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— Bon, tout est là. Allons-y, lança Glurk en jetant un dernier coup d’œil aux ruines de sa hutte.

— Une minute, dit Snibril.

Ses possessions tenaient aisément à l’intérieur d’une sacoche en fourrure, mais il les inspecta pour vérifier qu’il n’avait rien oublié derrière lui. Il y avait un couteau de corne avec un manche en bois sculpté, et une paire de bottes de rechange. Il y avait également une pelote de cordes d’arc, une deuxième sacoche remplie de pointes de flèches, un morceau de poussière porte-bonheur et, tout à fait au fond, les doigts de Snibril se refermèrent sur une bourse bosselée. Il l’exhuma avec précaution, en prenant soin de ne pas endommager le contenu, et l’ouvrit. Deux, cinq, huit, neuf. Toutes là, leur vernis accrochant la lumière tandis qu’il les tournait entre ses doigts.

— Bah, fit Glurk. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu t’encombres avec ça. Tu ferais mieux d’employer cette place à emporter un autre sac de pointes de flèches.

Snibril secoua la tête et leva les pièces pour faire luire leur vernis.

Elles avaient été taillées dans le bois rouge des mines du pieddechaise. Sur un côté, figurait le profil de l’Empereur. C’étaient des tarnerii, la monnaie des Dumiis, et elles lui avaient coûté beaucoup de fourrures, à Trégon Marus. En fait, c’étaient bel et bien des fourrures, si on voulait considérer les choses d’un certain point de vue, ou bien des pots, des couteaux ou des lances. Enfin, ça, c’est ce que prétendait Forficule.

Snibril n’avait jamais vraiment compris mais, apparemment, les Dumiis révéraient tant leur Empereur qu’ils donnaient et acceptaient ces petites images gravées de lui en échange de peausseries et de fourrures. Enfin, ça encore, c’est ce que prétendait Forficule. Snibril n’était pas convaincu que le chaman ait de la haute finance une conception plus nette que la sienne.

Tous deux se dirigèrent vers les chariots. Moins d’une journée s’était écoulée depuis la venue du grand Découdre. Mais quelle journée…

Des disputes, surtout. Les Munrungues les plus fortunés ne voulaient pas partir, surtout parce que personne n’avait la moindre idée de leur nouvelle destination. Et Forficule avait filé qui sait où, pour régler des affaires personnelles.

Soudain, au milieu de la matinée, ils avaient entendu des cris de snargues en provenance du sud. Quelqu’un vit des ombres se faufiler entre les poils. Quelqu’un d’autre aperçut des yeux qui les observaient depuis le haut de la palissade.

D’un seul coup, toutes les disputes cessèrent. Les Munrungues avaient coutume de voyager, comme certains le rappelèrent brusquement. Ils se déplaçaient à peu près tous les ans, pour trouver de meilleurs territoires de chasse. Ce genre de déplacement, ça faisait bien plusieurs mois qu’ils l’envisageaient. On ne pouvait pas prétendre qu’ils fuyaient, tout le monde était bien d’accord sur ce point. Ils s’éloignaient. D’un pas très posé, d’ailleurs.

Avant le milieu de l’après-midi, la zone enclose par la palissade fut bondée de chariots, de bétail et de gens chargés de meubles. Maintenant, le tohu-bohu s’était apaisé, et tout le monde attendait Glurk. Il avait le plus beau chariot, un héritage de famille, avec un toit bombé couvert de fourrure. Il fallait quatre poneys pour le tirer ; les huttes étaient conçues pour durer un an ou deux, mais on se transmettait les chariots de génération en génération.

Derrière le chariot, patientait une file de poneys de bât, chargés de la fortune en fourrures des Orkson. Ensuite venaient les chariots de la tribu. Aucun n’était aussi somptueux que celui des Orkson, encore que certains l’égalassent presque. Derrière eux, on apercevait les charrettes à bras, plus pauvres, et les familles qui ne pouvaient s’offrir qu’un seul poney et des parts, par tiers, dans le bétail. Et ceux qui allaient à pied fermaient la marche. Snibril eut l’impression que les gens qui transportaient toutes leurs possessions matérielles d’une seule main paraissaient un peu plus sereins que ceux qui abandonnaient la moitié des leurs derrière eux.

Maintenant, il ne manquait plus que Forficule. Où était-il passé ?

