11

Snibril, assis devant les écuries royales, regardait Roland manger sélectivement le contenu d’une musette. Les boxes conçus par les Fulgurognes pour leurs petites montures à six pattes étaient trop étroits pour le cheval, et on avait dû l’attacher dans la cour, près des chariots. Mâchonnant, il demeurait patiemment en place, ombre plus claire dans la nuit.

Le bruit des festivités qui se déroulaient dans la salle des banquets parvenait jusqu’à Snibril. En se concentrant, il arrivait tout juste à discerner la flûte-harpe de Forficule ; même parmi tous les instruments de l’orchestre fulgurogne, on reconnaissait facilement le sorcier, à sa façon d’expédier des notes dans tous les azimuts sans jamais s’approcher de la mélodie. Forficule disait toujours que certaines choses valent la peine qu’on les saccage en y mettant tout son cœur.

Au moment où Snibril était sorti, Glurk distrayait l’assistance en soulevant vingt enfants fulgurognes assis sur un banc et en les transportant à travers la salle. Les bûches ronflaient dans l’âtre, on vidait et remplissait les assiettes, et nul ne songeait aux poils noirs au-dehors, qui gémissaient dans les vents de la nuit, ni à la petite bande de Fulgurognes qui traquaient les derniers moizes.

Snibril se frictionna les tempes. Il avait à nouveau la migraine, et la musique de Forficule n’arrangeait rien.

Il flatta distraitement Roland, et regarda par-delà la cité, jusqu’à la nuit bleue sur les poils au loin.

— Eh bien, nous y voilà, dit-il, et je ne me souviens même plus dans quelle direction se trouve notre ancien village. Brocando assure que nous pouvons rester aussi longtemps que nous en aurons envie. De façon permanente, si nous le souhaitons. Bien en sécurité. Il dit qu’on a toujours un peu de place pour les grands, dans le coin. Mais Fléau raconte qu’il poursuivra sa route vers Uzure, dès demain, pour être sûr. Et j’ai mal aux oreilles.

Le Tapis est vaste, songeait-il. Brocando et Fléau sont… C’est vrai, ils sont sympathiques, mais ils voient le monde depuis des positions opposées. Prenez les Dumiis, par exemple. Une fois sur deux, on comprend pourquoi les Fulgurognes n’arrivent pas à les supporter. Ils sont tellement mesurés en toutes choses, mais ils n’ont aucune imagination. C’est avec ce manque d’imagination qu’ils ont édifié un immense Empire. Et Fléau déteste le concept de rois. Mais les Fulgurognes se battent comme s’ils y prenaient plaisir, ils improvisent leur vie à chaque instant, et ils seraient prêts à n’importe quoi pour leur roi. On ne peut pas s’attendre à les voir s’accorder…

Roland s’agita nerveusement. Snibril leva la tête et entendit mourir la brise nocturne. Le silence régnait sur les poils.

Il ressentit un fourmillement dans la plante de ses pieds. Sa migraine ressemblait désormais à un incendie. Le Tapis silencieux semblait attendre…

Roland hennit, tira sur sa longe. Dans l’écurie, les poneys trépignaient à l’intérieur de leurs boxes. Des chiens aboyaient dans les rues de la cité.

Cette sensation était familière à Snibril. Mais il se dit : pas ici, quand même, où tout est si sûr ?

Si, se répondit-il. Même ici. Le grand Découdre peut être n’importe où.

Il tourna les talons et gravit en courant les marches du palais.

— Le grand Découdre ! hurla-t-il.

Dans le vacarme ambiant, personne ne l’entendit. Un ou deux lui adressèrent même de joyeux signes de la main.

Il bondit jusqu’à l’orchestre, s’empara de la trompette d’un Fulgurogne stupéfait. Il ne savait pas en jouer, mais jouer assez mal et assez fort suffit à imposer quelque chose qui ressemblait au silence.

— Vous ne sentez donc rien ? Le grand Découdre approche ! hurla-t-il.

— Il viendrait ici ? demanda Forficule.

— Vous ne sentez donc rien ? Rien ?

L’impatience et la souffrance affolaient Snibril.

Chacun le regardait comme s’il avait perdu la raison.

— Aux chariots, tout le monde ! lança Forficule.

— Je ne sens rien, intervint Brocando. Et puis, Périlleuse est à l’abri de tous les ennem…

Forficule leva le doigt. De grands chandeliers étaient suspendus au plafond. Ils avaient commencé à osciller, de façon presque imperceptible.

Les rois mettent un certain temps à appréhender les idées, mais quand ils y arrivent, ils ne lâchent plus prise.

— Courez, tous ! Que tout le monde sorte d’ici ! beugla Brocando.

