand je me suis réveillé, il avait complètement coulé.

Bonn haussa les sourcils.

— Jusqu’à quelle profondeur ?

Du plat de la main, Miles indiqua son menton. Bonn eut l’air saisi.

— Comment vous êtes-vous dégagé ?

— Non sans mal. Et grâce à l’adrénaline, je pense. J’ai glissé hors de mes boots et de mon pantalon. À propos, mon lieutenant, puis-je prendre une minute pour chercher mes groles ?

Bonn fit un signe de la main et Miles se dirigea à grand-peine vers la fondrière, contournant le cercle de fange rejetée par le faisceau tracteur et se tenant à distance respectueuse du cratère maintenant rempli d’eau. Il repéra un boot couvert de boue, mais pas l’autre. Devait-il le garder en prévision du jour où on l’amputerait d’une jambe ? Bah ! ce ne serait probablement pas le bon pied ! Il soupira et remonta jusqu’à Bonn.

Le lieutenant fronça les sourcils à la vue du soulier abîmé.

— Vous auriez pu y laisser votre peau.

— J’avais le choix : mourir asphyxié dans l’abri-bulle, prisonnier de la fondrière ou gelé en attendant les secours.

Bonn lui adressa un regard perçant.

Il s’éloigna nonchalamment de l’abri dégonflé, comme s’il cherchait à avoir une plus vaste vue d’ensemble. Miles suivit. Quand ils furent hors de portée de voix des techs, Bonn s’arrêta et sonda du regard la fondrière. Sur le ton de la conversation, il remarqua :

— J’ai appris – officieusement – qu’un certain Pattas, un tech préposé à la section garage, s’était vanté auprès d’un de ses copains de vous avoir joué ce tour. Il a ajouté que vous étiez trop bête pour vous rendre compte qu’on vous avait mené en bateau. Il aurait pu se mordre les doigts de cette vantardise si vous aviez perdu la vie.

— Dans ce cas-là, peu aurait importé qu’il se soit vanté ou non, dit Miles en haussant les épaules. Ce qu’une enquête de l’armée aurait laissé passer n’aurait pas échappé à la Sécurité impériale, je vous le garantis.

— Vous saviez qu’on vous avait tendu un piège ?

Bonn examinait l’horizon.

— Oui.

— Pourquoi n’avez-vous pas alerté la Sécurité impériale, alors ?

— Réfléchissez, mon lieutenant.

Bonn reporta le regard sur Miles, comme s’il établissait l’inventaire de ses difformités.

— Il y a chez vous quelque chose que je ne comprends pas, Vorkosigan. Pourquoi vous a-t-on incorporé dans l’armée ?

— À votre avis ?

— Par privilège vor.

— Dans le mille !

— Alors, pourquoi êtes-vous ici ? Les privilégiés vors sont envoyés au Q. G.

— Vorbarr Sultana est une ville fort agréable à cette époque de l’année, dit Miles, qui se demanda de quelle façon son cousin Ivan en profitait en ce moment, mais je voulais servir dans la flotte spatiale.

— Et vous n’avez pas pu arranger ça ? dit Bonn, sceptique.

— On m’a dit qu’il fallait le mériter. C’est pourquoi je suis ici. Afin de prouver si je suis ou non capable de tenir mon rang dans l’armée. Rameuter la Séclmp une semaine après mon arrivée pour mettre sens dessus dessous la base et tous ceux qui y sont dans le but de découvrir une éventuelle tentative d’assassinat – qui, à mon avis, n’existe pas ne m’aiderait guère à atteindre mes objectifs… si amusant que cela puisse être.

Des accusations dépourvues de poids, sa parole contre celle des deux loustics… Même si Miles déclenchait une enquête dans les règles, avec passage au thiopenta pour prouver qu’il avait raison, les remous risquaient en définitive de lui nuire beaucoup plus qu’à ses deux tourmenteurs. Non. Aucune vengeance ne valait le sacrifice du Prince Serg.

La section motorisée appartient à la hiérarchie du génie. Si la Sécurité impériale lui tombe dessus, elle aura affaire à moi, dit Bonn, les yeux étincelants.

— Tombez sur le dos de qui vous voudrez, mon lieutenant. Mais si vous avez des moyens officieux de recevoir des renseignements, il s’ensuit que vous devez avoir aussi des moyens officieux d’en fournir. Et, somme toute, vous n’avez que ma parole concernant ce qui s’est passé.

Miles leva son boot inutile et le rejeta dans le bourbier.

L’air pensif, Bonn le regarda décrire un arc et soulever des éclaboussures dans une flaque marron de glace fondue.

— La parole d’un seigneur vor.

— Elle n’a aucun poids à cette époque dégénérée, dit Miles dont les dents se découvrirent dans un rictus. Demandez à n’importe qui.

Bonn secoua la tête, puis retourna vers l’aérogrue.


Le lendemain matin, Miles se présenta au hangar de maintenance pour la seconde partie du sauvetage du scat-cat, à savoir le nettoyage de tout le matériel couvert de boue. Le soleil brillait déjà depuis très longtemps, mais le corps de Miles savait qu’il n’était que 5 heures. Vers 6 heures, il commença à se réchauffer, à se sentir mieux et à trouver son rythme pour accomplir sa tâche.

À 6 h 30, le lieutenant Bonn arriva et, impassible, confia deux aides à Miles.

