Ils remportèrent la victoire.
Et ce fut, peu ou prou, tout ce que racontèrent les livres d’Histoire, plus tard, quand on eut rebâti la nouvelle Uzure sur les décombres de l’ancienne. Les historiens s’intéressèrent davantage à l’élection au titre de Président de Fléau, que tous jugeaient honnête, brave et complètement dépourvu d’imagination. Les Dumiis avaient la plus grande méfiance pour l’imagination – ils disaient qu’elle rend les gens indignes de confiance.
Les gens qui écrivent l’Histoire n’étaient pas sur les lieux. Ils ne savaient pas comment ça s’était passé.
Ni toutes les autres façons dont ça aurait pu se passer.
D’abord, il y eut la question des armes. Bouffu s’en chargea. Prenez le cas des lances, par exemple. Ficelez un couteau de cuisine au bout d’un bâton, et vous ne verrez pas la différence. Surtout quand vous vous en retrouvez lardé. Et enfoncez une poignée de clous dans un morceau de poil : vous créez un modèle de massue pas snob le moins du monde… On peut cogner sur n’importe qui, avec. Les sergents firent s’aligner tous les hommes et les garçons valides et procédèrent à des démonstrations élémentaires.
Glurk passa beaucoup de temps à les aider. Bouffu décréta qu’il était un sergent-né. Allez savoir ce qu’il entendait par là.
Brocando se vit confier la garde des femmes et des enfants. Snibril crut lui voir un sourire trop large quand il accepta cette tâche. Et Fléau était partout à la fois, à donner des ordres. A dresser des plans. A superviser le travail spécial qu’on exécutait en toute hâte juste au pied des remparts.
Forficule et Biglechouette jouaient à un jeu. Il suffisait de déplacer de petites figurines de soldats sur un plateau composé de carrés. Forficule déclara qu’il y jouait parce qu’il se concentrait mieux de cette façon, et aussi parce que Biglechouette pariait gros et qu’il n’était pas très doué.
Snibril se sentit un peu en dehors de tout.
Il finit par retrouver Fléau, penché sur les remparts au-dessus d’une des portes principales, en train de contempler les poils. Il y avait toujours des sentinelles en faction, prêtes à sonner le clairon en cas d’attaque.
— On ne voit rien, signala Snibril. On a envoyé des patrouilles. Elles n’ont rien remarqué.
— Je ne cherchais pas les moizes, répondit Fléau.
— Ah, bon, et que cherchiez-vous, alors ?
— Hmm ? Oh. Personne.
— Une silhouette vêtue de blanc. Je l’ai vue, moi aussi.
— Il faut qu’elle veille pour que les choses se produisent… (Fléau sembla recouvrer sa détermination.) Je n’aime pas ça, dit-il d’un ton vif. C’est trop calme.
— Je préfère que ce soit ainsi plutôt que trop bruyant.
— Comment va ta tête ?
— Je ne sens rien.
— C’est sûr ?
— En pleine forme.
— Ah bon.
Fléau contempla les défenses spéciales. Tous ceux qu’on avait pu réunir y avaient œuvré, creusant des tranchées dans la poussière, qu’ils amassaient ensuite en une murette. Depuis les poils, on ne pouvait rien voir.
— Ce n’était que cela, Uzure, jadis, dit Fléau. Un fossé et un mur. Et des ennemis tout autour.
— Glurk pense que les moizes sont tous partis. Ils ont dû nous entendre. Mais pourquoi nous attaquent-ils, d’ailleurs ?
— Il faut bien que chacun s’occupe, répondit Fléau, morose.
— Regardez. Tout le monde est prêt. Enfin, aussi prêt qu’on le sera jamais. On a barricadé tous les orifices ! Que va-t-il se passer ? Vous avez jeté l’Empereur en prison ? Et après ?
— Tu crois qu’il y aura un après ?
— Il y a toujours un après, répliqua Snibril. Glurk m’a dit que Culaïna vous l’avait expliqué. Le but recherché est d’atteindre l’après qu’on souhaite.
Il se gratta l’occiput. Il sentait une démangeaison derrière l’oreille.
— Il y a des limites au temps pendant lequel nous pouvons rester prêts, fit observer Fléau.
Snibril se frotta à nouveau l’oreille.
— Fléau… !
— En supposant que nous soyons prêts. Après ce que tu avais raconté, je pensais que les Vivants nous prêteraient main-forte, mais ils se sont sauvés, tout simplement…
— Fléau… !
Fléau se retourna.
— Tu te sens bien ?
Snibril avait l’impression que l’on poussait ses deux oreilles vers le milieu de sa tête.
— Le grand Découdre ? demanda Fléau.
Snibril hocha la tête, et même ce mouvement était douloureux.
— Il nous reste combien de temps ?
Snibril tendit une main, tous les doigts tendus. Fléau se dirigea jusqu’à la sentinelle la plus proche sur le rempart et s’empara de son clairon. De la poussière sortit de l’embouchure lorsqu’il en sonna.
