L’automne, dans la cité de Vorbarr Sultana, était une saison magnifique et cette journée-là un modèle du genre. Un ciel haut et bleu, une température agréablement fraîche. Même le brouillard industriel sentait bon. Les fleurs tardives résistaient encore à la gelée, mais les arbres importés de la Terre avaient changé de couleur. Quand on l’extirpa sans ménagement du fourgon pour l’introduire à l’arrière du quartier général de la Sécurité impériale, Miles en aperçut un, de l’autre côté de la rue. Un érable, avec des feuilles rouge cornaline et un tronc gris argent. Puis la porte se referma. Miles s’efforça de fixer l’image de l’arbre dans sa mémoire, pour le cas où il ne devrait jamais le revoir.
Le lieutenant de la Sécurité, après avoir montré des laissez-passer aux gardes, conduisit Miles et Overholt par un dédale de couloirs jusqu’à un double ascenseur-tube. Ils entrèrent dans celui qui montait. Miles en déduisit qu’on ne l’amenait pas directement au bloc de cellules de très haute sécurité en sous-sol. Il savait ce que cela signifiait et regretta mélancoliquement le tube de descente.
On les fit entrer dans une antichambre à un niveau supérieur, puis dans la salle du fond. Un homme mince, impassible, vêtu en civil, les cheveux bruns grisonnant aux tempes, étudiait une vidéo devant une immense console. Il jeta un coup d’œil à l’escorte de Miles.
— Merci, lieutenant. Merci, sergent. Vous pouvez disposer.
Overholt détacha Miles de son poignet tandis que le lieutenant demandait :
— Serez-vous en sécurité, monsieur ?
— Je pense que oui, rétorqua l’autre d’un ton sec.
Oui, mais moi ? gémit intérieurement Miles. Les deux soldats sortirent, le laissant littéralement planté sur le tapis. Ni lavé ni rasé, toujours habillé du treillis noir légèrement nauséabond qu’il avait enfilé quand… ? seulement la nuit dernière ? Le visage écorché par le froid, les mains et les pieds enflés, encore enveloppés de leurs gaines plastiques médicales – ses orteils gigotaient maintenant dans leur matrice molle. Pas de bottes. L’épuisement l’avait plongé dans une somnolence coupée de réveils intermittents pendant les deux heures de vol, et il ne se sentait pas reposé. Il avait la gorge à vif, les sinus pleins de fibres d’emballage et la poitrine douloureuse quand il respirait.
Simon Illyan, le chef de la Sécurité impériale de Barrayar, croisa les bras et toisa Miles des pieds à la tête, puis retour. Miles éprouva une bizarre impression de déjà-vu.
Tout le monde, ou presque, sur Barrayar craignait le nom de cet homme, mais bien peu connaissaient son visage. C’était un effet soigneusement cultivé par Illyan, en partie fondé – mais en partie seulement – sur le legs de son formidable prédécesseur Négri, le légendaire chef de la Sécurité. Illyan et sa section avaient à leur tour assuré la sécurité du père de Miles pendant les vingt ans de sa carrière politique et n’avaient connu qu’un échec, lors de la nuit de l’abominable attaque à la soltoxine. À première vue, Miles ne connaissait personne qu’Illyan craignît, sauf la mère de Miles. Un jour, il avait demandé à son père si c’était dû à un sentiment de culpabilité à cause de la soltoxine, mais le comte Vorkosigan avait répondu par la négative, expliquant que ce n’était que l’effet durable de premières impressions frappantes. Miles avait appelé Illyan « oncle Simon » toute sa vie, jusqu’à son entrée dans l’armée, et « monsieur » ensuite.
Dévisageant Illyan, Miles se dit qu’il comprenait enfin la nuance entre l’irritation et l’exaspération.
Illyan termina son inspection, secoua la tête et grommela :
— Fameux ! Vraiment fameux !
Miles s’éclaircit la gorge.
— Suis-je bel et bien en état d’arrestation, monsieur ?
