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En y réfléchissant un peu – ce qui était possible maintenant que s’apaisaient les irradiations provoquées par la massue électrique, Miles se rendit compte qu’il lui fallait se cacher. Grégor, eu égard à sa situation d’esclave sous contrat, serait logé, nourri et protégé pendant tout le trajet jusqu’à la Station d’Aslund si Miles ne le mettait pas en danger. Peut-être. Miles l’ajouta à sa liste de leçons de la vie. Appelons-la règle 27 B : Ne jamais prendre de décisions tactiques importantes en période de crises électroconvulsives.

Miles entreprit d’inspecter la cabine aux couchettes superposées. Le vaisseau n’était pas un bateau-prison ; la cabine était originellement destinée à transporter des passagers à bon marché, pas à servir de cellule de sûreté pour des prisonniers. Des placards de rangement sous les deux couchettes formaient une cachette trop grande et trop évidente. Un panneau sur le sol se soulevait pour permettre les vérifications d’entreponts : les fils pour le courant électrique et le circuit de refroidissement, le système de gravité – un vide long, étroit, plat… Des voix rudes dans le couloir précipitèrent la décision de Miles. Il se glissa dans le réduit, le visage vers le haut, les bras serrés le long du corps, et exhala son souffle.

— Tu as toujours été bon au jeu de cache-cache, commenta Grégor, admiratif, en rabattant le panneau.

— J’étais plus petit, à l’époque, marmonna Miles, les joues écrasées.

Des tuyaux et des boîtes de circuit lui labouraient le dos et les fesses. Grégor remit en place les taquets, puis l’obscurité et le silence régnèrent pendant quelques minutes. Comme dans un cercueil. Comme une fleur écrasée dans un herbier. Une sorte de spécimen biologique. Un enseigne en boîte.

La porte s’ouvrit en chuintant ; des pieds passèrent sur le corps de Miles, le comprimant encore davantage. Allaient-ils remarquer l’écho étouffé de cette bande de plancher ?

— Debout, tech !

Des coups sourds et des claquements de porte, tandis que les matelas étaient retournés et les portes de placard brutalement ouvertes. Oui, il avait bien pensé que les placards n’étaient pas une bonne idée.

— Où est-il ?

D’après la source des piétinements, Miles situa Grégor près du mur, probablement un bras tordu derrière le dos.

— Où est qui ? demanda Grégor d’une voix étouffée.

— C’est ça, face contre le mur.

— Ton petit copain le mutant.

— Le petit gars bizarre qui m’a suivi ici ? C’est pas mon copain. Il est parti.

D’autres piétinements… Un cri de douleur le bras de l’empereur venait d’être relevé encore de cinq centimètres, jugea Miles.

— Où est-il allé ?

— Je ne sais pas ! Il était assez amoché. Quelqu’un avait dû le tabasser à la matraque électrique. Ce n’étaient pas mes affaires. Il a mis les voiles quelques minutes avant que nous sortions du port.

Brave Grégor ! Déprimé peut-être, stupide, non. Miles retroussa les lèvres. Il avait la tête tournée, une joue contre le plancher au-dessus et l’autre pressée contre quelque chose qui ressemblait à une râpe à fromage.

Encore des coups sourds.

— Je vous répète qu’il est parti ! Arrêtez de me frapper !

Des grognements inintelligibles de la part des gardes, le crépitement d’une matraque électrique, une brusque aspiration d’air, un bruit mat comme d’un corps qui se recroqueville sur une couchette.

La voix d’un deuxième garde, marquée d’une légère incertitude :

— Il a dû retourner sur le Consortium avant que nous larguions les amarres.

— Dans ce cas, nous, on s’en lave les mains. Mais nous ferions bien de fouiller tout le vaisseau pour plus de sûreté. La Détention semblait prête à nous bouffer le nez à cause de ce type.

— À nous le bouffer ou à se faire bouffer le sien ?

— Ah ! Je ne me risquerais pas à en prendre le pari.

Les pieds bottés quatre, estima Miles – se dirigèrent à grandes enjambées vers la porte de la cabine. La porte se ferma en chuintant. Silence. Rideau.

Il allait avoir une remarquable collection de bleus sur le postérieur d’ici que Grégor se décide à lever le couvercle. Il pouvait inspirer une demi-ration d’air à chaque mouvement de ses poumons. Il avait envie de pisser. Magne-toi, Grégor…

Pas de doute, il devrait libérer Grégor de son contrat de travail forcé dès que possible après leur arrivée à la Station d’Aslund. Les travailleurs de cette catégorie étaient fatalement exposés à se retrouver chargés des corvées les plus sales et les plus dangereuses, les plus exposées aux radiations, à des systèmes de harnais peu fiables, à de longs horaires épuisants prédisposant aux accidents. Encore que ce fût aussi un incognito qu’aucun ennemi ne percerait à jour rapidement. Une fois libres de leurs mouvements, il leur faudrait trouver Ungari, l’homme qui avait les cartes de crédit et les contacts. Après cela… Eh bien, après cela, Grégor serait le problème d’Ungari, non ? Tout ça était réglé comme du papier à musique. Pas besoin de paniquer.

Avaient-ils emmené Grégor ? Oserait-il se délivrer lui-même et risquer…

Des pas traînants ; un rai de lumière allant croissant tandis que le couvercle se soulevait.

— Ils sont partis, chuchota Grégor.