C’est drôle. Quand on a établi un signal d’alerte, que les gens le connaissent depuis des éternités et que le signal retentit pour la première fois… les gens ne réagissent pas comme ils le devraient. Ils vont, ils viennent en maugréant des choses comme Y a quelqu’un qui s’amuse avec le signal d’alerte ? ou Mais qui c’est qui fait sonner le signal d’alerte ? C’est expressément réservé aux cas d’alerte !
Ce qui se passa effectivement ici. En baissant les yeux, Fléau vit les rues remplies de gens intrigués, et il poussa un grognement.
— Ça commence ! hurla-t-il. Ça y est !
Un Dumii leva la main, mal assuré.
— Encore un exercice ? demanda-t-il.
Il y avait eu beaucoup d’exercices, ces derniers jours.
— Non !
— Oh. D’accord.
Un instant plus tard, l’air s’emplit d’ordres qu’on criait.
Snibril tomba un genou en terre tandis qu’Uzure se vidait autour de lui.
— … escadron trois ! Grand-Place ! Et tenez-vous à l’écart des bâtiments !…
— … les pansements, les pansements, qui c’est qui a les pansements ?…
— … et n’oubliez pas, ils peuvent également arriver par en dessous !…
Tout ce que souhaitait Snibril, c’était de se trouver un trou et de s’y enfermer. Il avait l’impression d’avoir la tête complètement aplatie.
— … Bien, faites aligner les pones !…
Mais il pouvait encore s’éloigner. En titubant, ignoré de tous, il faillit dégringoler de l’échelle qui menait au pied des remparts et retrouva à tâtons le chemin de la barre à laquelle il avait attaché Roland. Il se hissa sur le dos du cheval et rejoignit le flot de personnes qui abandonnaient Uzure.
A leur tour, les animaux commencèrent à ressentir les effets du grand Découdre. Les pones, qui se trouvaient déjà en dehors de la ville, se mirent à barrir. Les chevaux hennissaient, et plusieurs s’emballèrent et gagnèrent les poils qui longeaient les fortifications. Chats et chiens couraient entre les jambes des gens.
Ils cherchent à s’enfuir, songea mollement Snibril.
Les maisons se mirent à trembler, très doucement.
Puis, sans encore faire de bruit, les poils qui s’élevaient au-dessus de la ville commencèrent à se ployer.
Et là, les craquements débutèrent – longs, prolongés, tandis que des milliers de poils étaient pressés vers le sol sous un poids prodigieux.
C’est juste au-dessus de nous, songea Snibril.
Les gens qui quittaient Uzure n’avaient pas besoin d’autre encouragement. Les poils qui couvraient la ville se rapprochèrent, gémissant et craquant sous la pression qui les écrasait.
Nous n’arriverons jamais à tout faire évacuer à temps…
Roland trotta sous l’arche de la porte.
Les murailles s’effondrèrent. Le sol frissonna comme la peau d’un animal, renversant les maisons. Uzure commença à crouler sur elle-même.
Les oreilles de Snibril se débouchèrent. Le soulagement faillit lui faire monter les larmes aux yeux.
Il reporta son regard vers la ville. Les murailles chutaient encore, tandis que le Tapis pliait sous le poids du grand Découdre, mais presque tout le monde avait réussi à quitter la cité.
Quelques soldats jaillirent par la grand-porte au moment où elle s’abattait.
Juste au-dessus de nous, se répéta Snibril. Comme si quelque chose voulait nous tuer. Mais Forficule attribue le grand Découdre à une sorte de phénomène naturel que nous ne comprenons pas. Est-ce qu’on doit vraiment préférer ça ? Des milliers d’entre nous, tués par un phénomène qui ne soupçonne même pas notre existence ?
Il y avait encore quelques personnes visibles en dehors des remparts d’Uzure, et rien n’aurait réussi à dissimuler les pones.
Il regarda les poils autour de la ville.
Qui crachèrent des moizes. Il eut le temps de faire volter Roland et de galoper en direction de la ville.
La tête de Fléau apparut au moment où Roland sautait la tranchée ouverte dans la poussière.
— Ils sont des milliers !
— Attendez qu’ils approchent, ordonna Fléau.
Moizes et snargues continuaient à débouler dans la clairière.
Snibril jeta un coup d’œil dans la tranchée. En cet endroit, la plupart des défenseurs étaient des archers dumiis. Calmement étendus par terre, ils observaient la muraille noire qui progressait vers eux.
— Ils ne sont donc pas assez près ?
— Pas encore, répondit Fléau. Sergent Caréus… donnez le signal de se préparer.
— Oui, mon général !
Snibril pouvait maintenant distinguer les créatures individuellement.
Fléau se gratta le menton.
— Pas encore, dit-il. Pas encore. La première volée est la plus… importante.
Une lueur parut sur le monticule de poussière derrière eux. Snibril et Fléau se tournèrent pour voir une forme blanche qui considérait la charge de la horde avec un regard intense. Puis elle disparut.
— Sergent Caréus ? fit Fléau d’une voix calme.
— Mon général ?
— Le moment est maintenant !
Le sergent Caréus renversa la tête en arrière et afficha un large sourire.
