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La loi voulait que, tous les dix ans, le peuple de chaque tribu de l’empire dumii vienne se faire recenser.

Ils n’allaient pas jusqu’à Uzure, la grande capitale, mais se rendaient plutôt dans la petite ville fortifiée de Trégon Marus.

Le Recensement représentait toujours un événement majeur. La taille et l’importance de Trégon Marus doublaient en un seul jour, dès que les tribus dressaient leurs tentes au pied des remparts. C’était l’occasion d’un marché aux chevaux et d’une foire qui durait cinq jours, on retrouvait ses vieilles connaissances, on échangeait des flots de nouvelles.

Et il y avait le Recensement proprement dit. On consignait de nouveaux noms sur les rouleaux craquants qui, comme le peuple aime à le croire, étaient rapatriés à Uzure, jusqu’au grand palais de l’Empereur en personne. Les fonctionnaires dumiis recopiaient industrieusement l’inventaire des cochons, des chèvres et des trumpes que possédait chacun, et, l’un après l’autre, on passait à la table suivante pour acquitter l’impôt, en fourrures et peausseries. C’était le moment le moins populaire. Et ainsi la file s’allongeait-elle de par tout Trégon Marus, pénétrant par la porte d’Orient, passant par la poterne et les écuries, traversant la place du Marché, jusqu’à l’Hôtel des Comptes. On présentait aux clercs jusqu’aux plus jeunes nourrissons, afin que la danse des plumes gratte leur identité sur les parchemins. Nombre de nomades ont été affublés d’un nom bizarre parce qu’un clerc n’avait pas su l’orthographier correctement ; ce genre de choses s’est produit plus souvent qu’on ne le croit, au cours de l’Histoire.

Le cinquième jour, le gouverneur de la ville accordait audience à tous les chefs de tribu sur la place du Marché et prêtait l’oreille à leurs griefs. Il n’y remédiait pas toujours, mais au moins il y prêtait l’oreille et opinait considérablement du bonnet, ce qui contentait tout le monde, jusqu’à ce qu’ils rentrent chez eux en tout cas. Ainsi va la politique.

Voilà comment s’étaient toujours déroulées les choses, depuis des temps immémoriaux.

Enfin, le sixième jour, les gens retournaient chez eux en empruntant les routes construites par les Dumiis. Ils cheminaient vers l’est. Derrière eux, la voie filait vers l’ouest jusqu’à la ville d’Uzure. Là ce n’était plus qu’une des nombreuses routes qui aboutissent à la capitale. Au-delà d’Uzure, la route devenait la Route de l’Ouest, se rétrécissant et serpentant de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle atteigne les marches les plus occidentales, comme Carpette.

Tel était l’empire dumii. Il couvrait la plus grande part du Tapis, entre la Plinthe et le désert du Parquet, au nord.

A l’ouest, il côtoyait les Maleterres et les marches les plus reculées du Tapis, et au sud, les routes couraient jusqu’aux contrées de l’Atre. Les peuples bariolés de Plinthe, les belliqueux Hibbolgues, et même les adorateurs des Flammes qui vivaient en Carpette, tous payaient tribut à l’Empereur.

Certains d’entre eux n’appréciaient guère les Dumiis, surtout parce que l’Empire faisait son possible pour décourager les guerres locales et les vols de bétail qui, en ces régions limitrophes, représentent le plus proche équivalent d’une activité de loisir. L’Empire aimait la paix. La paix donnait aux gens le temps de gagner de l’argent pour acquitter leurs impôts. Dans l’ensemble, la paix était un concept qui fonctionnait très bien.

Ainsi la tribu des Munrungues partit-elle en direction de l’est et disparut-elle des chroniques de l’Empire pour dix nouvelles années. Il leur arrivait de se quereller mais, en général, ils vivaient en bonne intelligence et évitaient autant que possible de fréquenter l’Histoire, qui a coutume de hâter le bon peuple vers son trépas.

Et puis, vint une année où l’on ne reçut plus aucune nouvelle de Trégon Marus.