— C’est ce que cette entrevue va déterminer. (Illyan soupira et se radossa dans son fauteuil.) Je suis debout depuis 2 heures du matin à cause de cette frasque. Les rumeurs volent dans tout le service, aussi vite que peut les transmettre le réseau vidéo. Les faits subissent des mutations tous les trois quarts d’heure, comme des bactéries. Vous n’auriez pas pu trouver une façon moins discrète de vous couler par le fond ? Par exemple une tentative d’assassinat contre l’empereur à coups de canif lors de la Revue de l’Anniversaire ou le viol d’une brebis sur la Grand-Place pendant une heure de pointe ? (Le sarcasme se mua en vraie douleur.) Il mettait tant d’espoir en vous ! Comment avez-vous pu le trahir ainsi ?
Pas besoin de demander qui était ce « il ». Le Vorkosigan.
— Je… je ne pense pas l’avoir trahi, monsieur. Je ne sais pas.
Une lumière clignota sur la console. Illyan exhala un soupir, assorti d’un coup d’œil aigu à Miles, et appuya sur un bouton. La deuxième porte de son bureau, camouflée dans le mur, coulissa, livrant passage à deux hommes en uniforme vert.
Le Premier ministre amiral comte Aral Vorkosigan portait l’uniforme aussi naturellement qu’un animal porte sa fourrure. C’était un homme de stature moyenne, râblé, aux cheveux gris, la mâchoire lourde, couturé de cicatrices, presque un corps de brute, et pourtant, ses yeux gris étaient les plus pénétrants que Miles eût jamais vus. Il était flanqué de son assistant, un grand lieutenant blond nommé Joie, dont Miles avait fait la connaissance lors de sa dernière permission. Le parfait officier, intelligent et plein de vaillance – il avait servi dans l’espace, avait été décoré pour acte de bravoure à l’occasion d’un grave accident à bord ; on l’avait muté dans les services du quartier général pendant sa convalescence, et il avait été promptement réquisitionné comme secrétaire militaire par le Premier ministre, qui avait l’œil pour détecter les jeunes surdoués. Il était beau comme un dieu, de surcroît, et aurait été tout à fait à sa place dans des vidéos de recrutement. Miles soupirait de jalousie chaque fois qu’il le rencontrait. Joie était même pire qu’Ivan qui, encore que d’une beauté sombre, n’avait jamais été considéré comme un foudre d’intelligence.
— Merci, Joie, murmura le comte Vorkosigan à son assistant quand son regard se posa sur Miles. Je vous verrai tout à l’heure à mon bureau.
— À vos ordres, amiral.
Ainsi congédié, Joie, sur un dernier coup d’œil inquiet à Miles et à son supérieur, franchit la porte qui se referma dans un chuintement.
Illyan avait toujours la main appuyée sur une touche de son bureau.
— Etes-vous ici à titre officiel ? demanda-t-il au comte Vorkosigan.
— Non.
Illyan débrancha quelque chose – un appareil enregistreur, comprit Miles.
— Très bien, dit-il avec une intonation comportant un doute correcteur.
Miles salua son père réglementairement. Passant outre, Vorkosigan étreignit gravement son fils sans prononcer un mot, s’assit dans le seul autre fauteuil de la pièce, croisa les bras et ses chevilles bottées.
— Continuez, Simon.
Interrompu au beau milieu de ce qui s’annonçait, selon Miles, comme une engueulade en bonne et due forme, Illyan se mordit la lèvre de dépit.
— Rumeurs mises à part, dit-il à Miles, que s’est-il réellement passé la nuit dernière sur cette maudite île ?
En termes le plus neutres et le plus succincts possible, Miles relata les événements de la veille, depuis la fétaïne renversée jusqu’à son arrestation/détention/à déterminer par la Sécurité impériale. Son père ne souffla mot pendant tout le récit, jouant distraitement avec son stylo, s’en tapant le genou, puis recommençant à le tripoter.
