Miles retourna à la cabine d’Oser pour examiner rapidement les dossiers enregistrés sur la console de communication de l’amiral. Il voulait avoir une idée de tous les changements survenus depuis la dernière fois où il avait exercé le commandement, tant dans le matériel que dans les effectifs, et il voulait aussi assimiler le point de vue du contre-espionnage denda-rii/aslunder sur la marche des événements dans le Moyeu. On lui apporta un sandwich et du café, qu’il avala sans en sentir le goût. Le café ne servait plus à le maintenir éveillé, bien qu’il fût encore en proie à une tension nerveuse presque insupportable.
Dès que nous aurons quitté le port, je m’effondre sur le lit d’Oser. La sagesse commandait qu’il passe au moins une partie des trente-six heures du trajet à dormir, sinon à l’arrivée il serait plutôt un handicap qu’un atout. Au moment où il aurait à se mesurer avec Cavilo, qui lui donnait la sensation d’être désarmé, même quand il était au mieux de sa forme.
Pour ne rien dire des Cetagandans. Miles réfléchit à cette course historique entre l’évolution de l’armement et la tactique, du type où les concurrents sont réunis par paires, chacun avec une jambe liée à celle de son partenaire, une course à « trois jambes » comme on l’appelle.
Les projectiles pour le combat de vaisseau à vaisseau dans l’espace n’avaient pas tardé à devenir obsolètes en raison des blindages massifs et des armes au laser. Les blindages, prévus pour protéger les vaisseaux en mouvement contre les débris errants rencontrés à des vitesses spatiales normales allant jusqu’à Demi-G, écartaient les missiles sans aucun effort. Les armes au laser avaient été rendues inutiles à leur tour par l’arrivée de l’Avaleur-de-sabres, arme de défense élaborée par Beta, qui utilisait le feu de l’ennemi comme sa propre source d’énergie ; un principe similaire à celui du miroir au plasma, mis au point au cours de la génération des parents de Miles, promettait de faire de même avec les armes au plasma de moindre portée. Dans dix ans, le plasma serait peut-être dépassé.
L’arme en plein essor depuis les deux années écoulées semblait être la lance à implosion gravitique, une modification de la technologie du rayon tracteur ; des blindages à pesanteur artificielle de dessins divers traînaient encore en cours d’étude pour s’en protéger. Le rayon à implosion faisait d’horribles dégâts quand il atteignait une masse. Pires encore quand sa cible était humaine.
Mais la lance imploseuse suceuse d’énergie avait une portée extrêmement courte, en termes de vitesses et de distances spatiales à peine une douzaine de kilomètres. Or les vaisseaux devaient coopérer pour s’aborder, ralentir, se rapprocher et manœuvrer. Etant donné aussi la modeste échelle du volume des couloirs, le combat donnait parfois l’impression de redevenir du corps à corps, sauf que les formations trop serrées attiraient les attaques en « mur de soleils » par masses d’atomes. Le serpent qui se mord la queue. Le bruit courait sous le manteau que l’éperonnage et l’abordage pourraient bien être remis à l’honneur. Jusqu’à ce qu’arrive la dernière surprise sortie des ateliers du diable, en tout cas. Miles évoqua, saisi d’un regret poignant, le bon vieux temps de la génération de son grand-père où les gens pouvaient se tuer proprement à cinquante mille kilomètres de distance.
L’effet des nouveaux imploseurs sur la concentration de la puissance de feu promettait d’être curieux, surtout quand un couloir spatial était en cause. Désormais, une armée réduite pouvait, dans une petite zone, appliquer autant d’énergie par cube qu’une grande armée, qui ne pourrait réduire son ampleur à la portée de tir efficace ; bien que la différence en réserve comptât encore, bien sûr. Une armée puissante prête à faire des sacrifices pouvait continuer à frapper jusqu’à ce que la concentration de moindre taille succombe purement et simplement sous le nombre. Les seigneurs-ghems cetagandans n’étaient pas allergiques aux sacrifices, bien qu’ils préférassent généralement commencer par des subordonnés, ou, mieux encore, des alliés. Miles frictionna les muscles crispés de son cou.
Le vibreur de la cabine bêla ; Miles se pencha par-dessus le bureau à console pour pianoter le code d’ouverture de la porte.
Un homme maigre, les cheveux noirs, la trentaine, vêtu de la tenue gris et blanc des mercenaires avec les insignes de tech, se tenait, hésitant, dans l’embrasure.
— Mon seigneur ? dit-il d’une voix douce.
Baz Jesek, officier mécanicien de la flotte. Naguère déserteur en fuite de l’armée impériale de Barrayar ; par la suite homme d’armes lié par serment comme homme lige à Miles sous son identité de seigneur Vorkosigan. Et finalement époux de la femme que Miles aimait. Avait aimée. Aimait encore. Baz. Zut ! Miles s’éclaircit la voix, mal à l’aise.
— Entrez, commodore Jesek.
Baz avança sans bruit sur la natte couvrant le sol, l’air inquiet et sur la défensive.
— Je débarque à l’instant de la navette de réparation et je viens d’apprendre que vous êtes de retour.
Son accent barrayaran, atténué et émoussé par ses années d’exil galactique, était sensiblement moins prononcé que quatre ans auparavant.
— De façon temporaire, du moins.
— Je… suis désolé que vous n’ayez pas retrouvé les choses comme vous les aviez laissées, mon seigneur. J’ai l’impression d’avoir dilapidé la dot que vous aviez octroyée à Elena. Je n’ai compris les implications des manœuvres financières d’Oser que… Je n’ai pas d’excuses.
— Oser a trompé Tung aussi, souligna Miles. (Entendre Baz s’excuser le faisait se crisper intérieurement.) J’ai cru comprendre que cela n’avait pas été à proprement parler un combat loyal.
— Il n’y a pas eu de combat du tout, mon seigneur, répliqua Baz avec lenteur. Le problème était là. (Baz se tint droit, les mains derrière le dos en position de repos à la parade.) Je suis venu vous offrir ma démission, mon seigneur.
