8

Le peuple se tourna vers l’ouest. Le voyage vers Périlleuse se passa dans l’allégresse. Brocando était monté dans le chariot de tête. Ils allaient en un lieu que seul un idiot aurait attaqué.

Si nombre de Munrungues ne cachaient pas leur admiration pour le petit monarque, Glurk était en passe de devenir un royaliste inconditionnel. Brocando percevait son intérêt respectueux et bavardait avec lui de cette façon spéciale que l’individu de sang royal réserve au roturier, qui ravit ce dernier sans qu’il puisse exactement se rappeler ce qu’on lui a dit, en fin de compte.

Snibril trottinait de l’autre côté du chariot, prêtant l’oreille à demi au moindre signe du grand Découdre et à demi au bavardage du Fulgurogne.

— Par la suite, dans l’aile gauche du palais, Broc, mon ancêtre, a érigé un temple à Kone le Fondateur. Les Vivants ont passé sept ans à sculpter les piliers de vernis et de bois et à assembler pour Broc l’immense mosaïque du Tapis. Nous n’avons toujours pas fini de les payer. Les murs ont été incrustés de jais et de sel, l’autel de bois rouge couvert de parements de bronze. Ça a véritablement constitué le cœur du palais actuel, construit par mon arrière-grand-père, Broc, septième du nom. Il a rajouté le Portail de Bois en accédant au trône. Et n’oublions pas les salles du Trésor. Je crois qu’il en existe au moins neuf. Et seul le roi en exercice a le droit d’y pénétrer. La couronne a été ciselée par Tarma l’orfèvre, en personne. Elle compte sept pointes, chacune ornée de gemmes de sel.

— Oh, dans notre hutte, on avait une carpette, signala Glurk.

Et ainsi de suite, Glurk accompagnant avec passion le Fulgurogne au fil des salles du Trésor, de l’armurerie, des salles de banquet et des chambres d’amis, tandis que la caravane s’approchait toujours davantage de Périlleuse.

Graduellement, le Tapis changea à nouveau de couleur, passant du rouge à un mauve profond, puis au bleu marine. Ils dressèrent le camp sous des poils bleus, chassèrent les petits animaux cuirassés qui nichaient dans des terriers creusés dans la poussière, et se demandèrent si Périlleuse était aussi belle que la décrivait Brocando, parce que, en ce cas, il fallait qu’ils arrêtent tout de suite de manger et de boire, afin de faire de la place pour leurs futures bombances.

Le sentier commença à se métamorphoser en route, non pas ces grandes routes blanches que construisaient les Dumiis, mais une voie proprement tracée, faite de planches de bois posées sur un soubassement de poussière. De part et d’autre, les poils poussaient moins dru, et Snibril remarqua la présence de nombreuses souches. Ce n’était pas tout. Aucun Munrungue n’avait jamais planté de graine. Ils aimaient bien les légumes quand l’occasion se présentait, et savaient en quel endroit poussait telle ou telle plante, quels poils laissaient choir des graines comestibles, mais, sauf dans le jardin de simples de Forficule, tout ce qui poussait autour d’eux se développait à l’état sauvage. Pour un Munrungue, l’explication était évidente : si on plantait une graine, il fallait s’arrêter pour la regarder pousser, faire déguerpir les animaux ou les voisins goulus qui pouvaient rôder dans le secteur, enfin, pour résumer, gaspiller son temps à traîner sur place, comme le disait Glurk. Pour un Munrungue, les légumes étaient juste un élément qui donnait une petite saveur particulière à la viande.