Miles s’extirpa, centimètre par centimètre, et se hissa sur le plancher.

Grégor pressait la main contre sa joue rougie. Gêné, il laissa retomber son bras.

— Ils m’ont tapé dessus avec une matraque électrique. Ce… ce n’était pas aussi affreux que je l’avais imaginé, dit-il d’un air fiérot.

— Ils ont utilisé un courant de faible voltage, grommela Miles.

Grégor, le visage impénétrable, tendit la main à Miles pour l’aider à se lever. Miles la prit et se mit debout avec un grognement, puis s’assit lourdement sur une couchette. Il expliqua à Grégor ses projets pour trouver Ungari. Grégor haussa les épaules en manière d’acquiescement.

— Très bien. Ce sera plus rapide que mon plan.

— Ton plan ?

— J’envisageais de prendre contact avec le consul de Barrayar sur Aslund.

— Ah ! M’est avis que tu n’avais pas réellement besoin que je vienne à ton secours, finalement.

— J’aurais pu m’en tirer seul. Je suis arrivé jusqu’ici. Mais… mais alors, il y avait mon autre plan.

— Oh ?

Ne pas contacter le consul de Barrayar… Il valait peut-être mieux que tu entres en scène. (Grégor s’allongea sur sa couchette, fixant le plafond sans le voir.) Une chose est certaine : pareille occasion ne se représentera jamais.

— Une chance de t’évader ? Et combien de gens mourraient, chez nous, pour acheter ta liberté ?

Grégor pinça les lèvres.

— En prenant les revendications au trône de Vordarian comme référence pour les révolutions de palais… disons sept ou huit mille.

— Tu ne comptes pas Komarr.

— Ah oui ! Ajouter Komarr gonflerait le chiffre, concéda Grégor. (Il eut un sourire ironique complètement dépourvu d’humour.) Ne t’inquiète pas, je ne parle pas sérieusement. Je… voulais seulement savoir. J’aurais pu m’en tirer seul, qu’en penses-tu ?

— Bien sûr ! Là n’est pas la question.

— Pour moi, si.

— Grégor, dit Miles, tambourinant du bout des doigts sur son genou, tu te montes la tête tout seul. Tu as un pouvoir réel. Papa s’est battu pendant toute la régence pour le préserver. Tâche donc d’être plus sûr de toi !

— Enseigne, et si moi, ton commandant suprême, je t’ordonne de quitter ce vaisseau à la Station d’Aslund et d’oublier que tu m’as vu, le feras-tu ?

Miles avala sa salive.

— Le commandant Cecil disait que j’avais un problème en ce qui concernait la discipline.

Grégor faillit sourire.

— Ce brave vieux Cecil ! Je me souviens de lui. (Grégor se releva sur un coude.) Si je n’ai aucune autorité sur un enseigne de taille réduite, qu’en sera-t-il avec une armée ou un gouvernement ? Le problème, ce n’est pas le pouvoir. J’ai eu tous les cours de ton père sur le pouvoir, ses illusions et ses utilisations. Il me viendra en son temps, que je le veuille ou non. Mais ai-je la force de l’exercer ? Rappelle-toi la façon lamentable dont je me suis conduit quand il y a eu le complot de Vordrozda et Hessman, voilà quatre ans.

— Recommenceras-tu l’erreur d’accorder ta confiance à un flatteur ?

— Non.

— Eh bien, tu vois !

— Mais je dois faire mieux, sinon je ne rendrais pas plus service à Barrayar que s’il n’y avait pas d’empereur du tout.

Jusqu’à quel point cette culbute par-dessus la balustrade avait-elle été involontaire ? Miles serra les dents.

— Je n’ai pas répondu à ta question concernant les ordres en tant qu’enseigne. J’y ai répondu en tant que seigneur Vorkosigan. Et en tant qu’ami. Ecoute. Tu n’as pas besoin des secours que je peux t’apporter. De ceux d’Illyan, peut-être, pas des miens. Mais cela me remonte le moral.

— C’est toujours agréable de se sentir utile, acquiesça Grégor. (Le visage des deux hommes refléta le même sourire acide. Celui de Grégor perdit son mordant.) Et c’est plaisant d’avoir de la compagnie.

Miles hocha la tête.

— Ça, tu l’as dit !


Miles passa la plus grande partie des deux jours suivants aplati sous le plancher ou accroupi dans les placards, mais la cabine ne fut fouillée qu’une fois, et ce tout au début. À deux reprises, des prisonniers vinrent bavarder un moment avec Grégor et, sur la suggestion de Miles, Grégor rendit la visite. Grégor se comportait vraiment bien. Il partageait ses rations avec Miles sans se plaindre et n’en acceptait que la stricte moitié, en dépit des incitations de Miles.

Grégor fut emmené avec les membres de l’équipe de travail. Peu après l’accostage du vaisseau à la Station d’Aslund, Miles, nerveux, attendit que le remue-ménage s’apaise, que l’équipage cesse d’être sur le qui-vive, mais décanilla avant que le vaisseau ne quitte le port avec lui encore à bord.

Il passa prudemment la tête au-dehors. La coursive était sombre et déserte. L’écoutille de débarquement n’était pas gardée, de ce côté. Miles portait encore la blouse et le pantalon bleus sur ses autres vêtements ; il supposait que les ouvriers étaient traités en personnes de confiance avec droit de circuler dans la station, et qu’ainsi il pourrait, au moins de loin, se fondre dans le paysage.