Le vieux Grimm Orkson, chef des Munrungues, avait deux fils. Glurk, l’aîné, succéda à son père après le décès du vieil Orkson.

Selon l’avis des Munrungues, qui ne se formait qu’au prix de lentes délibérations, on n’aurait pas pu mieux choisir. Il ressemblait à une réédition de son père, par la largeur de ses épaules et l’épaisseur de sa nuque, centre dévastateur de sa puissance physique. Glurk était capable de projeter une lance plus loin que n’importe qui. Il pouvait affronter une snargue au combat et arborait pour le prouver un collier de leurs longs crocs jaunes. Il était capable de soulever un cheval d’une seule main, de courir tout un jour sans se fatiguer et de s’approcher tellement près des animaux en train de paître que parfois la bête périssait de surprise avant qu’il ait eu le temps de lever sa lance. Certes, il remuait les lèvres quand il réfléchissait, et on pouvait voir ses pensées s’entrechoquer comme des pommes de terre dans un bouillon, mais il n’était pas stupide. Pas stupide au sens où vous l’entendez. Son cerveau finissait toujours par venir à bout du travail entrepris. Simplement, il prenait le chemin des écoliers.

— C’est un homme de lettres, mais il en connaît peu, disaient les gens.

Mais pas quand il était à portée de voix.

Un jour, alors que tombait le soir, il rentrait chez lui à pas lourds à travers la poussière des prairies, une lance de chasse à pointe d’os sous le bras. L’autre main maintenait une longue perche posée sur son épaule.

Au milieu de la perche, pattes liées, pendait une snargue. Snibril, le cadet de Glurk, tenait l’autre extrémité.

Comme le vieil Orkson s’était marié tôt et avait vécu longtemps, les deux frères étaient séparés par une kyrielle de sœurs, que le chef avait attribuées en épousailles à des Munrungues probes, respectés et, considération primordiale, fortunés.

Snibril était menu, surtout quand on le comparait à son aîné. Grimm l’avait envoyé faire ses études dans la stricte école dumiie de Trégon Marus, pour qu’il devienne clerc.

— Il est à peine capable de tenir une lance, dit-il. Peut-être se débrouillera-t-il mieux avec une plume. Ça fera entrer un peu de science dans la famille.

A la troisième fugue de Snibril, Forficule alla trouver Grimm.

Forficule était leur chaman, une espèce de prêtre multifonctions.

La plupart des tribus en possédaient un, mais Forficule ne ressemblait pas aux autres. Pour commencer, il se lavait tous les endroits apparents au moins une fois par semaine. La pratique était peu commune. Les autres chamans avaient tendance à encourager la crasse, avec l’idée que, plus épaisse en est la couche, plus efficace est la magie.

En plus, il ne se vêtait pas de parures de plumes et d’os et ne s’exprimait pas comme les chamans des tribus voisines.

Les autres chamans mangeaient le champignon à taches jaunes qu’on trouve au profond des bosquets de poils et hurlaient des choses comme : « Hééééyahyahéya ! Héyahéyayahyah ! Hmpf ! Hmpf ! », qui, bien entendu, avaient des consonances extrêmement magiques.

Forficule, lui, disait des choses comme :

— Une observation correcte suivie de déductions prudentes et la visualisation précise des buts à atteindre comptent pour une part capitale dans la réussite de toute entreprise. Avez-vous remarqué que les trumpes sauvages se mettent toujours en route deux jours avant les troupeaux de sorathes ? A propos, j’y pense : évitez de manger ces champignons à taches jaunes.

Ce qui n’avait pas l’air très magique, mais donnait de bien meilleurs résultats et garantissait des chasses fructueuses. En privé, les Munrungues estimaient que leurs succès à la chasse devaient beaucoup à leurs prouesses de chasseurs. Forficule encourageait ce point de vue.

— Il est également important de conserver un état d’esprit positif, disait-il.

