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— Des Vivants, expliqua Fléau. Ne leur adresse pas la parole, sauf s’ils engagent le dialogue.

— Je les ai vus en rêve, la nuit dernière… commença Snibril.

Forficule ne manifesta aucune surprise.

— Tu portes une de leurs ceintures. Tu sais ce qu’on dit, quand on travaille vraiment sérieusement à quelque chose ? Qu’on y met un peu de soi. Avec eux, c’est littéral.

Snibril détacha la ceinture de sa tunique et, sans bien comprendre la raison de son geste, la glissa dans son paquetage.

Derrière eux, le reste des chariots ralentit et se rangea sur le bas-côté du sentier.

La charrette tirée par les Vivants continua son chemin jusqu’au tumulus. Les deux équipages se regardèrent de part et d’autre du carrefour. Puis un Vivant de petite taille quitta la charrette et s’approcha de Snibril et de Fléau. Vues de plus près, ses robes n’étaient pas réellement noires, mais couvertes d’un maillage de fines lignes grises. Le grand capuchon lui cachait le visage.

— Bonjour, dit le Vivant.

— Bonjour, répondit Fléau.

— Bonjour, répéta le Vivant.

Il resta en place, sans rien ajouter.

— Ils comprennent le langage parlé ? s’inquiéta Snibril.

— Probablement, rétorqua Forficule. C’est eux qui l’ont inventé.

Snibril perçut le regard soutenu des yeux invisibles. Il sentit également les angles durs de la ceinture frotter contre son dos, et se tortilla sur son siège, mal à l’aise. Le Vivant reporta son attention sur Fléau.

— Ce soir, nous donnons le Festin de Bronze. Vous y êtes invités. Vous allez accepter. Sept, pas un de plus. Quand les feux de la nuit seront allumés.

— Nous acceptons, déclara Fléau avec gravité.

Le Vivant tourna les talons et regagna le chariot.

— Ce soir ? s’étonna Forficule. Pour le Festin de Bronze ? Comme s’il s’agissait d’un banal Festin de Sucre ou de Poil ? Etonnant. Je croyais qu’ils n’invitaient jamais les étrangers.

— Qui a invité qui ? grommela une voix de l’intérieur du chariot.

On entendit résonner des pas pesants, et la tête de Glurk émergea par les tentures qui fermaient le chariot.

— Tu sais, quand je t’ai dit de ne pas te lever… commença Forficule.

Mais comme Glurk était déjà habillé, il ne pouvait plus faire grand-chose, sinon adresser un clin d’œil de connivence à Fléau et à Snibril.

— Des Vivants ? Je croyais que c’était qu’un conte pour enfants, déclara Glurk après qu’on lui eut tout expliqué. Enfin, c’est un repas gratuit. Y a rien à redire à ça, hein ? A vrai dire, j’en connais un bon bout sur leur compte et j’ai encore jamais entendu parler d’un méchant Vivant.

— C’est à peine si j’avais entendu parler d’eux avant aujourd’hui, dit Snibril.

— Ah, mais c’est parce que t’as pas vécu au temps de Grand-père, repartit Glurk. Il m’a raconté qu’il en avait rencontré un dans les poils, un jour. Il lui a prêté sa hache.

— Il l’a récupérée ? demanda Forficule.

— Non.

— Alors, c’était bien un Vivant, conclut Forficule. En général, ils ont trop de préoccupations pour se soucier de détails terre à terre.

— C’était une bonne hache, en plus, qu’il disait.

— La question de refuser ne se pose même pas, dit Forficule.

— C’est exact, confirma Fléau.

— Mais c’est si facile de commettre une erreur. Vous savez combien ils sont susceptibles. Ils ont tout un tas de croyances bizarres. Il faut que vous le sachiez, tous les deux. Racontez-leur, général.

— Eh bien, commença Fléau, le chiffre sept revêt une grand importance pour eux. Les sept éléments du Tapis, les sept couleurs…

— Parlez-leur des Chays.

— J’y venais… Sept Chays. Ce sont, disons… des divisions du temps. Mais pas régulières. Tantôt longues, tantôt brèves. Seuls les Vivants en connaissent la durée. Tu te souviens de la ceinture ? Sept carrés, et chacun représente un Chay. Alors le Chay de Sucre, vois-tu, c’est une époque pendant laquelle les gens prospèrent et commercent, et le Chay de sable est la période où s’érigent empires et remparts… Je ne vais pas trop vite ?