Il sortit d’un pas ferme et manqua paniquer quand il découvrit un homme vêtu d’un uniforme noir et or musardant près de l’écoutille. Son neutraliseur reposait sagement dans son étui ; ses mains entouraient une tasse fumante en plastique. Ses yeux rouges plissés regardèrent Miles sans curiosité. Miles lui accorda un bref sourire, sans ralentir l’allure. Le garde lui rendit une grimace revêche. De toute évidence, son rôle était d’empêcher les inconnus d’entrer dans le vaisseau, et non de le quitter.

La cale de chargement se révéla contenir une demi-douzaine de membres du personnel de maintenance en bleus de travail qui s’activaient en silence à une extrémité. Miles respira à fond et traversa le quai d’un air naturel, sans regarder autour de lui, comme s’il savait parfaitement où il se rendait. Personne ne le héla.

Rassuré, il continua à avancer au pif d’un pas décidé. Une large rampe conduisait à une vaste salle qui résonnait du vacarme produit par des ouvriers en tenues de toutes sortes – un quai de réparation et de ravitaillement en combustible pour navettes de combat, à en juger par le matériel à demi rassemblé. Exactement le genre de chose qui intéresserait Ungari. Miles ne supposait pas qu’il aurait assez de chance pour… Non. Aucun signe d’Ungari camouflé parmi ces ouvriers. Il dénombra des hommes et des femmes habillés de l’uniforme bleu marine d’Aslund, des ingénieurs sans doute, absorbés par leurs tâches, pas du tout du style gardes soupçonneux. Miles continua néanmoins à avancer au pas de course, passant par un autre couloir.

Il trouva un hublot au plexi transparent de forme convexe pour permettre aux passants d’avoir un grand angle de vision. Posant un pied sur le rebord, il se pencha d’un air détaché et ravala quelques jurons choisis. La station commerciale de transit étincelait à quelques kilomètres de là. Un vaisseau, éclair minuscule, était en train d’y aborder. La station militaire, apparemment, était destinée à être une installation séparée, à moins qu’elle ne fût pas encore reliée. Pas étonnant que les blouses bleues pussent se déplacer à loisir. Miles, quelque peu dépité, regarda par-dessus le vide. Bah ! il chercherait Ungari d’abord ici, là-bas ensuite. Il se détourna.

— Hé, vous là-bas ! Le petit tech !

Miles se figea sur place, luttant contre le réflexe de prendre ses jambes à son cou – la dernière fois, la tactique ne lui avait pas réussi –, et pivota sur lui-même, s’efforçant d’arborer une expression d’interrogation courtoise. L’homme était massif mais sans armes, vêtu d’une salopette havane de contremaître. Il avait l’air tourmenté.

— Oui, monsieur ? dit Miles.

— Vous êtes juste ce qu’il me faut. (Il abattit la main sur l’épaule de Miles.) Venez avec moi.

Miles le suivit malgré lui, essayant de garder son calme, de montrer même un peu d’agacement lassé.

— Quelle est votre spécialité ?

— Les égouts, répondit Miles d’une voix monocorde.

— Parfait !

Consterné, Miles se laissa traîner jusqu’à un endroit où se croisaient deux couloirs inachevés. Une voûte béait à l’état brut, vierge de tout revêtement, bien que celui-ci fût là, prêt à être installé.

Le contremaître désigna un goulot entre les parois.

— Vous voyez ce tuyau ?

Un tuyau d’égout, d’après le gris du code des couleurs, où la circulation s’effectuait au moyen d’un système de pompage par air et par pesanteur. Il disparaissait dans l’obscurité.

— Oui.

— Il y a une fuite quelque part derrière la paroi. Faufilez-vous là-dedans et trouvez-la pour que nous n’ayons pas à arracher tout ce bazar que nous venons de poser.

— Z’avez une lampe ?

Le contremaître fouilla dans une des poches de sa salopette et extirpa une torche électrique.

— Bien, dit Miles avec un soupir. Est-il branché ?

— Sur le point de l’être. Ce satané truc a loupé le dernier essai de pression.

De l’air seulement s’en écoulerait. Miles se sentit légèrement réconforté. Peut-être que la chance tournait.

Il se glissa dans l’interstice et avança centimètre par centimètre le long de la surface ronde et lisse, prêtant l’oreille et tâtant. Sept mètres plus loin, il découvrit la fuite, un courant d’air frais jaillissant d’une fêlure, nettement discernable. Il secoua la tête, voulut se retourner dans cet espace restreint, et son pied creva le lambris.

Stupéfait, il passa la tête par le trou et jeta un coup d’œil à droite et à gauche dans le couloir. Il tortilla un fragment de panneau au bord du trou jusqu’à ce qu’il l’eût détaché et le considéra, le tournant et le retournant entre ses doigts.

Deux ouvriers qui montaient des appareils d’éclairage, leur lampe à souder crachant des étincelles, s’arrêtèrent pour regarder. L’un, en salopette havane, s’exclama d’un ton indigné :

— Non mais, qu’est-ce que vous fabriquez ?

— Inspection de contrôle de qualité, riposta Miles sans se troubler. Pour un problème, vous avez un sacré problème !

Miles envisagea d’agrandir le trou à coups de pied, puis de repartir par le couloir vers son point de départ, mais il choisit de revenir en se faufilant à une vitesse d’escargot. Le contremaître attendait avec anxiété.