— Il n’est pas là ? trancha Glurk. Bon, il sait que nous partons. Il nous rejoindra. Je ne crois pas qu’il veuille qu’on l’attende.

— Je pars en éclaireur pour le trouver, trancha Snibril à son tour.

Glurk ouvrit la bouche pour donner un conseil à son frère, avant de se raviser.

— Très bien, dis-lui qu’on se dirigera vers Bout Brûlé, en suivant les vieilles pistes. On peut y organiser facilement une défense, si besoin est.

Glurk attendit que le dernier traînard ait quitté l’enclos, puis il tira le portail. N’importe qui pouvait s’introduire par les brèches de la palissade, mais Glurk estimait quand même de son devoir de fermer les portes. C’était plus… convenable. Ça laissait supposer qu’ils reviendraient peut-être un jour.

Snibril remonta la route au trot, en tête de file. Il chevauchait sa blanche monture avec une certaine inexpérience, mais beaucoup de détermination. Il l’avait baptisée Roland, du nom d’un de ses oncles. Personne ne discuta son droit à la nommer ni à la conserver. Les Munrungues observaient généralement les lois dumiies, mais « je l’ai trouvé, je le garde » restait une des plus vieilles règles en exercice.

Au bout d’une certaine distance, il abandonna la route. Bientôt, la blanche falaise de la Muraille en Bois s’éleva au-dessus des poils, éblouissante. L’épaisse poussière qui régnait partout amortissait le bruit des sabots de Roland, et le Tapis se fit plus dru. Snibril sentait son immensité s’étendre partout autour de lui, par-delà les plus vastes limites de l’Empire. Et si la route dumiie conduisait à des lieux lointains, jusqu’où pouvait mener cette vieille piste ?

Il restait assis à l’observer, parfois, quand la nuit était calme. Les Munrungues bougeaient beaucoup, mais toujours dans la même région. Toujours à proximité de la route. Forficule évoquait des endroits comme Carpette, l’Atre ou le Bord. Des lieux lointains aux noms exotiques. Forficule avait tout visité, il avait contemplé des choses que Snibril ne verrait jamais. Il racontait de magnifiques histoires.

Plusieurs fois, Snibril crut entendre des sabots, pas loin. A moins que ce ne soient des pattes noires ? Roland avait sans doute dû les entendre, lui aussi, car il avançait d’une démarche sèche, toujours à la limite du petit trot.

Ici, la poussière s’était accumulée entre les poils, donnant naissance à de profondes cuvettes où herbes et fougères poussaient dru, alourdissant l’atmosphère de leurs arômes. Le sentier sembla un moment s’engourdir et sinuer sans but précis entre les cuvettes. Il déboucha sur une clairière voisine de la face sud de la Muraille en Bois.

Elle était tombée du ciel, des années et des années auparavant. Elle mesurait une journée de marche en longueur, et une bonne heure de marche en largeur. Une moitié en était brûlée – calcinée d’incroyable façon. Forficule disait qu’il en existait une ou deux autres, ailleurs, dans les vastes étendues du Tapis, mais pour les désigner, il employait le vocable dumii : allumette.

Forficule vivait dans une hutte aux abords de l’ancienne carrière de bois. Plusieurs pots traînaient autour de la porte. Quelques chèvres étiques, à demi sauvages, libérèrent le chemin quand Roland arriva dans la clairière. Forficule était absent. Son petit poney également.

Mais une peau de snargue fraîchement tannée était accrochée près de la caverne. Et quelqu’un était couché sur un tas de fougères auprès d’un petit feu, son chapeau rabattu sur le visage. C’était un couvre-chef de haute taille, peut-être de teinte bleue autrefois, mais que le Temps avait changé en une informe besace de feutre qui avait à peu près la couleur de la fumée.

On aurait dit que ses vêtements s’étaient lovés autour de lui pour se réchauffer. Un manteau brun en loques était roulé sous sa tête en guise d’oreiller.

Snibril abandonna Roland à l’ombre d’un poil et tira son coutelas. Il avança à pas de loup vers le dormeur et s’apprêtait à soulever le rebord du chapeau avec la pointe de son arme.

Il y eut un mouvement difficile à suivre. A la fin, Snibril se retrouva couché sur le dos, son propre couteau appuyé contre sa gorge, le visage hâlé de l’étranger à quelques pouces du sien.