— Oui, mon général ! Première escouade… Attendez, attendez… Premièèère escouade… feu ! Première escouade, repli ! Deuxièèème escouade… feu ! Première escouade, rechargez ! Première escouade, en avant ! Premièèère escouade… feu…
Peu de gens avaient vu les archers dumiis en action… Ou plutôt si ; ils avaient été nombreux. Mais comme les flèches se dirigeaient vers eux, ils n’avaient jamais eu le loisir de prendre des notes détaillées. Leur technique consistait simplement à diriger des volées constantes de flèches en direction de l’ennemi. On ne demandait pas aux archers d’être précis. On leur demandait d’être vifs. On avait l’impression de regarder une machine en action.
Un hurlement monta des assaillants. C’était une autre leçon dumiie : frappez la première ligne d’une vague d’assaut dirigée contre vous, et l’ennemi devra gaspiller du temps à éviter de se marcher dessus. Les archers commencèrent à courir le long de la tranchée dans les deux directions, ne laissant en place qu’une petite escouade pour continuer le combat.
Snibril les suivit.
Les archers avaient occupé toute la circonférence. Les moizes n’étaient parvenus jusqu’à la tranchée qu’en un seul point, et deux corps à corps étaient en cours – des Fulgurognes aux prises avec les moizes, et d’autres Fulgurognes qui se battaient avec les premiers Fulgurognes pour avoir une chance de combattre les moizes, eux aussi.
Pour affronter des ennemis trois fois plus grands qu’eux, les Fulgurognes avaient mis au point une tactique – ils se ruaient sur eux pour les escalader jusqu’au niveau des épaules, s’agrippaient d’une main et se battaient de l’autre. Ce qui fait que la moitié des moizes s’administraient de violents coups d’épée dans la tête.
Deux charges supplémentaires se succédèrent avant que les moizes commencent à percevoir que les événements ne tournaient pas comme prévu.
Ils se regroupèrent sous les poils ; ils étaient encore trop nombreux.
— On pourrait continuer comme ça toute la journée, observa Brocando.
— Oh non ! répliqua Fléau.
— Mais on ne déplore encore aucune perte !
— Soit. Mais vous avez envie d’aller voir les moizes pour leur demander de nous rendre nos flèches ?
— Oh !
— Il nous en reste assez pour soutenir une nouvelle charge, et puis c’est tout. Et s’il faut en arriver au corps à corps – ils ont plus de bras que nous.
— Mais je croyais qu’un homme averti en valait deux.
— C’était une figure de style. Ils nous surpassent sur le plan des effectifs et sur celui des armements.
— Excellent, répliqua Brocando. Les défis me stimulent.
— Ils reviennent, leur dit Snibril. Attendez… Quelques-uns seulement. Regardez.
Une demi-douzaine de snargues sortaient en trottant des lignes adverses. Elles s’arrêtèrent à mi-chemin entre l’armée moize et les décombres de la ville.
— Ils veulent parlementer, déduisit Fléau.
— Peut-on leur faire confiance ? demanda Snibril.
— Non.
— Tant mieux. Je n’aimerais pas faire confiance à ces sales créatures.
— Mais vous devriez aller discuter, intervint Forficule. Ça vaut toujours la peine.
Finalement, ils s’avancèrent vers les moizes. Snibril reconnut leur chef, qui portait à présent une couronne de cristaux de sel et les considérait avec une mine impérieuse. Mais Fléau s’intéressait surtout à Gorma-liche, qui faisait partie du petit groupe.
— Eh bien ? s’enquit Fléau. Qu’avez-vous à nous dire ?
— Je m’appelle Jornariliche, répondit le moize couronné. Je vous offre la paix. Vous ne pouvez pas vaincre. Le temps joue en notre faveur.
— Nous avons beaucoup d’armes et beaucoup de soldats pour les manier, répliqua Fléau.
— Et la nourriture ? demanda Jornariliche.
Fléau ignora la question.
— Et quelle paix nous proposez-vous ?
— Jetez vos armes. Ensuite, nous reprendrons les pourparlers.
— Que je commence par jeter mon épée ? demanda Fléau, comme s’il prenait cette offre en considération.
— Oui. Vous n’avez pas le choix. (Le regard de Jor-nariliche passa sur leurs visages.) Aucun d’entre vous. Acceptez mes conditions, ou vous mourrez. Vous mourrez ici, tous les six, et le reste de vos gens ne tardera pas.
— On ne peut pas l’écouter ! éclata Snibril. Et Périlleuse ? Et la Terre de la Grand-Porte ?
— Jeter mon épée, murmura pensivement Fléau. L’idée est séduisante, je l’avoue.
Il tira son épée et la brandit.
— Gormaliche ? dit-il.
La vitesse rendit flou le bras de Fléau. L’épée fendit les airs comme un poignard, frappant le moize en pleine gorge. Gormaliche chut en silence, les yeux grands ouverts par l’horreur.
— Voilà, conclut Fléau. C’est ainsi que nous jetons nos épées, à Uzure. Je l’avais prévenu, mais il n’a pas voulu m’écouter.
Il fit faire volte-face à son cheval et repartit au galop vers la ville, suivi par les autres qui tentaient de se maintenir à sa hauteur. Jornariliche n’avait pas bougé un muscle.
— Ce n’était pas une attitude très dumiie, remarqua Forficule. Vous m’avez surpris.