Le silence tomba quand Miles eut terminé. Le stylo rendait Miles fou. Il aurait donné cher pour que son père pose ce fichu truc.
Vorkosigan rangea le stylo dans sa poche de poitrine, Dieu merci, se renversa en arrière contre le dossier de son fauteuil et joignit le bout de ses doigts en pyramide, les sourcils froncés.
— Récapitulons. Tu dis que Metzov a court-circuité la hiérarchie et contraint des bleus à l’entraînement à faire partie de son peloton d’exécution ?
— Dix d’entre eux. J’ignore s’ils étaient volontaires ou non, je n’y étais pas.
— Des recrues à l’entraînement. (Le comte Vorkosigan avait le visage sombre.) Des gamins.
— Il a raconté que c’était quelque chose comme l’armée contre la marine, jadis sur la Vieille Terre.
— Hein ? dit Illyan.
— À mon avis, Metzov n’était pas très équilibré quand on l’a exilé sur l’île Kyril après ses ennuis dans la révolte de Komarr, et quinze ans passés à ruminer là-dessus n’ont pas arrangé sa manière de penser. (Miles hésita.) Va-t-on interroger le général Metzov sur ses actions, amiral ?
— Selon ton rapport, dit l’amiral Vorkosigan, le général Metzov a entraîné un peloton de gamins de dix-huit ans dans ce qui a manqué d’un cheveu tourner au meurtre de masse suite à la torture.
Miles, à ce souvenir, hocha la tête. Son corps souffrait encore le martyre.
— Pour ce crime, il n’y a pas de trou assez profond pour le dérober à ma colère. On s’occupera de Metzov, et de la belle manière, déclara Vorkosigan, le visage soudain durci.
— Que va-t-on faire de Miles et des mutins ? demanda Illyan.
— Je crains que nous ne devions traiter la question à part. C’est un tout autre sujet.
— Ou deux autres sujets, suggéra Illyan.
— Hum ! À présent, Miles, parle-moi des hommes qui se trouvaient sous la menace des armes.
— Des techs, amiral, pour la plupart. Une quantité de Grécos.
Illyan grimaça.
— Bon Dieu, ce type n’aurait-il donc aucun sens politique ?
— Aucun, à ma connaissance. Je pensais bien que ce serait un problème.
En fait, il y avait songé plus tard, dans sa cellule, étendu sur sa couchette, après le départ de l’équipe médicale. Les autres ramifications politiques avaient tournicoté sans arrêt dans son esprit.
Plus de la moitié des techs qui gelaient sur pied appartenaient à la minorité de langue grecque. Les partisans du séparatisme linguistique seraient descendus dans la rue, s’il y avait eu tuerie, en affirmant à coup sûr que le général avait voulu un génocide. Encore des morts, le chaos se répercutant au fil du temps comme les conséquences du Massacre du Solstice ?
— Il… m’est venu à l’idée que si je mourais avec eux, on verrait clairement qu’il ne s’agissait pas d’un complot de ton gouvernement ou de l’oligarchie vor. Ainsi, en vivant je gagnais et en mourant je gagnais aussi. Ou du moins je servais à quelque chose. Une stratégie, en quelque sorte.
Le plus grand stratège barrayaran du siècle se massa les tempes comme si elles étaient douloureuses.
— Eh bien… en quelque sorte, oui.
— Alors, messieurs, dit Miles en avalant sa salive, quelle est la suite des réjouissances ? Va-t-on m’accuser de haute trahison ?
— Pour la deuxième fois en quatre ans ? dit Illyan. Merci bien ! J’ai déjà donné. Je vais vous faire disparaître jusqu’à ce que les choses se calment. Où, je n’ai pas encore décidé. L’île Kyril est hors de question.
— Ravi de l’apprendre. (Miles plissa les yeux.) Et pour les autres ?
— Les recrues à l’entraînement ? questionna Illyan.
— Les techs. Mes… compagnons de mutinerie.
Illyan tiqua sur le mot.