Mais dans le bleu pays de Jabonye, autour de la petite ville de Périlleuse, les Fulgurognes avaient changé le Tapis en jardin. Il y avait là des poils que Snibril n’avait encore jamais vus, pas les grands troncs robustes qui envahissaient le reste du Tapis, mais des tiges délicates aux branches chargées de fruits. On avait soigneusement rassemblé la poussière autour de leur pied afin de créer un sol fertile pour toutes sortes d’arbustes et de légumes. Les voyageurs purent voir des groades mûres et mauves, à la saveur de poivre et de gingembre, et de grands Champignons de Maître qu’on pouvait faire sécher et conserver plusieurs années sans qu’ils perdent leur goût délicat. On avait même surélevé la piste par rapport aux jardins, et de petits poils arbustifs poussaient sur ses bords pour constituer une haie basse. C’était un pays bien ordonnancé.

— Je n’avais jamais remarqué que le paysage ressemblait à ça, avoua Fléau.

— Il a une autre allure quand les armées dumiies ne l’occupent pas, répliqua Brocando.

— Les hommes que je commandais ont toujours eu l’ordre de traiter les terres avec respect.

— Tout le monde n’a pas fait preuve d’autant de scrupules.

— Où sont les habitants ? s’étonna Glurk. Je vous accorde qu’une bonne racine bien cuite, c’est pas désagréable, mais tout ça a pas poussé sur un simple coup de sifflet. On doit toujours être sur place à tripoter la terre, quand on est fermier.

Effectivement, il n’y avait personne. Les fruits ployaient les bosquets en bord de route, mais nul ne venait les cueillir, sauf les enfants munrungues, qui s’y entendaient fort bien. Mais on ne voyait personne d’autre.

Snibril prit sa lance. C’était comme à la chasse. On apprenait à différencier les qualités de silences.

Il y avait le silence de la créature qui a peur et craint pour sa vie ; le silence des petits animaux, tapis immobiles ; le silence des grosses créatures, qui se préparent à bondir sur les plus petites ; parfois, le silence que produit l’absence de tout être vivant. Et il y avait un genre de silence moite et tranchant, que cause une présence… en train de vous épier.

Fléau avait tiré son épée. Snibril se dit que les soldats apprenaient à distinguer les différents silences, eux aussi.

Ils échangèrent un coup d’œil.

— Est-ce qu’on laisse les chariots ici ? demanda Snibril.

— Mieux vaut rester groupés. Ne divisons pas inutilement nos forces. C’est la première loi de la stratégie.

La caravane poursuivit sa route lentement, et tout le monde surveilla les poils.

— Les buissons juste devant, à droite, signala Fléau sans bouger la tête.

— Il me semble aussi, répondit Snibril.

— Ils sont là-dedans, ils nous observent.

— Un seul, je crois.

— Je pourrais l’embrocher sur ma lance, sans problème, intervint Glurk.

— Non, on aura peut-être besoin de l’interroger par la suite, répondit Fléau. Nous allons le prendre en tenaille.

Snibril s’avança à pas de loup vers le buisson, en contournant un poil. Il pouvait voir le feuillage frémir légèrement. Fléau se trouvait de l’autre côté et Glurk, qui savait se déplacer très silencieusement pour un aussi grand gaillard, apparut comme par magie devant le buisson, épée levée.

— Prêts ?

— Prêt.

— Ouais.

Fléau empoigna une fougère des poussières et tira un bon coup.

Un jeune enfant leva les yeux vers trois lames frémissantes.

— Euh… dit-il.


Et dix minutes plus tard…

Un petit groupe de Fulgurognes travaillait les rangs de légumes entre les poils. Ils n’avaient pas l’air heureux, ni bien nourris, d’ailleurs. Plusieurs gardes les surveillaient. Même de l’endroit où il était, Snibril discerna leurs longs museaux.

Entre les poils, on apercevait la ville de Périlleuse.

Elle était érigée sur un gigantesque roc de sable. La cité proprement dite comprenait une agglomération de bâtiments au sommet ; une route en spirale faisait plusieurs fois le tour de l’escarpement pour aller de la ville à la plaine. Tout en bas, on avait construit un immense portail, dont la fonction était purement décorative. Personne n’aurait pu s’engager sur cette route contre la volonté des gens de la citadelle.