Les Munrungues déferlaient déjà par les portes. Des tables furent renversées par la presse des gens qui fuyaient la salle en empoignant leurs rejetons dans leur course. Forficule se cramponna à un pilier pour reprendre son équilibre, tandis que les gens le bousculaient sur leur passage, et il cria pour couvrir le tohu-bohu :

— Les poneys ! Attelez-les aux chariots !

Désormais, les chandeliers se balançaient de façon nette. Un pichet tomba d’une table pour se fracasser sur le sol. Quelques bougies se détachèrent des lampes qui tanguaient follement.

On entendit un choc lointain. Tout le roc trembla.

Le linteau massif de la porte frémit, ploya. Glurk s’avança à travers la foule stupéfaite et vint soutenir de l’épaule la pièce de menuiserie, plaçant une main sur chaque montant tandis que les gens détalaient sous ses bras et entre ses jambes.

Snibril menait déjà les poneys affolés hors des écuries. A peine un chariot s’avançait-il qu’une cohue de gens le remplissait. Et la foule continuait d’arriver, titubant sous de précieuses possessions ou le fardeau d’enfants en bas âge. La grande salle était déjà la proie des flammes.

Il hissa quatre Fulgurognes sur le dos de Roland et envoya le cheval à la suite des chariots, puis il remonta le flot en direction de la salle des banquets. La masse qu’il supportait avait pratiquement mis Glurk à genoux. Il avait le visage congestionné, les veines palpitaient sur son cou.

Snibril lui empoigna un bras.

— Allez, viens ! Tout le bâtiment va s’effondrer !

— Non, lui répondit un grondement sourd. Forficule et les autres sont encore à l’intérieur.

Une nouvelle secousse fit trembler la salle. Un pilier se fendit et Glurk poussa un grognement. Un chuchotement grave monta des profondeurs de sa gorge :

— Eloignez-vous, tout va céder !

Sous leurs pieds, le roc bougeait.

— Je… Je vais aller chercher des gens avec des étais et des trucs ! lança Snibril. On va vite te sortir de là ! Ne bouge pas !

Glurk émit un nouveau grognement tandis que Snibril se ruait au-dehors.

Forficule apparut dans la fumée, un lambeau de ses robes noué en travers de son visage, poussant devant lui un troupeau de fêtards ahuris. Il les fit passer sous les bras de Glurk.

— Mais qu’est-ce que tu fiches, tu es encore là ? demanda-t-il.

— J’vais entrer dans la légende, répondit Glurk.

Fléau sortit des volutes à tâtons, un chiffon pressé contre sa bouche.

— Venez, lança-t-il. Brocando a ouvert la porte dérobée.

— Aide-moi avec cet idiot, lui demanda Forficule.

— Il m’a l’air bien coincé, jugea Fléau.

— J’vais être un héros.

— Tais-toi donc, intima Forficule. Voilà ce qui arrive quand on raconte des histoires à une tête creuse. Mais quelle idée idiote, aussi, de se loger comme ça sous une porte…

Glurk fit pivoter sa tête avec difficulté.

— Hein ?

— Une vraie tête de bois, voilà comment j’appelle ça, conclut Forficule.

Le plafond au bout de la grande salle s’effondra.

— Comment… ? Espèce de vieux… commença à dire Glurk.

Il se redressa sur un genou, avant de soulever lentement le linteau au-dessus de sa tête. Puis il fit un pas en avant et agita un doigt sous le nez de Forficule.

— J’ai sauvé un nombre considérable… essaya-t-il de dire.

Puis il tomba de tout son long.

— Parfait. Ça a marché. Empoignez-le, ordonna Forficule. Ce mur va s’écrouler.

Chacun le prit par un bras et s’écarta à grand-peine tandis que le linteau s’écrasait sur le sol, le fendant sous le choc. Forficule inspecta le plafond, les yeux plissés.

— Vite !

Brocando se tenait auprès de la porte menant à l’escalier dérobé.

— Allons, allons !

Glurk se mit à tousser. Forficule lui enfonça un chiffon dans la main.

— Couvre-t’en le nez et la bouche, conseilla-t-il. C’est un tissu humide. Ça aide, contre la fumée. Une notion importante de protection.

— Ça a goût de vin, marmonna Glurk d’une voix pâteuse, tandis qu’ils le poussaient et le tiraient par la porte.

— C’est tout ce dont je disposais, expliqua Forficule. Maintenant… couchez-vous !

Tout le plafond s’effondra.


Ils dévalèrent l’escalier en courant, ceux qui portaient Glurk le tenant entre eux, comme un bélier pendant un siège. Le grondement mourut, et on n’entendit plus que leurs piétinements sur le sol de pierre.

— Ne laissons pas les poils nous cacher la forêt ! ahana Brocando.