— Offre rejetée, riposta aussitôt Miles. D’abord, les hommes d’armes assermentés ne peuvent pas démissionner, deuxièmement, où vais-je trouver un officier mécanicien compétent (il jeta un coup d’œil à son chrono) en deux heures, et troisièmement, troisièmement… j’ai besoin d’un témoin pour me justifier si les choses tournent mal. Plus mal. Il faut que vous me donniez des renseignements sur les capacités de la flotte en matière de matériel, puis que vous m’aidiez à tout mettre en route. Et je dois vous expliquer ce qui se passe réellement. Vous êtes le seul, en dehors d’Elena, à qui je puisse confier la partie secrète de cette affaire.
Miles eut du mal à persuader l’ingénieur hésitant à s’asseoir. Il débita un abrégé de ses aventures dans le Moyeu de Hegen, ne laissant de côté que la tentative de suicide de Grégor ; cela, c’était la mortification personnelle de l’empereur. Miles ne fut pas tout à fait surpris d’apprendre qu’Elena n’avait pas parlé de son précédent retour, bref et ignominieux, de son sauvetage et de son départ de chez les Dendarii ; Baz semblait penser que la présence incognito de l’empereur était une raison évidente et suffisante pour son silence. Quand Miles eut terminé, le sentiment de culpabilité de Baz avait cédé la place à l’inquiétude.
— Si l’empereur est tué… s’il ne revient pas… les désordres au pays vont durer des années, dit-il. Peut-être devriez-vous laisser Cavilo le sauver, plutôt que de risquer…
— Jusqu’à un certain point, c’est exactement mon intention, riposta Miles. Si seulement je savais ce que Grégor a en tête ! (Il marqua un temps.) Si nous perdons à la fois Grégor et la bataille du couloir spatial, les Cetagandans débarqueront à nos portes au moment où nous serons en pleine pagaille intestine. Quelle tentation pour eux ! Quel appât ! Ils ont toujours eu envie de Komarr… Nous nous trouverions face à la gueule béante de la deuxième invasion des Cetagandans, ce qui les surprendrait presque autant que nous. Ils préfèrent les plans longuement mûris, mais ils ne sont pas opposés à un peu d’opportunisme… pas quand se présente une chance aussi irrésistible…
Aiguillonnés par cette perspective, ils s’attaquèrent avec détermination à une revue technique, Miles se rappelant l’antique dicton sur ce qui peut se produire faute d’un clou. Ils avaient presque terminé quand l’officier de service aux communications appela Miles par sa console.
— Amiral Naismith ? (L’officier examina avec intérêt le visage de Miles, puis continua :) Il y a un homme au port qui désire vous voir. Il prétend avoir des renseignements importants.
Miles se rappela son hypothèse d’un assassin de renfort.
— Quelle est son identité ?
— Il prétend s’appeler Ungari. C’est tout ce qu’il accepte de dire.
Miles retint son souffle. La cavalerie, enfin ! Ou une manœuvre astucieuse pour parvenir à entrer.
— Pouvez-vous me le faire voir à son insu ?
Le visage de l’officier des transmissions fut remplacé par une vue de la cale de garage du Triomphe. La caméra vidéo effectua un zoom en plongée et effectua sa mise au point sur deux hommes en cotte de tech aslunder. Miles se sentit fondre de soulagement. Le capitaine Ungari. Et le brave sergent Overholt.
— Merci, officier. Faites escorter ces deux hommes par une patrouille jusqu’à ma cabine. (Il jeta un coup d’œil à Baz.) Dans une dizaine de minutes. (Il pianota sur le clavier pour couper la communication et expliqua :) C’est mon patron de la Séclmp. Dieu merci ! Mais… je ne suis pas sûr d’être capable de lui expliquer l’accusation de désertion particulière qui pèse sur vous. Vous comprenez, il fait partie de la Séclmp, pas de la Sécurité de l’armée, et je n’imagine pas que votre vieil ordre d’arrestation soit tout à fait en tête de liste de ses préoccupations pour le moment, mais ce serait peut-être… plus simple, si vous l’évitiez, hein ?
Baz eut une grimace d’acquiescement.
— Je pense que j’ai des tâches dont il faut que je m’acquitte ?
— Sans mentir, Baz… (pendant une folle minute, Miles eut violemment envie de dire à Baz de s’enfuir avec Elena, loin du danger qui approchait)… l’enfer va se déchaîner d’ici peu.
— Avec Miles le Fou de nouveau aux commandes, comment pourrait-il en être autrement ?
Baz haussa les épaules et sourit. Puis il se dirigea vers la porte.
— Je ne suis pas aussi toqué que Tung… Miséricorde, personne ne m’appelle comme ça, dites-moi ?
— Ah !… c’est une vieille plaisanterie. Qui n’a cours que parmi quelques vieux Dendarii.
Baz accéléra l’allure.
Et il y a très peu de vieux Dendarii. Cela, malheureusement, n’était pas une plaisanterie réjouissante. La porte se referma en sifflant derrière l’officier mécanicien.
Ungari. Ungari. Enfin quelqu’un en charge. Si seulement j’avais Grégor avec moi, j’en aurais fini dès maintenant. Mais du moins puis-je découvrir ce que notre côté a combiné pendant tout ce temps. Epuisé, Miles posa la tête sur ses bras et sourit. De l’aide. Enfin !
Un rêve tourmenté lui embrumait l’esprit ; il s’arrachait à ce sommeil trop longtemps repoussé quand la sonnette de la cabine se remit à bêler. Il frotta son visage engourdi et tapota l’ouverture de la serrure sur le bureau.
— Entrez.
Il jeta un coup d’œil au chrono ; sa glissade dans l’inconscience n’avait duré que quatre minutes. Il était grand temps de prendre du repos.
Chodak et deux gardes dendarii escortèrent le capitaine Ungari et le sergent Overholt dans la pièce. Ces derniers étaient tous deux vêtus des cottes havane des contremaîtres aslunders, avec sans doute les plaques d’identité et les laissez-passer correspondants. Miles leur sourit joyeusement.
— Sergent Chodak, attendez dehors avec vos hommes. (Chodak parut très déçu par cette exclusion.) Et si elle en a terminé avec sa tâche actuelle, demandez au commandant Elena Bothari-Jesek de nous rejoindre ici. Merci.
Ungari attendit avec impatience que la porte se soit refermée derrière Chodak pour s’avancer à grands pas. Miles se leva et lui adressa un impeccable salut militaire.