C’était aussi l’homme médecine en titre. Il s’avérait nettement plus efficace, s’accordait-on à penser (à contrecœur, toutefois : les Munrungues ont le respect des traditions), que le dernier détenteur du titre, dont la conception de la médecine consistait à jeter des ossements en l’air en beuglant : « Hyahyahyah ! Hmpf ! Hmpf ! » Forficule, pour sa part, broyait diverses sortes de poussières rares au fond d’un mortier, en faisait des pilules et donnait des conseils comme :

— Prenez-en deux en allant au lit, vous en prendrez une autre si vous vous réveillez demain matin.

Et à l’occasion, il offrait son opinion sur divers sujets.

Grimm était en train de fendre du bois devant sa hutte.

— Ça ne marchera jamais, déclara Forficule en apparaissant derrière le chef (en silence, comme il en avait coutume). Vous n’allez pas renvoyer Snibril à Trégon encore une fois. C’est un Munrungue. Pas étonnant qu’il passe son temps à faire des fugues. Il ne sera jamais clerc. Il n’a pas ça dans le sang, voyons ! Qu’il reste donc ici. Je lui apprendrai à lire.

— Si tu peux y réussir, fais donc, répondit Grimm en secouant la tête. Je ne comprendrai jamais ce garçon. Il passe tout son temps à arborer une mine mélancolique. Sa mère était comme ça. Bien entendu, le mariage lui a un peu remis la cervelle en ordre.

Grimm n’avait jamais appris à lire, mais les clercs de Trégon Marus l’avaient toujours impressionné. Ils savaient tracer des marques sur des bouts de parchemin afin de se rappeler des choses. C’était une certaine forme de pouvoir. Il avait très envie d’en voir une partie entrer dans le patrimoine des Orkson.

Ainsi donc Snibril s’en fut-il avec les autres enfants à l’école du village que dirigeait Forficule, et y apprit-il les chiffres, l’alphabet et les lois dumiies. Il y prit goût et absorbait le savoir comme si sa vie en dépendait. C’était souvent le cas, confirma Forficule.

Et, chose étrange, il devint en grandissant un chasseur presque aussi doué que son frère. Mais pas de la même façon. Glurk traquait le gibier. Snibril l’observait.

— Inutile de courir après les animaux, avait dit Forficule. Il suffit de les étudier suffisamment pour découvrir à quel endroit les attendre, et ce sont eux qui viendront à toi. On peut presque toujours trouver une meilleure façon de faire les choses.

Quand le vieux Grimm mourut, on l’enterra sur le Tapis dans un tumulus de poussière, sa lance de chasse à ses côtés. Les Munrungues n’avaient aucune idée de l’endroit où l’on allait après la mort, mais autant éviter de mourir de faim une fois arrivé là-bas.

Glurk accéda au titre de chef. Ce serait à lui de guider la tribu lors du prochain Recensement. Mais le messager qui apportait la convocation pour Trégon Marus aurait dû se manifester depuis longtemps, et Glurk s’inquiétait. Non qu’il ait une telle hâte d’acquitter ses taxes. Quant à aller vérifier par soi-même la raison pour laquelle le messager était en retard, c’était une réaction un peu… Bon, comment dire ? Disproportionnée. Mais, en général, les Dumiis étaient très ponctuels, tout particulièrement sur le chapitre des taxes.

Pourtant, ce soir-là, alors qu’il rentrait en compagnie de son frère, il gardait ses réflexions pour lui. Snibril poussa un grognement et changea la perche d’épaule. Il était plus petit que son frère et, à son humble avis, il allait encore rapetisser s’il ne parvenait pas à se soulager quelques instants de son fardeau.

— J’ai l’impression que j’ai complètement usé mes pieds et que mes jambes commencent à se recroqueviller au bout, annonça-t-il. On ne pourrait pas se reposer un petit peu ? Cinq minutes ne changeront pas grand-chose. Et… j’ai mal à la tête…

— Bon. Cinq minutes. Pas plus. La nuit commence à tomber.

Ils avaient rejoint la route dumiie. Pas très loin au nord se trouvaient la Muraille en Bois, leur foyer et le repas du soir. Ils s’assirent.