— Tiens ! Caporal Olney et technicien Pattas ! Voilà que nous nous rencontrons de nouveau.

Miles sourit avec une cordialité caustique. Les deux zèbres échangèrent un regard inquiet. Miles conserva une attitude placide.

Puis il mit tout le monde au travail. La conversation se limita d’elle-même à de brèves et prudentes considérations d’ordre technique. Quand Miles dut s’arrêter pour aller se présenter au lieutenant Ahn, le scat-cat et la majeure partie de l’équipement étaient en meilleur état que lorsqu’il les avait reçus.

Il souhaita une bonne journée à ses deux assistants, que l’incertitude avait amenés au bord de la crise de nerfs. Eh bien, s’ils n’avaient pas encore compris, c’est qu’ils étaient bouchés à l’émeri. Miles se demanda avec amertume pourquoi il nouait beaucoup plus facilement des relations de sympathie avec des hommes intelligents tels que Bonn. Cecil avait raison : si Miles n’était pas fichu de commander aussi les imbéciles, il ne réussirait jamais à devenir officier dans l’armée. Pas au camp Permafrost, en tout cas.


Le lendemain matin – le troisième de ses sept jours officiels de punition –, Miles se présenta au sergent Neuve. Celui-ci lui désigna un scat-cat bourré de matériel, lui remit une disquette le concernant, ainsi que le planning de maintenance des canalisations d’écoulement et ponceaux de la base Lazkowski. Une autre expérience instructive en perspective… Miles se demanda si le général Metzov en personne avait choisi cette tâche. Plus que probable.

Le bon côté de la chose, c’est qu’il avait récupéré ses deux aides. Ni Olney ni Pattas, apparemment, n’avaient jamais été affectés à ce boulot, de sorte qu’ils n’avaient pas de connaissances supérieures leur donnant barre sur Miles. Eux aussi étaient obligés de lire d’abord les manuels. Miles potassa les instructions et dirigea les opérations avec un entrain de maniaque, cependant que ses aides se renfrognaient de plus en plus.

Tout bien considéré, ces dispositifs astucieux pour nettoyer les canalisations possédaient en soi quelque chose de fascinant. D’excitant. Curer un tuyau au moyen d’un jet à haute pression produisait des effets des plus surprenants. Certains composants chimiques avaient des propriétés quasi militaires, comme la faculté de dissoudre instantanément n’importe quoi, y compris la chair humaine. Au cours des trois jours suivants, Miles apprit une foule de choses sur l’infrastructure de la base Lazkowski auxquelles il n’aurait jamais songé. Il calcula même le point où une charge bien placée démolirait à elle seule tout le système, si jamais l’envie lui prenait de détruire la base.


Le sixième jour, Miles et son équipe furent envoyés déboucher un ponceau près des champs de manœuvre des bleus. Il était facile à repérer. Une nappe d’eau argentée clapotait d’un côté au ras de la chaussée surélevée ; de l’autre ne filtrait qu’un mince filet d’eau qui s’écoulait lentement au creux d’un fossé profond.

Miles prit une longue perche télescopique à l’arrière du scat-cat et l’enfonça au jugé sous la surface opaque de l’eau. Rien ne semblait obstruer le côté inondé du ponceau. Quelque chose devait coincer plus loin. Ô joie ! Il tendit la perche à Pattas, puis alla examiner le fossé opposé. Le ponceau avait un peu plus de cinquante centimètres de diamètre.

— Donnez-moi une lampe, dit-il à Olney.

Il ôta sa parka, qu’il jeta dans le scat-cat, et dévala le fossé. Il dirigea sa lampe vers l’ouverture. Le ponceau, évidemment, faisait un léger coude ; il ne voyait strictement rien. Il soupira, évaluant la largeur d’épaules d’Olney et de Pattas par rapport à la sienne.

Pouvait-on imaginer boulot plus différent que celui-là par rapport au service dans la flotte spatiale ? Ce qui s’en rapprochait le plus, c’était la spéléo qu’il avait faite dans les montagnes dendarii. La terre et l’eau, contre le feu et l’air. Miles, apparemment, se constituait une sacrée réserve de yin ; le futur yang compensateur ferait bien de se montrer à la hauteur…

Il assura sa prise sur la lampe et se faufila à quatre pattes dans le ponceau.

L’eau glacée trempa les genoux de son treillis noir, le paralysant, s’insinua dans un de ses gants – il eut l’impression qu’une lame de couteau se posait sur son poignet.

Miles songea à Olney et à Pattas. Ces derniers jours, des relations de travail décontractées et relativement efficaces s’étaient établies entre eux. Miles ne nourrissait pas d’illusions – il le devait à la crainte de Dieu qu’avait inculquée à ces deux gus le bon ange de Miles, le lieutenant Bonn. Comment Bonn avait-il acquis cette autorité discrète ? Il devait trouver la recette. Bonn connaissait bien son métier, pour commencer, mais quoi d’autre ?

Miles rampa jusqu’au-delà du coude, braqua sa lampe sur le bouchon et se rejeta en arrière en jurant. Il s’immobilisa un instant pour reprendre son souffle et ressortit à reculons.

Il se mit debout au fond du fossé, redressant l’une après l’autre ses vertèbres qui craquaient. Le caporal Olney passa la tête par-dessus le garde-fou.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, enseigne ?

Miles, encore haletant, lui décocha un sourire.

— Une paire de boots.

— C’est tout !

— Et leur propriétaire.

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