— Content de vous v…
À la surprise de Miles, Ungari ne lui rendit pas son salut ; à la place, il agrippa sa veste d’uniforme et le souleva. Miles eut conscience qu’Ungari avait pris sur lui pour refermer les mains sur les revers de sa veste et non sur son cou.
— Vorkosigan, espèce de salopard ! À quelle sorte de petit jeu avez-vous joué ?
— J’ai découvert Grégor, capitaine. Je… (Ne dis pas : Je l’ai perdu.) Je suis en train de monter une expédition en ce moment même pour le récupérer. Je suis vraiment content que vous ayez pris contact avec moi. Dans une heure, vous auriez manqué le vaisseau. Si nous mettons en commun nos renseignements et nos ressources…
L’étreinte d’Ungari ne se relâcha pas.
— Nous savons que vous avez découvert l’empereur, nous avons suivi votre trace à tous les deux depuis la Détention du Consortium. Puis vous vous êtes volatilisés.
— Vous n’avez pas interrogé Elena ? J’avais pensé que vous lui demanderiez… Ecoutez, capitaine, asseyez-vous, s’il vous plaît. (Et posez-moi par terre, bon sang !) Expliquez-moi à quoi tout cela ressemble de votre point de vue. C’est très important.
Ungari, le souffle court, relâcha Miles et s’assit dans le fauteuil indiqué, ou du moins au bord. Sur un signe, Overholt prit la pause de repos, mains croisées dans le dos, à côté de lui. Miles considéra le sergent avec un certain soulagement ; la dernière fois qu’il l’avait vu, il gisait à plat ventre et inconscient sur l’esplanade de la station du Consortium ; Overholt paraissait complètement rétabli, encore que fatigué et nerveux.
Ungari déclara :
— Quand le sergent Overholt a fini par reprendre connaissance, il vous a suivi jusqu’à la Détention du Consortium, mais à ce moment-là vous aviez disparu. Il a cru que c’était leur œuvre, eux ont pensé que c’était la sienne. Il a arrosé tout ce petit monde de fric pour obtenir des renseignements et a fini par découvrir le fin mot de l’histoire grâce à l’esclave contractuel que vous aviez assommé… un jour plus tard, quand le bonhomme a été enfin en mesure de parler…
— Il était donc vivant, dit Miles. Bon ! Gré… Nous étions inquiets à ce sujet.
— Oui, mais Overholt n’a pas tout de suite reconnu l’empereur sur les registres des esclaves contractuels… Le sergent n’avait pas été porté sur la liste de ceux qui devaient être mis au courant de sa disparition.
Une légère expression de colère passa sur le visage du sergent comme au souvenir de grandes injustices.
— … C’est seulement quand il a pris contact avec moi ici – nous étions dans une impasse et avons remonté toute la filière dans l’espoir de trouver un indice vous concernant qui nous aurait échappé –, c’est seulement là que j’ai identifié l’esclave manquant comme étant l’empereur Grégor. Des jours de perdus !
— J’étais persuadé que vous seriez entré en rapport avec Elena Bothari-Jesek, capitaine. Elle savait où nous étions allés. Vous étiez au courant qu’elle était ma femme lige, c’est dans mon dossier.
Ungari lui lança un regard torve, mais ne s’expliqua pas autrement sur cette gaffe.
— Quand la première vague des agents de Barrayar a déferlé sur le Moyeu, nous avons enfin eu assez de renforts pour monter une enquête sérieuse.
— Bien ! Alors on sait chez nous que Grégor est dans le Moyeu. Je craignais qu’Illyan soit encore en train de gaspiller toutes ses ressources sur Komarr ou, pire, vers Escobar.
Les doigts d’Ungari se crispèrent de nouveau.
— Vorkosigan, qu’avez-vous fait de l’empereur ?
— Il est sain et sauf, mais en grand danger. (Miles réfléchit une seconde à cet additif.) Ou plutôt, il va très bien pour le moment, je crois, mais cela ne va pas durer.
— Nous savons où il se trouve. Un agent l’a repéré il y a trois jours chez les Rangers de Randall.
— Ce doit être juste après mon départ, calcula Miles. Non pas qu’il aurait pu me repérer aussi, j’étais au cachot… Qu’est-ce que nous allons faire à ce sujet ?
— Des forces de sauvetage sont en train d’être rassemblées ; j’ignore de quelle importance.
— Et l’autorisation de passer par Pol ?
— Je doute qu’on attende de l’obtenir.
— Nous devons les avertir, ne pas offenser les Poliens ! Le…
— Enseigne, Vervain détient l’empereur ! s’exclama Ungari d’une voix grondante d’exaspération. Je ne vais pas dire aux…
— Ce n’est pas Vervain qui détient Grégor, c’est le commandant Cavilo, coupa Miles précipitamment. Cela n’a strictement rien de politique, c’est un complot pour son intérêt personnel. Je crois – en fait, je suis absolument certain – que le gouvernement vervani ignore tout de cet « invité » qu’elle a. Nos armées de sauvetage doivent être prévenues de s’abstenir de commettre le moindre acte hostile avant que commence l’invasion des Cetagandans.
— La quoi ?
Miles hésita, puis reprit d’une voix plus faible :
— Voulez-vous dire que vous n’êtes pas au courant de l’invasion cetagandane ? (Il marqua un temps.) Bah ! ce n’est pas parce que vous n’êtes pas encore prévenu qu’Illyan ne s’en est pas rendu compte ! Même si nous n’avons pas connaissance de l’endroit où ils se massent, à l’intérieur de l’empire, dès que la Séclmp aura dénombré combien de vaisseaux de guerre cetagandans ont disparu de leur port d’attache, elle comprendra qu’il se passe quelque chose. Quelqu’un doit continuer à surveiller ce genre de chose, même dans l’affolement actuel à cause de Grégor. (Ungari étant encore figé sur son siège par la stupeur, Miles poursuivit ses explications :) Je m’attends qu’une force de Cetaganda envahisse sous peu l’espace territorial vervani et poursuive sa route pour s’emparer du Moyeu de Hegen, avec la connivence du commandant Cavilo. Je me propose d’emmener la flotte dendarii de l’autre côté du système et d’engager le combat au couloir spatial vervani, de garder le contrôle de ce couloir jusqu’à l’arrivée de la flotte de sauvetage de Grégor. J’espère qu’on enverra plus qu’une équipe de négociateurs diplomatiques… À propos, avez-vous toujours ce contrat en blanc que vous avait confié Illyan concernant la rémunération des mercenaires ? J’en ai besoin.