Glurk, qui ne perdait jamais son temps, entreprit d’affûter la pointe de sa lance contre un bloc de sable. Les deux frères contemplèrent la route, qui brillait dans l’air embrumé du soir. Elle filait vers l’ouest, traçant une ligne lumineuse dans le noir. Une obscurité croissante noyait les poils qui la bordaient. La route fascinait Snibril depuis que son père lui avait appris que tous les chemins mènent à Uzure. C’était donc une seule route qui reliait la porte de sa hutte au seuil du palais de l’Empereur, pensa-t-il. Et si on comptait toutes les rues et tous les passages qui y prenaient naissance… Une fois qu’on y posait le pied, on pouvait se retrouver n’importe où ; si on s’asseyait au bord de la route, allez savoir qui pourrait passer ? Tous les endroits étaient reliés ensemble, lui avait enseigné Forficule.

Il se prit la tête à deux mains. Sa migraine empirait. Il avait l’impression qu’on lui comprimait le crâne.

Toute la journée, une atmosphère délétère avait régné sur le Tapis. La chasse avait été difficile. La plupart des animaux avaient disparu et la poussière entre les poils était immobile dans l’air figé.

— J’aime pas beaucoup ça, déclara Glurk. Ça fait des jours qu’on n’a vu passer personne sur la route.

Il se remit debout et tendit la main vers la perche.

Snibril poussa un gémissement. Il allait devoir demander une pilule à Forficule…

Une ombre passa très haut dans les poils et s’éloigna à vive allure en direction du sud.

Il y eut un vacarme si puissant que tout le corps le ressentit, percutant le Tapis avec une soudaineté terrible. Les deux frères furent projetés dans la poussière tandis que la bourrasque faisait gémir et hurler les poils autour d’eux.

Glurk empoigna l’écorce rugueuse d’un poil et se remit debout à la force de ses bras, luttant contre la tempête qui sifflait autour de lui. Très loin dans les airs, le sommet du poil craquait et oscillait et, tout autour des deux Munrungues, les autres poils dansaient telle une houle grise. Des blocs de sable gros comme des hommes déferlèrent soudain, mi-roulant, mi-volant aux avant-postes du vent.

Se retenant fermement d’une main, Glurk tendit l’autre pour empoigner son frère et le haler en sécurité. Puis ils se tapirent, trop secoués pour parler, tandis que la tempête se déchaînait autour d’eux.

Aussi vite qu’elle était apparue, elle s’enfuit vers le sud pour être remplacée par les ténèbres.

Le silence avait la voix des gongs.

Snibril cligna des yeux. Il ne savait pas ce qui s’était passé, mais la bourrasque avait emporté sa migraine. Ses oreilles se débouchèrent.

Puis il entendit un martèlement de sabots sur la route, tandis que le vent mourait.

Le martèlement crût très vite. Il semblait désordonné, affolé, comme si le cheval s’était emballé.

Quand la cavale apparut, personne ne la montait. Elle gardait les oreilles couchées contre son crâne et un feu vert brûlait dans ses prunelles terrorisées. Sa robe blanche luisait de sueur, les rênes claquaient contre la selle, dans la fureur de son galop.

Snibril bondit pour lui couper la route. Et quand la bête le dépassa, il se saisit des rênes, courut une seconde pour accompagner le tonnerre des sabots et bondit en selle. Pourquoi il avait pris un tel risque, il ne le sut jamais. Une observation correcte et la visualisation précise des buts à atteindre, probablement. La possibilité de s’abstenir ne lui était même pas venue à l’idée.


Ils rentrèrent au village en chevauchant une monture apaisée, traînant la snargue derrière eux.

La palissade avait été brisée en plusieurs endroits, et des blocs de sable avaient fracassé quelques huttes. Glurk jeta un regard vers la hutte des Orkson, et Snibril entendit le gémissement qui lui échappa. Le chef mit pied à terre et se dirigea à pas lents vers sa demeure.