Les yeux s’ouvrirent. Il se réveille, pensa Snibril malgré sa terreur. Il a commencé à agir alors qu’il dormait encore !

— Hmm ? Oh, un Munrungue, marmonna l’étranger, en partie pour lui-même. Inoffensif !

Il se releva.

La hâte de Snibril à prendre la mouche était telle qu’il en oublia sa frayeur.

— Inoffensif ? !

— En tout cas, comparé à ce genre de bestiole, répondit l’étranger en indiquant la peau. Forficule m’avait dit que je risquais d’avoir la visite de l’un d’entre vous.

— Où est-il ?

— En route pour Trégon Marus. Il ne devrait pas tarder à rentrer.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je réponds au nom de Fléau.

Il était rasé de près, une mode peu répandue, à part chez les jeunes Dumiis, et ses cheveux d’or roux étaient tressés en une natte qui lui pendait dans le dos. Bien qu’il ne semblât guère plus âgé que Snibril, son visage était dur et ridé, sauf autour de son sourire. A sa ceinture pendait une courte épée, une arme d’aspect farouche, et il y avait une lance à côté de son paquetage.

— Je suivais des moizes, dit-il.

Puis il remarqua l’absence d’expression sur le visage de Snibril.

— Des créatures, précisa-t-il. Elles sont originaires des régions non balayées. Elles sont coriaces. Elles se déplacent sur ce genre de bestiole.

De nouveau, il désigna la peau.

— Vous n’avez pas eu peur des yeux ?

Fléau éclata de rire et leva sa lance.

Tout d’un coup, Forficule se dirigea vers eux, entrant dans la clairière, ses longues jambes frôlant le sol de part et d’autre de son poney. Le vieil homme ne manifesta pas la moindre surprise en constatant la présence de Snibril.

— Trégon Marus est tombée, annonça-t-il lentement.

Fléau poussa un gémissement.

— Non, tombée, littéralement, reprit Forficule. Ecroulée. Temples, fortifications, tout. Et les ruines sont infestées de snargues. Le grand Découdre a broyé la ville. Elle s’est retrouvée à l’épicentre – en plein dessous, précisa-t-il sur un ton las. La journée a été longue et éprouvante. Où est partie la tribu ? A Bout Brûlé ? Bonne idée. On peut aisément y organiser la défense. Venez.

Fléau possédait un poney qui broutait entre les poils. Ils se mirent en route en longeant la falaise de bois.

— Mais c’est quoi, le grand Découdre ? demanda Snibril. Je me souviens des histoires que tu racontais sur les temps anciens… Mais ça se passait il y a longtemps. Un genre de monstre. Il n’existait pas vraiment.

— Les moizes le révèrent, déclara Fléau. Je suis… assez expert sur ce sujet.

Snibril parut interloqué. Les Munrungues n’avaient pas de dieux. La vie était déjà assez compliquée comme ça.

— J’ai quelques théories là-dessus, expliqua Forficule. J’ai lu de vieux grimoires. Oublie les histoires. Ce ne sont que des métaphores.

— Des mensonges rendus intéressants, traduisit Fléau.

— Disons plutôt… une façon de dire les choses sans devoir se lancer dans de longues explications, amenda Forficule. Le grand Découdre est une espèce de puissance supérieure. Je crois qu’il y avait des peuples qui en savaient davantage. De vieilles histoires parlent d’anciennes villes qui ont brutalement disparu. Ce ne sont plus que des légendes. Ah, on oublie tant de choses. On les écrit et on les perd.


Les petits chemins qui couraient à travers tout le Tapis ne progressaient pas en droite ligne, comme la route ; ils sinuaient entre les poils à la façon des serpents. Les voyageurs qui les empruntaient, et ils n’étaient pas nombreux, y croisaient rarement quelqu’un d’autre. Pourtant, la végétation n’effaçait jamais leur tracé. Selon les Dumiis, ils avaient été dessinés par Péloun, dieu des voyages. Pour leur part, les Munrungues estimaient que le Tapis les avait sécrétés lui-même de façon inconnue, mais ils ne le disaient jamais en présence des Dumiis. S’ils ne possédaient pas eux-mêmes de dieux, ils restaient polis envers ceux qui appartenaient aux autres peuples.