Il y eut un mouvement dans la poussière, et Glurk rejoignit Snibril en rampant.

— Le gamin disait vrai. Les moizes et les snargues sont partout. L’endroit en fourmille.

— Ils tiennent la ville ? demanda Snibril.

Glurk dodelina de la tête.

— Voilà ce qui arrive quand on s’en va chasser le trésor au lieu de rester chez soi à régner comme il faudrait, dit-il sur un ton désapprobateur.

— Viens, retournons au campement.

Les chariots avaient été parqués parmi les arbustes, à quelque distance, et les gens montaient la garde.

Forficule, Fléau et Brocando, assis en demi-cercle, observaient le petit garçon en train de manger de la soupe. Malgré sa capacité infinie à engloutir la nourriture, il répondait d’une toute petite voix aux questions de Brocando, entre deux bouchées.

— Mon propre frère ! grondait Brocando au moment où les autres entraient dans le camp. Si on ne peut plus avoir confiance en sa propre famille, à qui se fier ? Je tourne le dos quelques jours…

— Un an, rectifia Fléau.

— … Et il se proclame roi ! Je n’ai jamais vraiment aimé Antiroc. Il traînait toujours dans les coins sombres, il marmonnait dans sa barbe et il ne faisait jamais de sport.

— Mais comment les moizes sont-ils entrés en ville ? s’étonna Snibril.

— Il les a fait venir ! Vas-y, Stréphon, raconte au monsieur !

L’enfant, qui devait avoir sept ans, parut terrifié.

— Je… Je… Ils étaient… tout le monde se battait… bredouilla-t-il.

— Eh bien ! Eh bien ! Vas-y, dis-leur, mon garçon !

— Je crois qu’il vaudrait peut-être mieux que vous alliez faire quelques pas, pendant une ou deux minutes peut-être ? Il arrivera sans doute plus facilement à s’exprimer.

— Mais je suis son roi !

— C’est bien pour ça. Quand ils se tiennent devant vous, les rois deviennent un genre de problème d’élocution. Si vous alliez… Oh, je ne sais pas, moi… Passer les sentinelles en revue ?

Brocando bougonna, mais s’éloigna en compagnie de Glurk et de Snibril.

— Hmpf ! Les frères ! marmonnait-il. On a toujours des ennuis, avec eux. Ils complotent, ils fouinent, ils traînent partout et ils vous usurpent comme si de rien n’était.

Glurk sentit que son devoir était de manifester sa loyauté envers la confrérie tacite des grands frères.

— Ah, ça ! Snibril a jamais su ranger sa chambre.

Quand ils revinrent, Stréphon, coiffé du casque de Fléau, semblait beaucoup plus guilleret. Fléau l’expédia ailleurs, avec l’ordre de faire quelque chose de dangereux.

— Pour tout vous résumer en langage d’adulte, dit-il, en ne vous voyant pas revenir, votre frère s’est emparé du trône. Il ne s’est pas révélé très populaire. On s’est beaucoup battu. Si bien que lorsqu’une meute de moizes s’est présentée un jour… il les a invités.

— Il n’aurait pas osé ! s’indigna Brocando.

— Il s’imaginait pouvoir les employer comme mercenaires qui combattraient sous ses ordres. Pour combattre, ils ont combattu. Les moizes racontent qu’il est toujours roi, bien que nul ne l’ait revu. Ce sont les moizes qui détiennent le pouvoir effectif. Beaucoup de gens se sont enfuis. Les autres ont été réduits en esclavage, plus ou moins. Employés dans les carrières de sable. Les travaux forcés dans les champs. Ce genre de besogne.

— Les moizes n’ont pas l’air de gens passionnés par les légumes, s’étonna Snibril.

— Ils mangent de la viande.

Forficule, assis contre un des chariots, se pelotonnait sous une couverture : le voyage ne lui réussissait pas. On l’avait presque oublié.