— Non, j’ai surpris Gormaliche. Toi, tu as simplement été étonné, précisa Fléau. Il était en train de tirer son épée, tu n’as pas vu ?
— Ils préparent une nouvelle charge, les avertit Glurk.
— Je suis surp… étonné qu’ils n’aient pas tenté de creuser des tunnels dans la Trame, fit remarquer Forficule.
— Certains d’entre eux s’y sont essayés, le rassura Glurk avec une mine satisfaite. Ils ont débouché sous les pieds de l’escouade de Bouffu. Voilà une tactique qu’ils ne sont pas près de rééditer.
Fléau se retourna pour considérer les visages inquiets des défenseurs.
— Leur nouvelle charge, donc, dit-il. Nous leur donnerons des raisons de s’en souvenir. Préparez les pones. Nous utiliserons tous les moyens à notre disposition.
— Tous ? répéta Brocando. Entendu !
Il s’éloigna sur son poney le long de la tranchée.
Ils patientèrent.
— Au fait, combien de nourriture nous reste-t-il ? demanda Snibril au bout d’un moment.
— Quatre ou cinq repas pour chacun, répondit Fléau, l’air absent.
— Ce n’est pas beaucoup.
— Cela suffira peut-être, répondit Fléau.
Ils attendirent encore.
— Le pire, c’est d’attendre, fit observer Forficule.
— Non, pas du tout, intervint Biglechouette (à qui nul n’avait osé confier une épée). Je pense que le pire, c’est de se faire planter dans le corps de grandes épées bien affûtées. L’attente, c’est simplement ennuyeux. Quand j’emploie le terme ennuyeux, je veux dire…
— Les voilà, annonça Glurk en ramassant sa lance.
— Ils se sont réorganisés, observa Fléau. Ils ont réuni toutes leurs forces en un seul point. Très bien. Quelqu’un aurait une épée en trop ?
Au bout du compte, il y a des gens qui se battent. Charges, contre-attaques. Des flèches et des lances partout. Des épées qui taillent de petits morceaux dans les gens. Après coup, les historiens tracent des cartes où ils disposent des petites surfaces colorées et de grandes flèches trapues pour indiquer que c’est en ce point que les Fulgurognes ont surpris tout un groupe de moizes, ici que les pones ont piétiné des snargues, là que les armes non conventionnelles de Bouffu se sont laissé piéger et n’ont dû leur salut qu’à la charge résolue d’un détachement munrungue. Et parfois, figurent des croix – c’est en ce point que Fléau fit périr un chef moize, là que Biglechouette estourbit une snargue par accident.
Les cartes ne peuvent mettre en évidence la peur, le bruit, la surexcitation. Après, les choses se passent mieux. Parce que, s’il y a un après, ça signifie que vous avez survécu. Une fois sur deux, personne ne sait ce qui s’est passé avant que tout ne soit terminé. Et parfois même, on ne sait pas qui a gagné avant que les comptes ne soient achevés…
Snibril se faufila et s’ouvrit à l’épée un chemin dans la mêlée. Les moizes semblaient être partout. L’un d’eux lui infligea une estafilade à l’épaule, et le Munrungue ne s’en aperçut qu’après.
Brusquement, il se retrouva dans un espace dégagé, cerné par les moizes, l’épée brandie…
— Attendez.
Jornariliche, le chef des moizes, était là, une patte levée.
— Pas tout de suite. Veillez à ce qu’on ne nous dérange pas. (Il baissa les yeux vers Snibril.) Vous vous trouviez là-bas, avec les autres. Et vous avez essayé de sauver le petit Empereur dodu. Je suis curieux de savoir pour quelle raison vous vous battez encore ? Votre cité n’est plus que ruines. Vous ne pouvez remporter la victoire.
— Uzure ne sera pas en ruine tant que nous n’aurons pas cessé de combattre, répondit Snibril.
— Vraiment ? Comment cela se fait-il ?
— Parce que… Parce que si Uzure existe quelque part, c’est dans la tête des gens.
— En ce cas, nous allons être obligés de voir si nous la trouvons, répliqua Jornariliche sur un ton lourd de menaces.
Un barrissement monta derrière lui, et le groupe s’égailla quand une pone affolée traversa le champ de bataille. Snibril plongea vers la sécurité. Quand il regarda à nouveau, le moize était retourné au combat.
Les défenseurs étaient bel et bien en train de perdre le combat. On le sentait dans l’air. Pour chaque moize qui mordait la poussière, deux autres prenaient sa place.
Il descendit le long d’une pente et retrouva Fléau qui tenait deux ennemis en respect. Quand Snibril atterrit, un des moizes mordit la poussière. Un revers régla le compte du second.
— Nous sommes en train de perdre, annonça Snibril. Il faudrait un miracle.
— Ce ne sont pas les miracles qui remportent les victoires, rétorqua Fléau. (Une nouvelle demi-douzaine de moizes apparut autour des ruines d’une bâtisse.) Les effectifs supérieurs et des tactiques plus élaborées…
Une sonnerie de clairon monta derrière eux. Les moizes firent volte-face.