— Ce qui signifie ? demanda Forficule, essoufflé.

— Que les ennuis ne sont pas terminés : nous n’avons pas emporté de torches !

Forficule, le souffle court, poussa un borborygme :

— Beurk !

Ils s’amassèrent devant la petite porte en bas des marches, et restèrent vautrés dans les ténèbres, le temps de reprendre leur souffle.

— Bon, plus question de repasser par là-haut, annonça la voix de Brocando. La porte est enfouie sous les décombres, à l’heure qu’il est.

— Tu penses pouvoir retrouver le chemin de la statue, dans le noir ?

— C’était la première fois que j’empruntais ce passage ! se lamenta Brocando.

— Mais il doit bien y avoir d’autres issues, suggéra Forficule.

Il songeait aux profondes crevasses, aux cavernes pleines de courants d’air de la Trame et aux légendes qui couraient sur leurs habitants. Bien entendu, il n’y croyait pas une seconde. Il les leur avait racontées, parce que la transmission d’une mythologie orale est très importante pour le développement d’une culture, mais il ne croyait absolument pas aux monstres surnaturels. Il fut couvert de chair de poule. Il espéra qu’eux non plus ne croyaient pas en lui.

Dans les ténèbres, il entendit couiner une porte.

— Si nous restons groupés et que nous vérifions chaque pas que nous faisons, nous devrions nous en tirer sans mal, expliqua la voix chevrotante de Brocando. Nous sommes quatre. Qui aurait l’audace de s’en prendre à nous ?

— Des tas de bestioles.

— Bon, c’est pas faux. Mais à part elles ?

Glurk pesait de plus en plus lourd à mesure que le temps passait. Ils le retinrent dans le noir le long de rebords étroits et le halèrent à travers ce qui devait être d’immenses cavernes, d’après les modifications de l’air qui les enveloppait. Ils le transportèrent la tête la première, ils le transportèrent les pieds en avant ; de temps en temps, ils l’adossèrent contre la racine d’un poil pendant qu’ils gravissaient péniblement d’étranges passages. Ils se frayèrent un chemin dans l’épaisseur des racines, et contournèrent des gouffres si profonds qu’une brise chaude s’en exhalait.

Ils finirent par s’asseoir pour prendre du repos. Ils avaient marché sans trêve. Ce n’était pas comme s’ils avaient eu une destination précise en tête, après tout.

— Qu’y a-t-il en dessous de la Trame ? demanda Brocando.

— Le Plancher, répondit la voix de Forficule dans les ténèbres.

— Et encore dessous ?

— Plus rien. Il faut un soubassement à tout. C’est le Plancher. Rien ne va plus bas. Autant demander ce qu’il y a au-dessus du Tapis.

— Justement, qu’y a-t-il au-dessus du…

— Comment voulez-vous que je le sache ? On a bien assez de problèmes ici-bas en ce moment pour se soucier de ce qu’il peut y avoir là-haut.

— Quand même… le Tapis ne peut pas s’étendre à l’infini.

— En tout cas, il s’étale suffisamment loin pour mon goût ! répliqua Forficule avec agacement.

Brocando sentit l’air se mouvoir au niveau de son visage. Parler aux gens dans le noir complet donnait une sensation bizarre. Ils se trouvaient peut-être au bord d’un nouveau gouffre sans même s’en douter. Il fallait tout faire à tâtons.

— Forficule ? demanda-t-il.

— Quoi encore ?

— Et les moizes ? Est-ce qu’ils descendent jusqu’ici ?

— Il est à vous, ce tunnel. Vous êtes mieux placé que moi pour répondre. Mais je n’arrive pas à imaginer pour quelle raison ils feraient ça. Je ne pense pas que ça puisse leur plaire tellement plus qu’à nous.

— Exact.

Le silence tomba.

— C’est vous qui avez dit ça ?

— Je croyais que c’était toi.

— Brocando ?

— Forficule ?

— Fléau ?

— Quoi ?

— C’est que, figurez-vous, souffla la voix de Gormaliche à l’oreille de Forficule, nous voyons dans le noir, nous.


Il n’y eut pas de combat. Comment voulez-vous vous battre quand vous risquez autant d’atteindre un ami qu’un ennemi ?

Le pire, c’étaient les ténèbres. Et puis les griffes qui s’emparèrent d’eux, comme un enfant saisit un jouet.

— Tiens, tiens, fit Gormaliche depuis une position toute proche. Quelle heureuse surprise !

— Mon frère se trouve avec vous ? demanda Brocando.

