6

L’astringent était tellement vieux qu’il ne se rappelait plus avoir jamais été jeune. Il n’avait qu’un vague souvenir d’autres astringents, mais il était vigoureux à l’époque, et les avait chassés.

Plus tard, un peuple l’avait adoré et lui avait élevé un temple pour l’héberger, parce qu’ils l’avaient pris pour une espèce de dieu. Ils l’adoraient pour ses capacités de destruction, ce qui arrive souvent. Mais ce genre de religion ne réussit jamais à long terme ; après qu’il eut changé un bon nombre de ses adorateurs en statues, les survivants avaient fui et l’avaient abandonné dans son temple.

Désormais, il n’avait plus aucune compagnie. Même les bêtes sauvages se tenaient à distance respectueuse du temple. C’est en vain qu’il avait poussé quelques expéditions de reconnaissance pour lancer des appels vers les siens, vers le sud. Personne ne lui avait répondu. Il était probablement le dernier astringent du Tapis.

Parfois, il partait en quête de compagnie. N’importe quoi aurait fait l’affaire. Du moment que c’était une créature vivante. Il n’allait même pas la dévorer. Mais ça n’aboutissait jamais à rien. A peine s’approchait-il que les autres devenaient tout raides, froids et pas amicaux du tout, allez comprendre pourquoi.

Aussi regagnait-il à pas lourds les ruines de son temple, en traînant sa queue derrière lui. Il était presque arrivé au portail quand il renifla l’odeur, le parfum oublié d’une compagnie.

Snibril était parvenu au temple en ruine juste avant lui. Il entendait les sabots de Roland claquer sur un dallage de bois dur. Autour de lui, éclairés par une pâle clarté, il distinguait des murs écroulés, bordés de statues. Certaines tenaient des coffrets et s’inclinaient très bas, d’autres se tassaient en arrière, la main en travers des yeux. Il y avait également de petits animaux sauvages… immobiles.

Au cœur du temple se dressait un autel brisé, et c’est de là que venait la lueur. Des trésors s’amassaient sur l’autel et autour de lui. Il y avait des gemmes de sel et du jais d’un noir profond, des coffrets de vernis clair et de bois rouge, des bagues d’ivoire sculpté, des couronnes de bronze, tout cela entassé en désordre.

Auprès de l’autel, se tenait une autre statue. C’était un petit guerrier, qui mesurait à peu près la moitié de la taille de Snibril. Des moustaches magnifiques lui descendaient pratiquement jusqu’à la taille. D’une main, il tenait une épée et un bouclier rond, de l’autre, un collier de cristaux de sel. Son visage était levé, avec une expression surprise. Une liane des peluches avait rampé le long du sol jusqu’à lui, pour le parer d’un vivant collier de fleurs rouges.

Snibril attacha Roland à un pilier et frissonna.

Quelqu’un d’autre avait attaché sa monture à cet endroit, avant lui. Elle se trouvait encore là. On aurait dit un poney, mais il n’était pas plus grand qu’un chien munrungue, et il avait six pattes. Snibril aurait pu le soulever à deux mains. L’animal restait là, couvert d’une fine couche de poussière. Roland baissa la tête et, intrigué, huma le museau figé.

Snibril avança à pas prudents vers l’amas de trésors et le contempla respectueusement. Il y avait même des pièces, pas des tarnerii, mais de grands disques de bois portant d’étranges symboles. On voyait de lourdes épées, des coffres taillés dans le sable, rehaussés de joyaux de sel. Il resta à tout contempler, et vit le guerrier du coin de l’œil.

La main tendue…

Il était venu ici pour ça. Et l’astringent l’avait surpris.

Un tintement retentit. Snibril aperçut un reflet dans le bouclier poli de la statue. Une silhouette écailleuse et pratiquement informe.

Il est sur le seuil, songea Snibril. Juste derrière moi…

Mais si je me retourne…

Il décrocha le bouclier, le brandissant de façon à voir par-dessus son épaule ce qui se passait.

L’astringent tinta. Autour du cuir de sa nuque, il portait des sautoirs de vernis et de bois rouge. Des bagues brillaient sur toutes ses griffes. Il avait enfilé des bracelets sur sa queue écailleuse. Chaque fois qu’il remuait sa grosse tête terminée par un bec, des tintements sonnaient à travers tout le temple.