Une nouvelle armée avançait. Elle n’était pas très importante, mais elle était résolue. Brocando la menait. On entendait ses cris dominer le vacarme.
— Madame ! Tenez ça par l’autre bout ! Allons, allons, mesdames, ne poussez pas ! Attention avec cette lance, vous risquez de blesser quelqu’un…
— Ce n’est pas le but recherché, jeune homme ? demanda une vieille dame très comme il faut, qui n’aurait jamais dû se trouver à proximité d’un champ de bataille.
— Non, madame. Le but, vous l’atteindrez mieux avec l’autre bout, le bout pointu, de l’autre côté.
— Alors poussez-vous donc, jeune homme, que je puisse m’en servir.
Les moizes contemplaient ce spectacle, abasourdis. Snibril en assomma deux avant que les autres aient le temps de réagir. Il était déjà trop tard pour eux.
Les femmes n’étaient pas les guerriers les plus efficaces que Fléau ait pu voir, mais Brocando avait consacré quelques jours à les entraîner en secret. Bouffu lui avait donné un coup de main. Elles étaient motivées. Et en définitive, ne pas avoir reçu une formation de soldats les avantageait. Les guerriers dumiis apprenaient des techniques d’escrime mécaniques et n’étaient pas au fait de ces nouvelles tactiques qu’on invente spontanément. Frapper un ennemi derrière les genoux, par exemple, et le trucider pendant qu’il tombait. Les femmes avaient des méthodes de combat plus cruelles.
Mais ça ne suffisait toujours pas.
Le cercle des défenseurs était sans cesse repoussé plus loin, jusqu’à ce que les combats se livrent à l’intérieur des ruines de la ville.
Et… ils furent vaincus. Après une valeureuse défense. Ils perdirent le combat. On ne rebâtit jamais Uzure. Il n’y eut jamais de nouvelle république. Les survivants s’enfuirent pour regagner ce qui restait de leurs maisons, et ce fut la fin de l’Histoire de la Civilisation. A jamais.
Dans le profond des poils, Culaïna la thunorgue se mouvait sans bouger. Elle traversait un futur après l’autre, et ils étaient là, presque tous identiques.
La défaite. La chute de l’Empire. La fin de ces hommes sans imagination, convaincus qu’existait une meilleure façon de régler les problèmes que la guerre. La mort de Fléau. La mort de Snibril. La mort de tout le monde. Pour rien.
Maintenant, elle se déplaçait sans courir, de plus en plus vite, à travers tous les futurs du Peut-Etre. Ils filaient autour d’elle. C’étaient tous les futurs qu’on n’écrira jamais – les futurs où les gens perdaient, où les mondes s’écroulaient, où les dernières tentatives désespérées ne suffisaient pas. Tous devaient se dérouler quelque part.
Mais pas ici, dit-elle.
Et soudain, elle en trouva un, un seul et unique. Elle fut étonnée. Normalement, les futurs se rangeaient par paquets de mille, ne différant que par d’infimes détails. Mais celui-ci était tout seul. Il existait à peine. C’est à peine s’il en avait le droit. C’était la chance contre un million pour que les défenseurs vainquent.
Elle fut fascinée. Quels êtres étranges, ces Dumiis ! Ils se croyaient aussi rationnels qu’une table, aussi pratiques qu’une pelle… Et pourtant, dans un immense monde de chaos, de ténèbres et de phénomènes qu’ils ne comprendraient jamais, ils se conduisaient comme s’ils croyaient vraiment en leurs petites inventions : la « loi », la « justice ». Et ils n’avaient pas assez d’imagination pour rendre les armes.
Etonnant qu’ils aient même eu une chance de futur.
Culaïna sourit.
Et elle alla voir ce que c’était…
Quand on regarde quelque chose, on le change…
Les moizes battirent une nouvelle fois en retraite, mais seulement pour se regrouper. Après tout, les Dumiis ne pouvaient plus aller nulle part. Et Snibril estima que Jornariliche était du genre qui se complairait à les imaginer en train d’attendre, de se demander comment tout allait finir.
Il trouva Glurk et Fléau affalés contre un mur en ruine, épuisés. Trois femmes dumiies les accompagnaient ; l’une d’entre elles bandait une blessure sur le bras de Glurk avec les lambeaux de ce qui avait été une jolie robe.
— Eh bien, constata ce dernier. Au moins, ils pourront dire que nous ne nous sommes pas rendus sans combattre… Aïeuuuu !
— Mais arrêtez donc de vous agiter ! lui intima la femme.
Fléau fit remarquer :
— Je ne crois pas que l’Histoire intéresse beaucoup les moizes. Après ceci, il n’y aura plus de livres. Plus d’Histoire. Plus de livres d’Histoire.
— D’une certaine façon, c’est ça, le pire, acquiesça Snibril.
— Excusez-moi, fit une de femmes. Euh… Je suis Dame Cériline Vortex. La veuve de feu le major Vortex ?
— Je me souviens de lui. Un soldat très honorable, dit Fléau.
— J’aimerais simplement dire que la fin des livres d’Histoire n’est pas ce qui peut arriver de pire, jeune homme. Le pire, c’est probablement de mourir, reprit Dame Vortex. L’Histoire se débrouillera bien toute seule.