— Vous, commença Ungari quand il eut recouvré sa voix, vous n’allez nulle part ailleurs que dans notre maison d’arrêt à la Station d’Aslund ! Où vous attendrez tranquillement – très tranquillement – que les renforts d’Illyan arrivent pour me débarrasser de vous.
Miles feignit poliment de ne pas avoir entendu cette futile explosion de colère.
— Vous avez dû rassembler des renseignements pour votre rapport à Illyan. Trouver quelque chose qui puisse me servir ?
— J’ai un rapport complet sur la Station d’Aslund, ses dispositifs et forces navales et mercenaires, mais…
— Moi aussi, j’ai tout cela maintenant. (Miles tambourina des doigts avec impatience sur le bureau-console d’Oser.) Quelle barbe ! Je regrette qu’à la place vous n’ayez pas passé les deux dernières semaines sur la Station de Vervain.
Ungari grinça des dents.
— Vorkosigan, vous allez immédiatement vous lever et nous suivre, le sergent Overholt et moi. Ou, sinon, je vous jure que je vous fais emporter par Overholt !
Overholt, Miles s’en rendit compte, l’évaluait d’un regard froidement calculateur.
— Ce serait une grave erreur, capitaine. Pire que votre oubli de contacter Elena. Si vous vouliez bien me laisser expliquer la situation stratégique globale…
Hors de ses gonds, Ungari ordonna sèchement :
— Overholt, saisissez-le !
Miles enfonça le bouton d’alarme sur son bureau-console au moment où Overholt fondait sur lui. Il l’esquiva en se projetant de l’autre côté de son siège qu’il éjecta de ses étriers. La porte de la cabine s’ouvrit en chuintant. Chodak et ses deux gardes s’engouffrèrent dans la pièce, suivis par Elena. Overholt, qui contournait l’extrémité du bureau, dérapa droit dans la ligne de tir du neutraliseur de Chodak et s’écroula avec un bruit sourd ; Miles grimaça. Ungari se leva lourdement et s’immobilisa, pris en fourchette par quatre neutraliseurs dendarii. Miles eut envie de fondre en larmes, ou peut-être d’éclater de rire. Ni l’un ni l’autre ne serait utile. Il maîtrisa son souffle et sa voix.
— Sergent Chodak, emmenez ces deux hommes au cachot du Triomphe. Placez-les… placez-les à côté de Metzov et d’Oser.
— Bien, amiral.
Ungari se renferma dans le silence, comme il convient à un espion capturé, et se laissa entraîner. Les veines de son cou palpitaient de fureur réprimée quand il jeta à Miles un regard de défi par-dessus son épaule.
Et je ne peux même pas le soumettre au sérum, songea mélancoliquement Miles, sûr qu’un agent du niveau d’Ungari avait été traité pour manifester une réaction allergique au thiopenta ; non pas l’euphorie, mais un choc anaphylactique qui entraînerait la mort. Peu après, deux autres Dendarii survinrent et emportèrent le corps inerte d’Overholt sur une civière.
Comme la porte se refermait, Elena demanda :
— Que s’est-il passé ?
Miles poussa un profond soupir.
— Mon supérieur à la Séclmp, le capitaine Ungari, ne s’est pas montré d’humeur réceptive.
Le regard d’Elena s’éclaira d’une lueur railleuse.
— Miséricorde, Miles ! Metzov… Oser… Ungari… tous à la file… tu te montres dur pour tes supérieurs ! Qu’est-ce que tu feras quand le moment sera venu de les relâcher ?
Miles secoua la tête.
— Aucune idée !
La flotte sortit de la station d’Aslund en moins d’une heure, gardant un silence absolu sur le plan des communications ; les Aslunders, naturellement, furent saisis de panique. Installé dans le centre des communications du Triomphe, Miles écoutait leurs questions affolées, résolu à ne pas influer sur le cours naturel des événements à moins que les Aslunders n’ouvrent le feu. Jusqu’à ce qu’il ait remis la main sur Grégor, il devait à tout prix présenter à Cavilo le profil adéquat. Qu’elle croie qu’elle obtenait ce qu’elle voulait, ou du moins ce qu’elle avait cherché.
En fait, le cours normal des événements promettait de fournir davantage des résultats souhaités par Miles qu’il n’aurait pu en obtenir par combinaisons et persuasion. Des propos qu’ils échangeaient. Miles déduisit que les Aslunders avaient trois hypothèses principales : un, les mercenaires fuyaient le Moyeu parce qu’ils avaient été secrètement avertis d’une attaque imminente ; deux, les mercenaires allaient rejoindre un ou plusieurs des ennemis d’Aslund, ou, trois – pire –, les mercenaires déclenchaient sans provocation une attaque contre lesdits ennemis, avec vengeance à la clé contre les Aslunders. Les forces armées d’Aslund se mirent en état d’alerte maximale. Des renforts furent appelés, des forces mobiles replacées ailleurs dans le Moyeu, des réserves amenées en première ligne puisque le brusque départ de leurs mercenaires déloyaux les dépouillait de la défense sur laquelle ils comptaient.
Miles poussa un soupir de soulagement quand le dernier vaisseau de la flotte dendarii sortit de la zone territoriale des Aslunders et entra dans l’espace interplanétaire. Retardée par le désarroi, aucune force navale lancée à leur poursuite ne réussirait à les rejoindre avant qu’ils décélèrent à proximité du couloir de Vervain. Où, avec l’arrivée des Cetagandans, il ne devrait pas être difficile de convaincre les Aslunders de se reclasser en tant que réserve des Dendarii.