Général ? se disait Snibril. Forficule vient d’employer le mot sans s’en rendre compte. Un général, c’est un chef des soldats… Et les voilà tous en train de me regarder. Personne ne s’est aperçu de rien !

— Hein ? dit-il.

Il essaya de se rappeler ce que Fléau venait de dire.

— Oh… Alors, le Festin de ce soir signifie que nous entrons dans le Chay de Bronze, c’est ça ?

— Ça signifie qu’il commence, compléta Forficule. C’est une époque de guerre et de destruction.

Glurk toussa.

— Et ça dure combien de temps, tout ça ?

— Seuls les Vivants le savent. Ne me demande pas comment. Mais ce soir, les Vivants du Tapis entier vont célébrer le Festin de Bronze. Ça a quelque chose à voir avec leurs souvenirs.

— Ça me semble un peu tiré par les cheveux, tout ça, grommela Glurk.

— Je te l’accorde. Mais ça ne veut pas dire que ce ne soit pas vrai.

— Vous en connaissez un sacré bout sur eux, en tout cas, constata Snibril.

— Pas du tout, répondit simplement Forficule. On ne connaît jamais rien sur les Vivants. On se souvient d’histoires, on compile des fragments d’informations çà et là, mais on ne sait jamais rien à coup sûr.

— Très bien, décida Glurk.

Il se mit debout sur le banc du chariot.

— On va y aller. Je vois pas très bien ce qu’on pourrait faire d’autre, d’ailleurs. Bertha viendra aussi, ainsi que Gurth et… Voyons voir… Oui, Daméon Pied-Bot. Il me semble que quand un Vivant vous invite à dîner, faut y aller, c’est tout. Et par paquets de sept.


Ils pénétrèrent avec une mine peu rassurée dans le petit campement des Vivants, en restant bien groupés.

Les Vivants voyageaient toujours par groupes de sept, vingt et un ou quarante-neuf. Personne ne savait ce qu’il arrivait aux Vivants surnuméraires. Si ça se trouvait, les autres les massacraient avant de les dévorer, suggéra Glurk, qui avait développé une sorte de rancune ancestrale envers les Vivants chapardeurs de hache. Forficule lui demanda de la fermer.

Le Vivant le plus âgé du groupe était le Maître. C’était un groupe de vingt et un, et Forficule, inspectant leur charrette, indiqua du doigt l’énorme cuve à vernis qui y était juchée. Les Vivants se spécialisaient dans la fonte du vernis extrait en Vernisie, le gigantesque pilier de bois rouge qui se dressait au nord, qu’on appelait pieddechaise en dumii. Puis ils se déplaçaient de village en village pour le vendre. Le vernis pouvait être coulé en pointes de lance, en lames de couteau ou en pratiquement toutes les formes désirées.

Snibril se demanda combien de temps il faudrait pour qu’on s’aperçoive qu’il avait remballé sa ceinture dans son paquetage. Mais pas question de la rendre, se dit-il. Ils exigeraient forcément sa restitution, s’ils la voyaient en sa possession.

On avait disposé sept feux, chacun occupé par trois Vivants. Ils se ressemblaient tous. Comment arrivent-ils à se reconnaître les uns les autres ? se demanda Snibril.

— Oh, autre chose que j’ai oublié de vous signaler, reprit Forficule tandis que les Vivants s’affairaient au-dessus de leurs marmites. Ils ont une mémoire absolue. Hem. Ils se souviennent de tout. Voilà pourquoi ils ont tant de mal à converser avec des gens normaux.

— Je ne comprends pas, avoua Snibril.

— Ne t’étonne pas s’ils te donnent des réponses avant que tu aies posé la question. Parfois, ça les perturbe eux-mêmes !

— Eux ? C’est moi qui ne sais plus où j’en suis.

— Ils se souviennent de tout, je t’ai dit. De tout. De tout ce qui va leur arriver. Leur cerveau… ne fonctionne pas comme le nôtre. Le passé et le futur, c’est la même chose pour eux. Je vous en prie, essayez de bien comprendre ce que je vous raconte. Ils se souviennent de choses qui ne leur sont pas encore arrivées !

Snibril resta bouche bée.

— Alors, on pourrait leur demander… commença-t-il.

— Non ! Surtout pas ! Voilà qui est très aimable à vous, enchaîna Forficule sur un ton de voix plus normal en acceptant l’écuelle que lui tendait un Vivant. Ça a l’air… euh… délicieux.