— C’est certain, nous vous sommes, euh… infiniment reconnaissants de votre assistance, déclara Fléau, un peu embarrassé.
— Ce n’est pas de l’assistance, c’est de la participation, corrigea vertement Dame Vortex.
Partout dans les ruines d’Uzure, les gens s’asseyaient par petits groupes ou s’occupaient des blessés. Deux pones avaient été tuées. Pour elles, en tout cas, le décompte des effectifs était facile à faire. Snibril n’avait plus vu Brocando ou Forficule depuis longtemps.
Il y eut des mouvements chez l’ennemi.
Snibril poussa un soupir.
— Les revoilà, dit-il en se remettant debout.
— L’Histoire, hein ? ajouta Glurk en s’emparant de sa lance. Le glorieux dernier carré.
Dame Vortex ramassa une épée par terre. Elle était toute frémissante de fureur.
— Dernier ? C’est ce que nous allons voir, dit-elle sur un ton qui laissa penser à Snibril que le moize qui s’attaquerait à elle allait passer un très vilain quart d’heure.
Elle se retourna vers Fléau.
— Et quand tout ceci sera terminé, jeune homme, il va falloir que nous ayons un entretien sérieux. Si nous devons nous battre, il faudra que nous ayons aussi droit à notre part du futur…
Les moizes lancèrent la charge.
Mais elle semblait manquer de conviction. Ceux de la première ligne continuaient à avancer, mais graduellement ceux qui les suivaient ralentirent. Ils poussaient des exclamations et regardaient en direction des poils. En quelques secondes, leur confusion avait engendré une véritable pagaille.
— Pourquoi s’arrêtent-ils ? s’étonna Glurk.
Snibril plissa les yeux pour mieux inspecter les ombres entre les poils.
— Il y a… quelque chose par là-bas… dit-il.
— Encore des moizes ?
— Je ne distingue pas bien… Ils sont en train de se battre… Minute… (Il cligna des yeux.) Ce sont des Vivants. Des milliers et des milliers de Vivants ! Ils attaquent les moizes !
Fléau se retourna vers les défenseurs.
— Alors, nous avons le choix, déclara-t-il. Chargez !
Pris entre deux armées, les moizes n’avaient même plus une chance sur un million. Et les Vivants se battaient comme des fous furieux… Pire, ils se battaient comme des gens sensés, avec les meilleures armes qu’ils avaient pu fabriquer, taillant, tranchant. Comme des chirurgiens, raconta Forficule, plus tard. Ou comme des gens qui avaient compris que le meilleur futur, c’est encore celui qu’on se forge soi-même.
Après, ils apprirent qu’Athan le Vivant avait péri pendant la bataille. Mais au moins ne l’avait-il pas su d’avance. Les Vivants communiquent de façon étrange à travers le Tapis tout entier, et ses idées nouvelles avaient couru d’un Vivant à l’autre comme une traînée de poudre : vous n’êtes pas forcés d’accepter, vous pouvez changer ce qui va se passer.
Cette idée ne leur était encore jamais venue à l’esprit.
Et là, enfin, tout fut terminé.
Nul ne retrouva l’Empereur. On ne chercha pas beaucoup. Tacitement, tout le monde sembla tenir pour établi que les décisions seraient désormais prises par Fléau.
Tout ne s’achève pas sur cette victoire, se dit Snibril. C’est à la fin de la bataille que les problèmes commencent, que vous ayez gagné ou perdu. Il y a des milliers de gens qui n’ont à manger que pour une journée et qui se retrouvent sans logis. Et il reste encore des moizes en liberté – encore que j’aie l’impression qu’ils garderont leurs distances quelque temps. Et l’Empire est en pièces. Et il faut encore résoudre le problème de la Terre de la Grand-Porte.
Du moins la question de la nourriture fut-elle aisément réglée. Les dépouilles de snargues jonchaient le champ de bataille. Comme le fit remarquer Glurk, il n’y avait aucune raison de les laisser perdre.
Fléau passa toute la journée assis dans les ruines du palais, à écouter le défilé des gens et parfois à donner des ordres. On expédia une escouade à Périlleuse, pour ramener les chariots munrungues restés là-bas.
Quelqu’un suggéra qu’on donne un grand festin. Un de ces jours, répondit Fléau.
Puis on fit entrer Jornariliche. Il avait été gravement blessé d’un coup de lance, mais l’expédition de collecte des snargues supervisée par Glurk l’avait retrouvé en vie. On essaya de le traîner devant Fléau, mais comme il tenait à peine debout, c’était assez inutile.
— Nous devrions ouvrir un procès, déclara Forficule, selon l’ancienne coutume…
— Et ensuite le tuer, compléta Glurk.
— Nous n’avons pas le temps, fit Fléau. Jornariliche ?
Malgré ses blessures, le moize redressa fièrement la tête.
— Je vous montrerai comment meurt un moize, annonça-t-il.
— Nous le savons déjà, répondit Fléau sur un ton égal. Ce que je voudrais savoir c’est… pourquoi ? Pourquoi nous avoir attaqués ?