Si le minutage n’était pas tout, il comptait beaucoup. Admettons que Cavilo n’ait pas déjà transmis aux Cetagandans son code pour le feu vert. Le brusque mouvement de la flotte dendarii pouvait fort bien lui faire peur et l’inciter à abandonner son projet. Parfait, conclut Miles. Dans ce cas, il aurait arrêté l’invasion cetagandane sans qu’un coup de feu soit tiré. Une parfaite guerre de manœuvre, selon la propre définition de l’amiral Aral Vorkosigan. Bien sûr, songea Miles, je recevrai sur la figure des œufs pourris politiquement parlant et je serai poursuivi de trois côtés par une foule prête à me lyncher, mais papa comprendra. Ses seuls objectifs seraient alors de rester en vie et de sauver Grégor, ce qui, par contraste, semblait ridiculement, délicieusement simple. À moins, évidemment, que Grégor ne veuille pas être sauvé…
D’autres branches plus fines que l’arbre stratégique devraient attendre la suite des événements, conclut Miles, rompu de fatigue. Il se rendit en trébuchant à la cabine d’Oser, se jeta sur le lit et dormit comme un plomb pendant douze heures d’horloge.
La spécialiste des communications du Triomphe réveilla Miles en l’appelant par l’écran vidéo. Miles, en sous-vêtements, trottina jusqu’à la console et se hissa sur le siège.
— Oui ?
— Vous aviez demandé à être mis au courant des messages en provenance de la station de Vervain, amiral.
— Oui, merci. (Miles se frotta les yeux pour en chasser les grains ambrés du sommeil et regarda la pendule. Douze heures de temps de vol encore jusqu’à leur arrivée au but.) Des signes de taux d’activité anormaux à la station de Vervain ou à son couloir ?
— Pas encore, amiral.
— Très bien. Continuez à surveiller, à enregistrer et à suivre la trace de toute circulation dirigée vers l’extérieur. Quel est le décalage de transmission de nous vers eux à présent ?
— Trente-six minutes, amiral.
— Mm. Très bien. Passez-moi le message ici.
Avec un bâillement, il appuya les coudes sur la console d’Oser et observa la vidéo. Un officier vervani de haut rang apparut sur l’écran et exigea des explications concernant les mouvements de la flotte oserane/dendarii. Il s’exprimait d’une façon ressemblant assez à celle des Aslunders. Aucun signe de Cavilo. Miles tapa sur la touche de la spécialiste des transmissions.
— Répondez que leur important message a été rendu totalement inintelligible par des parasites atmosphériques et le fonctionnement défectueux de notre décodeur. Demandez avec insistance qu’il soit répété, avec amplification.
— Bien, amiral.
Dans les soixante-dix minutes qui suivirent, Miles se doucha à loisir, revêtit un uniforme à sa taille (bottes comprises) qui avait été apporté pendant qu’il dormait et avala un petit déjeuner équilibré. Il entra d’un pas tranquille dans la cabine NAV & COM juste à temps pour la deuxième transmission. Cette fois, le commandant Cavilo, bras croisés, se tenait derrière l’officier vervani. Le Vervani se répéta littéralement avec amplification : sa voix était plus forte et plus sèche. Cavilo ajouta :
— Expliquez-vous immédiatement, sinon nous vous considérerons comme une force hostile et réagirons en conséquence.
C’était le détail supplémentaire qu’il avait souhaité.
Miles se carra sur le siège de la console et ajusta aussi soigneusement que possible son uniforme dendarii. Il s’assura que l’insigne de son rang d’amiral était bien visible sur l’écran.
— Prêt à transmettre, indiqua-t-il avec un hochement de tête à la spécialiste des Coms.
Il prit l’air aussi impassible et grave qu’il put.
— Ici l’amiral Naismith, commandant en chef, flotte des Mercenaires libres Dendarii. Au commandant Cavilo, Rangers de Randall, confidentiel. Ma’ame, j’ai accompli ma mission exactement comme vous l’aviez ordonné. Je vous rappelle la récompense que vous m’aviez promise en cas de succès. Quelles sont vos instructions suivantes ? Naismith, terminé.
La spécialiste des Coms introduisit l’enregistrement dans le brouilleur laser.
— Amiral, dit-elle avec indécision, si ce message est réservé uniquement au commandant Cavilo, devrions-nous l’envoyer par le canal de Vervain ? Les Vervani auront à le décoder avant de le retransmettre. Il sera lu par une quantité de personnes avant elle.
— Exactement, lieutenant, répliqua Miles. Allez-y, transmettez.
— Oh !… Et quand ils répondront – s’ils répondent que voulez-vous que je fasse ?
Miles jeta un coup d’œil à son chrono.
— D’ici qu’ils répondent, notre trajectoire devrait nous avoir amenés derrière le halo d’interférence des soleils jumeaux. Nous serons impossibles à joindre pendant… trois bonnes heures au moins.
— Je peux amplifier la puissance et passer à travers…
— Non, non, lieutenant. L’interférence va être absolument terrible. En fait, si vous pouviez l’allonger jusqu’à quatre heures, ce serait encore mieux. Mais arrangez-vous pour que cela paraisse vrai. Jusqu’à ce que nous arrivions à portée pour avoir une conférence par faisceau direct en temps presque réel avec Cavilo, je voudrais que vous vous considériez comme un officier de non-transmissions.
— Compris, amiral ! dit-elle avec un large sourire.
— Allez-y. Rappelez-vous, je veux le maximum d’inefficacité, d’incompétence et d’erreurs. Sur les canaux vervani, s’entend. Vous avez travaillé avec des stagiaires, sûrement. Soyez créative.
Miles s’en alla trouver Tung.
Tung et lui étaient absorbés par les schémas de combat informatisés dans la salle de tactique du Triomphe, composant avec l’assistance de l’ordinateur des scénarios concernant les couloirs de navigation, quand le lieutenant des transmissions rappela.
— Changements à la station de Vervain, amiral. Tout le trafic commercial concernant l’exportation a été interrompu. Les vaisseaux qui arrivent se voient refuser l’autorisation d’entrer au port. Sur tous les canaux militaires, les messages codés ont triplé ou à peu près. Et quatre grands vaisseaux de guerre ont pris le départ.
— En direction du Moyeu ou de Vervain ?
— De Vervain, amiral.
Tung se pencha en avant.
— Introduisez les données dans l’ordinateur tactique à mesure que vous les confirmez, lieutenant.
— Bien, commandant.