Sous l’escarpement calciné de la Muraille en Bois baptisé le Bout Brûlé, la piste bifurquait en direction de l’ouest et du nord. Glurk fit arrêter son chariot et leva les yeux vers les hauteurs noires et carbonisées. Un instant, il crut discerner un mouvement dans les hauteurs. Il huma l’air.

— J’ai un mauvais pressentiment, confia-t-il à son épouse. On va attendre Snibril.

Il sauta à bas du chariot et remonta la piste. Là, encore une fois, quelque chose qui se dissimulait… Non, juste une ombre. Glurk flaira à nouveau l’air, avant de s’ébrouer. Sursauter face à quelques ombres n’était pas l’attitude d’un chef. Il plaça les mains autour de sa bouche, en cornet.

— Faites le cercle avec les chariots, beugla-t-il. On va dresser le camp ici.

Si l’on arrivait à tolérer les cendres et l’aspect lugubre du lieu, Bout Brûlé était un endroit sûr. Les poils s’étaient brisés quand la Muraille en Bois était tombée sur le Tapis, si bien que d’éventuels assaillants ne pourraient pas bénéficier du couvert. Et la grande falaise lisse et blanche qui occupait un côté réduisait les risques d’attaque. Mais l’atmosphère du lieu était troublante. Glurk houspilla la tribu jusqu’à ce que les chariots aient mis en place un rempart, les poneys et le bétail parqués à l’intérieur. Il ordonna qu’une sentinelle armée monte la garde sur le toit de chaque chariot, et fit allumer des feux de camp par les autres, afin de préparer leur halte de la nuit.

Tiens-les occupés. C’était une des trois règles cardinales du chef, que le vieux Grimm lui avait transmises. Agis avec confiance, ne dis jamais « je sais pas » et, quand tout le reste a échoué, tiens-les occupés. Il avait déjà chassé dans la région du Bout Brûlé, et le silence de mort qui régnait autour du bois carbonisé pouvait être oppressant dans les meilleures circonstances. Il y avait une seule conduite à adopter : travailler, rire bruyamment, chanter, faire quelques exercices d’entraînement avec les lances, avant que tout le monde ne laisse ses craintes prendre le dessus.

Les feux du repas montèrent vite dans l’enceinte. Glurk escalada son chariot et observa la piste derrière eux. Le feu attirait l’attention de… créatures. Pourtant, il n’y avait rien de tel pour ragaillardir les cœurs, et un repas chaud opérait des miracles sur le courage. Il y avait des snargues par là ? Eh bien, ils pouvaient se charger de quelques snargues. Ces sales froussardes leur avaient toujours rôdé autour. Elles avaient juste assez de cervelle pour savoir qu’on ne doit pas attaquer un village. Elles préféraient s’en prendre aux voyageurs isolés, si le rapport des forces les favorisait suffisamment. Glurk n’appréciait pas de voir cette nouvelle tournure des choses.

Au bout d’un moment, Glurk descendit du toit et prit son couteau de chasse sous le siège. Taillée dans un fémur de snargue, l’arme valait bien une épée, en cas de besoin. Il la passa à sa ceinture et accepta le bol de soupe que lui tendait son épouse.

La nuit s’avança, les gardes dodelinaient de la tête. En dehors de la zone de lumière, des ombres plus denses progressèrent à pas feutrés entre les poils… et il sembla qu’autour du cercle lumineux s’était constitué un cercle de ténèbres.

Ils attaquèrent au sud du cercle. Un hurlement s’éleva. Puis un chariot tangua. Un garde bondit à terre pour sauver sa vie. C’était Gurth, l’aîné de Glurk.

— Aux armes ! Aux armes ! Tenez bon le cercle ! cria Glurk, qui sauta par-dessus le feu, une lance dans chaque main.

Il en projeta une tout en courant et l’entendit frapper sa cible.

Ce n’étaient pas les snargues dont il avait l’habitude, souffla dans son cerveau une voix qui le glaça. Elles osaient attaquer et elles portaient des hommes sur leur dos ou, du moins, des créatures qui ressemblaient à des hommes, avec des yeux verts et de longs crocs. Glurk hésita un instant, et une flèche lui frôla le bras.

Les chevaux hurlèrent, arrachèrent du sol les piquets qui les retenaient, et se ruèrent, emballés, sur les gens qui couraient.