— Nous servons le grand Découdre ! Le grand Découdre exècre toute vie sur le Tapis !
— Un simple phénomène naturel, bougonna Forficule. Il finira par révéler ses secrets face à l’observation scientifique et à la déduction.
Jornariliche lui adressa un grognement.
— Jetez-le quelque part au fond d’un cachot, ordonna Fléau. Je n’ai pas le temps de l’écouter.
— Je ne crois pas qu’il reste de cachots, fit observer Glurk.
— Eh bien, alors, faites-lui en bâtir un, et vous le jetterez dedans quand il sera terminé.
— Mais on devrait le tuer !
— Non. Tu écoutes trop Brocando, répondit Fléau.
Brocando se dressa sur ses ergots.
— Tu le connais ! Pourquoi ne pas le tuer… commença-t-il.
Mais on l’interrompit.
— Parce que ce qu’il est ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes, nous.
Tout le monde tourna la tête. Même Jornariliche.
C’était moi, pensa Snibril. Je ne me suis pas aperçu que je parlais à voix haute. Oh, tant pis…
— Voilà ce qui compte, poursuivit-il. C’est pour cela qu’Uzure a été édifiée. Parce que les gens voulaient trouver d’autres solutions que la guerre. Et ne plus avoir peur du futur.
— Mais nous n’avons jamais fait partie de l’Empire ! protesta Brocando.
— Quand l’heure du choix a sonné, de quel côté vous êtes-vous rangés ? lui demanda Snibril. De toute façon, vous faisiez partie de l’Empire. Vous ne le saviez pas, c’est tout. Vous avez passé tant de temps à clamer que vous n’en faisiez pas partie que vous avez fini… eh bien, par en faire partie. Que feriez-vous si l’Empire n’existait pas ? Vous recommenceriez à balancer les gens du haut du roc.
— Je ne balance pas les gens du haut du roc !
La tête de Jornariliche allait de l’un à l’autre, fascinée.
— Pourquoi avez-vous arrêté de le faire ? demanda Snibril.
— Eh bien… Ce n’était plus le… Ça n’a rien à voir !
— Eux ? s’étonna Jornariliche. Ce sont eux qui m’ont vaincu ? Ces faibles avortons qui passent leur temps à se chamailler ?
— Incroyable, n’est-ce pas ? lui lança Fléau. Emportez-le et enfermez-le à clé.
— J’exige une mort honorable !
— Ecoute-moi, tonna Fléau d’une voix qui semblait de bronze. J’ai tué Gormaliche parce que de tels individus ne devraient pas avoir le droit d’exister. Pour toi, je n’ai pas encore de certitude arrêtée. Mais si tu m’ennuies encore une fois, je t’abattrai sur place. Maintenant… emportez-le.
Jornariliche ouvrit la bouche, avant de la clore à nouveau. Snibril examina les deux personnages. Il en serait capable, songea-t-il. Sur-le-champ. Pas par cruauté ni par colère, mais simplement parce que cela serait nécessaire.
L’idée lui vint qu’il préférerait nettement avoir affaire à un Brocando en proie à l’ivresse des batailles, ou à un Jornariliche en rage, qu’à Fléau.
— Mais Snibril a raison, cela dit, intervint Forficule, tandis qu’on faisait sortir le moize silencieux. Tout le monde a toujours agi selon les anciennes coutumes. Il faut en trouver de nouvelles. Sinon, il n’y en aura plus aucune, ni anciennes ni nouvelles. Nous ne voulons pas avoir vécu tout ce que nous avons vécu pour reprendre nos disputes sur de nouveaux sujets. L’Empire…
— Je ne sais pas s’il y aura encore un Empire, intervint Fléau.
— Quoi ? Mais il en faut un ! s’exclama Forficule.
— Il pourrait y avoir mieux, dit Fléau. J’y réfléchis. Une union de beaucoup de petits pays et de cités vaudrait mieux qu’un seul immense Empire. Je ne sais pas.
— Et une voix pour les femmes, lança Dame Vortex depuis la foule.
— Ça aussi, peut-être, concéda Fléau. Chacun devrait y trouver son compte.
Il leva la tête. Aux derniers rangs, se tenaient quelques Vivants. Ils n’avaient pas dit mot. Nul ne savait comment ils s’appelaient.
— Chacun devrait y trouver son compte, répéta Fléau. Nous devrions en discuter…
Un Vivant s’avança et retira son capuchon, révélant que c’était en fait une Vivante.
— Je dois vous parler, dit-elle.
Tous les Vivants dans la salle retirèrent leur cagoule.
— Je suis Tarillon, le maître des mines. Nous allons vous quitter. Nous pensons… nous pensons que nous pouvons sentir un futur, désormais. Nous… nous avons retrouvé nos souvenirs.
— Pardon ? demanda Fléau.
— Nous avons choisi un nouveau Fil.
— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.
— Nous sommes redevenus des Vivants. Des Vivants comme ils doivent être. Nous pensons que nous nous remémorons une nouvelle Histoire et donc, à présent, avec votre permission, nous allons reprendre nos vies. (Elle sourit.) Je me souviens d’avoir dit ça !
