5

Une semaine s’écoula. Les chariots poursuivirent leur route en direction du nord. Autour d’eux, le Tapis changeait. De part et d’autre des sentes étroites, les poils, désormais d’un rouge profond, s’élevaient avec majesté. Les buissons des peluches eux aussi, et même les fougères des poussières, déployaient toutes les nuances du rouge.

Il semblait à Snibril qu’ils traversaient un immense incendie qui aurait subitement été figé. Mais il faisait doux et paisible, et cette nuit-là, pour la première fois depuis leur départ du village, ils n’entendirent pas les snargues.

Et cela suffit, bien entendu, pour que certains parlent de s’arrêter.

— Au moins quelques jours, expliqua Cadmic Hargolder, le faiseur de lances, quand plusieurs villageois se rendirent en délégation au chariot de Glurk, le soir. Elles nous ont probablement oubliés, si ça se trouve. Et si on essayait de rentrer chez nous ?

— Elles n’oublient pas, rétorqua Fléau. Pas elles. De toute façon, il faut continuer. Prendre la route d’Uzure.

— Allez-y tous les deux, si vous y tenez, fit Cadmic. Pour ma part…

— Pour notre part, on restera groupé, Cadmic, du moins tant que je serai chef de cette tribu, décréta Glurk. J’estimerai pas que nous sommes en sécurité tant que je serai pas certain que le plus proche moize est très loin de nous. Nous diriger vers Uzure, c’est le bon sens. Les choses iront mieux là-bas, vous verrez. Et si l’un d’entre vous a une opinion différente, eh bien…

Il y avait pas mal de choses dans ce « eh bien ».

C’était un « eh bien » plein de ressources. Il était bourré de menaces tacites.

Mais les bougonnements des mécontents persistèrent. C’est alors qu’ils rencontrèrent le moize.

La chose survint alors que Snibril et Fléau progressaient en tête de la caravane, hors de vue mais toujours à portée de voix des chariots. Snibril parlait peu. Il pensait sans arrêt au mot général.

Il avait eu l’occasion de voir des officiers dumiis. Pas souvent. Trégon Marus n’était pas une métropole. Ils n’aimaient guère se retrouver si loin de chez eux. Fléau se comportait comme un soldat. Mais quand les gens vous traitent de général, on ne devrait pas porter une tenue si dépenaillée… Et voilà qu’ils allaient à Uzure, maintenant. Personne n’en avait discuté. Subitement, la décision était prise.

Pourtant les choses iraient mieux à Uzure. C’était le lieu le plus prestigieux de tout le Tapis. La ville n’avait pas sa pareille. Elle était sûre. Les soldats y étaient cantonnés par légions entières…

Fléau devinait probablement le sujet de ces ruminations, mais, chose inhabituelle pour lui, il bavardait de tout, de rien et de n’importe quoi.

Aucun des deux n’aperçut le moize avant d’être sur lui, quasiment. Il chevauchait sa snargue en plein centre de la piste, la main à mi-chemin du pommeau de son épée, et il les considérait d’un œil fixe et terrifié.

Fléau poussa un grognement et tira son épée, puis manqua tomber à bas de sa monture quand le bras de Snibril jaillit pour l’agripper par l’épaule.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques, idiot ?

— Regardez-le, lui dit Snibril.

Observez avant d’agir, répétait toujours Forficule…

Le moize n’avait pas bougé d’un pouce. Snibril s’avança à pas de loup. Puis, levant le bras, il tapota le museau de la créature. Sans mot dire, il indiqua du doigt les pattes de la snargue. D’épaisses piles de poussière vierge s’entassaient autour d’elles.

Même le moize était couvert d’une couche de poussière. Il était assis là, raide comme une statue, contemplant fixement le vide.

— Comment se fait-il… ? commença Snibril.

— Je n’en sais rien. Forficule saura peut-être répondre, répliqua Fléau (un peu sèchement parce qu’il se sentait légèrement ridicule). Allez. Attrape-le par la tête, je m’occupe des jambes.

Ils le descendirent précautionneusement de sa snargue et l’emportèrent jusqu’aux chariots, toujours figé en position assise.

Snibril glissa son coutelas dans sa ceinture, où il pourrait le saisir rapidement en cas de besoin. Mais le moize semblait sculpté dans le sable.

Ils trouvèrent Forficule déjà très occupé. Glurk était parti chasser et il était revenu avec un sanglier. Ou du moins, une statue de sanglier.

— Y en avait tout un troupeau, disait Glurk.

Il tapota le cochon de sa lance. Le sanglier fit bonnng.

— Il devrait faire grouîîîk, expliqua-t-il. Pas bonnng.

Forficule prit le coutelas de Snibril et frappa le moize en pleine poitrine. Il fit ping.

— Il devrait faire yaargh ! fit observer Glurk.

— Ils sont morts ? demanda Snibril.