Ou ce qui l’avait été.

Le reste de la tribu arrêta de parler et recula, impressionnée, pour le laisser passer. Un poil était tombé, un gros poil. Il avait écrasé la palissade. Et le sommet était couché en travers de ce qui avait été la hutte des Orkson, l’encadrement de la porte toujours crânement debout au milieu d’un carnage de poutres et de chaume. Bertha Orkson arriva à toutes jambes, ses enfants autour d’elle, et elle se jeta dans ses bras.

— Forficule nous a fait sortir avant que le poil ne s’abatte, s’écria-t-elle. Qu’allons-nous devenir ?

Il lui tapota la tête d’un air distrait mais fixait toujours les décombres de sa hutte. Puis il grimpa sur le monticule de débris et fouilla.

La foule observait un tel silence que le moindre bruit qu’il produisait résonnait. On entendit un tintement quand il ramassa le pot qui avait miraculeusement échappé à la destruction. Il le considéra comme si, de sa vie, il n’avait jamais vu une telle configuration, le tourna, le retourna en tous sens à la lueur des flammes. Il le brandit au-dessus de sa tête avant de le fracasser sur le sol.

Puis il leva le poing et jura. Il jura par les poils, par les noirs abîmes de la Trame, par les démons du Parquet, par le Motif et par le Fil. Il éructa les mots qu’On Ne Prononce Jamais, et prêta le serment de Retwatshud le Frugal, qui peut broyer les os, du moins le prétendait-on, bien que Forficule soutienne que ce n’était que superstition.

Les malédictions tournoyèrent dans les ténèbres des poils, et les créatures nocturnes du Tapis dressèrent l’oreille. Les serments s’additionnèrent en un immense édifice dont sourdait la terreur.

Quand il eut terminé, l’air vibrait encore. Il se laissa tomber sur les décombres et s’assit, la tête entre les mains, et nul n’osa l’approcher. On lui coulait des regards en biais, et une ou deux personnes s’ébrouèrent, avant de s’éloigner avec précipitation.

Snibril descendit de sa monture et se dirigea vers l’endroit où se tenait Forficule, la mine lugubre, enveloppé de son manteau en peau de chèvre.

— Il n’aurait pas dû lancer les mots qu’On Ne Prononce Jamais, fit Forficule (plus ou moins pour lui-même). Ce n’est qu’une superstition, bien entendu, mais ça ne veut pas dire que ça ne soit pas vrai. Tiens ! Salut. Je vois que tu as survécu.

— Qu’est-ce qui a fait ça ?

— On l’appelait le grand Découdre, répondit Forficule.

— Je croyais que c’était une vieille légende.

— Ça ne signifie pas qu’elle ne soit pas vraie. Je suis certain qu’il s’agissait du grand Découdre. Les changements de pression atmosphérique, pour commencer… Les animaux l’ont bien senti… Exactement comme c’est écrit dans le… (Il s’interrompit.) Exactement comme je l’ai lu quelque part, acheva-t-il avec un peu d’embarras.

Son regard quitta Snibril et s’éclaira.

— Je vois que tu as récupéré un cheval.

— Il est blessé, ce me semble.

Forficule alla voir le cheval et le soumit à un examen minutieux.

— C’est une monture dumiie, évidemment. Que quelqu’un m’apporte ma trousse à herbes. Il s’est fait attaquer, tu vois, là ? Pas très profond, mais il faut panser ça. Une bête de toute beauté. De toute beauté. Pas de cavalier ?

— Nous avons remonté la route sur une certaine distance, mais sans rencontrer personne.

Forficule flatta la robe satinée.

— Si tu vendais le village entier à un marchand d’esclaves, tu arriverais tout juste à réunir le prix d’une telle bête. Je ne sais pas à qui elle appartenait, mais elle s’est enfuie il y a déjà quelque temps. Elle vit à l’état sauvage depuis plusieurs jours.

— Les Dumiis n’autorisent plus le trafic d’esclaves, objecta Snibril.