Ils mangèrent en silence. Snibril se demanda : est-ce qu’ils ne disent rien parce qu’ils savent déjà ce qu’ils ont dit ? Non, ça ne peut pas fonctionner comme ça – il faudrait qu’ils disent quelque chose maintenant pour se souvenir de l’avoir dit… ou plutôt…

— Je suis Noral, le maître de four, annonça le Vivant à sa gauche.

— Je m’appelle…

— Oui.

— Nous…

— Oui.

— Il y a eu…

— Je sais.

— Mais comment ?

— Vous allez m’expliquer ça après manger.

— Oh.

Snibril essaya de réfléchir. Forficule avait raison. Il était pratiquement impossible de bavarder avec quelqu’un qui avait déjà entendu ce que vous alliez lui dire.

— Vous savez vraiment tout ce qui va arriver ? fut la seule chose qu’il trouva à demander.

Les profondeurs de la cagoule recelèrent la suggestion d’un sourire.

— Pas tout. Comment serait-il possible de tout savoir ? Mais il y a nombre de choses que je sais, oui.

Snibril jeta autour de lui un regard implorant. Fléau et Forficule, en grande conversation avec des Vivants, ne lui prêtaient aucune attention.

— Mais… mais… supposons que vous sachiez quand vous allez mourir ? Supposons qu’une bête sauvage se prépare à vous sauter dessus ?

— Oui ? fit Noral, poliment.

— Vous pourriez vous débrouiller pour ne plus être là ?

— Ne plus être là au moment de mourir ? Le tour serait habile.

— Non. Je voulais dire… Vous pourriez éviter…

— J’ai compris ce que vous vouliez dire. Mais ça nous serait impossible. C’est difficile à expliquer. Ou peut-être est-ce facile à expliquer et difficile à comprendre. Nous devons suivre le Fil. Le Fil Unique. Il ne faut pas le rompre.

— Est-ce que vous n’avez jamais de surprises ?

— Je n’en sais rien. Qu’appelez-vous surprises ?

— Est-ce que vous pouvez me dire ce qui va m’arriver ? Nous arriver à tous ? Vous savez déjà ce qui s’est passé. Ça nous aiderait beaucoup de connaître l’avenir.

La cagoule sombre se tourna vers lui.

— Pas du tout. Ça rend la vie très pénible.

— Nous avons besoin d’aide, insista Snibril avec un chuchotement paniqué. C’est quoi, le grand Découdre ? Où pouvons-nous aller pour être en sécurité ? Vous ne pourriez pas nous le dire ?

Le Vivant se pencha plus près de lui.

— Est-ce que vous êtes capable de garder un secret ? demanda-t-il sur le ton de la conspiration.

— Oui !

— Mais de le garder vraiment bien ? Même si vous aviez envie de donner n’importe quoi pour pouvoir le confier à autrui ? Même si c’était aussi douloureux que de garder en main une braise rougeoyante ? En êtes-vous vraiment capable ?

— Euh… oui.

— Eh bien, conclut le Vivant en se redressant sur son séant, nous aussi.

— Mais…

— Régalez-vous.

— Vous croyez ?

— Certainement. Vous avez beaucoup apprécié.

Le Vivant commença à se détourner, puis fit de nouveau face à Snibril.

— Et vous pouvez conserver la ceinture.

— Oh. Vous savez que j’ai la ceinture.

— Maintenant, oui.

Snibril hésita.

— Hé là, minute ! Je n’ai dit ça que parce que vous…

— N’essayez pas de comprendre, ça vaudra mieux, lui conseilla amicalement Noral.

Pendant un moment, Snibril se contenta de manger, mais les questions continuaient à le tracasser.

— Ecoutez donc. Tout arrive et suit son cours, fit Noral. Comme un Fil dans le Tapis. On ne peut rien changer. Même les changements… sont déjà inscrits dans l’avenir. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir.

Ce fut un repas étrange. On ne pouvait jamais être sûr que la personne à qui l’on parlait n’écoutait pas ce que l’on dirait dix minutes plus tard. L’atmosphère ne se réchauffa un peu que lorsqu’un des Vivants donna une hache à Glurk. C’était celle de son grand-père, bien qu’on en ait changé plusieurs fois le fer et le manche.

Fléau et Forficule gardèrent le silence quand les voyageurs regagnèrent leurs chariots.

— Et à vous, ils vous ont dit quelque chose ? s’enquit Snibril.

— Non, répondit Forficule. Ils ne disent jamais rien. Mais…

— C’est leur façon d’agir, dit Fléau. Ils n’y peuvent rien.

— Mais ce qu’ils ne nous ont pas dit ne leur plaît pas du tout, annonça Forficule.

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