— Votre fuite est dans la section six, annonça Miles en tendant à l’autre son bout de lambris. Si les panneaux de ce couloir sont en Fibres de bois aggloméré inflammable et non en laine de verre dans une installation militaire prévue pour résister au feu de l’ennemi, c’est que vous avez eu un bien mauvais architecte. Dans le cas contraire, je vous suggère d’aller rendre une petite visite à votre fournisseur avec deux de vos malabars experts en matraques électriques.

Le contremaître poussa un juron. Les lèvres serrées, il saisit le rebord le plus proche des lambris garnissant la paroi et tira avec force. Un segment gros comme le poing lui resta dans les mains.

— Nom de nom ! Combien de ces trucs ont déjà été installés ?

— Une bonne quantité, répondit Miles allègrement.

Il s’esquiva avant que le contremaître, qui arrachait des lambeaux de lambris en marmottant, ne songe à lui confier une autre corvée. En sueur, le visage en feu, il ne ralentit qu’au deuxième détour du couloir.

Il croisa deux hommes armés, vêtus d’uniformes gris et blanc. L’un se retourna sur lui. Miles continua à marcher, se mordant la lèvre inférieure, et ne regarda pas en arrière.

Des Dendarii ? Ou des Oserans ? Ici, à bord de cette station… Combien ? Où ? Ces deux-là étaient les premiers qu’il voyait. Ne devraient-ils pas être en patrouille quelque part ? Il aurait aimé rentrer dans les murs.

Mais, si la plupart des mercenaires constituaient un danger pour lui, il y en avait un – un authentique Dendarii, pas un Oseran qui l’aiderait peut-être. S’il réussissait à prendre contact. S’il osait prendre contact. Elena… Son imagination s’emballa.

Miles avait quitté Elena quatre ans auparavant. Elle était alors l’épouse de Baz Jesek, élève militaire auprès de Tung. C’est tout ce qu’il avait été capable de lui procurer comme protection à l’époque. Mais depuis le coup d’Etat d’Oser, il n’avait reçu aucun message de Baz… Oser les interceptait-il ? Maintenant, Baz avait été rétrogradé, Tung était apparemment tombé en disgrâce quelle position occupait à présent Elena dans la flotte mercenaire ?

Quelle situation dans son cœur ? Un doute profond le fit hésiter. Il l’avait aimée passionnément à un moment donné. En ce temps-là, elle l’avait connu mieux qu’aucun être humain. Pourtant, l’emprise qu’elle avait eue tout au long des jours sur son esprit s’était peu à peu desserrée, de la même façon que le chagrin que Miles avait éprouvé à la mort du père d’Elena, le sergent Bothari, s’était graduellement affaibli dans la fièvre de sa nouvelle vie. À part une brève douleur de temps en temps, comme d’une ancienne fracture. Il voulait et ne voulait pas la revoir. Lui reparler. La toucher de nouveau…

Mais pour en revenir aux choses concrètes, Elena reconnaîtrait Grégor ; ils avaient tous été camarades de jeu dans leur jeunesse. Une deuxième ligne de défense pour l’empereur ? Reprendre contact avec Elena risquait d’être embarrassant sur le plan émotionnel – oui, d’accord, torturant. Mais cela valait mieux que cette errance dangereuse et inefficace. Maintenant qu’il avait exploré les lieux, il devait se débrouiller pour utiliser ses ressources. Quelle cote avait encore l’amiral Naismith ? Question intéressante.

Il lui fallait dénicher un endroit d’où observer sans être remarqué. Il existait des tas de moyens d’être invisible tout en restant en pleine vue, comme le démontrait sa cotte bleue. Mais sa taille inhabituelle – bon, sa petitesse – le faisait hésiter à ne se fier qu’à des vêtements. Il lui fallait des outils, comme cette boîte qu’un homme en salopette havane venait de poser dans le couloir avant de se précipiter vers les toilettes. Miles s’empara de la boîte en question et s’éclipsa en un clin d’œil.

Deux niveaux plus loin, il arriva à un couloir conduisant à une cafétéria. Tout le monde doit manger ; par conséquent, tout le monde devait passer là à un moment ou à un autre. Les odeurs de nourriture excitèrent son estomac qui protestait par ses gargouillements contre les demi-rations des trois derniers jours. Miles n’en tint pas compte. Il enleva un panneau du mur, chaussa une paire de lunettes de soudeur tirée de la boîte à outils, grimpa à l’intérieur du mur pour masquer à demi sa taille et commença à feindre de travailler sur un boîtier de contrôle et des tuyaux, des scanners de diagnostic disposés de façon décorative à portée de la main. La vue qu’il avait sur le couloir était excellente.

D’après le fumet qui lui venait aux narines, il jugea qu’on servait du bœuf élevé hors sol de toute première et inhabituelle qualité, mais les légumes étaient infects. S’empêchant de saliver dans le rayon de la minuscule soudeuse laser qu’il manipulait, il examina les gens qui passaient. Très peu étaient en civil, la tenue de Rotha aurait davantage attiré l’attention que sa cotte bleue. Des quantités de salopettes bleues ou vertes ; une flopée de bleus militaires d’Aslunders, pour la plupart des sous-officiers. Les mercenaires Dendarii – Oserans – mangeaient-ils ailleurs ? Miles était sur le point de quitter son poste d’observation – il avait réparé à outrance les boîtiers de contrôle –, quand survint un duo gris et blanc. Ce n’étaient pas des visages qu’il connaissait. Il les laissa passer sans les appeler.