— Merci, dit Miles. Continuez à nous tenir au courant. Et surveillez les messages civils en clair, aussi, tous ceux que vous capterez. Je veux contrôler les rumeurs quand elles commenceront à circuler.
— Bien, amiral. Terminé.
Tung pianota sur le clavier de l’ordinateur ce qu’on appelait en plaisantant la visualisation tactique « en temps réel », un schéma coloré, tandis que l’officier des transmissions shuntait les nouvelles données. Il étudia l’identité des quatre navires de guerre se dirigeant vers Vervain.
— C’est parti ! dit-il d’un air grave. Tu l’as bien cherché.
— Tu ne penses pas que c’est de notre fait ?
— Pas ces quatre vaisseaux. Ils n’auraient pas été déplacés de leur poste si l’on n’en avait pas eu terriblement besoin ailleurs. Mieux vaut que tu te magnes le train pour aller… c’est-à-dire que tu transfères ton drapeau sur l’Ariel, fiston.
Miles se frotta nerveusement les lèvres et contempla ce qu’il avait intérieurement surnommé sa « Petite Flotte » sur l’écran graphique de la salle de tactique de l’Ariel. Le schéma montrait maintenant l’Ariel lui-même plus les deux vaisseaux les plus rapides, à part le sien, de toute la flotte dendarii. Son propre groupe d’attaque personnel ; ardent, manœuvrier, apte à tout brusque changement de direction, requérant moins de place pour se retourner que toute autre combinaison possible. C’est entendu, leur puissance de feu ne valait pas grand-chose. Mais si les choses se passaient comme le projetait Miles, l’usage des armes ne serait, de toute façon, pas une option souhaitable.
La salle de tactique de l’Ariel n’avait à présent qu’un personnel réduit : Miles, Elena en tant que son officier des transmissions personnel, Arde Mayhew pour tous les autres systèmes. Le Cercle intérieur entier, en anticipation de cette conversation ultra-privée qui allait avoir lieu. S’il fallait en venir à combattre réellement, il remettrait la cabine à Thorne, présentement exilé dans la salle NAV & COM. Et peut-être se retirerait-il ensuite dans sa cabine pour se faire hara-kiri.
— Voyons maintenant la station de Vervain, dit-il à Elena à son poste devant la console.
Le principal écran d’holovid au centre de la salle tourbillonna vertigineusement quand elle manipula les touches de contrôle. La représentation schématique de leur zone cible apparaissait comme un bouillonnement de lignes et de couleurs changeantes, représentant les mouvements des vaisseaux, les dérivations d’énergie vers divers systèmes d’armement et de blindage, et des transmissions de communications. Les Dendarii étaient maintenant à peine à un million de kilomètres, un peu plus de trois secondes-lumière. Le taux de lancement ralentissait à mesure que la Petite Flotte décélérait avec deux bonnes heures d’avance sur les vaisseaux plus lents du gros de la flotte dendarii.
— Les voilà bien réveillés, maintenant, commenta Elena, qui porta la main à son écouteur. Ils réitèrent leur exigence que nous communiquions.
— Mais ne lancent toujours pas de contre-attaque, commenta Miles en étudiant le plan schématique. Je suis heureux qu’ils comprennent où réside le véritable danger. Bon. Dis-leur que nous avons enfin résolu nos problèmes de com, mais répète que je veux parler d’abord au commandant Cavilo seul.
— Ils… Ah !… je pense qu’ils la mettent en communication ! J’ai un faisceau qui vient sur le canal réservé.
— Trouve d’où il part.
Miles se pencha par-dessus son épaule tandis qu’elle triait ce renseignement d’entre le réseau des communications.
— La source bouge…
Miles ferma les yeux en murmurant une prière, les rouvrit brusquement au triomphant : « Je l’ai ! » d’Elena.
— Là ! Ce petit vaisseau, ajouta-t-elle.
— Donne-moi son cap et son profil de puissance. Est-ce qu’il se dirige vers le couloir spatial ?
— Non, il s’en éloigne. C’est un vaisseau rapide… petit… C’est un courrier de la classe des Faucons, annonça Elena. Si son but est Pol – et Barrayar –, il doit couper notre triangle.
Miles exhala un long soupir.
— Bien, bien. Elle a attendu pour parler d’être sur une ligne que ses patrons vervani ne pouvaient pas surveiller. Je m’en doutais un peu. Je me demande quels mensonges elle leur a débités. Elle a passé le point de non-retour, est-ce qu’elle s’en rend compte ? (Il ouvrit les bras à l’adresse du court vecteur nouvellement apparu sur le plan schématique.) Viens, ma cocotte ! Viens me rejoindre.
Elena lui adressa un haussement de sourcils sardonique.
— Elle arrive. Votre bien-aimée va apparaître sur l’écran-moniteur trois.
Miles se jeta sur le siège indiqué, s’installant devant l’écran holovidéo qui commençait à scintiller. Le moment était venu de rassembler tout ce qu’il avait jamais possédé de maîtrise de soi. Il donna à son visage l’expression unie d’un intérêt froidement ironique quand les beaux traits de Cavilo se formèrent sous ses yeux. En dehors du champ de la caméra vidéo, il essuya ses paumes moites sur les genoux de son pantalon.
Les yeux bleus de Cavilo pétillaient d’un triomphe bloqué par sa bouche serrée et ses sourcils froncés, comme en écho aux vaisseaux de Miles qui bloquaient sa ligne de vol.
— Seigneur Vorkosigan, que faites-vous ici ?
— Je me conforme à vos ordres, ma’ame. Vous m’avez dit d’aller chercher les Dendarii. Et je n’ai rien transmis à Barrayar.
Un décalage de six secondes, le temps que le rayon file d’un vaisseau à l’autre et ramène la réponse de Cavilo. Hélas ! cela lui donnait le temps de réfléchir à elle autant qu’à lui.
— Je ne vous ai pas ordonné de traverser le Moyeu.
Miles plissa le front dans une expression déconcertée.
— À quel autre endroit auriez-vous besoin de ma flotte sinon sur le lieu de la bataille ? Je ne suis pas stupide.
Cette fois, Cavilo resta silencieuse plus longtemps que ne le justifiait le décalage de la transmission.