Après un silence, Gormaliche répondit :

— En quelque sorte, oui. Maintenant, vous allez faire ce que je vous dirai. Le petit roi va s’accrocher à la queue de Purgish. Le vieil homme à la ceinture du roi. Le soldat dumii à la ceinture du vieil homme. Si quelqu’un lâche prise ou tente de s’enfuir, il est mort.

Brocando, qui comptait raisonnablement vite, pour un roi, demanda :

— Mais vous oub… Aïeeuuu !

— Oh, pardon, fit Forficule (qui comptait encore plus vite). Je ne vous aurai pas donné un malencontreux coup de pied ? Mais il a raison. Nous sommes prisonniers, tous les trois.

— On ne peut pas abandonner Gl… Aïeuuuu ! Oh. Oui. Bien sûr. Oui, je vois. C’est vrai.

La voix de Brocando adopta instantanément un ton surexcité de conspirateur qui aurait fait subodorer un piège à quiconque n’empestait pas déjà lui-même le moize.

— Tous les trois. Oui oui oui. Vous nous avez capturés tous les trois. Et dans le noir, vous voyez comment, à propos ? Pas à cent pour cent ? Je me trompe ?

Oh, non, se lamenta Forficule en son for intérieur. Comment peuvent-ils ne rien soupçonner, après ça ?

— Aïeuuu ! cria Gormaliche.

— Pendard de moize, jeta Fléau. Dès que je serai sorti d’ici, je vais te…

On entendit claquer une gifle dans le noir.

— Dès que tu seras sorti d’ici, tu feras exactement ce que je te dirai de faire, répliqua Gormaliche. Allez, faites-les avancer.

Bien joué, apprécia Forficule. Fléau compte vite, lui aussi.

On les fit avancer maladroitement en file pendant un laps de temps plutôt court. Ils devaient se trouver à proximité d’une issue vers l’extérieur. Forficule sentit qu’on guidait ses mains contre une échelle. Nous montons avant de sortir, se dit-il. Si Glurk se réveille, comment va-t-il s’en apercevoir ?

Il grimpa quelques barreaux, avant de se laisser choir.

— Ouilleuuu ! Ma jambe ! Ouillouillouille !

Les cris résonnèrent à travers les cavernes de la Trame.

— Qu’est-ce qu’elle a, ta jambe, vieillard ? demanda Gormaliche.

— Oh, rien, rien, répondit Forficule en reprenant l’ascension de l’échelle.

Et si Glurk n’a rien entendu, nous sommes fichus.


En surface, la nuit était déjà tombée.

Ils avaient émergé dans une clairière, loin de Périlleuse. Elle semblait représenter un point de ralliement pour les moizes survivants de la cité. Les prisonniers furent entravés avec des lanières de cuir et jetés dans un buisson. A proximité, une meute de snargues les considéraient d’un œil affamé.

— Tu comprends ce qu’ils racontent ? demanda Forficule.

— Très vaguement, répondit Fléau. Ils vont nous emmener quelque part. Ils appellent ça… gargatasse, si ça te dit quelque chose.

— C’est comme ça qu’ils nomment la Terre de la Grand-Porte, je crois bien, dit Forficule. C’est là que vivent les Vortegornes.

— Eux ? Ce sont nos ennemis mortels, intervint Brocando.

— Je croyais que c’étaient les Dumiis, vos ennemis mortels ? s’étonna Forficule.

— On aime bien avoir plusieurs ennemis mortels à la fois, expliqua Brocando. Au cas où il y aurait une soudaine pénurie.

Forficule ne fit pas de commentaire. Il était allongé un peu à l’écart des deux autres, et avait vue sur la meute de snargues. A la lueur du feu de camp, il discernait à peine une sentinelle adossée près de la petite entrée dérobée vers la Trame, sa snargue attachée à un arbuste des poussières.

Un bras se déploya lentement hors de l’arbuste, dans le dos du moize qui ne se doutait de rien. Il s’arrêta à quelques centimètres au-dessus de son crâne et lui retira délicatement son casque. Le moize se retourna et rencontra un poing qui circulait en sens inverse. Le bras l’attrapa avant qu’il ne s’écroule, et l’attira dans les profondeurs du buisson…

Un instant plus tard, le bras apparut près de la snargue et entreprit de délier sa longe. La bête leva la tête, et Forficule, horrifié, vit ses yeux se rétrécir. Mais avant qu’elle ait eu le temps de gronder, la main se noua en un poing serré et la cogna sèchement entre les deux yeux. Forficule entendit la créature exhaler un petit soupir et s’effondrer lentement. Avant qu’elle ne touche terre, la longe se tendit et l’entraîna dans les feuillages.

Sans savoir exactement pourquoi, Forficule eut la conviction que tout allait bien se passer.

Ou au moins que la situation allait beaucoup s’améliorer par rapport à leur condition actuelle.

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