— Il serait vraiment injuste que je me tire d’affaire grâce à des privilèges vors et les laisse affronter seuls les chefs d’accusation, conclut Miles.
— Le scandale public de votre procès nuirait à la coalition centriste de votre père. Vos scrupules moraux vous honorent, Miles, mais je ne puis m’offrir le luxe de les prendre en compte.
Miles regarda fixement le Premier ministre comte Vorkosigan.
— Amiral ?
Le comte Vorkosigan suçota pensivement sa lèvre inférieure.
— Oui, je pourrais arrêter les poursuites contre eux par décret impérial, mais cette mesure entraînerait un autre prix à payer… (Il se pencha, dévisageant Miles avec une attention soutenue.) Tu ne pourrais plus jamais servir dans l’armée. Les bruits circulent, même sans procès. Aucun commandant ne voudra plus de toi. On ne te ferait pas confiance comme à un vrai officier, tu serais pour eux un artefact protégé par privilège spécial. Je ne peux exiger de quiconque de te commander avec la tête tournée tout le temps par-dessus l’épaule.
Miles exhala un long soupir.
— Bizarrement, c’étaient mes hommes. Vas-y. Annule les charges.
— Allez-vous démissionner de votre grade ? demanda Illyan, l’air abattu.
Miles, déprimé, nauséeux, glacé, répondit d’une voix grêle :
— Oui.
Illyan cessa de fixer sa console d’un regard vide et leva la tête.
— Miles, comment avez-vous appris les actes discutables du général Metzov durant la révolte de Komarr ? Cette affaire était classée secret d’Etat.
— Ah !… Ivan ne vous a pas parlé de la petite fuite dans les dossiers de la Séclmp, monsieur ?
— Quoi ?
Au diable Ivan !
— Puis-je m’asseoir, monsieur ? dit Miles, pris de faiblesse. (La pièce vacillait, des coups de marteau lui résonnaient dans la tête. Sans attendre la permission, il s’assit en tailleur sur le tapis, clignant des yeux. Son père, soucieux, fit un mouvement vers lui, puis se reprit.) J’avais vérifié les antécédents de Metzov à cause de quelque chose que m’avait dit le lieutenant Ahn. À propos, quand vous vous occuperez de Metzov, je vous suggère instamment d’administrer d’abord du thiopenta à Ahn. Il en sait plus qu’il n’en a dit. Vous le trouverez quelque part sur l’équateur, je pense.
— Mes dossiers, Miles !
— Heu ! oui, voilà. Si on met une console ultrasecrète face à une console de sortie, on peut lire de n’importe où dans le réseau vidéo les dossiers de la Sécurité. Bien entendu, il faut avoir quelqu’un au Q. G. qui puisse, et qui veuille, mettre les consoles en position et appeler les dossiers pour vous. Et vous ne pouvez pas en avoir copie par l’imprimante. Mais, euh ! j’ai pensé que vous deviez être mis au courant, monsieur.
— Sécurité parfaite, dit le comte Vorkosigan d’une voix étranglée.
Par le rire, nota Miles avec stupeur. Illyan avait l’air de qui suce un citron.
— Comment avez-vous pu… (Illyan s’interrompit pour jeter au comte un coup d’œil furibond, puis reprit :)… Comment avez-vous imaginé ça ?
— C’était enfantin.
— Vous avez dit « sécurité étanche », murmura le comte sans parvenir à étouffer un gloussement. La plus onéreuse jamais inventée. À l’épreuve des virus les plus malins, du matériel d’écoute le plus sophistiqué. Et deux enseignes passent à travers tout ça comme des fleurs ?
Piqué au vif, Illyan lança d’un ton cassant :
— Je n’ai pas promis qu’elle serait à l’épreuve des imbéciles !
Le comte Vorkosigan s’essuya les yeux et soupira.
— Ah, le facteur humain ! Nous corrigerons le défaut, Miles. Merci.