— Voulez-vous dire que vous n’avez pas reçu le message de Metzov ? demanda-t-elle.
Il s’en est fallu de peu. Quel fabuleux déploiement de doubles sens il y avait là !
— Tiens, vous l’aviez envoyé comme messager ?
Un temps de retard.
— Oui !
Un mensonge manifeste pour un mensonge manifeste.
— Je ne l’ai pas vu. Peut-être a-t-il déserté. Il doit s’être rendu compte qu’il avait perdu votre amour au profit d’un autre. Peut-être qu’il se terre dans un bar de spatioport, en train de noyer son chagrin.
Miles soupira profondément à l’idée de ce triste scénario.
L’expression d’attention inquiète de Cavilo se transforma en rage quand cette réplique lui parvint.
— Imbécile ! Je sais que vous l’avez fait prisonnier !
— Oui, et je me suis toujours demandé depuis pourquoi vous n’aviez pas empêché que cela arrive. Si cet accident n’était pas souhaité, vous auriez dû prendre des précautions pour qu’il ne se produise pas.
Les yeux de Cavilo se plissèrent ; elle changea de tactique.
— Je craignais que les sentiments de Stanis ne le rendent pas complètement fiable. J’ai voulu lui offrir une nouvelle chance de faire ses preuves. J’avais ordonné à mon homme de soutien de le tuer s’il tentait de vous assassiner, mais quand Metzov vous a manqué, ce crétin a attendu.
Substituez dès qu’il aurait réussi à ce s’il tentait, et cette déclaration était probablement une presque-vérité. Miles regretta de ne pas avoir l’enregistrement du rapport de cet agent ranger et de la réplique cinglante de Cavilo.
— Là, vous voyez ? Vous avez besoin de subordonnés qui sachent penser par eux-mêmes. Comme moi.
Cavilo rejeta brutalement la tête en arrière.
— Vous, comme subordonné ? Je coucherais plutôt avec un serpent !
Eh, eh !
— Mieux vaudrait vous habituer à moi. Vous cherchez à entrer dans un monde qui vous est étranger, qui m’est familier. Les Vorkosigan sont partie intégrante de la classe dirigeante de Barrayar. Un guide du pays pourrait vous servir.
Silence dû au retard du décalage horaire.
— Exactement. J’essaie de… je dois… conduire votre empereur en lieu sûr. Vous bloquez sa ligne de vol. Ôtez-vous de là !
Miles prit une seconde pour jeter un coup d’œil au schéma tactique. Oui, très juste. Viens, viens à moi !
— Commandant Cavilo, je suis certain que vous avez négligé une donnée importante dans vos calculs me concernant.
Temps de retard.
— Que je vous explique clairement ma position, petit homme de Barrayar. Je détiens votre empereur. Il est entièrement à ma merci.
— Parfait ! Alors, que j’entende ces ordres de sa propre bouche.
Temps de retard… très légèrement plus court.
— Je peux lui faire trancher la gorge sous vos yeux. Laissez-moi passer !
— Ne vous gênez pas, répliqua Miles avec un haussement d’épaules. À part que votre pont va être dégoûtant.
Elle eut un sourire aigre, après le temps de retard.
— Vous bluffez mal.
— Je ne bluffe pas. Grégor vaut beaucoup plus vivant pour vous que pour moi. Vous ne pouvez rien, là où vous allez, sauf par son intermédiaire. C’est votre ticket de cantine. Mais vous a-t-on déjà dit que si Grégor mourait, ce pourrait être moi le prochain empereur de Barrayar ?
Bon, cela prêtait à discussion, mais ce n’était guère le moment d’entrer dans les détails plus précis des six hypothèses en présence concernant la succession de Barrayar.
Le visage de Cavilo se figea.
— Il a dit… qu’il n’avait pas d’héritier. Vous l’avez dit aussi.
— Pas d’héritier désigné. Parce que mon père a refusé de l’être, non pas faute d’appartenir au même sang. Mais ignorer l’ascendance ne la supprime pas. Et je suis le fils unique de mon père. Et il ne vivra pas éternellement. Ergo… Alors, résistez à mes attaques à l’abordage, je vous en prie. Menacez. Exécutez vos menaces. Donnez-moi le Pouvoir suprême. Je vous remercierai avec grâce avant de vous faire exécuter sommairement. Empereur Miles 1er. Est-ce que ça en jette ? Autant qu’impératrice Cavilo ? (Miles marqua une pause impressionnante.) Ou nous pourrions travailler ensemble. C’est une tradition chez les Vorkosigan de penser que le contenu vaut mieux que l’étiquette. Le pouvoir derrière le trône, comme mon père avant moi… qui a justement détenu ce pouvoir depuis beaucoup trop longtemps, comme Grégor vous l’a sans doute raconté. Ce n’est pas lui que vous délogerez en battant des cils. Il est insensible aux femmes. Mais je connais toutes ses faiblesses. J’y ai réfléchi à fond. Ce pourrait être la chance de ma vie. À propos, noble dame, tenez-vous à épouser un empereur plutôt qu’un autre ?
Le décalage de temps lui permit de savourer pleinement les changements d’expression de Cavilo sous l’impact de ses calomnies plausibles. Inquiétude ; répulsion ; enfin respect forcé.
— Je vous ai sous-estimé, semble-t-il. Très bien… Vos vaisseaux sont autorisés à nous accompagner jusqu’en lieu sûr. Où, évidemment, nous devrons conférer plus avant.
— Je vais vous transporter en lieu sûr à bord de l’Ariel. Où nous conférerons immédiatement.
Cavilo se redressa, les narines dilatées.
— Pas mèche !
— Très bien, transigeons. Je me conformerai aux ordres de Grégor, et uniquement aux siens. Comme je l’ai dit, noble dame, mieux vaut vous y habituer. Personne, à Barrayar, n’acceptera d’ordres directement de vous tant que vous n’aurez pas établi votre situation. Si c’est le jeu que vous choisissez de jouer, vous seriez sage de commencer à vous exercer. Cela n’en devient que plus compliqué ensuite. Ou vous choisissez de résister, auquel cas j’empoche la mise.
Gagnez du temps, Cavilo ! Mordez !
— Je vais chercher Grégor.