L’astringent contempla l’autel et huma l’atmosphère. Même reflétés sur le bouclier, ses yeux terrifiaient Snibril. Ils étaient immenses, d’un bleu flou, pas du tout terrifiants. Des yeux dans lesquels on pouvait se perdre, se dit-il, et se changer en pierre.

Roland poussa un hennissement, qui s’interrompit à mi-course. Et une nouvelle statue de pierre se dressa dans le froid de la salle.

Tous les sens de Snibril lui hurlaient de se retourner pour affronter la créature, mais il demeura immobile, réfléchissant désespérément. L’astringent s’avança vers lui en tintinnabulant.

Snibril se retourna, gardant le bouclier poli devant ses yeux. Par en dessous, il voyait les pattes de l’astringent approcher en crissant. Elles étaient osseuses, griffues. Et elles ne s’arrêtaient pas…

La créature aurait dû se changer en pierre. Elle devait voir son propre reflet ! Bon, voilà qui épuise mon stock d’idées géniales. C’était la seule que j’avais.

Snibril commença à reculer. Et soudain, l’astringent se figea. Car il venait d’apercevoir un autre astringent. Là, dans le bouclier, un visage vert et écailleux lui retournait son regard. Un collier pendait de travers sur une oreille. Un instant, la créature se trouva un compagnon. Et puis, parce que Snibril tremblait de peur, l’orientation de l’écu changea. Le visage disparut.

Après un instant de silence stupéfait, l’astringent poussa un hurlement douloureux qui résonna dans la forêt de poils. Un pied massif frappa le sol. Puis la créature s’effondra, se couvrit les yeux de ses pattes et commença à sangloter. De temps en temps, il giflait le sol de sa queue. On aurait dit que les sanglots prenaient naissance à l’extrémité de cette queue, et enflaient, enflaient encore en remontant jusqu’à la bouche.

Non seulement le spectacle était terrifiant, mais il était également très embarrassant. Aucune créature ne devrait avoir tant de larmes dans le corps.

Snibril regarda la mare de larmes se répandre par terre et atteindre une statue de sanglier des poils, située près du mur. La bête fronça la hure. La mare s’étendait toujours davantage. Certaines statues s’éveillèrent quand elle les toucha, mais d’autres, les plus anciennes, couvertes de poussière et de lianes, restèrent inchangées. Entre leurs pieds, des bestioles nagèrent vaillamment vers la liberté.

Snibril remplit de larmes son bouclier et en baigna Roland. Puis ce fut le tour du petit poney, qui considéra Snibril avec étonnement. Il courut au guerrier près du trésor et l’aspergea.

Tout d’abord, il ne se passa rien. Une paupière cligna. La main qui empoignait le collier commença à bouger. Le petit guerrier fut soudain tout à fait vivant. Il lâcha le collier et lança un regard furibond à Snibril.

— Par les os de Kone, d’où sors-tu, toi ?

Puis il vit l’astringent au milieu de sa mare de larmes. Sa main monta vers sa propre gorge et y trouva la liane.

Il considéra Snibril avec un air songeur.

— Depuis combien de temps suis-je ici, étranger ?

— Je n’en sais rien. Nous sommes dans la troisième année du deuxième Recensement, sous le règne de l’empereur Targon en Uzure, répondit Snibril.

— Tu es un Dumii ? demanda la statue libérée, en se défaisant de la liane.

— Plus ou moins.

— Pas moi, répliqua le petit guerrier avec orgueil. Nous ne sommes pas Recensés. Mais j’ai entendu parler de Targon. Avant que je ne vienne en ces lieux, il régnait depuis vingt-deux ans.

— Alors, vous avez dû rester ici un an, calcula Snibril.

— Un an… Un an à l’écart. Beaucoup trop longtemps. (Il s’inclina avec solennité.) Mille pardons, étranger, ajouta-t-il. Tu seras récompensé de ton geste. Moi, Brocando, fils de Broc, suzerain de Périlleuse et roi des Fulgurognes, je te le promets. Oui-da. Récompensé.

— Je n’ai pas agi par espoir de récompense. Je voulais simplement que cette créature arrête de tout changer en statues.