Il calcula ses chances à contrecœur. Des quelque deux mille mercenaires actuellement présents aux alentours du pas de sortie d’Aslund, il en connaissait peut-être de vue plusieurs centaines, moins de nom. Seule une partie des vaisseaux mercenaires était ancrée au port dans cette station militaire à demi construite. Et dans cette portion de portion, à combien de gens pouvait-il se fier aveuglément ? Cinq ? Il laissa filer un autre quatuor gris et blanc, bien qu’il fût sûr que cette blonde entre deux âges fût une tech du génie sur le Triomphe, naguère fidèle à Tung. Naguère. Il crevait de plus en plus la dalle.

Mais un visage tanné parmi un nouveau groupe gris et blanc lui fit oublier son estomac. Le sergent Chodak. La chance lui souriait de nouveau… peut-être. Il était prêt à prendre le risque, mais pouvait-il mettre Grégor en péril ? Trop tard pour les cogitations inutiles ; Chodak avait lui aussi repéré Miles. Les pupilles du sergent se dilatèrent de surprise, puis ses traits reprirent une expression neutre.

— Ho, sergent ! s’exclama Miles d’une voix chantante en tapotant un boîtier de contrôle. Voudriez-vous jeter un coup d’œil là-dessus, s’il vous plaît ?

Chodak fit signe à ses compagnons de poursuivre leur chemin.

Leurs deux têtes rapprochées, dos tourné au couloir, Chodak dit entre ses dents :

— Vous êtes fou ? Qu’est-ce que vous fabriquez là ?

Qu’il ne lui ait pas donné son grade témoignait de son agitation.

— C’est une longue histoire. Pour le moment, j’ai besoin de votre aide.

— Mais comment êtes-vous parvenu ici ? L’amiral Oser a lancé des gardes à votre recherche dans toute la station de transfert. Vous ne pourriez pas y introduire une puce de mer.

Miles eut un sourire entendu.

— J’ai mes méthodes.

Et dire qu’il avait projeté de gagner cette fameuse station… Franchement, il y avait un bon Dieu pour les cons et les imbéciles !

— Je dois entrer en contact avec le commandant Elena Bothari-Jesek. De toute urgence. Ou, sinon elle, le commandant du génie Jesek. Est-elle ici ?

— En principe, le Triomphe est à quai. Le commandant Jesek est parti avec la navette de réparation.

— Eh bien, à défaut d’Elena, Tung. Ou Arde Mayhew. Ou le lieutenant Eli Quinn. Mais je préfère Elena. Prévenez-la que notre vieil ami Greg m’accompagne. Dites-lui de me rejoindre d’ici une heure dans le quartier des ouvriers sous contrat, dans la cabine de Greg Bleakman. D’ac’?

— D’ac’!

Chodak s’en fut d’un pas rapide, l’air soucieux. Miles retapa son pauvre mur démoli, remit le lambris en place, ramassa sa boîte à outils et s’éloigna d’un pas nonchalant en s’efforçant de chasser l’impression qu’il avait un gyrophare rouge au sommet du crâne. Il avait gardé ses lunettes de soudeur, il marchait le nez baissé et choisissait les couloirs les moins peuplés. Son estomac protestait. Elena te donnera à manger, lui dit-il d’un ton ferme. Tout à l’heure. Un nombre croissant de cottes bleues et vertes indiqua à Miles qu’il approchait du cantonnement des ouvriers sous contrat.

Il y avait un répertoire. Miles hésita, puis tapa « Bleakman, G. » Module B., cabine 8. Il découvrit le module, jeta un coup d’œil à son chrono – Grégor devait avoir fini son temps de travail – et frappa. La porte s’ouvrit dans un soupir et Miles se glissa à l’intérieur. Grégor se redressa sur sa couchette, l’air endormi. C’était une cabine pour une personne, intime mais peu spacieuse. La solitude était un luxe psychologique supérieur à l’espace. Il fallait donner un minimum de satisfaction même aux esclaves-techs, ils avaient trop d’occasions de se livrer à des sabotages pour qu’on coure le risque de les pousser à bout.

— Nous sommes sauvés, annonça Miles. Je viens de prendre contact avec Elena.

Il se laissa choir lourdement à l’extrémité de la couchette, les jambes coupées par le brusque relâchement de tension dans cet îlot de sécurité.

— Elena est ici ? (Grégor fourragea d’une main dans ses cheveux.) Je croyais que tu voulais ton capitaine Ungari ?

— Elena est le premier pas vers Ungari. Ou, à défaut d’Ungari, vers une sortie discrète. Si Ungari n’avait pas tellement insisté pour que la main gauche ignore ce que fait la main droite, ce serait beaucoup plus facile. Mais c’est O. K. ! (Il examina Grégor avec inquiétude.) Tu te sens bien ?

— Consacrer quelques heures à poser des luminaires ne me ruinera pas la santé, je t’assure, répliqua ironiquement Grégor.

Grégor avait l’air en excellente santé, en vérité. Il se montrait presque joyeux de son expérience de travailleur forcé, dans la mesure où son tempérament morose savait être gai. Peut-être qu’on devrait l’envoyer quinze jours par an dans les mines de sel pour le maintenir de bonne humeur et content de son emploi habituel. Miles se détendit un peu.