Ses mots tombèrent comme autant de pierres. En fait, ce n’étaient pas tant les mots eux-mêmes qui étaient inquiétants. Tout le monde mangeait de la viande. Mais il avait employé pour le dire une intonation spéciale, laissant entendre qu’il n’était pas question de viande ordinaire…

Brocando blêmit.

— Que veux-tu dire ?

— Ils se nourrissent d’animaux, poursuivit Forficule. (Snibril ne lui avait encore jamais vu une si petite mine.) Malheureusement, ils considèrent que tout ce qui n’est pas un moize est un animal. Hem… Je ne sais pas comment dire… Vous savez ce que signifie le mot moize dans la langue des moizes ? Hmm ? Ça signifie… Les Vrais Humains.

Ces mots eurent eux aussi un impact certain.

— Nous attaquerons ce soir, décréta Brocando. Je n’autorise personne à dévorer mes sujets.

— Euh… fit Glurk.

— Mais voyons ! Bien sûr, fit Fléau. Pourquoi pas ? C’est parfait ! Cinq mille soldats ne pourraient pas venir à bout de Périlleuse.

— C’est exact, déclara Brocando. Alors, nous…

— Euh… fit Glurk.

— Oui ? s’enquit Brocando.

Apparemment, quelque chose tracassait le chef.

— J’ai cru entendre une ou deux références récentes à un « nous », commença-t-il. J’ai envie de tirer ça au clair, vous voulez bien ? Vous formalisez pas. Pour nous récompenser de vous avoir sauvé la vie, nous allons nous lancer à l’assaut d’une cité qu’aucune armée dumiie a jamais pu prendre et combattre un grand nombre de moizes ? Vous voulez que ma tribu, qui a désormais plus d’endroit où vivre, sauve votre cité pour vous, bien que ce soit une entreprise impossible ? J’ai tout compris, non ?

— Brave gaillard ! s’exclama Brocando. Je savais que nous pouvions compter sur vous ! J’ai besoin d’une demi-douzaine d’hommes avec un cœur vaillant !

— Je peux probablement vous en fournir un avec des yeux écarquillés, fit Glurk.

— Il faut lui prêter main-forte, insista Snibril. Tout le monde est trop fatigué, on ne pourra pas repartir. Et puis, que se passera-t-il si on ne l’aide pas ? Tôt ou tard, il faudra affronter ces choses. Autant que ça se passe ici.

— L’ennemi est supérieur en nombre ! dit Fléau. Et vous n’êtes pas des soldats !

— Non, approuva Glurk, nous sommes des chasseurs.

— Bien répondu, triompha Brocando.

Glurk donna un coup de coude à Snibril.

— Je me trompe, ou on vient de se porter volontaires pour une mort quasi certaine ? demanda-t-il.

— Je crois bien que c’est le cas, en effet.

— C’est incroyable, ce qu’on arrive à faire quand on est roi, dit Glurk. Si on se tire de cette histoire, je crois que je vais essayer de m’y mettre.


Vint la nuit. Un blaireau bleu qui commençait sa chasse avec un peu d’avance faillit se cogner contre la file d’envahisseurs potentiels et battit en retraite avec un dandinement précipité.

Une dispute à voix basse divisait les Fulgurognes. Certains voulaient chanter en montant à la bataille, comme l’exigeait la coutume. Brocando répétait qu’ils montaient à la bataille en secret, mais un ou deux traditionalistes endurcis revendiquaient le droit d’entonner des chansons pacifiques, ce qui, affirmaient-ils, allait complètement embrouiller l’ennemi. Finalement, Brocando eut gain de cause en jouant les rois et en menaçant de faire exécuter ceux qui étaient en désaccord avec lui. Glurk fut impressionné.

Au moment où Snibril commençait à penser que le Tapis s’étirait à l’infini dans le noir, ils atteignirent la route. Devant eux, des torches flambant le long de ses murailles, apparut la citadelle de Périlleuse.

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