— J’essayais simplement de te faire comprendre qu’elle a une très grande valeur. (Forficule fredonna d’un air absent en étudiant les sabots.) D’où qu’elle ait pu venir, c’était une bête de monte. (Il lâcha une jambe du cheval pour lever les yeux vers la robe.) Quelque chose l’a paniquée. Pas le grand Découdre. Ça remonte à plusieurs jours. Pas des bandits non plus, parce qu’ils se seraient également emparés du cheval. Et ils ne laissent pas de telles traces de griffes derrière eux. Une snargue aurait pu en faire de pareilles, si elle avait eu une taille trois fois supérieure à la normale. Oh, miséricorde ! Il existe des snargues comme ça.

Un cri monta.

Snibril eut l’impression que la nuit avait désormais trouvé une bouche et une voix. Une voix qui montait d’entre les poils, par-delà la palissade endommagée, un hurlement moqueur qui fendait les ténèbres. Le cheval se cabra.

On avait déjà allumé un foyer devant la brèche, et des soldats y coururent, lances levées.

Ils s’arrêtèrent.

De l’autre côté, se dressait dans le noir la silhouette d’un cavalier et deux paires d’yeux. L’une était d’un rouge mauvais, l’autre flamboyait de vert. Elles contemplaient sans ciller les villageois par-dessus les flammes.

Glurk arracha la lance d’un des hommes restés bouche bée et se fraya un passage vers les premiers rangs.

— Ce n’est qu’une snargue, grommela-t-il.

Et il lança l’arme. La lance frappa quelque chose, mais les yeux verts n’en flambèrent que plus vivement. D’une gorge invisible monta un feulement rauque et menaçant.

— File ! Rentre dans ta tanière !

Forficule accourut avec un brandon à la main, qu’il jeta en direction des yeux.

Ils clignèrent et disparurent. Avec leur départ, le sortilège fut rompu. Des cris montèrent et, honteux de leur lâcheté, les chasseurs se ruèrent vers l’avant.

— Arrêtez ! leur cria Forficule. Idiots ! Vous partez chasser cette chose dans la nuit, avec vos lances d’os ? C’était une snargue noire. Rien à voir avec les brunes qu’on rencontre par ici ! Vous savez ce qu’on raconte sur elles ? Elles viennent des lointains Recoins ! Des régions non balayées !

Du nord, de la blanche falaise de la Muraille en Bois, monta à nouveau le feulement de la snargue. Cette fois-ci, il ne décrut pas, mais s’interrompit brusquement.

Forficule contempla le nord une seconde, puis se retourna vers Glurk et Snibril.

— On vous a repérés, leur dit-il. Voilà ce qui a poussé le cheval jusqu’ici : la peur des snargues. Il n’y a aucune honte à avoir peur. Face à ce genre de snargues, c’est une réaction parfaitement sensée. Maintenant qu’elles ont déniché le village, il ne faut plus rester ici. Elles reviendront chaque nuit jusqu’à ce qu’une nuit vous ne puissiez plus les repousser avec la même vigueur. Partez dès demain. Il est peut-être déjà trop tard.

— Mais on ne peut pas… commença Glurk.

— Mais si. Il le faut. Le grand Découdre est de retour, et tout son cortège avec lui. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Non, dit Glurk.

— Alors, faites-moi confiance. Et souhaitez ne jamais avoir à vraiment comprendre ce que je vous dis. Est-ce que je me suis déjà trompé ?

Glurk réfléchit.

— Bon, y a quand même eu la fois où tu as raconté que…

— Quand ça comptait vraiment ?

— Non. Je suppose que non. (Glurk eut une mine soucieuse.) Mais nous n’avons jamais eu peur des snargues. Les snargues, on peut s’en charger. Qu’ont-elles de spécial, celles-ci ?

— Les choses qui les chevauchent.

— Il y avait une deuxième paire d’yeux, admit Glurk, indécis.

— Pires que des snargues, insista Forficule. Ils possèdent des armes bien plus redoutables que des crocs ou des griffes. Ils ont des cerveaux.

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