— C’est difficile d’imaginer Elena Bothari en mercenaire, reprit Grégor d’un ton pensif.

— Ne la sous-estime pas.

Miles dissimula de son mieux un accès de doute poignant. Près de quatre années. Il se rendait compte à quel point il avait changé en quatre ans. Qu’en était-il d’Elena ? Elle n’avait guère dû vivre des années moins mouvementées que les siennes. Les temps changent. Les gens changent avec eux… Non. Autant douter de lui-même que d’Elena.


La demi-heure d’attente fut pénible, assez longue pour apaiser la tension de Miles et l’envahir de lassitude, mais trop courte pour qu’il se sente reposé. Il se rendait compte qu’il lui fallait rester vigilant et l’esprit alerte, alors que sa vigilance et sa clarté d’esprit lui échappaient comme du sable glisse entre les doigts. Il examina une nouvelle fois son chrono. Une heure, c’était trop vague. Il aurait dû préciser les minutes. Mais qui sait quelles difficultés ou quels retards Elena devait surmonter de son côté ?

Miles battit des paupières, conscient, au décousu de ses réflexions, qu’il s’endormait debout. La porte s’ouvrit en chuintant sans que Grégor en eût actionné le mécanisme.

— Le voilà, les gars !

Une demi-escouade de mercenaires en gris et blanc bloquait l’ouverture et le couloir derrière. Au vu de leurs neutraliseurs et de leurs massues électriques, Miles comprit que cette équipe de gros bras n’avait rien à voir avec Elena. Sa poussée d’adrénaline ne dissipa guère la fatigue qui lui brouillait le cerveau. Et pour quoi est-ce que je me prends, maintenant ? Une cible mobile ? Il se laissa aller contre la paroi, sans même se soucier de réagir, alors que Grégor exécutait une vaillante manœuvre dans cet espace restreint, envoyant valdinguer d’un coup de pied le neutraliseur d’un mercenaire. En représailles, deux hommes le plaquèrent violemment contre le mur. Miles se crispa.

Puis lui-même fut arraché de la couchette pour être emmailloté dans un filet électrique qui le brûla atrocement. Le courant était assez fort pour immobiliser un cheval qui rue et se cambre. Qu’est-ce que vous croyez que je suis, les gars ?

Surexcité, le chef de patrouille brailla dans son communicateur de poignet :

— Je l’ai, commandant !

Miles haussa un sourcil avec ironie. L’homme rougit et se redressa, bien près de saluer.

— Emmenez-les, ordonna le chef.

Miles franchit le seuil de la cabine aux bras de deux costauds, ses pieds pendouillant à quelques centimètres au-dessus du sol. Grégor fut entraîné, gémissant, à sa suite. Comme ils croisaient un autre couloir, Miles aperçut du coin de l’œil, flottant dans la pénombre, le visage aux traits tirés de Chodak.

Et il maudit son manque de discernement.

On les emmena de l’autre côté d’une vaste baie d’appontement, avant de leur faire franchir une petite écoutille réservée au personnel. Miles comprit tout de suite où il était. Le Triomphe, le dreadnought de poche qui avait servi de temps à autre de navire amiral de la flotte, reprenait maintenant du service comme tel. Tung, au statut inconnu, avait été le propriétaire et le capitaine du Triomphe avant Tau Verde. Oser, à l’époque, préférait son propre Pèlerin dans le rôle de navire amiral – mise au point politique voulue ? Les coursives du vaisseau avaient un étrange air familier qui s’imposait douloureusement. L’odeur des hommes, du métal et des machines. Cette arcade décintrée, vestige de l’éperonnage fou qui avait abouti à la capture de Miles lors de son premier combat, pas encore remise en état… Je croyais avoir oublié davantage, pensa-t-il.

Deux hommes de la patrouille les précédaient pour vider la coursive de tout témoin. La conversation allait donc avoir un caractère strictement privé. Cela convenait à Miles. Il aurait préféré éviter Oser, mais, s’ils devaient se revoir, il n’avait qu’à s’arranger pour tourner la rencontre à son avantage. Il mit en ordre sa persona comme s’il ajustait ses manchettes Miles Naismith, mercenaire spatial et entrepreneur secret, venu dans le Moyeu de Hegen pour… pour quoi ? Et son copain Greg, morose encore que fidèle – il devait inventer une explication on ne peut plus anodine pour expliquer sa présence.

Ils longèrent bruyamment la salle de tactique, le centre nerveux de combat du Triomphe, et aboutirent à la plus petite des deux salles de briefing qui se trouvaient en face. L’écran holo, au centre de la miroitante table de conférences, était sombre et silencieux. L’amiral Oser, également sombre et silencieux, était assis au bout de la table, flanqué d’un homme aux cheveux blond paille que Miles supposa être un fidèle lieutenant ; pas quelqu’un qu’il connaissait d’avant. Lui et Gregor furent installes de force dans deux fauteuils éloignés de la table pour que leurs mains et leurs pieds soient bien en vue. Oser renvoya tout le monde dans la coursive sauf un garde.