— Vous avez tout d’un canon fou, mon garçon. Vous tirez dans toutes les directions, grommela Illyan à l’intention de Miles en étirant le cou par-dessus son bureau pour le repérer sur le tapis. Ceci, ajouté à vos premières frasques avec ces sacrés mercenaires, ajouté au reste… Non, les arrêts de rigueur ne sont pas suffisants ! Je ne dormirai pas de la nuit tant que je ne vous aurai pas bouclé dans une cellule, les deux mains liées derrière le dos !
Miles, qui se sentait capable de tuer pour dormir une heure, haussa les épaules. Peut-être Illyan se laisserait-il persuader de l’envoyer bientôt dans cette jolie petite cellule tranquille.
Le comte Vorkosigan se taisait, une étrange lueur pensive dans les yeux. Illyan, remarquant cette expression, tint sa langue.
— Sinon, dit le comte Vorkosigan, il n’y a aucun doute que la Séclmp devra continuer à surveiller Miles. Pour son bien autant que pour le mien.
— Et pour celui de l’empereur, ajouta Illyan d’un ton austère. Sans oublier Barrayar. Et les innocents badauds.
— Mais quelle meilleure façon de le surveiller qu’en l’affectant à la Sécurité impériale ?
— Quoi ? s’exclamèrent ensemble Illyan et Miles d’un même glapissement horrifié.
— Vous ne parlez pas sérieusement, continua Illyan, tandis que Miles ajoutait :
— La Sécurité n’a jamais été sur ma liste des dix choix d’affectation.
— Il n’est pas question de choix, mais d’aptitude. Le commandant Cecil en a discuté avec moi un jour. Mais, ainsi que le dit Miles, il ne l’avait pas inscrit sur sa liste.
Sur cette liste, il n’avait pas non plus mis « météorologue arctique », se souvint Miles.
— Vous êtes tombé juste du premier coup, reprit Illyan. Aucun commandant militaire, y compris moi, ne voudra de lui, à présent.
— Aucun sur lequel je pourrais honorablement faire pression pour le prendre. Sauf vous. Je me suis toujours reposé sur vous, Simon, dit le comte Vorkosigan en lui décochant un curieux sourire.
Illyan parut légèrement abasourdi, en tacticien de premier plan qui commence à se voir pris au piège.
— Ça fonctionne à différents niveaux, reprit le comte Vorkosigan de la même voix douce et persuasive. Nous pouvons laisser dire que c’est de l’exil interne officieux, une rétrogradation pour disgrâce. Cela musellera mes ennemis politiques qui, autrement, s’efforceraient de tirer profit de ce gâchis. Cela atténuera l’impression que nous trouvons des excuses à une mutinerie, ce qu’aucune armée ne peut se permettre.
— Un exil réel, commenta Miles. Même s’il est officieux et interne.
— Oh que oui ! approuva à mi-voix le comte Vorkosigan. Mais pas une vraie disgrâce.
— Peut-on se fier à lui ? dit Illyan d’un ton dubitatif.
— Apparemment. (Le sourire du comte évoquait l’éclair d’une lame de couteau.) La Sécurité peut utiliser ses dons. Elle en a plus besoin qu’aucune autre section.
— Pour voir ce qui est évident ?
— Et ce qui l’est moins. On peut confier la vie de l’empereur à nombre d’officiers. À peu d’entre eux son honneur.
Illyan esquissa à contrecœur un vague signe d’acquiescement. Le comte Vorkosigan, peut-être par prudence, ne chercha pas à susciter un plus grand enthousiasme de la part de son chef de la Sécurité. Il se tourna vers Miles.
— Tu as l’air d’avoir besoin d’une infirmerie.
— D’un lit.
— Que dirais-tu d’un lit dans une infirmerie ?
Miles toussa et battit des paupières.
— Bonne idée.
— En route ! On va te trouver ça.
Miles se leva et sortit en vacillant, appuyé au bras de son père, ses pieds faisant un bruit mouillé dans leurs sacs de plastique.