— Chais pas bien, avoua Forficule (et un ou deux des badauds les moins hardis s’éloignèrent d’un pas vif). Regardez.

Snibril regarda le moize dans les yeux. Ils étaient grands ouverts et d’un noir mat. Mais dans les profondeurs, il y avait quelque chose… Juste une étincelle, une minuscule lueur engluée dans la mare de ténèbres.

Snibril frémit et se détourna, croisant le regard de Forficule.

— Etonnant. Fossilisation prématurée. J’ignorais qu’il existait des astringents dans les parages. Ce soir, il sera judicieux de choisir des gardes pour leur ouïe.

— Pourquoi donc ? demanda Glurk.

— Parce qu’il vaudra mieux les munir de bandeaux sur les yeux.

— Pourquoi donc ?

Il y eut un cri, et Yrno Bérius arriva en galopant, un de ses chiens dans les bras.

— Je l’ai entendu aboyer, annonça-t-il, le souffle court. Je suis allé le chercher, et je l’ai trouvé comme ça.

Forficule l’examina.

— Un coup de chance, marmonna-t-il sur un ton vague.

— Je trouve pas ! s’indigna Yrno.

— Pas pour lui, précisa Forficule. Pour toi.

Le chien était encore tassé, prêt à bondir, les crocs découverts et la queue entre les pattes.

— Et c’est quoi, les astringents ?

— On possède de nombreuses descriptions de leur dos, répondit Forficule. Malheureusement, aucun de ceux qui les ont vus de face n’a été capable de nous apprendre grand-chose. Ils ont été changés en pierre. Personne ne sait pourquoi. C’est très étonnant. Je n’en avais plus entendu parler depuis des années. Je croyais la race éteinte.

Ce soir-là, ce fut Forficule lui-même qui faillit s’éteindre. Il avait toujours soutenu que le lait de chèvre était essentiel pour un philosophe, et donc, peu de temps après leur départ de la Muraille en Bois, il avait acheté une biquette prélevée dans le petit troupeau de Glurk.

Elle se nommait Chrystobelle et vouait à Forficule une haine farouche et animale. Quand elle n’était pas d’humeur à ce qu’on la traie, ce qui arrivait deux fois par jour, sa galopade entre les chariots, un Forficule suant et essoufflé à ses trousses, faisait partie intégrante de la petite vie du bivouac. Les mères réveillaient leurs enfants en leur disant de venir voir. C’était un spectacle dont ils se souviendraient leur vie durant, assuraient-elles.

Cette fois-ci, la chèvre fila entre les chariots pour plonger dans l’épaisseur des poils avec un bêlement narquois. Forficule la poursuivit tant bien que mal, bondit dans les ténèbres et trébucha sur elle…

Quelque chose battit précipitamment en retraite dans l’ombre, avec un tintement ténu.

Forficule revint en portant une statue de biquette. Il la posa sans mot dire, et cogna sur son museau.

Elle fit ping.

— Elle devrait faire bêêêê, constata Forficule. Personne ne doit sortir du camp, ce soir.

Cette nuit-là, dix hommes montèrent la garde à l’extérieur du cercle, les yeux hermétiquement clos. Snibril était du nombre et il monta la garde près de Roland, qui portait des œillères.

Ils recommencèrent la nuit suivante, également. Et celle d’après, après qu’une vache appartenant à la veuve Mulluck se fut mise à faire ping au lieu de meeuuuhh, comme elle était censée le faire.

Personne n’avait envie de poursuivre la route. Ils ne levèrent pas le camp. Au contraire, sans concertation préalable, ils resserrèrent le cercle de chariots.

Une ou deux fois, ils crurent entendre tinter quelque chose.

Et puis, la troisième nuit, Snibril était de garde auprès d’un des chariots, à moitié assoupi, quand il entendit des froissements derrière lui. Il y avait une créature dans les fourrés. Il l’entendait souffler.

Il se préparait à se retourner quand il perçut le tintement métallique.

Il est là, se dit-il. Juste derrière moi. Si je me retourne, je vais être changé en pierre. Mais si je ne me retourne pas, est-ce que je ne vais pas être changé en souper ?

Il resta parfaitement immobile pendant un siècle environ…

Au bout d’un moment, les bruits de froissements décrurent, et il hasarda le plus bref des coups d’œil. Dans la maigre lumière, il pouvait apercevoir une masse, au moins deux fois plus haute que lui, qui disparaissait entre les poils.

Il faudrait que je lance l’alerte générale, songea-t-il. Mais ils vont courir dans tous les sens, pousser de grands cris, beugler des ordres, se prendre les pieds partout, et la chose va disparaître. Mais il faut que je fasse quelque chose. Sinon, on va finir par retrouver une statue qui fait ping au lieu de dire bonjour.

Il alla chercher Roland et lui passa rapidement sa bride. Il n’y avait pas le temps de mettre la selle. Puis il conduisit le cheval, tout doucement, dans la direction des tintements.

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