En quatre ans, l’apparence d’Oser n’avait pas beaucoup changé. Toujours aussi maigre, le visage en lame de couteau, les cheveux noirs peut-être un peu plus gris aux tempes. Miles gardait de lui le souvenir d’un homme plus grand, mais, en réalité, il était plus petit que Metzov. Oser, d’une certaine façon, lui rappelait le général. Etait-ce à cause de l’âge ? De la carrure ? De son air hostile, des étincelles rouges meurtrières dans son œil ?

— Miles, murmura Grégor du coin des lèvres, qu’est-ce que tu as fait pour hérisser le poil de ce type ?

— Rien ! protesta Miles sotto voce. Pas que je sache, en tout cas.

Grégor parut rien moins que rassuré.

Oser posa ses paumes à plat sur la table et se pencha en avant, dévisageant Miles avec une fixité de bête de proie. Si Oser avait une queue, se dit Miles, le bout en fouetterait l’air en cadence.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? attaqua Oser sans préambule.

C’est vous qui nous avez amenés, vous ne le savez pas ? Mais ce n’était pas le moment de jouer les esprits forts. Miles avait pleinement conscience de ne pas se présenter sous son meilleur jour, loin de là. Mais cela laisserait indifférent l’amiral Naismith, il était trop absorbé par les buts qu’il avait en tête ; Naismith continuerait à agir même peint en bleu s’il le fallait. Il répliqua d’un ton d’une égale brusquerie :

— J’ai été engagé pour établir une évaluation militaire du Moyeu de Hegen à l’intention d’un non-belligérant intéressé par la question parce qu’il transite par ici. (La vérité en évidence comme sur un plateau, et à laquelle nul ne croirait.) Comme ces gens-là ne tiennent pas à organiser des expéditions de secours, ils voulaient être prévenus suffisamment de temps à l’avance pour évacuer du Moyeu leurs ressortissants avant le début des hostilités. Je fais aussi un peu de vente d’armes en à-côté. Une couverture qui se rentabilise elle-même.

Les paupières d’Oser se plissèrent.

— Pas Barrayar…

— Barrayar a ses propres détectives.

— Cetaganda également… Aslund redoute les ambitions de Cetaganda.

— Ce qui est sage de sa part.

— Barrayar est équidistant.

— De mon point de vue professionnel… (Se raidissant contre le filet, Miles adressa une petite inclinaison du buste à Oser qui faillit rendre le salut mais se ravisa au dernier moment.)… Barrayar n’est pas une menace pour Aslund dans cette génération. S’il veut la maîtrise du Moyeu de Hegen, Barrayar doit avoir celle de Pol. Avec la transformation de son second continent en terres cultivables, plus l’ouverture de la planète Sergyar, Barrayar a plutôt trop de frontières à l’heure actuelle. Sans compter qu’il faut contenir Komarr, qui se montre récalcitrant. Une expédition militaire dirigée vers Pol serait pour Barrayar une surextension grave en ressources humaines. Il est moins coûteux d’être amis ou, du moins, neutres.

— Aslund aussi craint Pol.

— Peu probable qu’ils se battent, sauf si on les agresse. Rester en paix avec Pol est simple comme bonjour. Il suffit de ne rien faire.

— Et Vervain ?

— Je n’ai pas encore évalué Vervain. C’est la prochaine étape sur ma liste.

— Ah oui ? (Oser se renversa contre le dossier de son fauteuil en croisant les bras. Ce n’était pas un geste de détente.) Je pourrais vous faire exécuter comme espion.

— Mais je ne suis pas un espion ennemi, répliqua Miles en simulant l’aisance. Un neutre ami ou – qui sait ? – un allié potentiel.

— Et quel est votre intérêt en ce qui concerne ma flotte ?

— Mon intérêt en ce qui concerne les Denda… les mercenaires est purement académique, je vous l’assure. Vous appartenez simplement au paysage. Dites-moi, en quoi consiste votre contrat avec Aslund ?

Miles, la tête penchée de côté, parlait boutique.

Oser faillit répondre, puis il pinça les lèvres avec agacement. Si Miles avait été une bombe en train de tictaquer, il n’aurait pas retenu avec plus de concentration l’attention du mercenaire.

— Oh, allons, reprit Miles en riant dans le silence qui se prolongeait, qu’est-ce que je pourrais faire tout seul, avec un malheureux second ?

— Je me rappelle la dernière fois. Vous êtes entré dans l’espace territorial de Tau Verde avec un état-major de quatre personnes. Quatre mois plus tard, vous imposiez votre loi. Alors, quelles sont vos intentions, aujourd’hui ?

— Vous surestimez mon impact. J’ai simplement aidé les gens à aller dans la direction qu’ils souhaitaient prendre. Un accélérateur, pour ainsi dire.

— Pas pour moi. J’ai passé trois ans à récupérer le terrain que j’avais perdu. Dans ma propre flotte !

— C’est difficile de plaire à tout le monde…

Miles intercepta l’expression d’horreur muette de Grégor et se força à baisser le ton. Tout bien réfléchi, Grégor n’avait jamais rencontré l’amiral Naismith.

— … Vous n’avez même pas subi de dommages graves.

Les mâchoires d’Oser se resserrèrent encore d’un cran.

— Et c’est qui, celui-là ?

Il désigna Grégor d’un pouce.

— Greg ? Mon ordonnance, répliqua Miles précipitamment avant que Grégor n’eût fini d’ouvrir la bouche.

— Il n’a pas l’air d’une ordonnance. Il ressemble à un officier.

Grégor parut insensiblement ragaillardi par ce compliment objectif.