L’écran prit une teinte brouillard gris qui était le signal d’attente.
Miles se rejeta en arrière sur son siège, se massa le cou et fit des mouvements de tête, afin de soulager ses nerfs à vif. Il était secoué de tremblements. Mayhew le regardait avec inquiétude.
— Nom de nom ! chuchota Elena. Si je ne te connaissais pas, je t’aurais pris pour la doublure de Youri le Fou. Cet air que tu avais… Est-ce que je me fais des idées, ou as-tu effectivement accepté de participer à l’assassinat de Grégor, offert de le cocufier, accusé ton père d’homosexualité, suggéré un complot parricide contre lui, et t’es-tu ligué avec Cavilo ? Qu’est-ce que tu as décidé en supplément ?
— Ça dépend du texte. Je grille d’envie de le découvrir, dit Miles d’une voix haletante. Etais-je convaincant ?
— À faire peur.
— Très bien. (Il essuya de nouveau ses paumes sur son pantalon.) C’est esprit contre esprit, entre Cavilo et moi, avant même que cela en vienne à vaisseau contre vaisseau… C’est une comploteuse compulsive. Si je peux l’enfumer, l’emberlificoter avec des mots, avec des et-si, avec toutes les bifurcations de l’arbre de sa stratégie, juste assez longtemps pour l’écarter du seul vrai présent…
— Signal, avertit Elena.
Miles se redressa, attendit. Le visage qui se forma sur l’écran était celui de Grégor. Grégor, sain et sauf. Grégor ouvrit de grands yeux, puis son visage devint impassible.
Cavilo se tenait derrière son épaule, un peu floue.
— Dis-lui ce que nous voulons, mon amour.
Miles, toujours assis, salua aussi profondément que c’était physiquement possible.
— Sire, je vous offre la flotte personnelle de l’empereur, des Mercenaires libres Dendarii. Faites de nous ce que Vous voudrez.
Grégor jeta un coup d’œil de côté, évidemment à un écran tactique analogue à celui de l’Ariel.
— Bon Dieu, tu les as même avec toi ! Miles, tu es fantastique ! (L’éclair d’humour fut instantanément étouffé par un ton cérémonieux.) Merci, seigneur Vorkosigan. J’accepte les troupes que vous me présentez en tant que vassal.
— Si vous daigniez monter à bord de l’Ariel, sire, vous pourriez prendre personnellement le commandement de vos hommes.
Cavilo s’interposa :
— Et voilà sa traîtrise rendue évidente ! Laisse-moi te faire écouter une partie de ce qu’il vient de dire, Greg.
Cavilo allongea le bras devant Grégor pour appuyer sur un bouton, et Miles fut instantanément régalé d’une répétition de son haletante harangue séditieuse, commençant – bien entendu – par le blabla sur l’héritier désigné et s’achevant par l’offre de sa propre personne comme époux impérial de remplacement. Très adroitement choisi, manifestement non censuré.
Grégor écouta, la tête pensivement penchée, le visage parfaitement impassible, tandis que l’image de Miles aboutissait en bégayant à son accablante conclusion.
— Cela te surprend donc, Cavie ? questionna Grégor d’un ton candide, en lui prenant la main et en la regardant par-dessus son épaule. Les mutations du seigneur Vorkosigan l’ont rendu fou, tout le monde le sait ! Il boude et maronne comme ça depuis des années. Evidemment, je ne me fie à lui qu’autant que je l’ai sous le nez…
Merci, Grégor, je me rappellerai cette phrase-là.
— … mais du moment qu’il estime pouvoir servir ses intérêts en servant les nôtres, il sera un allié de valeur. La maison Vorkosigan a toujours joué un rôle puissant dans les affaires de Barrayar. Son grand-père, le comte Piotr, a mis mon grand-père l’empereur Ezar sur le trône. Les Vorkosigan seraient des ennemis également puissants. Je préférerais régner sur Barrayar avec leur coopération.
— Leur extermination conviendrait aussi bien, sûrement, riposta Cavilo avec un regard furieux à Miles.
— Le temps joue pour nous, ma chérie. Son père est un vieillard. Lui, c’est un mutant. Sa menace d’hériter de la couronne par hérédité est vaine, Barrayar n’accepterait jamais un mutant comme empereur, comme le sait bien le comte Aral et comme Miles lui-même s’en rend compte dans ses périodes de lucidité. Mais il est capable de nous causer des ennuis si l’envie lui en vient. Une intéressante balance des pouvoirs, hein, seigneur Vorkosigan ?
Miles s’inclina de nouveau.
— J’y réfléchis beaucoup.
Toi aussi, apparemment. Il prit le temps de jeter un coup d’œil de réprimande à Elena qui s’était laissée choir de son siège à peu près au moment où Grégor avait évoqué les fols soliloques de Miles, sans doute en aparté dans les banquets officiels, et qui était maintenant assise par terre, une manche enfoncée dans la bouche pour étouffer ses éclats de rire. Ses yeux étincelaient au-dessus de l’étoffe grise. Elle réussit à maîtriser son amusement et se jucha de nouveau sur son siège. Ferme la bouche, Arde.
— Eh bien, Cavie, allons rejoindre mon aspirant au rôle de Grand Vizir. À ce stade, j’aurai la maîtrise de ses navires. Et tes désirs (il tourna la tête pour baiser la main de Cavilo toujours serrée dans la sienne sur son épaule) seront des ordres.
— Tu crois vraiment que ce n’est pas dangereux ? S’il est aussi psychopathe que tu le dis…
— Remarquablement intelligent, nerveux, fantasque… mais il est très bien tant que ses remèdes sont convenablement équilibrés, je t’assure. Je pense que son dosage manque un peu d’exactitude en ce moment, à cause de nos voyages irréguliers.
Le décalage du temps de transmission était réduit de beaucoup à présent.
— Rendez-vous dans vingt minutes, amiral, annonça Elena en aparté.
— Opérerez-vous le transfert dans votre navette ou dans la nôtre, sire ? s’enquit courtoisement Miles.
Grégor eut un haussement d’épaules indifférent.
— Au choix du commandant Cavilo.
— La nôtre, dit aussitôt Cavilo.
— J’attendrai.
Et je serai prêt.
Cavilo mit fin à la transmission.