— À part cela, comment était l’île Kyril, enseigne Vorkosigan ? demanda le comte. Tu ne nous as guère envoyé de vidéos, à ce qu’a remarqué ta mère.
— J’étais occupé. Voyons… Le climat était féroce, le terrain mortel, un tiers des habitants, y compris mon supérieur immédiat, étaient ivres la plupart du temps. Le Q. I. moyen était égal à la température moyenne en degrés centigrades, il n’y avait pas une femme à moins de cinq cents kilomètres à la ronde et le commandant de la base était un meurtrier psychotique. Cela dit, c’était charmant tout plein.
— Apparemment, rien n’a l’air d’avoir changé depuis vingt-cinq ans.
— Tu y as été ? (Miles lorgna son père du coin de l’œil.) Et tu as permis qu’on m’y envoie ?
— J’ai autrefois commandé la base Lazkowski pendant cinq mois, en attendant ma promotion comme capitaine sur le croiseur Général Vorkraft. Disons qu’à l’époque ma carrière subissait une éclipse politique.
Doux euphémisme…
— Et l’endroit t’a plu ?
— Je ne me rappelle pas bien. J’étais ivre les trois quarts du temps. Chacun élabore sa propre méthode pour supporter le camp Permafrost. Je dirais que tu t’en es tiré plutôt mieux que moi.
— Que tu aies pu y survivre me paraît… encourageant.
— Je t’en jugeais capable. C’est pourquoi je t’en ai parlé. Cela mis à part, je ne tiendrais pas cette expérience pour exemplaire.
Miles leva les yeux vers son père.
— Est-ce que… j’ai fait ce qu’il fallait, la nuit dernière ?
— Oui, dit simplement le comte. Ce qu’il fallait. Peut-être n’était-ce pas la meilleure parmi toutes les solutions possibles. Dans trois jours d’ici, tu imagineras peut-être la tactique idéale, mais tu étais l’homme sur le terrain à ce moment-là. Je m’efforce de m’abstenir de repenser après coup les décisions de mes officiers.
Pour la première fois depuis son départ de l’île Kyril, Miles se sentit soulagé du poids qui l’oppressait.
Miles croyait que son père allait au vaste complexe familier de l’hôpital militaire impérial, à quelques kilomètres au-delà de la ville, mais ils découvrirent une infirmerie plus proche, trois étages au-dessous, dans le Q. G. de la Séclmp. L’installation, quoique petite, était bien équipée, avec deux salles d’examen, des chambres particulières, des cellules pour soigner les prisonniers et les témoins en garde à vue, un dispensaire et une porte fermée sur laquelle un panneau bien propre à vous glacer le sang annonçait : Laboratoire chimique d’interrogatoire. Illyan avait dû téléphoner, car un infirmier les attendait. Un médecin de la Sécurité arriva peu après, légèrement essoufflé. Il rectifia sa tenue et salua cérémonieusement le comte Vorkosigan avant de se tourner vers Miles.
Celui-ci eut l’impression que le médecin était plus habitué à intimider les gens qu’à être intimidé par eux et que ce renversement de rôles l’embarrassait. Etait-ce quelque aura d’ancienne violence qui s’attachait à son père après toutes ces années ? Le pouvoir, l’histoire ? Un charisme personnel qui faisait s’aplatir comme des chiens battus des hommes sinon énergiques ? Miles percevait très nettement cette chaleur irradiante, et pourtant, cela ne semblait pas l’affecter de la même façon.