— Qu’est-ce qui t’amène si loin de chez toi ? demanda Brocando, une lueur dans l’œil. Le trésor, pas vrai ?

— Non… Dites, vous ne croyez pas qu’on ferait bien de s’en aller ? demanda Snibril en coulant un œil vers l’astringent. Il pourrait bien se remettre debout.

Brocando brandit son épée.

— Un an de ma vie ! s’exclama-t-il. Je vais lui faire payer ça !

Snibril regarda à nouveau la créature. Elle ne bougeait plus du tout.

— Je ne crois pas que vous puissiez encore lui faire grand-chose, estima-t-il. Elle me paraît assez malheureuse comme ça.

Brocando hésita.

— Tu as peut-être raison, admit-il. On ne se venge pas d’une bête sans cervelle. Quant à ceci… (Son bras engloba d’un geste les entassements scintillants.) J’ai perdu mon appétit pour ces choses. Qu’elles demeurent donc ici. (Il renifla.) Je suis d’avis que ces broutilles n’ont de valeur que pour les astringents. Remarque, ce collier est plutôt… Non !

Snibril avait remarqué un ou deux objets qui lui plaisaient assez et, à son allure, Brocando pouvait se permettre de laisser traîner ce genre de choses derrière lui, parce qu’il en possédait bien plus encore chez lui. Mais le Munrungue sentit qu’il ne paraîtrait pas à son avantage en discutant cette décision.

Avec un léger tintement, l’astringent leva la tête et ouvrit les yeux. Snibril voulut lever le bouclier, qui lui échappa et roula au bas des marches.

L’astringent l’arrêta maladroitement d’une main griffue et le tourna gauchement jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau s’y mirer.

A la stupeur de Snibril, la créature se mit à roucouler à l’adresse de son reflet, et se recoucha, le miroir niché entre ses bras. Et l’astringent, avec un choc métallique, mourut paisiblement au cœur du temple qu’on lui avait élevé dans la nuit des temps.

Souvent, par la suite, baladins et conteurs ambulants affirmèrent que l’astringent était mort en découvrant son reflet dans le miroir. Ne croyez jamais à ce que disent les chansons. Les gens raconteraient n’importe quoi, du moment qu’ils trouvent que ça sonne mieux. On a prétendu que son reflet l’avait changé en statue. Mais la mort de l’astringent fut plus compliquée que ça. Comme la plupart des choses.

Ils le hissèrent jusqu’en haut des marches et l’enfouirent sous l’autel. Songeant à Chrystobelle et aux autres animaux du camp, Snibril enferma un peu de la mare de larmes dans un petit coffret à bijoux pris sur le tas. Ils laissèrent les autres statues à l’endroit où elles étaient.

— Jadis, ils adoraient l’astringent, à ce que conte l’Histoire, expliqua Brocando. C’était une race cruelle. Qu’ils restent donc là. Pour la justice.

— En fait… reprit Snibril alors qu’ils s’éloignaient, je ne verrais aucune objection à une petite récompense. Si par hasard vous vouliez m’en octroyer une. Une qui ne vous coûtera rien.

— Mais certainement !

— Ma tribu cherche un endroit où demeurer quelque temps. Pour réparer les chariots, tout ça. Un endroit où nous ne devrons pas tout le temps surveiller nos arrières.

— Requête facile à exaucer. Ma cité vous est ouverte. Mon peuple vous accueillera.

— Sont-ils tous aussi petits que vous ? demanda étourdiment Snibril.

— Nous autres, Fulgurognes, sommes parfaitement proportionnés, répliqua Brocando. Qu’y pouvons-nous si tous les autres sont d’une ridicule démesure ?

Au bout d’un moment, alors qu’ils approchaient du campement des Munrungues, Snibril fit remarquer :

— Vous savez, je ne crois pas que vous ayez perdu un an. Si vous étiez une statue, le temps ne s’est pas écoulé pour vous. D’une certaine façon, vous avez gagné un an. Tout le monde a vieilli d’un an, sauf vous.

Brocando y réfléchit.

— Ça signifie-t-il que je te dois quand même une récompense ? demanda-t-il.

— Je crois bien.

— Bon, d’accord.

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