— Oh, fit Fléau. (Il parut gêné : un homme pragmatique confronté à une situation que le manque de temps l’empêchait de comprendre.) Bien. Parfait. Je suis ravi pour vous. S’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire…
— Nous nous reverrons. Nous en sommes… certains.
— Eh bien… Encore merci…
Les Vivants sortaient déjà en file indienne.
Snibril se glissa à leur suite. Dans son dos, il entendit les débats reprendre…
C’était le matin. Les Vivants se hâtaient dans les ruines, et il dut se dépêcher pour les rattraper.
— Tarillon ?
Elle se retourna.
— Oui ?
— Pourquoi partez-vous ? Que vouliez-vous dire ?
Elle fronça les sourcils.
— Nous avons essayé vos… vos… décisions. Nous avons écouté Athan. Il nous a expliqué comment on choisissait. Nous avons essayé. C’est horrible. Comment pouvez-vous supporter ça ? Vivre sans savoir ce qui va arriver. Ne jamais être sûr pendant vos heures de veille que vous reverrez la nuit tomber. Ça nous rendrait fous ! Mais nous sommes des Vivants. Nous ne pouvons changer notre nature. Nous avons aidé à créer une nouvelle Histoire. Maintenant, nous pensons nous en souvenir à nouveau.
— Oh !
— Quelle puissance vous devez avoir, pour affronter tant d’incertitudes.
— Nous trouvons cela normal, expliqua Snibril.
— Comme c’est étrange. Etrange. Tant de courage. Eh bien, adieu. Vous avez décidé de quitter Uzure.
— Oui, je… Comment le savez-vous ?
Elle parut remplie de joie.
— Je vous l’ai dit… Nous pouvons de nouveau nous souvenir des choses !
Il retrouva Roland là où il l’avait attaché. La sacoche de Snibril ne contenait plus grand-chose, désormais. Il avait perdu son morceau de poussière porte-bonheur. Ses pièces également. Sa paire de bottes de rechange, il la portait aux pieds. Il ne lui restait plus désormais qu’une couverture, quelques couteaux, un morceau de corde. Une lance. On n’a jamais vraiment besoin de plus.
La voix de Forficule s’éleva dans son dos, à l’instant où il ajustait sa selle.
— Tu t’en vas ?
— Oh. Je ne t’avais pas entendu.
— J’ai passé beaucoup de temps en compagnie des Munrungues. Vous savez vous approcher sans faire de bruit. Et, je dois ajouter, vous éloigner sur la pointe des pieds.
— Je suis sûr que les gens arriveront à tout mettre en place.
— Du moment qu’ils continuent à se disputer, assura Forficule. C’est capital, les disputes.
Snibril se retourna vers lui.
— J’ai simplement envie de découvrir le Tapis, dit-il. La nature du grand Découdre. Ce qu’il y a tout au bout. Tu disais qu’on devait toujours poser des questions…
— Exact. C’est capital, les questions.
— Tu crois que l’idée de Fléau fonctionnera ?
— Qui sait ? L’heure est venue d’essayer de nouveaux concepts.
— Oui. (Snibril monta en selle.) Tu savais que les Vivants nous trouvent courageux parce que nous pouvons prendre des décisions ? Eux, ils en sont incapables ! C’est trop dur pour eux ! Nous qui pensions que c’est eux qui étaient spéciaux. C’est incroyable, les choses qu’on peut apprendre.
— Je te l’ai toujours dit.
— Eh bien, maintenant, je veux en apprendre de nouvelles ! Et je veux partir tout de suite, parce que si je traîne, je ne partirai jamais. Je veux voir toutes les choses dont tu m’as parlé ! Le pieddechaise. L’Atre. Le Bord.
— Tu me raconteras à quoi elles ressemblent, alors. Je n’en ai jamais lu que des descriptions.
Snibril resta interdit.
— Mais quand j’étais petit, tu m’as raconté toutes sortes d’histoires sur le Tapis ! Tu veux dire qu’elles n’étaient pas vraies ?
— Oh, elles étaient vraies. Sinon, personne ne les aurait écrites. (Forficule haussa les épaules.) Moi-même, j’ai toujours eu envie de voyager. Mais je n’ai jamais trouvé le temps de le faire. Si tu as l’occasion, tu sais… Si tu as le temps de rédiger quelques notes…
— Entendu. Hah. Oui. C’est promis. Si je trouve le temps. Bon, alors… Au revoir ?
— Au revoir.
— Et tu diras au revoir à…
— Je n’y manquerai pas.
— Tu sais comment c’est.
— Probablement. Au revoir. Reviens nous raconter tout ça, un jour.
Cette dernière injonction devint un cri, car Snibril avait lancé Roland en avant. Quand il ne fut plus qu’un point sur la route, il se retourna et salua.
Forficule rentra à pas lents retrouver la discussion.
Snibril s’arrêta de nouveau, à quelque distance d’Uzure, et il aspira profondément l’air du Tapis.
Il se sentait un peu triste. Mais il aurait toujours un endroit où rentrer, quelque part. Il sourit, flatta l’encolure de Roland. Puis, le moral en hausse et les cheveux au vent, il lança sa blanche cavale au galop, et ils disparurent entre les poils serrés.