Glurk vit un autre chariot renversé et, soudain, au-dessus de lui, se dressa une snargue portant un collier luisant. Un rugissement, un choc, et… les ténèbres engloutirent son bras pour tomber comme la nuit sur son esprit.


Les feux de camp guidaient le trio qui menait ses montures le long du sentier caché.

— Nous devrions nous diriger vers l’intérieur de l’Empire, disait Forficule. Les créatures n’y seront pas…

Il s’arrêta. Fléau tira son épée. Il mit pied à terre en silence et s’avança prudemment. De sa main libre, il indiqua à Forficule qu’il devait continuer à parler.

— En plus, bien sûr, Uzure est très agréable à cette époque de l’année, se hâta de poursuivre Forficule. On y trouve une foule de petites rues et de sites hist…

— Tu connais Fléau depuis longtemps ? demanda Snibril en observant l’étranger qui ouvrait la voie avec vigilance.

— C’est un vieil ami.

— Mais qui est…

Fléau fit un pas en avant, puis se retourna brusquement et son épée s’abattit en sifflant dans les ombres qui bordaient le sentier. On entendit un grognement, et un corps s’écroula sans bruit en travers du chemin, une grossière épée noire lui tombant des mains.

Snibril eut un hoquet et recula. La silhouette portait une armure de cuir noir, ornée d’anneaux d’os. Au premier coup d’œil, la forme était humaine, mais quand Snibril s’approcha, il distingua sa fourrure et ses pattes velues, et un long museau de bête.

— Des moizes, déclara Fléau. Je flaire leur présence.

— Il faut nous dépêcher ! intervint Forficule. Ils ne se déplacent jamais seuls !

— Mais on dirait un humain ! déclara Snibril. Je croyais que les régions non balayées n’étaient peuplées que de monstres et de bêtes fauves.

— Ou des hybrides des deux, compléta Fléau.

Les feux du lointain furent brièvement occultés, et une snargue feula.

Avant que le cri ne se soit éteint, Snibril était remonté en selle sur Roland et filait, talonné par les deux autres. En avant, des cris s’élevaient, et des formes noires passaient devant les lumières. Quand ils débouchèrent sur la clairière et le cercle brisé de chariots, Snibril sentit la cavale se ramasser pour sauter.

Il se cramponna de toutes ses forces tandis qu’ils frôlaient un toit de chariot, avant d’atterrir avec souplesse à l’intérieur du cercle. Dans la bataille qui faisait rage autour de lui, cette entrée passa pratiquement inaperçue.

En un endroit, des chariots renversés flambaient, et l’incendie avait arrêté les créatures. Mais certaines avaient franchi la barrière et rugissaient face à ceux qui les recevaient à coups d’épée.

Glurk gisait immobile sous la patte d’une snargue, la plus grosse qu’ait jamais vue Snibril. Les grands yeux de feu se déplacèrent et aperçurent Snibril. Il voulut s’enfuir, mais le cheval refusait de bouger. Le cavalier sur le dos de la snargue l’avait repéré, lui aussi. Il sourit d’horrible façon.

Snibril se laissa glisser à bas de sa monture et ramassa la lance de Glurk. Elle était pesante – Glurk affectionnait les armes que d’autres pouvaient à peine soulever, et encore moins lancer. Il la brandit prudemment, tenant la pointe orientée droit sur la snargue.

La bête et son cavalier pivotèrent pour le suivre dans son déplacement. Il voyait que l’énorme créature se préparait à bondir.

Mais Roland apparaissait également dans son champ de vision. Snibril avait décrit un demi-cercle et le cheval se trouvait maintenant dans le dos de la snargue et de son cavalier. La queue de Roland fouetta l’air.

Et il rua. Les deux sabots frappèrent simultanément.

Le cavalier vola par-dessus l’épaule de Snibril. Il était déjà mort. On ne pouvait pas avoir l’aspect qu’il avait et être encore en vie.

La snargue gronda de stupeur, décocha un regard malveillant à Snibril et bondit.

Il ne faut jamais courir après le gibier, avait toujours conseillé Forficule. Il suffit d’attendre, en observant bien et avec précaution.

Snibril ne réfléchit même pas. Il ancra la hampe de la lance dans le sol et tint bon. La snargue comprit en plein saut qu’elle avait commis une grave erreur, mais il était déjà trop tard : elle ne se précipitait pas sur une frêle créature, mais sur une pointe de lance… Ainsi se déroula la première bataille.

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