Acclimatement, peut-être. L’ancien seigneur régent était l’homme qui prenait deux heures pour déjeuner chaque jour, sans tenir compte d’aucune crise à part la guerre, et disparaissait dans sa résidence. Seul Miles savait ce qui se passait pendant ce temps-là, comment le grand homme en uniforme vert avalait un sandwich en cinq minutes puis occupait l’heure et demie suivante à genoux sur le parquet avec son fils qui ne pouvait pas marcher, à jouer, à bavarder, à lui faire la lecture à haute voix. Parfois, quand Miles résistait à une nouvelle thérapie pénible avec une obstination quasi hystérique, décourageant sa mère et même le sergent Bothari, seul son père savait le persuader d’accepter séances d’élongations ultra-douloureuses, piqûres, nouvelle série d’opérations, produits chimiques glacés qui lui étaient comme du feu dans les veines. « Tu es un Vor. Tu ne dois pas effrayer tes hommes liges par cette démonstration de manque de maîtrise, seigneur Miles. » L’odeur forte de l’infirmerie, la nervosité du médecin ramenaient un flot de souvenirs. Pas étonnant, songea Miles, qu’il n’ait pas réussi à avoir assez peur de Metzov. Quand le comte Vorkosigan partit, l’infirmerie sembla totalement vide.
Il ne se passait apparemment pas grand-chose au Q. G. de la Séclmp, cette semaine-là. L’infirmerie était d’un calme engourdissant, uniquement troublé çà et là par des membres du personnel qui venaient quémander auprès de l’aimable infirmier des remèdes contre le mal de tête, le rhume ou une gueule de bois. Un soir, deux techs s’activèrent pendant trois heures dans le labo pour un travail urgent et partirent avec la même précipitation. Le médecin stoppa le début de pneumonie de Miles juste avant qu’elle ne devienne galopante. Miles rumina et attendit que les six jours de traitement aux antibiotiques se terminent en combinant les détails d’une permission chez lui à Vorbarr Sultana qui ne manquerait pas de lui être accordée quand les médicos l’autoriseraient à sortir.
— Pourquoi ne puis-je pas aller chez nous ? se plaignit Miles à sa mère lors de la visite suivante de celle-ci. Personne ne me dit rien. Si je ne suis pas sous mandat d’arrestation, pourquoi ne puis-je avoir de permission ? Si je suis arrêté, pourquoi les portes ne sont-elles pas verrouillées ? J’ai l’impression d’être dans les limbes.
La comtesse Cordelia Vorkosigan émit un grognement peu digne d’une dame.
— Tu es dans les limbes, mon petit.
Son accent de Beta sans inflexion résonna affectueusement aux oreilles de Miles en dépit du ton sardonique. Elle secoua la tête – ce jour-là, ses cheveux roux mêlés de blanc étaient retenus aux tempes et ondulaient librement sur son dos, brillant sur une veste d’un riche ton brun automnal rehaussé de broderies d’argent, avec la jupe ample d’une femme de la classe vor. Pâle, frappant, son visage aux yeux gris pétillait d’une telle intelligence qu’on remarquait à peine qu’elle n’était pas belle. Pendant vingt et un ans, elle avait joué le rôle d’une mère de famille vor dans le sillage de son grand homme, et pourtant les hiérarchies de Barrayar ne l’impressionnaient guère – bien qu’elle ne restât pas insensible, songea Miles, à leurs blessures.
Alors pourquoi est-ce que je ne pense jamais à mon ambition de commander un vaisseau comme ma mère avant moi ? Le capitaine Cordelia Naismith, de la section d’exploration astronomique de Beta, s’était consacrée à l’œuvre périlleuse d’étendre la liaison des couloirs de navigation en exécutant en aveugle des sorties dans l’espace intersidéral, au nom de l’humanité, de la connaissance pure, pour l’avancement économique de la colonie de Beta, pour… Qu’est-ce qui l’avait poussée ? Elle avait commandé un vaisseau d’exploration de soixante personnes, loin de son pays et de toute assistance il y avait eu certains aspects enviables dans sa précédente carrière, c’est sûr. La hiérarchie, par exemple, était une fiction légale dans les lointains sidéraux, les souhaits du Q. G. de Beta une question de spéculations et de paris.
Elle se mouvait maintenant sans soulever la moindre vague dans la société de Barrayar. Seuls ses plus proches intimes se rendaient compte à quel point elle en était détachée, ne craignant personne, pas même le redouté Illyan, dominée par personne, pas même l’amiral. C’était cette intrépidité insouciante, conclut Miles, qui donnait à sa mère ce caractère si inquiétant. Le capitaine de l’amiral. Suivre les traces de sa mère serait comme marcher dans le feu.