— On ne peut juger sur l’apparence. Le commodore Tung a tout du lutteur de foire.

Le regard d’Oser se glaça soudain.

— Tiens ! Et vous avez été en correspondance pendant longtemps avec le capitaine Tung ?

La brusque embardée de son estomac apprit à Miles que mentionner Tung avait été une erreur grave. Il s’efforça de dissimuler son malaise sous un air de froide ironie.

— Si j’avais été en correspondance avec Tung, je n’aurais pas eu le mal de faire cette évaluation personnelle de la Station d’Aslund.

Oser, les coudes sur la table, les mains jointes, examina Miles en silence pendant une bonne minute. À la fin, il pointa la main sur le garde, qui se redressa, attentif.

— Jetez-les dans l’espace ! ordonna-t-il.

— Quoi ! s’exclama Miles d’une voix aiguë.

— Vous… (le doigt pointé se tourna vers le lieutenant silencieux d’Oser)… accompagnez-les. Veillez à ce que mes ordres soient exécutés. Utilisez le sas d’accès de bâbord, c’est le plus proche. Si celui-ci… (il désigna Miles) se met à jacasser, coupez-lui la langue. C’est son organe le plus dangereux.

Le garde libéra Miles du filet électrique qui lui enserrait les jambes et le remit debout.

— Vous n’allez même pas m’interroger chimiquement ? demanda Miles, étourdi par la tournure des événements.

— Pour contaminer mes enquêteurs ? Vous laisser parler est bien la dernière chose que je souhaite. Je ne connais rien de plus fatal pour que la pourriture de la déloyauté se propage dans mon service de renseignements. Quel que soit le discours que vous avez projeté, vous ôter l’air le neutralisera. Vous avez failli me convaincre, moi.

Oser réprima un frisson.

Deux membres de la demi-patrouille qui attendaient se joignirent au groupe quand ils furent sortis de la pièce et, saisissant Miles et Grégor par les bras et les jambes, derrière en l’air, s’engouffrèrent au pas de course dans la coursive.

— Mais… !

La porte de la salle de conférences se referma avec un sifflement.

— La situation n’est pas brillante, Miles, observa Grégor, son visage pâle arborant une étrange expression faite de détachement, d’exaspération et de consternation. As-tu d’autres idées mirobolantes ?

— C’est toi qui as expérimenté le vol sans ailes. Est-ce pire que, disons, la chute style fil à plomb ?

— De ma propre volonté, répliqua Grégor qui se mit à traîner les pieds et à se débattre quand le sas apparut. Pas sur le caprice d’une bande de… (il fallut trois gardes pour le maîtriser)… paysans !

Miles commençait sérieusement à s’affoler. Au diable cette satanée couverture ! Il lança à pleine gorge :

— Ho, les gars ! Vous savez que vous êtes sur le point de balancer une fortune en rançon ?

Deux gardes continuèrent à se bagarrer avec Grégor, mais le troisième s’arrêta.

— Grosse comment, la fortune ?

— Enorme, promit Miles. De quoi vous acheter une flotte personnelle.

Le lieutenant, abandonnant Grégor, fonça sur Miles en dégainant un poignard à lame électrique, prêt à interpréter les ordres reçus à la lettre. La lame s’abattit à quelques centimètres du nez de Miles… celui-ci, au passage, mordit les doigts épais et se tortilla pour échapper à l’étreinte du garde qui le tenait. Le filet électrique qui plaquait les bras de Miles contre son torse siffla et crépita, impossible à rompre. Miles se projeta contre l’aine du garde, qui poussa un glapissement de douleur sous la brûlure du filet. Il lâcha prise et Miles tomba, roulant et heurtant violemment les genoux du lieutenant.

Les deux adversaires de Grégor étaient fascinés, autant par la sanglante promesse barbare du spectacle du poignard-vibreur dégainé que par la façon qu’avait Miles de se débattre dans un effort voué finalement à l’échec. Ils ne remarquèrent pas l’homme au visage de cuir tanné qui sortait d’un couloir transversal, braquait son neutraliseur et tirait. Ils se cambrèrent convulsivement quand les charges les frappèrent et s’affalèrent en tas sur le sol. L’homme qui tentait de rattraper Miles, tandis que celui-ci faisait des sauts de carpe pour lui échapper, se retourna juste à temps pour intercepter un rayon en pleine figure.

Miles fondit sur le lieutenant blond, le clouant momentanément sur le sol de la coursive. Il se contorsionna pour presser le filet électrique sur le visage de son adversaire, puis fut rejeté avec un juron. Le lieutenant, un genou replié sous lui, pivotait en chancelant à la recherche de sa cible quand Grégor s’avança d’un bond et lui décocha un coup de pied à la mâchoire. Une charge de neutraliseur atteignit le lieutenant à la nuque et il s’effondra.

— Jolie manœuvre, dit Miles d’une voix haletante au sergent Chodak dans le silence qui s’était soudain établi. Je pense qu’ils n’y ont vu que du feu.

Je l’avais donc bien jugé la première fois. Je n’ai pas perdu la main, finalement. Dieu vous bénisse, sergent !

— Vous deux, vous ne vous débrouillez pas mal non plus, pour des hommes qui ont les mains liées derrière le dos.

Chodak hocha la tête avec un amusement harassé et il s’avança pour détacher les filets.

— Quelle équipe ! commenta Miles.

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