— Qu’est-ce qui se passe, là-dehors ? questionna Miles. Cette chambre est presque aussi divertissante qu’une cellule de mise au secret. A-t-on finalement décidé que j’étais un mutin ?
— Je ne crois pas, dit la comtesse. On renvoie tout ce petit monde dans ses foyers… ton lieutenant Bonn et les autres… pas précisément pour faute, mais sans indemnités, pension ou ce statut d’homme lige impérial qui a l’air d’avoir tant d’importance pour les soldats de Barrayar…
— Penses-y comme à une drôle d’espèce de réservistes, lui conseilla Miles. Et Metzov ? Et les bleus ?
— Metzov est démobilisé de la même façon. C’est lui le plus gros perdant, à mon avis.
— On le lâche dans la nature ?
Miles fronça les sourcils. La comtesse Vorkosigan haussa les épaules.
— Parce qu’il n’y a pas eu mort d’homme, Aral était persuadé qu’il ne pouvait pas obtenir une peine plus sévère en cour martiale. On a décidé de ne pas porter d’accusation contre les bleus.
— J’en suis content. Et, heu !… et moi ?
— Tu demeures officiellement catalogué comme détenu par la Sécurité impériale. Indéfiniment.
— Les limbes sont supposés être une sorte d’endroit non défini. (Sa main tripota le drap. Il avait encore les jointures enflées.) Combien de temps ?
— Le temps nécessaire pour obtenir l’effet psychologique recherché.
— Pour me rendre fou ? Trois jours de plus devraient suffire.
— Assez longtemps pour convaincre les militaristes de Barrayar que tu reçois le châtiment mérité par ton… crime. Ta détention dans ce bâtiment plutôt sinistre porte à croire que tu subis… tout ce qu’ils imaginent se passer ici. Si on te laisse te balader en ville dans des réceptions, l’illusion qu’on t’a pendu la tête en bas au mur du sous-sol sera beaucoup plus difficile à maintenir.
— Tout ça paraît si… irréel. (Miles se renfonça dans son oreiller.) Je voulais seulement servir.
Un bref sourire releva la large bouche de sa mère.
— Prêt à reconsidérer un autre genre de travail, chéri ?
— Etre un Vor est plus qu’un simple emploi.
— Oui, c’est une pathologie. Une illusion obsessionnelle. La galaxie est grande, Miles. Il y a d’autres façons de servir, de plus vastes… circonscriptions.
— Alors, pourquoi restes-tu ici ?
— Ah ! (Elle accusa le coup par un sourire morose.) Les besoins de certains sont plus contraignants que des canons.
— Puisqu’on parle de papa, va-t-il revenir me voir ?
— Non. Je suis chargée de te le dire, il va se tenir à distance pendant un temps. Pour ne pas donner l’impression d’approuver ta mutinerie alors qu’en fait il te tire de dessous l’avalanche. Il a décidé d’être publiquement en colère contre toi.
— Et il l’est ?
— Bien sûr que non ! Pourtant… il commençait à former des plans à longue échéance pour toi, dans ses combinaisons de réforme sociopolitique, fondés sur la carrière que tu aurais accomplie dans l’armée… Il envisageait même des moyens d’utiliser tes blessures congénitales au service de Barrayar.
— Oui, je sais.
— Bon ! ne t’inquiète pas. Il trouvera sans doute comment se servir de ça aussi.
Miles poussa un soupir morne.
— Je veux quelque chose à faire. Je veux qu’on me rende mes habits.
Sa mère pinça les lèvres et secoua la tête.
Miles appela Ivan ce soir là.
— Où es-tu ? demanda son cousin, soupçonneux.
— Englué dans les limbes.
— Eh bien, restes-y ! dit Ivan d’un ton brusque avant de presser le bouton pour couper la communication.